Progrès et popularité du système. — Law est nommé contrôleur général. — Fausses mesures. — Déclin de l'agiotage. — Attentat et procédure du comte de Horn. — Le commerce du papier s'établit à l'hôtel de Soissons. — Law est renvoyé du contrôle. — Dubois cherche à retarder la chute du système pour sauver une partie de la fortune des citoyens. — Lutte sourde du Parlement contre la Régence. — Dubois fait exiler le Parlement à Pontoise. — Chute du système. — Fin malheureuse de Law. — Ses erreurs et ses fautes. — Liquidation du système. — Visa. — Dubois fait frapper une contribution extraordinaire sur les enrichis de l'agiotage.La vogue du système de Law servit puissamment les projets de l'abbé Dubois ; l'accommodement passa d'autant plus aisément, que le public avait déserté la controverse pour l'agiotage. On ne peut comparer qu'à du délire, l'entraînement qui précipita subitement toutes les classes de la société dans le tourbillon d'une trompeuse spéculation. Nous avons dit par quels artifices les billets de la banque royale avaient atteint une valeur supérieure au numéraire : cette faveur dura peu. La multiplication infinie de ces billets discrédita vite cette nouvelle monnaie. On ne tarda pas à s'apercevoir, d'un autre côté, que ces billets n'avaient qu'une valeur idéale et problématique. Law fut obligé de recourir à des expédients pour rendre quelque crédit à cette masse de papier. Il avait ajouté successivement aux privilèges de la Banque une foule de monopoles : la recette générale du royaume, la Compagnie du Mississipi, le commerce du Sénégal, les Fermes Générales du Roi, le privilège du Commerce des Indes, la Fabrication des monnaies, les Gabelles des Trois-Evêchés et le Domaine de Franche-Comté. Ces accroissements n'étaient qu'une amorce, pour faire rechercher les actions de la Compagnie. Grâce aux habiles manœuvres de l'auteur, le succès dépassa toutes ses espérances. Depuis la paix de Ryswick, époque où la pénurie de l'Etat força de mettre en circulation une énorme quantité de billets royaux, la rue Quincampoix, à Paris, avait été le principal comptoir du commerce de ces effets. Elle était habitée, en grande partie, par des négociants juifs et des courtiers qui rachetaient les billets d'Etat à vil prix. Ce fut là que l'on vit fleurir l'agiotage, vers le mois de septembre 1719. Des aventuriers de toutes les parties de l'Europe, vinrent s'abattre sur ce marché. Toutes les conditions y furent confondues ; les femmes mêmes ne rougirent point de se mêler à cette cohue. Un grand nombre de spéculateurs adroits, profitant des mouvements que leurs manœuvres déterminaient dans le cours des actions, firent des fortunes Moules. Un certain André, fameux dans les fastes du système, gagna trente millions de livres dans le seul mois de septembre 1719. Un nommé Leblanc, devenu par son industrie ténébreuse l'arbitre de ces coups de hasard, acquit d'immenses richesses avec la même rapidité. On citait des hommes de néant enrichis en quelques jours, et qui pouvaient écraser de leur luxe les plus gros traitants. Ces exemples enflammèrent les imaginations et mirent le système en faveur, plus sûrement que tous les calculs de Law. Le désenchantement succéda bientôt à cette ivresse. Dans son opposition au système, le Parlement avait décrété de prise de corps le fabricateur de ces prodigieuses fortunes ; mais Law, soutenu par le Régent que ses combinaisons avaient fasciné, par le public que l'attrait des grandes richesses éblouissait, se riait du Parlement et de ses arrêts, au milieu de l'enthousiasme général. Nommé contrôleur général des finances le 5 janvier 1720, après avoir abjuré la religion réformée et pris des lettres de naturalité, il fut un moment le conseiller le plus influent de la Régence. Jamais ministre ne fut plus admiré ni plus adulé. On voyait en tous lieux le portrait de l'heureux contrôleur général ; la poésie lui dédia les devises les plus élogieuses : cette idolâtrie, qui avait gagné jusqu'aux grands de l'Etat, fut poussée aux dernières limites de l'abjection. Quelques hommes pénétrants voyaient avec effroi les calamités qui ne pouvaient manquer de sortir de cette crise délirante, tandis que les amis privés du Régent, désignés sous le nom injurieux de roués, dissipateurs effrénés, parasites de la grandeur, se vautraient dans les fanges de la spéculation et encensaient l'idole du jour. Dubois déplorait les saturnales de l'agiotage et s'efforçait d'arracher le duc d'Orléans à ses illusions. Il était affligé de l'élévation de Law, parce qu'à ses yeux elle rendait le Régent complice des erreurs et des fautes du contrôleur général. Mais le duc d'Orléans qui venait de recevoir de la compagnie des Indes un prêt de cent millions de livres pour le remboursement de quatre millions de rentes, et qui voyait dans le système une source intarissable où il avait la faculté de puiser à pleines mains, le duc d'Orléans recevait mal les avis qui tendaient à discréditer un homme, dont le génie créait des ressources inépuisables aux finances publiques. L'espérance d'acquitter les dettes de l'Etat avec les profits des opérations de Law, soutenait donc la confiance du Régent dans le système, mais la facilité qu'avait le gouvernement de puiser dans les trésors toujours ouverts de .1a Compagnie devait-être la ruine des actionnaires. Ces emprunts étaient toujours couverts par des émissions nouvelles de papier. A un moment, la masse des effets de toute nature jetés dans le public, dépassa le numéraire en circulation. L'industrie des faussaires, encouragée par l'appât des gros bénéfices, augmenta encore beaucoup la quantité de papier. La répression la plus active et la plus sévère ne put arrêter les falsifications, et les innombrables négociations frauduleuses furent une autre cause de perturbation dans le système. L'augmentation indéfinie de papier devait nécessairement produire une dépréciation de ces valeurs. Mais telle était la passion qui entraînait le public, que, séduit par les stratagèmes de l'agiotage, il ne s'attachait qu'aux chances du jeu, et n'apercevait que le beau côté de la spéculation, c'est-à- dire les bénéfices immédiats qu'on pouvait retirer des actions par la négociation. Lorsque Law prit le contrôle, le système succombait déjà à l'excès de sa prospérité comme on succombe quelquefois à la plénitude de la santé. Les actions habilement ballottées avaient atteint un prix supérieur de vingt fois à leur prix primitif. Tous ceux que les chances avaient favorisés, se dépêchèrent de convertir leurs actions en valeurs plus positives que la monnaie de banque. Il était naturel, d'ailleurs, que ces nouveaux enrichis songeassent à jouir de leur fortune. La classe des parvenus voulut à son tour, goûter des jouissances du luxe. Pour jouir, il fallait réaliser, et la masse des réalisations commença la défaveur des actions. De plus, l'essor des fortunes nouvelles fit hausser d'une manière exorbitante le prix des denrées et des articles de commerce ; en sorte qu'une gêne très-grande vint s'ajouter à toutes les difficultés du système. Law ne vit pas de meilleur moyen, pour prévenir la désertion des agioteurs, que de proscrire les valeurs qui pouvaient fournir un moyen d'échange et de réprimer le luxe. De même qu'il avait avili les espèces afin de les mettre hors d'usage, il défendit de porter des diamants et des pierres précieuses, de posséder de la vaisselle d'argent, voulant, disait le préambule de l'ordonnance, empêcher les sujets de dissiper leur bien et arrêter le désordre des fortunes[1]. Ces signes annoncèrent clairement que le système était ébranlé sur sa base, et que sa chute serait prochaine. Dès ce moment Law ressemble à un homme uniquement occupé de sauver le plus qu'il peut d'une maison qui commence à brûler. Le 27 février 1720, parut une déclaration portant défense à tout particulier de conserver chez soi plus de cinq cents livres en espèces, sous peine de confiscation du surplus. Une déclaration du 11 mars de la même année vint compléter cette législation inique par une dernière disposition, qui devait être la plus efficace au sentiment de Law, l'abolition absolue de l'usage des espèces d'or et d'argent. Ces mesures extrêmes, au moyen desquelles on espérait continuer le jeu furent le coup de grâce du système. Rien ne pouvait coûter à Law, après avoir montré un si grand mépris de la justice. Il était, d'ailleurs, dans une position à tout oser. Mais au lieu de rétablir la confiance, ces mesures violentes ne firent que propager l'alarme, et au milieu de ce désarroi, les actions fléchirent. Law imagina qu'il pourrait encore parer à ce décri par une dernière audace : il crut qu'il relèverait la fortune de la Compagnie en restant maître des négociations ; de telle sorte, qu'il pût à son gré régler les cours des actions. Il fallait supprimer les assemblées de la rue Quincampoix, ce qui pouvait mécontenter le public et provoquer des troubles. Un événement lui en fournit l'occasion et le prétexte. La rue Quincampoix était devenue le réceptacle des plus hardis voleurs de Paris. Une compagnie d'archers, y surveillait le bon ordre. Malgré cette garde, des vols nombreux étaient commis journellement au préjudice de ceux que la cupidité ou la curiosité attiraient dans cet étroit passage. Le 23 mars 1720, un crime accompli avec des circonstances extraordinaires jeta l'épouvante parmi les agioteurs. Un officier réformé, Antoine-Joseph comte de Horn, d'une illustre famille de Flandre, allié à plusieurs maisons souveraines et à la princesse Palatine mère du Régent, jeune homme perdu de mœurs et de dettes, fut un des auteurs de cet attentat, dont le souvenir est lié à l'histoire du système. Le comte de Horn avait formé le complot, avec deux de ses compagnons, le chevalier de Mille capitaine réformé comme lui, et un batteur d'estrade du nom de l'Estang, de se procurer une grosse somme par un guet-apens. Les trois complices s'étant rendus dans la Rue — dénomination populaire sous laquelle on désignait le théâtre fameux de l'agiotage — s'adressèrent à un courtier de change, tapissier de son premier état, qui s'entremettait pour le négoce des actions. Sous prétexte de négocier du papier, ils l'attirèrent dans une taverne de la petite rue de Venise, voisine de la rue Quincampoix, l'assassinèrent à coups de baïonnette, et s'emparèrent d'un portefeuille contenant cent chiquant e-quatre mille livres en billets de banque. Au bruit que fit la victime en se débattant, on accourut. De l'Estang resté dans l'escalier pour faire le guet, parvint à s'évader ; de Mille sauta par une fenêtre et tenta de s'échapper à travers la foule, il fut bientôt saisi. Quant au comte de Horn, il fut arrêté sous la fenêtre qu'il venait de franchir, à l'exemple de Mille. Livré à la justice, une sentence du 22 mars le condamna à être rompu vif et à rester exposé sur la roue, la face tournée vers le ciel, tant qu'il plairait à Dieu de lui conserver la vie. Des parents et des amis du comte intercédèrent auprès du Régent pour obtenir la grâce du coupable. Dans le conseil, quelques membres dont l'orgueil s'indignait de voir un gentilhomme subir un supplice infamant, et qui croyaient se rendre agréables au Régent en l'invitant à pardonner à un de ses proches, opinèrent pour la clémence. D'Argenson, Law et Dubois furent inflexibles ; les deux premiers parce qu'ils jugeaient l'exemple nécessaire à la sécurité des agioteurs ; l'abbé, le plus humain des hommes et qui n'avait rien à démêler avec le système, parce que la justice était intéressée à un châtiment éclatant. Le Régent montra une grande force de caractère en cette circonstance. Pressé par la famille du comte de Horn d'accorder un pardon, par ce motif que la honte du supplice rejaillirait sur les parents du coupable, il répondit avec autant de noblesse que de fermeté : Pour moi, je ne le crains point ; mais quand il serait vrai, je ne saurais détourner un malheur par une injustice. Le comte de Horn et de Mille furent rompus vifs en place de Grève, le 26 mars, et après une heure d'exposition sur la roue, étranglés en vertu d'une délibération du conseil : ce fut la seule grâce que le Régent accorda. La consternation que cet attentat avait répandue parmi les agioteurs, servit les desseins de Law. Une ordonnance royale, dont la date rappelle le crime de Horn (22 mars) rendue publique quelques jours après, portait défense de s'assembler rue Quincampoix, et instituait à la Banque, un bureau spécial pour la conversion des actions de la Compagnie des Indes en billets de Banque et vice versa. Afin d'amener le public à ses vues, qui étaient de s'emparer de toutes les négociations. Law s'attachait dans cette ordonnance, à déprécier l'office des courtiers. Le roi, disait-il, informé qu'un grand nombre de domestiques et d'artisans ont abandonné leurs maîtres et leurs professions, soit pour négocier eux-mêmes, soit pour servir de courtiers à d'autres personnes, leur fait défense de s'assembler rue Quincampoix. En fermant le marché aux actions, on paralysait l'agiotage qui faisait l'activité de ce commerce ; mais le public n'était nullement disposé à laisser tomber le jeu. Chassé de la rue Quincampoix, il se réfugia à la place Vendôme, et y continua les opérations au milieu des divertissements de toutes sortes, de la musique et des exercices des bateleurs. Une nouvelle ordonnance étendit les premières défenses, et prohiba de s'assembler en aucun lieu ni quartier, et de tenir bureau pour les négociations du papier. Une disposition exceptait les agents de change, dont le nombre était insuffisant pour la masse des transactions. Cette nouvelle prohibition n'eut pas plus d'effet que la précédente ; Law, convaincu de l'impuissance des ordonnances, prit le parti de tolérer les assemblées qu'il ne pouvait empêcher. Cependant comme le chancelier dont l'hôtel était situé sur la place Vendôme, se plaignait du tumulte, on dut transférer le marché ailleurs. Le prince de Carignan offrit de l'établir dans les beaux jardins de son hôtel de Soissons[2], et en obtint la permission. Il fit construire un grand nombre de petites baraques qu'il loua à des spéculateurs, chacune au prix de cinq cents livres par mois, et retira d'immenses bénéfices de ce privilège. Le Pr août, le commerce du papier s'installa à l'hôtel de Soissons. Au point où tant de secousses violentes avaient poussé le système, l'habileté la plus consommée n'aurait pu le préserver de sa ruine. Law s'était perdu dans l'opinion publique par ses mesures arbitraires ; Le Régent lui-même commençait à n'avoir plus une foi aussi robuste dans les conceptions du contrôleur général et écoutait les avis qui lui étaient contraires. Quelque animé que fût l'abbé Dubois contre l'homme qui avait si imprudemment bouleversé toutes les fortunes, et compromis par son imprévoyance l'autorité du Régent, il ne lui semblait plus possible d'arracher Law à ses fonctions, il croyait nécessaire de le laisser tomber avec le système. Il entrevoyait avec inquiétude les conséquences funestes des chimères qu'il avait combattues et en redoutait les résultats pour la tranquillité publique. Les détenteurs d'actions qui les avaient achetées aux prix les plus élevés ne pouvant plus les vendre, à cause des en - traves de toute nature apportées à la liber té des négociations, commençaient déjà à murmurer. Tout faisait prévoir les pertes énormes qu'ils auraient à subir à la chute du papier. Dubois fut un de ceux qui remontrèrent avec force au Régent, la nécessité de sauver aux dépens de la Banque, les actionnaires imprudents, et lui en offrit les moyens : il s'agissait de soutenir le cours des actions et de forcer la compagnie elle-même à les racheter à dix mille livres. Par ce moyen on retirait de la circulation un grand nombre de titres, et, pour le surplus, en ralentissant la baisse on pouvait arriver à répartir les pertes, de façon à diminuer les chances mauvaises d'une liquidation, qui, sans cette précaution, devait infailliblement aboutir à un désastre général. Law se récria contre cette mesure, fit entendre les plaintes les plus vives dans l'intérêt de la compagnie, et ne put arrêter le coup qu'il redoutait. Le Régent lui ôta, au mois de mai 1720, le contrôle des finances et lui laissa seulement la direction de la Banque. Déjà ses fautes l'avaient rendu tellement impopulaire qu'il n'osait plus se montrer en public. Dubois et ceux qui, dans le conseil, avaient espéré qu'ils pourraient modérer la chute du système et en atténuer les effets ne tardèrent pas à être déçus. Afin de mettre la Banque en état de faire des rachats, il fallut l'autoriser à créer de nouveaux billets. Cette ressource fut bientôt épuisée, et la Banque allait se trouver dans l'impossibilité de racheter, si l'on ne mettait un frein aux réalisations. Or, suspendre les rachats, c'était arrêter court le système. Law crut se tirer d'embarras en faisant rendre (21 mai) par le conseil, un arrêt qui réduisit de moitié la valeur des actions et des billets de la Banque. Il y eut un soulèvement général contre cette spoliation. A la vérité, les espèces étaient réduites dans la même proportion ; mais personne ne fut dupe de cette manœuvre. On devinait qu'après avoir racheté les actions, il serait facile à la Banque, en opérant alternativement sur les monnaies et les billets, comme elle l'avait fait jusque-là, de ramener ceux-ci à leur valeur primitive. Chacun pressentait que l'application de l'arrêt introduirait d'effroyables désordres, et tremblait pour sa fortune. Le Parlement, de son côté, pensa qu'il était de son devoir de sortir de la réserve dans laquelle il se tenait depuis quelque temps. Le mal était trop grave pour qu'il restât indifférent à l'émotion populaire. Il s'apprêtait à dresser des remontrances, lorsque la Régence effrayée de l'exaspération, révoqua, le 27 mai, l'arrêt malheureux qu'elle n'aurait pas dû publier : satisfaction tardive, qui ne pouvait remédier à la défiance inspirée au public. A partir de ce moment le système fut perdu sans retour. On vit se succéder à de très-courts intervalles, les ordonnances et les arrêts les plus contradictoires. Chaque jour les dispositions de la veille étaient remplacées par d'autres qui devaient être abrogées le lendemain. Au milieu de cette confusion, la détresse des citoyens était à son comble. Law, en butte à l'animadversion publique, vit se ranimer avec plus d'énergie l'esprit hostile du Parlement. Dans cette situation critique, il s'avisa de demander au Régent le rappel de d'Aguesseau ; il espérait restituer la confiance au public en rendant les Sceaux à l'ancien chancelier. D'Argenson était accusé par la voix publique d'avoir trempé dans les trafics du système, au mépris des devoirs de sa charge. Haï déjà du peuple, pour la dureté de son caractère, il s'en était fait mépriser par son avidité. Le Régent se laissa persuader facilement qu'il plairait à la multitude en sacrifiant un ministre impopulaire. Dubois fut chargé d'aller prendre les Sceaux chez d'Argenson, et Law courut les offrir à d'Aguesseau, dans la retraite ou celui-ci s'était renfermé depuis sa disgrâce. D'Aguesseau rentra au ministère au commencement de juin. Le peuple accueillit son retour avec des transports de joie ; il semblait que sa présence devait conjurer tous les périls, et que l'ordre allait régner dans l'État, sous la protection de la justice. Le Parlement que l'on avait cru caresser par cette nomination, sut mauvais gré à d'Aguesseau de s'être commis clans une cause désespérée. Il rejeta la transaction dont l'élévation du nouveau chancelier devait être le gage, et continua de refuser l'enregistre-meut des arrêts du conseil, dont on voulait étayer le système. Dans un moment où la Régence était occupée à sauver du naufrage le plus qu'elle pouvait de la fortune des citoyens, cette lutte systématique était inopportune et dangereuse. Law engagea le Régent à sévir contre les parlementaires. Accoutumé à corrompre ceux qu'il voulait se rendre favorables, il aurait volontiers employé les moyens de séduction pour réduire le Parlement, mais il n'était pas aisé de gagner une compagnie nombreuse, composée d'hommes indépendants, pour la plupart, du côté de la fortune. Pour rendre la corruption plus facile, il eut la hardiesse de proposer le remboursement des charges du Parlement, où tout au moins de diminuer le nombre des titulaires par des évictions. Dubois traversa ce projet. On a vu qu'il n'était pas tendre envers le Parlement, dont il ne pouvait supporter les airs arrogants et les façons souveraines ; néanmoins en cette circonstance, il eut la sagesse de résister à ses entraînements et à ses idées, car lui-même avait eu dans un autre temps, la pensée de racheter les charges de magistrature. Il sentit qu'amoindrir cette compagnie, au moment ou les embarras des finances lui faisaient un parti de tous ceux qui haïssaient Law, c'était aggraver une situation déjà pleine de périls. Le Parlement flatté de l'assentiment populaire, aigri par l'état d'infériorité dans lequel il était tenu n'en fut que plus porté à la sédition. Croyant le gouvernement trop affaibli pour oser entreprendre contre lui, il se montra plus rétif et se posa fièrement en censeur de l'autorité. Il n'était que trop vrai ; la Régence sentait toute sa faiblesse et le témoignait par sa conduite vacillante. Contrainte de défaire ses actes et de composer avec l'opinion publique, elle avait dû, après la retraite de Law, révoquer les arrêts du conseil qui avaient indisposé le peuple. Le 1er juin, on rendit aux particuliers la faculté de posséder en espèces toutes les sommes qu'il leur plairait ; concession illusoire, car le numéraire avait à peu près disparu. Par suite de la législation qui avait tourmenté les espèces, les monnaies étaient passées à l'étranger ; le 20 juin, une ordonnance Royale enjoignit de faire rentrer en France les fonds qui en étaient sortis. Mais elle n'eut aucun effet et n'en pouvait avoir : des décrets n'atteignent pas des absents. La rareté du numéraire faisait éprouver au commerce une gène fort grande, les échanges mêmes les plus nécessaires étaient arrêtées ; la Banque reçut l'ordre de rembourser les billets de dix livres ; et bientôt elle ne put suffire au grand nombre des remboursements. Le public accourut en foule pour échanger les billets ; ce fut un véritable tumulte : deux hommes sont étouffés dans la presse ; le peuple en fureur, porte au Palais-Royal les deux cadavres, en proférant des malédictions contre Law. Depuis quelques jours des avis secrets avaient révélé au Régent des projets contre sa personne. Il était prévenu qu'on devait tenter de mettre le feu à sa demeure ; son intrépidité lui fit mépriser le danger, et il dédaigna toute précaution. Calme malgré les alarmes qu'il voyait autour de lui, il se montra aussi libre d'esprit, aussi insouciant en présence de la populace ameutée, qu'il l'aurait été sur un champ de bataille. Il fit ouvrir la porte du palais, se présenta sur le balcon à la multitude, et désarma la fureur populaire par sa contenance. En ce moment le carrosse de Law attendait dans la cour du palais ; le peuple s'empara de la voiture, la mit en pièces et se retira, laissant au palais les cadavres qu'il avait apportés. Le Régent les fit enterrer sans bruit. Ainsi se termina cette agitation dont les conséquences auraient pu être fatales à l'ordre. Pour prévenir le retour des scènes tumultueuses, une ordonnance Royale du 17 juillet suspendit le payement des billets dans les bureaux de la Banque, confia le soin de faire ces payements aux commissaires des quartiers, et porta des défenses sévères contre les attroupements. Le Parlement eut l'imprudence de triompher de la démonstration populaire qui avait eu lieu contre Law[3]. A défaut de remontrances bruyantes qu'il n'osait plus se permettre, il s'abandonnait en particulier à une opposition mesquine, tracassière. S'il ressentait les malheurs publics, il était encore plus touché de la perte de son influence, et cherchait à la recouvrer, en attirant le peuple à son parti. Le dépit l'excitait à l'opposition. Emporté par sa légèreté, distrait par ses plaisirs, le Régent ne s'occupait guère des intrigues du Parlement, persuadé qu'il n'avait ni assez de crédit ni assez d'audace pour se mettre à la tète d'une révolte. Au contraire, Dubois plus défiant et qui savait que dans les mouvements séditieux, le peuple est porté à prendre pour chefs ceux qui s'agitent le plus, conseillait de s'assurer la neutralité du Parlement en l'envoyant en exil. L'exemple de Mazarin l'avertissait du danger. Il se souvenait des commencements de la Fronde et voyait dans ces événements les signes des plus grandes calamités publiques. Mazarin avait commis la faute de paraître craindre le Parlement. Lorsqu'en 1648, il fit remise de la Paulette[4], le ministre avait cru capter ses bonnes grâces, en le traitant plus favorablement que les autres cours supérieures ; il le rendit plus vain de ses prérogatives et enhardit seps entreprises contre l'autorité royale. Si Mazarin n'avait pas montré cette faiblesse vis-à-vis du Parlement, il aurait pu faire enlever, comme il le fit le 26 août 1648, quelques meneurs de cette compagnie, peut-être même la compagnie tout entière, sans que le peuple s'en émût. Mais en attaquant le Parlement qu'il avait flatté et fortifié, en tolérant ses prétentions, il devait infailliblement soulever la multitude qui regardait les parlementaires comme les pères de la patrie : ce fut la cause de la sanglante journée des barricades. Dubois n'était pas d'avis de commettre l'autorité du Régent dans les mêmes aventures. Si le Parlement n'avait plus dans son sein des hommes d'un grand caractère, capables de commander la confiance du peuple, un préjugé populaire et le souvenir de ses, anciennes luttes le désignaient aux mécontents comme leur chef. L'abbé sentait que les révoltés pouvaient tirer une grande force morale de l'appui de la première magistrature du royaume. Il insista sur la nécessité d'éloigner le Parlement, et détermina le Régent à sortir de son indifférence à l'égard de ce corps. Le 20 juillet, des lettres de cachet furent expédiées à tous les membres de la cour, pour leur signifier l'ordre de se rendre à Pontoise. L'exécution de cet ordre fut conduite avec toute la vigueur nécessaire, pour éviter que le Parlement ne se réunit et n'essayât de résister. Des détachements de gardes-françaises et suisses s'emparèrent des portes du palais ; en même temps des mousquetaires envahissaient les chambres, s'établissaient sur les sièges vacants, et par cette occupation empêchaient la réunion de la cour. Ce déploiement de forces avertit les magistrats qu'ils devaient se résigner au silence. Le Parlement se laissa exiler sans qu'un seul de ses membres retrouvât en lui ce courage civil dont le président Matthieu Molé avait fait preuve, lorsqu'il répondit au Roi qui le menaçait de l'envoyer à Montargis : Je suis président du Parlement de Paris, non du Parlement de Montargis. Dubois ne doutait pas que l'exil ne rendit la Cour plus maniable. Il supposait bien que dans l'espoir d'être rétablie à Paris, elle finirait par devenir plus accommodante. La constance qu'elle montra dans les premiers temps, en refusant au mois d'août, ainsi qu'on l'a vu, l'enregistrement de la bulle, et ensuite de divers édits de finances, ne se soutint pas. Ces hommes habitués aux distractions de la capitale, à toutes les commodités de la vie, regrettèrent bientôt les jouissances que Paris seul pouvait leur offrir. Sous l'influence de ces regrets, les parlementaires se sentirent mollir ; après cinq mois d'épreuve, leur obstination céda aux volontés de la Régence, et l'enregistrement de la déclaration relative à la bulle, précédemment refusé, fut accordé en vertu des ordres du Roi. Cet acte de soumission valut au Parlement sa grâce ; le 16 décembre, il fut rappelé à Paris. En l'absence du Parlement, la chute du système avait été consommée. Le cours des papiers avait fléchi presque sans gradation, et il s'ensuivit la ruine complète des détenteurs de ces valeurs. Les actions de la Compagnie des Indes étaient tombées de 18.000 livres à 2.000. Les actions, les fortunes engagées dans le commerce furent renversées, et des gens qui nageaient dans l'opulence furent subitement plongés dans la misère. Dans ce revirement de fortune, Law précipité du faite de la grandeur devint l'objet de l'exécration publique et se vit réduit à trembler pour ses jours. Le peuple, dont il avait été l'idole, le poursuivit de ses colères. Destitué de la direction de la Banque, qui fut confiée au duc d'Antin ; dépouillé de ses immenses richesses ; ses revers ne purent désarmer ses ennemis. Le Régent ne l'abandonna pas dans le malheur, et lui donna asile au Palais-Royal. Law resta caché quelque temps dans cette retraite et quitta Paris le 14 décembre 1720, pour se rendre à sa terre de Guérande, dans la Brie. Quelques jours après, ayant appris le retour à Paris du Parlement, dont il redoutait l'animosité, il prit le parti de sortir du royaume et se retira plus tard à Venise, où il vécut des chances du jeu et des libéralités que lui faisaient quelques seigneurs enrichis par le système. Telle était la vivacité du ressentiment public, que la disgrâce et les malheurs de Law furent reçus comme une consolation[5]. Ainsi finit ce vertige qui avait fait tourner toutes les tètes. On aurait portant une fausse idée du génie et du système de Law, si l'on jugeait l'un par ses erreurs, l'autre par ses abus. Il ne manqua peut-être à la réussite de cette immense combinaison, qu'une force de caractère assez grande, qui eût rendu Law indépendant des influences auxquelles était soumise la marche du système. Il y eut de vraiment judicieux, de véritablement utile dans la gigantesque entreprise de l'Écossais, l'institution de la Banque générale, et la compagnie des Indes, qui subsistèrent après la ruine des actionnaires. Tout le reste ne fut qu'un leurre. Law avait certainement des idées trop justes sur le mécanisme des finances, pour ignorer que le vaste monopole qu'il voulait établir, loin de répandre le commerce, le restreindrait, et qu'il ne pouvait supprimer la concurrence commerciale sans étouffer les industries. Il n'ignorait pas non plus, que l'émission illimitée du papier, produirait nécessairement le discrédit de cette monnaie ; mais il fut contraint de multiplier les billets, afin de procurer au gouvernement des fonds pour liquider les dettes de l'Etat ; d'augmenter les privilèges de la Banque pour accroître la faveur des billets et donner au jeu des actions une plus grande impulsion. La faute de Law consista à rechercher l'avantage de l'Etat aux dépens des particuliers, et l'intérêt de quelques riches actionnaires au détriment du plus grand nombre. S'il avait pu borner son entreprise à son objet pratique, nul doute qu'il n'eût rendu un véritable service au royaume ; il eût mérité peut-être un jour de partager les honneurs et la gloire de Colbert. Il voulut trop embrasser ; ce fut une faute. Voyant la fortune sourire à ses desseins, il crut qu'il pouvait tout oser. Cet excès de présomption le perdit, en l'aveuglant sur l'injustice et le danger des fausses mesures, au moyen desquelles il chercha à fortifier son système. Le bouleversement des fortunes ouvrit un abîme sous les pieds du Régent. Il fallait ou déclarer la banqueroute, et l'on réduisait à la misère d'innombrables victimes ; ou porter résolument la cognée dans cette forêt d'abus, et sacrifier une foule d'intérêts pour sauver une faible partie des fortunes compromises : dans ce cas, la Régence restait encore exposée aux plaintes et aux murmures. Ce dernier parti, le plus juste, le plus humain offrait d'inextricables difficultés dans l'exécution. Pour en faciliter l'application, on imagina la formalité du visa, espèce de contrôle public qui assujettit tous les porteurs de papiers royaux et d'effets de la compagnie, à venir déclarer devant une commission l'origine de leur possession. Les détenteurs furent tenus de prouver que l'acquisition des titres qu'ils possédaient avait été faite du prix d'héritages vendus, ou sur l'acquittement de contrats de créances authentiques. L'objet de cette sorte d'inquisition, était d'annuler tous les titres qui n'auraient pas été un remplacement d'immeubles vendus, ou de contrats certains, et en même temps, de réformer l'énorme quantité de papier falsifié qui était en circulation. De cette vérification résulta une réduction de papier. La masse des effets de toute nature, qui s'élevait à environ huit milliards de livres à la fin du système, sans compter les effets falsifiés, se trouva réduite à deux cents millions après l'opération du visa. Quelque arbitraire que pût parera cette forme de spoliation, comme elle reposait au fond sur une intention honnête, elle fut reçue avec assez de modération. Si l'on pouvait plaindre des citoyens qui, sur la foi de promesses trompeuses, avaient aliéné leur patrimoine pour se procurer du papier, il était difficile de s'intéresser à des joueurs qui ne perdaient que les produits du jeu. Il y avait une inconséquence réelle et une injustice à imposer les pertes de l'agiotage exclusivement sur une classe de joueurs, pendant que des enrichis du système jouissaient paisiblement du fruit de leurs spéculations. Dubois vit un bénéfice pour l'Etat et une satisfaction pour les victimes du visa à faire rendre gorge à ceux qui avaient notoirement bénéficié des opérations de l'agiotage. Il les fit comprendre dans un rôle de capitation extraordinaire, proportionnellement aux gains qu'ils déclarèrent. Le montant de cette contribution forcée s'éleva à près de deux cent millions de livres. Lorsqu'on songe que cette taxe frappa principalement sur des princes, des grands seigneurs et des particuliers devenus considérables par leurs richesses, on est tenté d'oublier ce qu'elle eut de violent, d'excessif, et d'applaudir à l'énergie du ministre qui, sans craindre de s'exposer au ressentiment d'hommes puissants, n'hésitait pas à les signaler comme des publicains avides, et à venger, en quelque sorte, la morale par un exemple. |
[1] Comme toutes les lois somptuaires, celles-ci furent éludées sans peine. Le duc de la Force, pair de France, un des actionnaires les plus considérables et les plus heureux de la Banque, réalisa ses profits d'une façon très-ingénieuse : il fit d'immenses achats d'épiceries et autres denrées, qu'il accumula dans de vastes magasins. Il eut à soutenir à ce sujet un procès fameux. dans lequel on brocha beaucoup de mémoires. Cette procédure originale est une des singularités de ce temps-là.
[2] L'hôtel de Soissons et ses jardins étaient situés sur l'emplacement occupé aujourd'hui par la halle au blé. Ils étaient bornés par les rues des Deux-Enns, de Grenelle, Saint-Honoré et du Four, où était l'entrée principale. Ils avaient appartenu sous le nom de l'Hôtel de la Reine à Catherine de Médicis qui y résida jusqu'à sa mort et passèrent ensuite à Charles de Bourbon, lits du prince de Condé. L'hôtel agrandi et réparé reçut le nom de Soissons qu'il conserva jusqu'en 1763, époque où fut commencée la construction de la Halle au blé. Il n'est resté des anciens bâtiments que la belle colonne dorique qui servait d'observatoire à Catherine de Médicis.
[3] Après les excès commis au Palais-Royal, le premier président de Mesmes, témoin de l'attentat, courut en informer la cour du parlement en un distique ridicule ; il s'écria en entrant dans la grande salle :
Messieurs, Messieurs, bonne nouvelle !
Le carosse de Law est réduit en cannelle.
Et le Parlement accueillit par des applaudissements indécents cette plaisanterie de mauvais goût.
[4] Droit annuel frappé sur les charges de judicature au temps d'Henri IV et dont l'inventeur fut un certain chevalier Paulet. Au moyen de cette redevance, les offices qui, depuis Louis XII, étaient transmissibles à titre vénal, devinrent héréditaires. Le roi se dépouilla du droit de vendre les charges qui n'étaient pas aliénées à la mort des titulaires. Mazarin abolit cette taxe qu'il compensa par une retenue de quelques années de gages sur les membres des cours supérieures. Par une faveur particulière, il exempta le parlement de cette retenue.
[5] Law mourut en 1729.