Continuation des négociations pour le chapeau de cardinal. — Le Pape promet de nommer Dubois. — Il demande les bons offices de la France pour le Saint-Siège. — Dubois refuse de donner un engagement qui lie la Régence. — Nouvelle lettre du duc d'Orléans au Saint-Père pour presser la grâce demandée. — On négocie un tour de faveur avec l'Empereur et le Roi d'Espagne. — Lettre de Georges d'Angleterre à Charles VI. — Lafitteau conseille au Régent de peser sur la cour de Rome. — Dubois place les devoirs de sa charge au-dessus de ses intérêts. — Le chevalier de Saint-Georges obtient du Pape un engagement écrit de nommer Dubois. Mort de Clément XI. — Secours accordé au cardinal Albani. — Quel en était l'objet.Il est difficile, toutefois, de croire que Dubois trompait
le ministère anglais, sur un secret qui était partagé par tant de personnes.
Il connaissait, au juste, les sentiments du roi Georges, et savait que Sa
Majesté Britannique, satisfaite d'avoir obtenu l'éloignement du Prétendant,
s'inquiétait peu qu'on assistât un Prince malheureux, pourvu qu'il restât à
Rome. Mais les égards dus à l'Angleterre et la prudence, commandaient que
l'on cachât aux partisans des Stuarts une protection qui pouvait les
encourager. Dubois avait donc une raison politique de ne pas ébruiter ses
rapports avec le Prétendant ; il importait, d'ailleurs, de déguiser au
Régent, plus facile à tromper, la résolution arrêtée par le Pape de
n'accorder le chapeau qu'aux sollicitations du chevalier de Saint-Georges.
Cette préférence pouvait blesser le duc d'Orléans ; Dubois voulait à tout
prix lui épargner cette mortification, et à lui-même les conséquences du
dépit qu'il en pouvait concevoir. Aussi l'abbé, dans sa correspondance avec
Lafitteau, insiste sur l'intérêt qu'a le Saint-Père à ménager le Régent en
raison de l'importance que la paix lui donne en Europe. Il ne faut pas, écrivait le ministre, avoir recours à la nomination du Roi — le Prétendant
— et la joindre à la recommandation de son Altesse
Royale ; la grâce personnelle sera plus agréable à son Altesse Royale et sera
plus de l'intérêt du Pape. Dubois revient sans cesse sur cette idée et
reporte toujours au Régent le mérite de la faveur qu'il attend ; il fait
remontrer au Pape, qu'en n'accordant pas, sans délai, une grâce qu'il ne peut
refuser au Régent, il donnerait au Prince une marque de mauvais vouloir que
celui-ci n'oublierait jamais. De son côté Clément XI était un politique trop délié, pour méconnaître les avantages que pourrait procurer au Saint-Siège le crédit d'un ministre revêtu de la pourpre romaine. Au début de la négociation, circonvenu par tant de solliciteurs à la fois, le Pape avait dit au cardinal Gualterio : Si vous avez un peu de patience, je vous réponds que vous aurez ce chapeau pour l'abbé Dubois ; mais si vous pressez davantage, vous me ferez mourir de chagrin et vous me mettrez par ma mort hors d'état de le lui donner[1]. Dubois pénétra sans peine les causes de cet ajournement. Le Pape avait alors besoin des services de la cour de France, et malgré les assurances qu'il recevait des émissaires de l'abbé, il cherchait à se garantir contre les dispositions variables du Régent. La protection accordée au Prétendant, charge écrasante pour les finances du Saint-Père, était un devoir dicté par les intérêts de la foi, en faveur d'un Prince catholique, qui pouvait, dans des circonstances données, relever la religion en Angleterre. Le chevalier de Saint-Georges suivait, depuis longtemps, le rétablissement de la pension que lui avait concédée Louis XIV, et avait employé vainement, le crédit de Law, du maréchal de Villars et du duc de Noailles. Le Pape avait fort à cœur, en cette occasion, de fixer le sort du chevalier de Saint-Georges autrement que par des secours passagers, d'ailleurs incertains, que Dubois faisait promettre ; et quoique Sa Sainteté ne fît aucune condition expresse, elle laissait voir qu'avant de rien accorder, elle désirait obtenir une satisfaction complète sur ce qu'elle souhaitait. Outre ce premier point, sur lequel Dubois refusait d'engager la régence, le Pape demandait que dans la Révision des articles de la Quadruple alliance qui devaient être discutés au congrès de Cambrai, la France se déclarât contre l'inféodation de Parme et Plaisance à l'Empire, et qu'elle fit reconnaître ce duché comme fief du Saint-Siège. Les droits du Pape étaient incontestables et reposaient sur une longue possession. En 15115, le pape Paul III avait donné l'investiture à Pierre-Louis Farnèse, premier duc de Parme, et jusqu'en 1622, la souveraineté des Papes fut reconnue des ducs de Milan. C'est seulement à partir de cette époque, que les rois d'Espagne et les Empereurs ont réclamé la mouvance des Etats de Parme, en leur qualité des successeurs des ducs de Milan. A la vérité, depuis Ranua II, il n'y avait pas eu d'exemple d'investiture du duché par le Pape, mais le droit n'en était pas moins bien établi par les exemples anciens. La clause qui dans la Quadruple alliance, attribuait la souveraineté de Parme à l'Empereur, avait été combattue avec beaucoup de force et d'opiniâtreté par l'abbé Dubois, dans les conférences de Londres en 1718. A la suite d'une négociation particulière, elle fut résolue par des plénipotentiaires spéciaux qui traitèrent la question à Paris, avec le maréchal d'Uxelles alors ministre des Affaires Étrangères. Il semble qu'il devait coûter peu à Dubois de garantir à Clément XI l'appui de la France sur un point où les droits du Pape lui avaient paru si bien fondés. Cependant il écrivait à Lafitteau (17 avril) : Quoique le Pape puisse tirer de moi de grands services, vous ne devez accepter aucune condition, surtout sur les affaires qui doivent se traiter au congrès. Le Pape avait aussi des intérêts à débattre avec la cour de Madrid, au sujet du duché de Castro et du comté de Ronciglione. Ces deux fiefs compris dans l'investiture donnée à Pierre-Louis Farnèse, furent engagés en 1622, par le duc Odoard, au Mont-de-Piété de Rome : l'hypothèque n'avait pas été levée par ses successeurs ; le Pape libéra les fiefs en 1661, et en retint la possession. Philippe V marié à Elisabeth, fille du dernier duc de Parme et nièce du duc régnant, prétendait faire revivre les droits de la maison Farnèse sur ces fiefs en remboursant l'hypothèque, et les réunir au duché de Parme, dont la souveraineté était assurée éventuellement à son fils, par le traité de Londres. Dubois était d'avis qu'il ne fût apporté aucun changement aux droits du Pape ; d'autant qu'en 167d, Louis XIV avait obtenu du Saint-Père une prolongation de huit années, pour le rachat de l'hypothèque, et ce rachat n'ayant pas été effectué, le gage devait être considéré comme définitivement acquis au Saint-Siège. Néanmoins, il refusait de prendre aucun engagement sur cette question et se bornait à protester qu'il ferait tout ce qu'on pouvait attendre d'un homme zélé pour la cour de Rome. Sa Sainteté demandait encore la confirmation d'Avignon. Depuis le quatorzième siècle, époque où Clément V avait transféré le Saint-Siège dans cette ville, qui appartenait alors au Roi de Naples en sa qualité de comte de Provence (1309), son successeur avait toujours poursuivi l'idée de s'en assurer la propriété. En 1548, Clément VI eut occasion d'exiger de Jeanne de Naples la cession d'Avignon, moyennant 80.000 florins d'or ; mais comme toute aliénation du domaine de Provence était interdite par une capitulation avec les États du pays, le roi de France substitué aux droits des anciens comtes de Provence, avait déclaré la réunion d'Avignon à la couronne, tout en laissant le vice-légat y continuer le gouvernement du Pape. Enfin Clément XI réclamait l'admission du cardinal Albani, son neveu, au prochain congrès, pour y soutenir les droits du Saint-Siège. Dubois excédé par les lenteurs calculées de la cour de Rome, rebuté par ses exigences, laisse percer son impatience, et retrouve sa dignité. Il déclare à Lafitteau qu'il est prêt à renoncer à la grâce qu'il sollicite, si les protestations de dévouement et de zèle ne suffisent pas au Pape, si elles ne produisent que des promesses vagues et des espérances lointaines : Je reconnais, dit-il, dans le langage du Souverain Pontife la voix de Dieu et que la Providence ne me destine qu'au repos et à l'inaction, ou du moins aux seuls devoirs du diocèse que son Altesse Royale veut me confier et du ministère dont il plait au roi et à son Altesse de me laisser chargé. Découragé par l'attente, il écrit à l'évêque de Sisteron (17 avril) : Toutes
les raisons que j'ai d'espérer la destination que son Altesse Royale veut me
procurer, ne me donneraient que des promesses de là où vous êtes, et un
labyrinthe d'où nous ne sortirions de longtemps, ni peut-être jamais. On y a
honte d'accepter les services les plus essentiels, on y compte pour rien ceux
qu'on a rendus, on ne promet que pour tirer de nouvelles assurances, on
oblige à des garanties impossibles. Si on consume la vie des aspirants en
espérances frivoles et en démarches indécentes, il n'est ni d'homme sensé, ni
d'homme d'honneur de passer sa vie dans ce purgatoire. J'ai assez fait et je
sais assez faire pour les intérêts du Saint-Siège et du Pape pour obtenir une
décision. Si elle ne peut m'être favorable, j'aime mieux encore l'avoir que
d'en avoir aucune. C'est le propre d'une ambition impatiente de mêler
des découragements profonds aux illusions de l'espérance. Dans les âmes
ardentes, ces défaillances sont passagères, et les obstacles mêmes qui les
produisent ne font que ranimer la lutte. Dubois était trop attaché à l'objet
qu'il poursuivait pour ne pas éprouver ces alternatives d'espoir et de
crainte ; chez lui, l'audace devait succéder promptement à l'abattement. Loin de renoncer comme il le disait, il résolut de rompre les fils de l'intrigue où il s'était laissé envelopper, et d'amener le Pape à s'expliquer nettement. Il sollicita le Régent d'écrire de nouveau au Saint-Père, voulant marquer par là que c'était sous ses auspices seuls qu'il se présentait au suffrage de Sa Sainteté. La lettre du duc d'Orléans arriva à Rome en même temps que la nouvelle de la nomination de Dubois en qualité de premier plénipotentiaire de la France au congrès. L'abbé avait sans doute compté sur l'effet que cette nomination produirait à la cour pontificale. Clément XI éluda, encore une fois, de répondre d'une manière décisive, et continua de s'en tenir à des promesses vagues. Dans cette situation, Dubois voyant que la volonté du Pape était immuable, céda à un mouvement de dépit et prescrivit à Lafitteau d'arrêter des démarches inutiles et qui compromettaient la dignité du Régent. Si Dubois crut donner à réfléchir au Saint-Père par cet acte de vivacité, il se trompa : Clément XI n'en fut nullement touché ; il ne doutait pas que l'abbé ne saisit la première occasion pour reprendre une négociation dont le résultat l'intéressait au plus haut degré. Le Prétendant au contraire fut fort alarmé, en apprenant que le ministre du Régent se désistait de ses poursuites, et témoigna à Lafitteau une vive contrariété ; il voyait s'évanouir des espérances fondées sur la nomination qui lui était promise, et il tenta de renouer l'intrigue. La bonté avec laquelle le Saint-Père le traitait, l'enhardissait jusqu'à être exigeant sur les grâces que Sa Sainteté pouvait lui accorder. Il se plaignit au Pape de l'attitude prise vis-à-vis de l'abbé Dubois, le pressa très-vivement de conclure et fit valoir le tort qu'un refus ou un ajournement indéfini faisaient à ses vues. Le Prétendant suivait de nouveau, près du Régent, par l'entremise du maréchal Villeroi, le rétablissement de la pension supprimée, et avait lieu d'espérer que sa réclamation serait accueillie. Clément XI fut inébranlable et persista plus fortement à attendre que la cour de France se montrât plus condescendante à son égard. Il éconduisit doucement le chevalier en invoquant encore une fois les compensations que les cours de Vienne et de Madrid étaient en droit de réclamer, comme une raison de retarder la nomination sollicitée par le Régent. Le roi Georges était entré si complètement dans les vues de Dubois, qu'en apprenant le motif sur lequel le Pape s'appuyait pour différer, il écrivit à l'Empereur Charles VI, la lettre suivante : Monsieur mon frère, Ayant appris que le Pape était indisposé et que le mauvais état de sa santé pouvait avancer une promotion de cardinaux, je ne puis que communiquer confidemment à Votre Majesté Impériale une idée qui me parait essentielle pour l'avancement de nos intérêts communs, afin que si Votre Majesté Impériale la goûte, elle puisse sans perdre de temps contribuer par ses offices, à Rome, à la faire réussir. Il est à présumer que le Roi de France recommandera l'abbé Dubois au cardinalat. Or cette dignité ayant enhardi Albéroni à entreprendre et à pousser avec tant d'opiniâtreté ses desseins pernicieux, il me semble qu'il serait juste et prudent d'en récompenser et soutenir le courage d'un autre ecclésiastique dont le ministère a si fort contribué à l'union formée par la quadruple alliance, et par conséquent aux succès heureux qui en ont résulté, tant pour la cause commune que pour les intérêts de Votre Majesté Impériale en particulier. Si elle pensait là-dessus comme moi, j'espère qu'elle ferait connaître au Pape que la promotion de l'abbé Dubois lui sera agréable. Je regarderai cette démarche de Votre Majesté comme une nouvelle marque de son amitié pour moi. C'était prendre Charles VI par son faible que de lui demander de s'unir à ses alliés, dans un acte de protestation contre Albéroni. Mais Sa Majesté Impériale était alors en instance près des principales cours, auxquelles elle demandait de garantir la pragmatique sanction qui assurait, à défaut de mâles, la succession de ses États à sa fille Marie-Thérèse. Elle avait dans son intérêt personnel un motif bien plus puissant de complaire au roi d'Angleterre, au Régent et même à l'abbé Dubois, dont l'autorité était considérable dans les conseils de son maître. L'Empereur, mû par ces deux considérations, envoya à son ministre à Rome, l'ordre de joindre ses sollicitations à celles du Régent, et d'assurer le Pape qu'il renonçait à toute compensation qui serait un motif d'ajourner la nomination de l'abbé Dubois. En même temps, le duc de Parme et le père d'Aubenton, confesseur du roi d'Espagne, faisaient près de Sa Majesté Catholique des démarches actives, pour le disposer à céder la priorité que Clément XI lui réservait dans l'ordre des nominations au Sacré Collège. Comme les convenances exigeaient que Dubois demandât lui-même la faveur que Sa Majesté Catholique sollicitait pour lui, il dépêcha à Madrid l'Archevêque de Besançon, Mornay de Montchevreuil, avec une mission spéciale. Le résultat de cette ambassade répondit aux vœux de Dubois ; Sa Majesté Catholique chargea le cardinal Acquaviva de faire savoir au Pape qu'il cédait le tour de l'Espagne, et recommanda particulièrement l'abbé Dubois à la bienveillance de Sa Sainteté. C'était forcer Clément XI dans ses derniers retranchements ; un tel procédé ressemblait à une violence. Le Saint-Père en ressentit une certaine aigreur, et fit connaître à Lafitteau qu'il ne souffrirait pas que l'on pesât sur sa résolution. L'évêque de Sisteron crut discerner sous cet étalage de dignité offensée, bien moins les effets de l'impatience que la crainte d'une pression plus forte, qui aurait placé le Pape dans l'alternative d'accorder contre son gré ce qu'on lui demandait, ou de s'exposer par la résistance à nuire aux droits du Saint-Siège, dont la France pouvait disposer dans les congrès. Sous cette impression, Lafitteau écrit au Régent pour lui représenter la nécessité de tenir au Pape un langage plus ferme. Dans une dépêche particulière au ministre des Affaires Étrangères de France, il trace la conduite qu'il conviendrait de tenir, afin de surmonter l'opposition du Pape. Ce plan de conduite est naturellement le contre-pied de la conduite pleine de soumission et d'égards que Dubois avait suivie jusque-là. Lafitteau mande qu'il est important pour le succès des affaires, que le Régent prenne un ton hautain et même menaçant avec le Saint-Père ; que Sa Majesté doit se plaindre amèrement de l'injure faite à la cour de France par la criante nomination du cardinal de Mailly, et témoigner un sentiment qui dispose le Saint-Père à une réparation. Il suggère de donner au Pape des inquiétudes au sujet des duchés de Castro et de Ronciglione. Il engage encore à exclure du congrès Alexandre Albani, que Clément XI désirait accréditer. Quant à l'accommodement sur lequel le Pape montrait une grande irrésolution, l'évêque de Sisteron conseillait d'affecter une indifférence absolue sur le jugement de la cour Pontificale, et de déclarer que tout acte de nature à troubler la paix de l'Église de France serait repoussé comme un attentat contre la tranquillité du royaume. Pour tenir au Pape le langage que Lafitteau conseillait, il fallait être plus désintéressé dans le différend que ne l'était le ministre du Régent. Après tant d'assurances de dévouement que l'abbé avait données à Sa Sainteté, il ne pouvait revenir sur ses sentiments sans laisser voir le dépit d'une ambition déçue et encourir le reproche de faire servir son autorité à ses propres avantages ; aussi, Dubois rejette avec dignité les insinuations de l'évêque de Sisteron. Nulle considération qui regarde mon intérêt, écrivait-il à Lafitteau, ne peut me détourner un moment des devoirs de mon ministère et des intérêts de l'Etat, qui sont tous déterminés par le cours général des affaires de l'Europe ; mais il ne faut pas s'attendre que le public me rende cette justice. Ce dernier trait répond aux calomnies répandues alors contre l'abbé, que ses ennemis accusaient hautement de trafiquer de ses fonctions, pour se rendre la cour de Rome favorable. Tandis que Dubois s'exerçait à la résignation et s'efforçait de modérer les bouillonnements de son ambition, le chevalier de Saint-Georges, que rien ne rebutait, poursuivait opiniâtrement la confirmation de la promesse que le Pape lui avait faite. Au mois de décembre 1720, Clément XI lui renouvela l'assurance de faire un cardinal sur sa présentation. Lafitteau se hâte d'en informer Dubois et puise dans cette gracieuseté du Saint-Père le sujet d'une nouvelle libéralité envers le Prétendant, pour lequel il promet un secours supplémentaire de vingt-mille écus romains. Au mois de janvier 1721, Dubois ratifie cet engagement et témoigne de nouveau le déplaisir que lui fait éprouver l'intervention directe du chevalier de Saint-Georges. Il se voyait, renfermer dans le même cercle de gènes et de difficultés. Malgré la confiance de son négociateur, il sentait que les services accordée par le Régent au Prétendant ne compenseraient pas, dans l'esprit du Pape, les autres bons offices que Sa Sainteté attendait de la France. Depuis longtemps la santé du Saint-Père inspirait de vives inquiétudes : le chevalier appréhendait que la mort ne vint enlever le Pape avant qu'il eût tenu sa promesse. Dans cette prévision, il avait à cœur d'obtenir de Sa Sainteté, une assurance écrite qui pût lui servir de titre, près du successeur de Clément XI. Ce fut le sujet de longs pourparlers et d'importunités poussées à l'excès, à la suite desquelles Sa Sainteté, le 14 janvier, accorda au chevalier de Saint-Georges l'engagement souhaité. Le bref que le Pape expédia au Prétendant pour lui confirmer sa bonne volonté, écrit en italien, et entièrement de la main de Sa Sainteté, montre une attention minutieuse de la part de Clément XI à limiter l'usage que le Prétendant devait faire de cette faveur, et cette attention elle-même prouve à quel point le Pape s'était butté contre la France. Il s'attache, avec un soin excessif, à bien établir que son intention est de faire une grâce personnelle au chevalier, et à se mettre en garde même contre les surprises dans lesquelles celui-ci pourrait tomber. Il est bien entendu, disait le Saint-Père, qu'alors — c'est-à-dire lorsqu'il y aura lieu de nommer Dubois — Votre Majesté persévérera dans les mêmes dispositions favorables où elle est pour l'Archevêque de Cambrai et non autrement. Dubois dépité par ce bref qui subordonne irrévocablement sa promotion au bon plaisir du chevalier de Saint-Georges, ne trouve qu'un sarcasme pour caractériser l'esprit qui l'a dicté. Il est, dit-il à Lafitteau, écrit d'un style de notaire et ne respire pas cet air de grandeur qui convient à un souverain. Au vrai, il en aimait le fond encore moins que la forme, et il adressa sur le champ, à Rome, une protestation énergique contre un procédé qui était une offense envers le Régent, et à l'égard de lui-même une marque de défiance. Décidé à décliner toute participation à l'arrangement conclu, Dubois eut recours au moyen qu'il avait employé antérieurement, et qui consistait à se placer avec affectation sous le patronage du Régent. A cette intention, il fit parvenir au Pape, à la date du 21 février, une troisième lettre de Son Altesse Royale qui rappelait ses précédentes démarches, et pressait Sa Sainteté de conclure une affaire à laquelle il s'intéressait particulièrement. Clément XI persévéra jusqu'à la mort dans les sentiments d'aigreur contre le Régent, auquel il reprochait de manquer de déférence pour le Saint-Siège. C'est sur ce fond de récriminations qu'en 1717, il avait tenté de coaliser les princes catholiques contre la France, et favorisé les prétentions du roi d'Espagne sur le gouvernement du royaume. Sous l'inspiration de cette mauvaise volonté invétérée, le Pape, qui n'avait aucune envie d'être agréable au Régent, ne tint aucun compte de ses nouvelles sollicitations. L'affaire en était là lorsque Dubois se décida à envoyer à Rome le cardinal de Rohan, en qualité d'ambassadeur extraordinaire. Plusieurs objets se rattachaient à cette ambassade. Le cardinal de Rohan avait été en France un des plus fougueux constitutionnaires et s'était toujours montré bon ultramontain ; il ne pouvait manquer d'être agréable à Rome. Il fut chargé de faire consentir le Pape à l'acceptation de l'accommodement et de traiter avec la Daterie Pontificale de l'expédition des bulles d'investiture, que Sa Sainteté refusait depuis quelques temps aux pourvus de bénéfices. Comme la maladie du Pape faisait craindre que le Saint-Siège ne vaquât prochainement, le cardinal de Rohan devait concerter avec les cardinaux dévoués à la France la conduite à tenir dans le conclave pour l'élection d'un nouveau Pontife. Enfin, Dubois l'avait muni d'instructions et de pouvoirs très-étendus pour traiter l'affaire du chapeau. Le cardinal partit de Paris le 26 février 1721. La peste qui continuait de sévir à Marseille, obligea Sa Révérence de passer par l'Allemagne. Lorsque l'ambassadeur de France arriva à Rome, Clément XI avait cessé de vivre[2]. Jusqu'à ses derniers moments, le feu Pape conserva une assez grande force de volonté pour main tenir ses dispositions à l'égard de Dubois : il laissa inaccordée une grâce qui avait été sollicitée par les plus grands Princes et que les supplications mêmes des membres de sa propre famille ne purent lui arracher au milieu de ses maux. Rien ne prouve mieux qu'il n'exista aucune convention exprimée ou tacite, et tout ce qui a été dit d'un marché sordide qui eût rendu le Pape coupable de simonie et Dubois de prévarication est une odieuse calomnie. On est obligé d'avouer qu'il y eut des sollicitations intéressées ; c'est assez l'ordinaire dans les affaires dont le succès dépend d'une faveur. La faute n'en est pas certainement à Dubois, et toute sa correspondance atteste sa répugnance à paraître acheter de quelque façon, une grâce que la recommandation des grandes puissances aurait dû lui faire accorder, indépendamment de ses mérites personnels. Peut-être Lafitteau engagea le ministre plus qu'il ne l'eût voulu, et dans le cours des négociations se montra trop imbu' des idées de ce négociateur macédonien, qui facilitait ses traités en se faisant suivre par des mulets chargés d'or. Dubois lui reprochait de multiplier les acteurs et les obligations. C'est ainsi que le cardinal Albani, neveu du Pape, se trouva sur la fin de la vie de son oncle, mêlé à la demande du chapeau. Il faut expliquer le rôle qu'il jouait dans cette affaire. Les deux frères Carlo et don Alexandre Albani, s'étaient toujours montrés dévoués à la France. Don Alexandre militaire à la tête éventée et grand dissipateur, avait été généreusement récompensé de son dévouement ; le Régent fournit souvent à ses dépenses excessives. Le cardinal Carlo Albani avait hérité comme son frère, des goûts dispendieux de sa famille, une des plus considérables de Rome. Ce penchant à la prodigalité qui s'accordait mal avec une fortune bornée, l'avait réduit à la gêne. On ne sait s'il s'ouvrit à Lafitteau de ses besoins ou si le chargé des affaires de France alla de lui-même au secours de ses embarras, mais il est certain que celui-ci sollicita du Régent, à plusieurs reprises, des services que Dubois hésita beaucoup à lui faire accorder. Le grand crédit dont le cardinal Albani jouissait près des membres du Sacré Collège, commandait cependant de le ménager, et de le lier au parti de la France, en vue du prochain conclave. Dubois répondit par des promesses vagues aux ouvertures de l'évêque de Sisteron : dans cet état d'incertitude, Albani prit le parti de s'adresser directement au Régent, et lui écrivit au mois de février 1721, postérieurement, comme on le voit, à l'engagement pris par le Pape envers le chevalier de Saint-Georges, une lettre où il demande en termes couverts, un secours de 30.000 écus romains, en mettant son zèle au service de la France. Dubois fait savoir à Lafitteau, en réponse à la lettre d'Albani, que le Régent est porté de grand cœur à être agréable au neveu du Pape, à la condition que celui-ci s'unira à la France, dans toutes les démarches qu'elle fera à Rome, et qu'il donnera au cardinal de Rohan des gages certains de sa sincérité et de sa fidélité. Pour ne laisser aucun doute sur les services que le Régent attend d'Albani, Dubois spécifie que la somme de 30.000 écus romains sera comptée, dans le cas où l'accommodement sur la constitution ne sera pas troublée par le Pape. Au mois de mars suivant, Dubois informé que le Pape
touchait à ses derniers moments, écrit encore à Lafitteau : Dans la malheureuse conjoncture où nous sommes, le
principal soin doit consister à mettre en œuvre et à fixer M. le cardinal
Albani dans le dessein qu'il a formé avec nous, de s'unir à la France dans le
conclave, S'il persiste dans cette résolution, Son Altesse Royale consent à
toutes les conditions que vous avez proposées en sa faveur et pour sa famille
; j'envoie à M. le cardinal de Rohan une lettre de crédit de 30.000 écus
romains, payables à son ordre, pour tirer M. le cardinal Albani de l'embarras
où il se trouve. Ce passage établit nettement les véritables conditions de la libéralité faite au cardinal Albani. A la vérité quelques jours avant la mort de Clément XI, le cardinal s'entremit près de son oncle, pour l'obtention de la grâce demandée par Dubois ; mais il ne fut déterminé à cette démarche que par l'intérêt général qu'il prenait aux affaires de France, et la reconnaissance qu'il devait au Régent. Ainsi, la grâce même faite au cardinal Albani ne peut être regardée comme le prix d'une complaisance particulière que Dubois aurait achetée. En résumant les phases diverses de cette longue négociation, nous voyons, d'une part, un ministre désireux d'obtenir la pourpre romaine pour donner plus de poids à son autorité, et, ainsi qu'il le déclare lui-même, se mettre en droit de soutenir hautement les intérêts du Saint-Siège ; un ambitieux en proie aux tourments de la passion qui le domine, prés à faire tous les sacrifices compatibles avec l'honneur, avec ses devoirs ; mais assez maître de lui-même pour sacrifier son ambition à ses devoirs, à son honneur, rejetant avec hauteur tout engagement qui pourrait ressembler à un trafic de son autorité. Nous voyons, d'un autre côté, un Pape jaloux des intérêts de la religion et des droits du Saint-Siège, mécontent de la raideur de la cour de France à servir l'Église, qui veut s'assurer par des garanties, que la grâce qu'on lui demande ne tournera pas contre ses vues et contribuera au bien qu'il médite. Il n'impose pas de conditions ; il prétend obliger des consciences catholiques à rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Ce n'est pas sous l'empire de sentiments aussi désintéressés que se scellent des traités honteux. On a vu d'ailleurs dans la succession des faits, qu'il n'y eut jamais aucun accord qui pût ressembler aux stipulations d'un marché ou à un trafic condamnable des choses de l'Église, et que le Pape était aussi éloigné d'imposer à Dubois des actes en opposition avec son ministère, que celui-ci l'était d'engager sa responsabilité ministérielle pour le triomphe de son ambition. Il y a autant de mauvaise foi que d'ignorance à dire que Dubois fit céder tous ses scrupules à l'ambition de la pourpre, et qu'il puisa à pleines mains dans les finances de l'État, pour acquitter le prix du chapeau qu'il n'obtint pas. |