Dubois obtient les grandes entrées chez le Roi. — Il prend rang dans le Conseil de Régence immédiatement après les princes du sang. — Cabales des ducs. — Institution d'une commission royale pour la recherche des malversations. — Nomination du confesseur du Roi. — Démêlés avec le cardinal de Noailles au sujet du confesseur. — Exils. — Le Roi va à Versailles. — Arrestation du maréchal de Villeroi. — Le duc de Charost est nommé gouverneur du Roi. — Le Régent déclare Dubois Ministre Principal. — Congratulations adressées au cardinal.Le crédit du cardinal Dubois grandissait en proportion des services qu'il rendait à l'État. Les faveurs dont le Régent le comblait l'élevaient tellement au-dessus des autres membres du Cabinet, qu'il pouvait se considérer déjà comme un Principal Ministre. Au mois de janvier, le Roi lui accorda un brevet de grandes entrées, qui devait lui donner, en tout temps, la liberté d'approcher de Sa Majesté, et d'entrer chez le Roi à toutes les heures, en tous lieux, pendant les plus secrètes affaires ; privilège réservé aux premiers gentilshommes de la Chambre[1]. Cette grâce peu commune indiquait l'ascendant que l'abbé exerçait dans les Conseils du Roi. Il n'avait qu'un pas à faire pour s'élever à la place de Premier Ministre. De toutes les distinctions dont le Régent pouvait gratifier son ministre, aucune ne devait blesser l'orgueil des courtisans et des nobles plus profondément que la nomination de Dubois à cette charge ; tous l'avaient vue supprimer avec plaisir. Ils sentaient qu'armé d'un pouvoir suprême, l'abbé en userait d'une main ferme, pour réduire les prétentions de la noblesse, qui se croyait des droits à partager le gouvernement et s'efforçait de s'emparer des grands emplois. Les nobles étaient blessés, d'ailleurs, de l'idée qu'ils devaient obéir à un ministre venu d'en bas, que sa dignité d'Archevêque avait fait duc et Prince du Saint-Empire, et dont un caprice du Régent allait faire peut-être un Richelieu. Les ducs, les plus irrités d'entre les nobles, parce que leur orgueil ne pouvait souffrir d'intermédiaire entre eux et l'autorité royale, crurent qu'en écrasant Dubois de leur morgue, ils empêcheraient le Régent de l'élever au-dessus d'eux : le Cardinal s'apprêtait à humilier tant de fierté. Depuis sa promotion au Cardinalat, Dubois n'assistait plus au Conseil du Régence ; il ne voulait pas abaisser la dignité dont il était revêtu, en prenant rang au-dessous des ducs et des maréchaux. Prévoyant qu'il soulèverait une violente opposition en réclamant la préséance, il tourna la difficulté au moyen d'un expédient. Le cardinal de Rohan était de retour de Rome, avec les bulles du Pape sur l'accommodement. On pouvait compter ce succès comme un service, et il paraissait juste d'en récompenser le Cardinal. Dubois lui fit donner l'entrée au Conseil de Régence, avec la préséance sur les ducs. Quoique ce privilège offusquât les ducs, ils n'osèrent s'en plaindre, parce que la naissance et les titres du Cardinal s'accordaient avec ce rang. C'était un précédent que Dubois avait voulu établir, pour fixer le droit des Cardinaux. Fort de la prérogative acquise par l'exemple du cardinal de Rohan, le Régent conduisit Dubois, le 22 février, à la séance du Conseil de Régence : le ministre prit place, immédiatement après le duc de Rohan. Les ducs, les maréchaux, et jusqu'au chancelier d'Aguesseau protestèrent contre cet ordre, qu'ils regardaient comme une usurpation de rang ; n'ayant pu faire admettre leur réclamation, ils prirent le parti de se retirer de l'assemblée. Le maréchal de Villeroy qui, par sa charge, devait rester près du Roi, conduisit Sa Majesté à son fauteuil et quitta ensuite la séance. Le Régent, sans se laisser intimider par cette scène scandaleuse, annonça qu'il maintiendrait, énergiquement le cardinal Dubois au rang auquel il avait droit par sa dignité de Prince de l'Église. Le lendemain, il se tint chez le Chancelier une réunion des ducs et des maréchaux. On y arrêta des représentations au Régent. Le Chancelier et M. de Saint-Aignan furent chargés de porter la parole. Les ducs proposaient de fermer les yeux sur le passe-droit qui leur était fait, à condition que le Roi leur délivrerait un brevet déclarant que la préséance accordée au cardinal de Rohan ne tirerait pas à conséquence, et n'établirait aucun privilège présentement ou dans la suite. Leur intention était de se prévaloir de cette déclaration pour remettre Dubois à son rang ; le Régent refusa de prendre cet engagement, et soutint le droit absolu des Cardinaux. Les émissaires des ducs déclarèrent alors à Son Altesse Royale qu'ils étaient décidés à ne plus assister au Conseil de Régence ; à quoi le Régent répondit que les ducs étaient les mitres d'agir comme il leur plairait, et qu'il pourvoirait selon leur conduite. Les ducs se retirèrent et le Régent nomma à leurs places. D'Aguesseau expia par sa destitution le tort d'avoir embrassé trop chaudement une querelle dans laquelle il était désintéressé. Le 28 février, La Vrillère alla lui reprendre les Sceaux, qui furent donnés à d'Armenonville, après refus du cardinal Dubois, auquel le Régent les avait proposés. Le Chancelier destitué reçut l'ordre de se rendre à sa terre de Fresnes. Il partit accompagné des stériles regrets du maréchal de Villeroi, qui recherchant toutes les occasions de piquer le Régent, mit beaucoup de forfanterie dans l'expression de ses sympathies pour l'ancien Chancelier. Dubois conjecturait que les ducs ne supporteraient pas leur échec avec résignation et ne manqueraient pas de faire éclater leur turbulence habituelle. Il n'en fut pas en peine, d'abord parce qu'il savait que, se jalousant entre eux, ils étaient incapables de se concerter, et que d'ailleurs ils n'avaient aucune action sur l'opinion publique. Lorsqu'il les vit se tourner vers le Parlement qu'ils méprisaient, il craignit qu'ils ne fussent tentés de recommencer une Fronde ; dés lors il apporta toute sa vigilance à les surveiller et son énergie à les contenir. On ressentait, déjà dans l'administration, le nerf de cette volonté ferme, qui se dressait contre les difficultés et les obstacles. Le règne du système avait favorisé un effroyable désordre dans les finances de l'État : un très-grand nombre de comptables publics s'étaient livrés à des dilapidations que le chaos des finances rendait faciles. Dubois suggéra au Régent la formation d'une commission royale composée de conseillers d'État, pour la vérification des comptes et le redressement des malversations commises dans les deniers du Roi. Cette commission fut instituée le 6 février ; elle se composait du Régent, du duc de Bourbon, Dubois, le maréchal de Villeroi, du contrôleur général de la Houssaye et du conseiller d'État Fagon. Ses opérations se poursuivirent avec une grande activité. Elles révélèrent les concussionnaires, et permirent d'épurer l'administration des finances. Nous avons dit comment Dubois avait encouru la désaffection de la partie exaltée du jansénisme pour s'être montré tolérant et s'être tenu éloigné des opinions absolues qui avaient produit la querelle de la Bulle. En revanche, le parti Moliniste et les Jésuites lui témoignèrent une tendresse qui n'avait pas de cause plus fondée que la rancune des Jansénistes, car il s'était appliqué avec soin, à ne favoriser aucun parti, et seulement à les rapprocher. Au mois de février, Dubois se rendit au collège Louis-le-Grand, tenu par les Jésuites, pour assister à un exercice public. Un des Pères lui décerna, dans sa harangue, les éloges les plus pompeux, et exposa avec de grandes louanges tout le bien que le ministre du Régent avait fait à l'Eglise et à l'Etat. L'apologie déplut aux Jansénistes et excita le mécontentement du cardinal de Noailles, implacable adversaire des Jésuites. L'Archevêque en fit ses plaintes au Régent, attribuant les éloges de l'orateur jésuite à la partialité avec laquelle Dubois en usait avec cette Compagnie. Cette protestation n'était qu'une préparation à des plaintes plus vives que le cardinal de Noailles devait faire entendre sur le compte des mêmes Jésuites. Vers la fin du mois de février, le bruit courut que l'abbé Fleury[2], confesseur du Roi, allait être remercié et remplacé par le Père Lignières, de la Compagnie de Jésus, confesseur de Madame la Palatine. Ce changement était attribué au cardinal Dubois, qui l'avait demandé, disait-on, sur les instances du Roi d'Espagne. L'Archevêque, à cette nouvelle, courut demander des explications au Régent, l'assurant qu'il était disposé à refuser les pouvoirs au Père Lignières ou à tout autre religieux qui appartiendrait à une communauté quelconque, parce qu'il fallait éviter qu'un confesseur congréganiste ne fît tomber toutes les grâces dans sa Société. A cette occasion, Son Eminence n'épargna pas les Jésuites, dit tout le mal qu'elle pensait de leur esprit, de leur doctrine et chercha à effrayer le Régent de leur ambition. C'était surtout contre eux que le cardinal de Noailles avait à cœur de mettre le duc d'Orléans sur ses gardes. Le Régent se contenta de répondre que la nomination était faite, et qu'il ne changerait pas une résolution arrêtée. Il ne cacha pas d'ailleurs, à l'Archevêque de Paris, que le choix du Père Lignières avait été inspiré par le désir de complaire à l'Espagne, et l'exhorta à ne pas contrarier, par quelque acte de son autorité épiscopale, une décision qu'il ne pouvait modifier. Malgré ces exhortations, le cardinal de Noailles s'opiniâtra selon sa coutume, et persista à refuser au jésuite l'autorisation d'entendre la confession du Roi. On était alors aux approches de Pâques : l'obstination de l'Archevêque jeta le gouverneur de Sa Majesté dans un grand embarras. L'abbé Fleury avait été frappé d'apoplexie et était dans l'impossibilité de continuer son ministère. Ses fonctions furent provisoirement dévolues au chapelain de la chapelle du Régent, mais les instructions furent données par le Père Lignières, qui tenait son brevet de confesseur, et avait été déjà présenté au Roi en cette qualité. Rien ne put adoucir le cardinal de Noailles, et la fausse position du nouveau confesseur se prolongea d'une façon gênante pour le Roi et peu convenable pour le Régent. Quoique l'Archevêque de Paris fût, de lui-même, assez fortement incité contre les Jésuites, il parut que Son Eminence obéissait à des conseils étrangers. Le duc de Noailles, neveu du Cardinal, retiré du Conseil de Régence, aigri contre le duc d'Orléans, animé contre Dubois, n'avait pas peu contribué à butter son oncle, essayant de venger par cette mesquine opposition la noble cause des ducs qu'il n'avait pu gagner par une révolte. On rapporta au Régent la part que le duc de Noailles avait eue à l'avanie faite au Père Lignières ; Son Altesse Royale l'exila dans ses terres : cette rigueur frappait bien moins l'opposition que l'ingratitude du duc qui avait été comblé des bontés du Régent. Au reste, la conduite du duc de Noailles était le prélude de la guerre sourde que la cabale ennemie de Dubois avait entreprise pour le renverser du Ministère. Les ducs trouvèrent des auxiliaires dans le cercle des favoris et des compagnons de débauche du Régent. Des insinuations malveillantes, des dénonciations calomnieuses se mêlaient aux propos libres des orgies du Palais-Royal ; on tâchait de surprendre le Régent dans ses plus grands abandons et de lui donner des préventions et des dégoûts contre un ministre qui le servait fidèlement. Un des roués, le comte de Nocé, que le duc d'Orléans honorait d'une familiarité toute particulière, osa accuser Dubois de trahir son maitre, et d'être vendu à la cour d'Espagne, pour favoriser, à la mort du Roi, l'avènement de l'Infant don Carlos à la couronne de France, par représentation de Philippe V. Ce n'était pas au Régent que l'on pouvait inspirer des doutes sur la fidélité de son ministre ; sous ce rapport, Dubois n'avait rien à craindre des plus mal intentionnés ; il ne fut donc pas touché des accusations de Nocé. Mais il avait le projet de purger la maison du Régent : l'injure qu'il reçut d'un des plus cyniques amis du Prince lui servit de prétexte pour demander son éloignement et commencer une réformation nécessaire. Nocé fut exilé. Après lui, Canillac, et le marquis de Broglio qui partageaient les plaisirs du duc d'Orléans furent aussi envoyés à leurs terres, par lettres de cachet[3]. La réforme que Dubois se proposait était d'autant plus urgente que le Roi grandissait et allait entrer dans l'âge où les passions se manifestent. Les exemples du Palais Royal pouvaient faire sur sa jeune intelligence une funeste impression. Cependant comme le Cardinal ne se fiait pas entièrement à sa tentative, il représenta au duc d'Orléans plusieurs considérations qui devaient faire désirer que la Cour fût transférée à Versailles. En premier lieu, par cette mesure, on détachait sûrement de la Cour, une foule de gentilshommes sans biens, qui consumaient leurs plus précieuses ressources à paraître, cherchaient à s'insinuer par une basse servilité et formaient près du Roi une sorte d'ordre mendiant. Le séjour de Versailles devait nécessairement éloigner ces parasites. Il permettait encore d'éconduire sans bruit des personnes de qualité, contraires au duc d'Orléans, et qui creusaient leurs mines à couvert, en se tenant près du Roi. Enfin on enlevait Sa Majesté à la juridiction ecclésiastique du cardinal de Noailles, et l'on avait ainsi raison de l'opiniâtreté de l'Archevêque de Paris. Indépendamment de ces avantages que le Régent goûtait, il y en avait un autre qui le séduisait davantage : c'était une plus grande liberté. En fixant la résidence du Roi à Versailles, il ne prétendait pas renoncer au séjour de Paris, qui était pour lui un centre de plaisirs. A un autre point de vue, le palais de Versailles ne pouvait lui offrir l'équivalent des jouissances intellectuelles et matérielles réunies dans sa demeure du Palais-Royal, qu'il enrichissait chaque jour de nouveaux chefs-d'œuvre d'art. Des acquisitions considérables venaient encore d'ajouter à la splendeur de cette résidence. Le duc d'Orléans avait reçu, récemment, la superbe collection de peintures qui avait composé le cabinet de la feue reine Christine de Suède[4]. Le Régent approuva donc le projet de Dubois. Mais depuis la mort de Louis XIV, le palais de Versailles était dégradé et ne répondait plus au goût moderne. Le Régent accorda deux millions pour le réparer et l'embellir. Au mois de juin, la Cour et les ministres allèrent s'établir à Versailles. Dubois eut pour son logement l'hôtel de la surintendance, qui avait été habité par Louvois. Cette faveur fut regardée comme une prise de la place de Premier Ministre. Le déplacement de la Cour produisit l'effet que Dubois en attendait. Il n'y eut que les personnes en charge près du Roi, et leurs familles qui suivirent Sa Majesté. Dans le nombre, se trouvaient des jeunes gens de grande naissance, que les vices de la Régence avaient pervertis. Ils ne tardèrent pas à agiter Versailles par une conduite scandaleuse. La haute position de leurs familles semblait leur assurer l'impunité ; Dubois fermement résolu à mettre la maison du Roi sur un pied respectable en écartant du jeune Prince tout ce qui pouvait le corrompre, ne se laissa pas arrêter par le rang de ces libertins. A la suite d'une saturnale nocturne qui avait eu pour théâtre le jardin du palais, et dont le cynisme avait révolté les moins scrupuleux, le Cardinal prit le parti d'expulser les plus mal notés de ces jeunes seigneurs, sans s'inquiéter des rancunes dont il armerait contre lui des familles puissantes. Il fit écrouer à la Bastille le marquis de Rambure ; le marquis d'Alincourt, second fils du maréchal de Villeroi, et le jeune duc de Boufflers furent exilés ; les marquis de Meuse de Roy et de noyer reçurent l'ordre de rejoindre leurs régiments. Dès que la Cour fut établie à Versailles, Dubois reprit l'affaire du père Lignières. Le confesseur avait fixé son domicile à Pontoise, au diocèse de Chartres, et avait obtenu de son évêque l'autorisation refusée par le cardinal de Noailles. Trois fois par semaine, l'écuyer de Sa Majesté envoyait une chaise de poste à Pontoise. Le jésuite venait à Versailles donner l'instruction religieuse au Roi, et, lorsqu'il y avait lieu, entendait la confession à Saint-Cyr, qui relevait de la métropolitaine de Chartres. Au moyen de cet arrangement, le Père Lignières put exercer régulièrement son ministère, au grand déplaisir de l'Archevêque de Paris. Cette difficulté ne fut que passagère : Dubois ayant demandé au Pape de conférer au confesseur les pouvoirs que l'Archevêque refusait, on reçut peu de temps après, le bref du Saint-Père. Ce fut pour les légistes du Parlement et les casuites du jansénisme, un grave sujet de discussion, à savoir s'il appartenait au Souverain-Pontife de donner des pouvoirs à un prêtre dans un diocèse particulier. Dubois fut pour l'affirmative et installa le Père Lignières dans ses fonctions. Ce ne fut pas la seule contrariété que le cardinal de Noailles eut dans cette affaire. La confirmation du Roi fut fixée au commencement du mois d'août. Le Cardinal réclama le droit d'administrer ce sacrement à Sa Majesté, d'après un usage ancien qui conférait cette prérogative à l'Archevêque de Paris. Dubois ne jugea pas qu'en cette matière l'usage dût servir de règle, et fit désigner le cardinal de Rohan, grand aumônier, pour donner la confirmation. On suivit d'ailleurs, en cette occasion, ce qui avait été pratiqué sous le feu Roi à l'égard des trois fils du grand Dauphin, qui avaient été confirmés de la main du grand aumônier ou du premier aumônier. Il y eut, au sujet de cette décision, des mémoires échangés entre l'Archevêque et le grand aumônier. Le cardinal de Noailles essaya d'argumenter aussi avec le Régent ; mais n'espérant pas un grand succès de sa dialectique, il se sauva de la confusion, et s'exécuta généreusement. Il annonça donc que si la ferme volonté du Régent maintenait au cardinal de Rohan les fonctions de célébrant, comme Son Eminence ne pouvait administrer sans un pouvoir de l'autorité diocésaine, l'Archevêque était prêt à le donner, afin que rien n'infirmât la légitimité du sacrement. Le pouvoir ne fut pas demandé et le cardinal de Rohan exerça, du droit de la grande aumônerie. Cette altercation qui n'était qu'une petite mortification pour l'Archevêque de Paris, fut pour le maréchal de Villeroi un grief des plus cuisants. Le maréchal croyait toujours que l'on empiétait sur sa charge, quand on décidait sans lui sur quelque affaire qui se rapportait à la personne du Roi. Il n'avait pas été consulté pour le choix du confesseur ; c'était pour lui une raison d'être du parti du cardinal de Noailles. Lorsque le Cardinal fut battu, il s'en attrista comme d'une défaite personnelle. De plus, le maréchal n'aimait pas Dubois ; cette antipathie s'était changée en haine violente, après la lettre de cachet qui avait exilé le marquis d'Alincourt. Il n'épargnait pas le ministre, même en présence du Roi. Tous ces sujets de mécontentement l'avaient encore rendu plus dur dans l'exercice de sa charge, et il se plaisait par dépit, à faire sentir au Régent et à son ministre l'importance de ses fonctions. Le lendemain de la confirmation, le 10 août, le duc d'Orléans se présenta de bonne heure chez le Roi et y trouva le duc de Bourbon, surintendant de l'éducation, Villeroi et l'ancien évêque de Fréjus, précepteur du Roi. Son Altesse Royale dit en entrant qu'elle désirait parler seule à Sa Majesté ; le duc et l'évêque se retirèrent. Le maréchal, au contraire, suivit le Prince et déclara qu'il ne se dessaisirait pas du droit de sa charge, qui était d'être près du Roi. Le Régent se retira froidement, comme s'il eût été grièvement blessé d'un semblable procédé ; mais cette dignité était jouée pour amener les représailles qui suivirent. Le même jour, à la messe du Roi, le maréchal jugeant qu'il avait des excuses à présenter au Régent, s'approcha de Son Altesse Royale et sollicita d'elle une audience. Le Prince répondit qu'il ne pouvait recevoir dans la matinée et lui assigna l'après-midi. A l'heure indiquée, lorsque le maréchal se présenta chez le Régent, il fut reçu par le marquis de La Fare, capitaine des gardes de Son Altesse Royale, qui lui exhiba un ordre d'arrestation. Villeroi demeura anéanti. La Fare l'invita à monter dans sa chaise à porteurs, et le conduisit à la porte de l'Orangerie, où attendaient une voiture et un piquet de mousquetaires commandés par d'Artagnan. Celui-ci remit au maréchal une lettre de cachet, qui lui assignait pour séjour sa terre de Villeroi. Le maréchal se rendit au lieu de son exil. Bientôt, le Régent craignant que les visiteurs n'accourussent à Villeroi, expédia un nouvel ordre au maréchal pour qu'il eût à aller prendre son gouvernement de Lyon. L'arrestation du maréchal produisit d'abord une vive impression dans le public. Le Roi seul n'en fut pas affecté, car il avait à souffrir des airs d'autorité et des façons bourrues de son gouverneur. Ainsi qu'il arrive toujours, chacun chercha à expliquer l'événement, et il fut émis tant de suppositions absurdes et choquantes, que Dubois se vit dans l'obligation d'exposer au public, dans un écrit non signé, les véritables causes de la rigueur qui avait atteint le gouverneur du Roi. On reconnaît dès le début de cette pièce, le caractère de Dubois. Le Cardinal y pose d'abord en principe, que les Rois ne doivent compte qu'à Dieu seul de leurs actes, mais qu'il est des circonstances où la sagesse sollicite de renoncer à ce droit absolu, afin de confondre les malintentionnés. Il explique ensuite l'arrestation en ces termes : Le maréchal de Villeroi était fidèle, mais il présumait trop de la dignité de son emploi ; il affectait un air d'indépendance qui ne pouvait convenir ni au Roi ni au Prince du sang. Il énumère les incartades nombreuses qu'on avait à reprocher au maréchal et termine par ces mots, qui concluent d'une façon assez légère : Sans toutes ces indiscrétions, qui n'attaquent point la probité du maréchal, nous aurions encore la satisfaction de le voir auprès du Roi. On répandit dans le public une explication toute différente, dont la version donnait un caractère plus grave à l'événement qui avait ému l'opinion publique. On disait que le Régent était averti que Villeroi s'était mis à la tète d'un parti de la noblesse qui devait, à la majorité, demander une tenue des Etats, et obliger le Régent à rendre compte devant cette assemblée de son administration pendant la minorité. On assurait que Madame de Parabère[5] avait obtenu, à prix d'argent, la remise d'une correspondance du maréchal avec quelques gentilshommes de Province, où le plan de ce complot était ouvertement tracé. On n'a rapporté aucune preuve de cette trame, et tout porte à croire que s'il en eût existé, ainsi qu'on le prétendait, Dubois assez embarrassé, comme on l'a vu, d'expliquer le coup de main, ne se fût pas servi d'un prétexte ambigu pour le justifier. La seule conclusion que l'on puisse sûrement tirer de ce fait, c'est que Villeroi, d'un caractère difficultueux, porté à la cabale et haïssant le Cardinal-Ministre, était un obstacle que le Régent redoutait pour l'accomplissement des vues qu'il avait sur Dubois. Des trois sujets proposés pour remplacer Villeroi dans la charge de gouverneur, il n'y avait que le duc de Charost, héritier de la douceur et de l'esprit de Madame de Béthune, sa mère, qui remplit à la satisfaction de Dubois, les conditions nécessaires à cet emploi. Le maréchal de Berwick qui était présenté réunissait sans doute des qualités très-estimables, mais il avait contre lui de n'être pas né sujet du Roi. Le prince de Rohan briguait aussi la charge de Villeroi et n'y apportait pour titre que sa grande naissance. Dubois fit donner la place au duc de Charost. Homme d'une exacte probité, plein d'honneur, le duc avait, avec l'esprit du grand monde, des manières affables qui le rendaient aimable. Ce choix déplut à bien des gens, surtout au parti janséniste. Par une contradiction bizarre, ce parti accusait le duc d'être sans religion et fort dévoué en même temps aux Jésuites. Aussitôt que le Régent fut débarrassé de l'opposition tracassière de Villeroi, le pouvoir devint plus fort dans ses mains. Il pouvait désormais communiquer librement avec le Roi, lui expliquer ses déterminations et la portée de ses actes ; il ne craignait pas que l'on s'interposât entre lui et Sa Majesté et que l'on dénaturât ses intentions. Les tiraillements par lesquels l'autorité était passée au milieu de la confusion des conseils, rendaient absolument nécessaire de resserrer l'action de la puissance Royale, afin de lui donner plus de force et de lui rendre son prestige. Le Régent ne voyait que Dubois qui pût se charger de concentrer le pouvoir, sans le détourner au profit de lui-même. Le 22 août, il conféra avec le Roi de la situation. Il lui fit connaître que, pour y remédier, il avait arrêté de nommer le Cardinal à la place de Ministre Principal, et lui exposa les avantages de cette nomination pour Sa Majesté et pour son royaume. Le même jour, Dubois fut déclaré Ministre Principal, et le lendemain il prêta serment en cette qualité, dans les mains du Roi. A cette occasion, le Cardinal fit distribuer aux pauvres mille pistoles. Tout ce que l'on a pu dire de la mobilité de l'esprit français ne donnerait pas l'idée de la promptitude d'évolution avec laquelle l'opinion se retourna vers le cardinal Dubois devenu Premier Ministre. Ce parvenu, que ses ennemis s'étaient efforcés de rendre impopulaire, devint tout à coup l'objet de la faveur générale. Sa demeure s'emplit de visiteurs, empressés d'apporter au favori de la fortune le tribut de leurs hommages. Les grands du royaume se signalèrent, entre tous, par la chaleur de leur zèle courtisanesque, et ces mêmes hommes qui n'avaient pas eu assez d'injures pour flétrir la naissance et le caractère d'un simple ministre, ne trouvèrent pas de termes assez pompeux, pour exalter un Premier Ministre qui allait devenir la source de toutes les grâces. Tous les corps de l'Etat, les diverses compagnies, les chapitres, les corporations et la Sorbonne participèrent à cet enthousiasme. Le 28 août, le Prévôt des marchands, au nom de la ville de Paris, complimentant Dubois, lui adressa les paroles suivantes : La ville de Paris vient rendre ses hommages à Votre Excellence et lui demander sa protection. Nous espérons, Monseigneur, que vous ne nous la refuserez pas, puisque les grâces que Votre Excellence voudra nous faire, seront transcrites dans des monuments publics qui apprendront également aux siècles à venir, et votre élévation, et le respect de vos citoyens pour Votre Excellence. Le même jour, l'évêque de Soissons, Languet de Gergy[6] vint féliciter le Cardinal-Ministre : voici la harangue qu'il prononça : Monseigneur, L'Académie française vient vous présenter avec ses profonds hommages les vœux qu'elle fait pour Votre Excellence et les espérances qu'elle fonde sur votre élévation. Formée sous les auspices d'un Cardinal Premier Ministre, elle en voit avec plaisir reparaître l'image, et elle se flatte de voir bientôt dans la même dignité, les mêmes prodiges. Si d'heureuses alliances ménagées avec habilité, la religion protégée hautement, la paix au dehors et au dedans, conservée au milieu des temps les plus difficiles, ont été les fruits de vos conseils, quels seront désormais les fruits de votre ministère ? Puisse votre gloire, Monseigneur, croître de jour en jour à proportion de votre pouvoir ; puissions nous trouver sans cesse dans vos entreprises matière à de nouveaux éloges et partager avec Votre Excellence l'immortalité que nous ambitionnons. Heureux les hommes de lettres de trouver de grands ministres dignes de leurs éloges ; heureux eux mêmes les grands ministres de trouver dans les éloges des hommes de lettres la gloire durable qu'ils s'acquièrent par le bonheur du peuple à ce titre ! L'Académie fut digne autrefois de la protection de l'illustre cardinal qu'elle ne se lasse point de louer ; elle se flatte encore de mériter vos bontés, Monseigneur ; de trouver en vous un second Richelieu et dans les grandes actions et dans les bienfaits, et d'être engagée par admiration et par reconnaissance à joindre votre nom à celui qui lui est si cher. Le Parlement seul ne prit point part à ce concert de félicitations. Il n'avait pas oublié si vite les humiliations que Dubois avait infligées à sa jactance, et voyait dans l'élévation du Cardinal le présage de nouveaux coups. Lorsque M. de Verthamont, Président du Grand Conseil, qui prétendait des relations de parenté avec Dubois et s'en faisait honneur, proposa à la Compagnie de se rendre en corps à Versailles pour saluer le Principal Ministre, la Cour accueillit sa proposition par un silence glacial. Dubois connaissait trop bien la vanité des triomphes d'un ministre, pour se targuer des louanges qu'il recevait et pour regretter les hommages que le Parlement lui refusait. |
[1] Il y avait quatre classes d'entrées chez le roi : les entrées familières, réservées aux princes du sang, à l'évêque de Fréjus, Mme de Pompadour, le gouverneur du Roi, maréchal, médecin et Lapeyronie, chirurgien ; les entrées de Cabinet auxquelles avaient droit ceux qui jouissaient des entrées familières et ceux que le roi faisait appeler ; on ne les avait pas par naissance ou par charge ; les grandes entrées, pour le grand chambellan, les gentilshommes de la garde-robe et quelques personnes de distinction ; les petites entrées qui s'accordaient pour affaires et pour invitation.
[2] L'abbé Fleury (Claude), auteur de l'Histoire ecclésiastique. Il avait été nommé confesseur du Roi, par le Régent en 1716 ; mort en juillet 1723.
[3] Il est bon de rappeler que le comte de Nocé, qui avait affiché sous la Régence des mœurs scandaleuses, se retira après la mort du duc d'Orléans, à la communauté des gentilshommes, établie au noviciat des Jésuites à Paris, où il mourut dans la piété en 1732. De semblables exemples sont une leçon et l'on éprouve une véritable satisfaction à les mettre en lumière.
[4] Christine morte à Rome en 1689, avait en mourant disposé de ses tableaux en faveur du cardinal Azolini. Le duc d'Orléans les acheta du duc Odescalchi auquel ils avaient passé. A la première révolution, ils furent portés à Londres avec la galerie du Palais-Royal et la plus grande partie 1e ces magnifiques toiles fut acquise pour le collège de Dulwick dont elles ont encore l'ornement.
[5] Madame de Parabère, en son nom Mademoiselle La Vieuville, née en 1693 : elle épousa en 1711, le comte César Beaudeau de Parabère et fut une des favorites du Régent.
[6] Languet de Gergy succéda, en 4721, à la place de d'Argenson, à l'Académie française. Cet évêque fut un des plus ardents constitutionnaires et un redoutable adversaire du cardinal de Noailles. Il remplit les fonctions d'ambassadeur de France à Venise.