Continuation des négociations de Dubois pour le Traité. — Nouveaux incidents. — Signature du traité de la triple alliance (4 janvier 1717). — Honneurs rendus à Dubois à La Haye. — Son retour à Paris. — Dubois est nommé au Conseil des affaires étrangères et reçoit une charge de secrétaire du Roi.L'abbé Dubois n'était pas au bout des efforts que devait lui coûter cette paix si chère à tout le monde. Il partit de Hanovre comblé d'attentions et honoré des marques d'une distinction bien flatteuse. Le Roi Georges fit au modeste abbé, devenu plénipotentiaire par une grâce de son maître, l'honneur de l'inviter à sa table, et de le faire dîner avec la Reine de Prusse, sa fille. Dubois arriva à La Haye vers la fin d'octobre ; de nouveaux retards lui rendirent les soucis dont il s'était cru débarrassé par la signature de la convention spéciale. Les ministres d'Angleterre en Hollande n'étaient pas munis de pouvoirs pour conclure avec la France sans les États. Ce contre-temps, que l'abbé n'avait pu prévoir, le jeta dans une perplexité extrême. Il appréhendait que la conclusion étant ajournée, le Parlement anglais n'eût le temps de s'assembler, et que les ennemis de la France ne profitassent de ces délais pour attaquer et faire rompre les conventions. D'un autre côté, le ministre de l'Empereur à La Haye se donnait beaucoup de mouvements près des États, et cherchait à leur imposer à la faveur du prestige que son maître venait d'acquérir par ses victoires récentes sur les Turcs. L'abbé écrivit au Régent pour l'informer de ses mécomptes et de ses craintes. Le maréchal d'Uxelles ne manqua pas de voir dans ces retours l'effet d'une imprévoyante légèreté, et inspira au Régent de l'humeur contre le plénipotentiaire. Le duc d'Orléans, par les conseils du maréchal, fit expédier à Dubois des ordres inconsidérés, et qui contrariaient la marche de la négociation ; le tout était accompagné d'une critique et de reproches mal justifiés. Sans être aveuglé en faveur de lui-même, l'abbé estimait trop peu les lumières des conseillers du Régent pour accepter d'eux une direction dans une négociation dont ils n'appréciaient même pas les difficultés. Il écrivit au marquis de Nocé, un des confidents du duc d'Orléans, pour se plaindre de la facilité de Son Altesse Royale à écouter des avis peu sûrs. Dans le temps, Monsieur, écrivait Dubois, où tout ce que l'on a pu désirer tourne entre mes mains au delà de toute espérance, on m'écrit des lettres désobligeantes, où l'on me reproche, sans rime ni raison, des variations, et sans savoir l'état présent des choses. Sur d'anciennes idées et de vieux lieux communs, on m'envoie des lettres qui dérangent tout mon système et qui me font enrager, et Son Altesse Royale a la facilité de souscrire à tout cela ! ce qui m'oblige de lui écrire pour la supplier de révoquer ses ordres ou de me révoquer moi-même. Les ordres auxquels l'abbé répondait avec cette fierté prescrivaient de ne rien conclure avec l'Angleterre séparément, et d'attendre l'adhésion de la Hollande. On désirait, en effet, subordonner le départ du prétendant à la signature de cette dernière puissance : faute énorme, qui pouvait exposer à perdre, le bénéfice des conventions arrêtées ; préoccupation singulière, qui dénotait combien peu les conseillers du Régent se doutaient du prix de l'alliance avec l'Angleterre, et leur erreur par rapport à l'importance des États-Généraux. Cependant, le 30 octobre, Dubois reçut du Régent une lettre qui l'autorisait à signer en particulier avec l'Angleterre. Mais au même moment, Stanhope réclamait avec instance un délai de huit jours avant la signature du Traité, parce qu'il désirait ne pas donner aux États l'idée que l'on essayait de finir sans eux ; de plus, c'était l'avis du Conseil d'Angleterre que l'on devait terminer simultanément avec les États. Le Régent et Georges semblaient ignorer toutes les difficultés que devaient présenter les négociations avec les Hollandais. Dès son arrivée à La Haye, l'abbé avait fait remettre aux États une copie de la convention spéciale signée à Hanovre. Les articles de cette convention semblèrent aux États devoir être examinés avec une attention minutieuse, à cause des ménagements qu'ils croyaient utile de prendre à l'égard de l'Empereur devenu puissant. Dubois parvint à éclairer et à gagner le grand pensionnaire Hensius ; il devait se flatter d'avoir rendu facile par cette adhésion l'acquiescement des députés des provinces ; mais il n'en fut pas plus avancé. Il lui fallut négocier avec chaque province en particulier pour obtenir son suffrage, et il rencontra dans ces négociations privées, des difficultés toujours embarrassantes, qui l'obligeaient à prendre continuellement des ordres nouveaux du Régent, La conclusion même avec l'Angleterre se faisait attendre d'une façon désespérante. Cependant les pleins pouvoirs du ministre d'Angleterre arrivèrent ; ces pouvoirs étaient limités à un Traité avec la France, tandis qu'il s'agissait de traiter conjointement avec la Hollande. La signature fut encore différée. Dubois commença à craindre que ces lenteurs ne fussent le calcul d'une intrigue du gouvernement anglais, et en informa le Régent. Il s'en plaignit également à lord Stanhope, et lui remontra que ces retardements montraient peu d'empressement de la part de l'Angleterre, dans une affaire où le Régent n'avait rien négligé pour donner au Roi Georges des marques du zèle qui le portait à s'assurer de son amitié[1]. Stanhope ne pouvait inspirer de confiance au négociateur français, que dans ses propres sentiments touchant les intentions du Roi, et n'avait aucun moyen de répondre des secrètes influences du conseil des ministres ni des dispositions du Parlement. Des pouvoirs plus complets furent expédiés du cabinet de Londres On s'aperçut, à l'examen, que ces pouvoirs étaient informes : la signature du régent d'Angleterre, chargé du gouvernement en l'absence du Roi, y était omise. Quelque grave que fût cette omission, Dubois, dans son ardeur à conclure, offrit au ministre anglais de signer le Traité, sous une déclaration de ce ministre garantissant la validité des pouvoirs ; il ne put obtenir cette reconnaissance. Il fallut alors recourir aux avis du Régent de France et du Roi Georges, pour savoir si l'on admettrait les pouvoirs dans leur forme présente. La réponse fut affirmative. Tout conspirait contre l'impatience du ministre de France. Dans le préambule de la convention, Sa Majesté Britannique prenait le titre de Roi de France, ainsi que la Reine Anne avait pris dans le Traité d'Utrecht le titre de Reine de France. Dubois ne manqua pas de faire observer l'inconséquence d'une qualification blessante dans un acte destiné à cimenter l'amitié des deux Rois, des deux peuples, surtout lorsque cette qualification, contraire à l'usage ancien, n'avait été admise qu'exceptionnellement dans le traité d'Utrecht. Mais le ministre d'Angleterre, tout en reconnaissant combien était vaine la qualité donnée à son maître, n'en persista pas moins à la maintenir, déclarant que le Traité encourrait les plus vives censures du Parlement, par le fait de cette seule omission. Enfin, le 28 novembre, la convention préliminaire entre la France et l'Angleterre fut signée. Dubois s'occupa tout entier, dés ce jour, de terminer avec la Hollande. Il se trouva alors en face d'obstacles qui auraient lassé le négociateur le plus patient et le plus modéré. L'ambassadeur de l'Empire pesait sur les États-Généraux, et s'efforçait de les détourner de l'alliance française. Il y avait une lutte d'émulation entre ce ministre et le plénipotentiaire de France ; l'avantage passait alternativement de l'un à l'autre. Un moment, le ministre de l'Empereur se crut si bien le maître du terrain qu'il ne balança pas à écrire à la cour de Vienne qu'il répondait du succès de ses efforts. Les variations des États appelaient une fin ; il n'était pas de la dignité de la France de souffrir les temporisations de la petite République hollandaise sur des propositions présentées par le Régent. Le maréchal d'Uxelles rappela au plénipotentiaire du Roi à La Haye les obligations que lui imposait la dignité méconnue de la France, et le chargea de demander nettement aux États un terme à leur longue incertitude, lui ordonnant de l'informer du résultat de sa démarche, afin que le Régent fût en mesure de prendre les résolutions qui conviendraient. La fermeté du cabinet de Paris produisit son effet ; il était clair que les Provinces-Unies, sentant toute leur faiblesse, obéiraient au premier qui prendrait un ton tranchant. Les États se réunirent le 27 décembre. L'assemblée, après avoir délibéré sur la communication de l'ambassadeur de France, fit déclarer que le Traité serait signé le 31 du même mois, ou pour dernier délai, le é janvier, s'excusant sur la nécessité pour les États de faire autoriser un cinquième député à signer avec les quatre députés d'abord chargés de la signature. Cette mesure était jugée nécessaire pour empêcher le mécontentement de quelques provinces. Le lundi, janvier 1717, les signatures furent échangées à La Haye entre la France, l'Angleterre et la Hollande. Le Traité, renfermé en sept articles et un article séparé, stipulait une alliance défensive. Les quatre conditions contenues dans la convention préliminaire y étaient comprises sans autres changements que ceux qui avaient été indiqués pour Mardick. Les sixième et septième articles réglaient les secours que les alliés se devaient mutuellement dans les troubles où chacun d'eux pourrait se trouver engagé au dedans ou au dehors. Quant à l'article séparé, qui s'appliquait exclusivement à la France et aux États-Généraux, il restreignait les garanties et les secours réciproques de ces deux puissances à leurs seules possessions d'Europe. L'abbé Dubois, dans la joie d'un succès qui lui avait
coûté tant de fatigues et d'inquiétudes, se hâta d'annoncer au Régent le
Traité de triple alliance. Il lui en donna la nouvelle dans le billet
suivant, qui suggère beaucoup de réflexions, sous sa forme laconique : J'ai signé à minuit ; vous voilà hors de pages, et moi
hors de peur. La conclusion du Traité fut suivie de grandes réjouissances à La Haye. Les ministres qui avaient concouru aux négociations, ainsi que les États, célébrèrent l'événement par des fêtes et s'accordèrent à faire à l'abbé Dubois les honneurs de l'alliance. Ceux qui ont lu la volumineuse correspondance de l'abbé, peuvent dire si cette opinion était méritée. A chaque page, dans ces dépêches, on découvre un génie doué d'une rare perspicacité, aussi prompt à résoudre les difficultés qu'à les comprendre, rempli de ressources, patient malgré sa vivacité naturelle, et au milieu des saillies d'un esprit ardent non moins difficile à pénétrer qu'habile à pénétrer les autres. Tel se montra Dubois, dans le cours de ces négociations, qui consumèrent ses forces et sa santé, sans amoindrir un seul instant l'activité ni la netteté de sa vive intelligence. Le Régent ne voulut pas tarder à témoigner à son ambassadeur la haute satisfaction qu'il avait de ses services. Il lui marqua, par un billet de sa main, la joie qu'il éprouvait d'une réussite où ses talents avaient eu tant de part, et le remercia de son zèle en des termes qui traduisaient sa gratitude et son affection. Le duc d'Orléans engageait l'abbé à revenir promptement, pour se reposer de ses fatigues ; mais Dubois séjourna encore quelque temps à La Haye. Il sut se rencontrer sur le chemin du Roi Georges à Utrecht, au retour de ce prince en Angleterre, et fut honoré par lui d'une bienveillance toute particulière. Dès que le Régent eut reçu le traité de La Haye, il prit ses mesures pour exécuter la clause relative au chevalier de Saint-Georges, alors retiré à Avignon. Les ménagements qu'il mit dans l'accomplissement d'une rigueur nécessaire, qui coûtait à sa générosité, en adoucirent beau coup la sévérité pour le Prétendant. Le chevalier de Saint-Georges eût tout le temps de disposer sa sortie du royaume. Vers le milieu de février, il quitta la France, et traversa les Alpes. La clause suspensive de l'alliance étant ainsi accomplie, le duc d'Orléans signa sans retard le Traité, et le fit tenir à La Haye, où les ratifications furent définitivement échangées le 25 février 1717. Dubois avait quitté La Haye le 3 février. Les États-Généraux manifestèrent, à cette occasion, la grande idée qu'ils avaient de ses mérites, et lui décernèrent une distinction particulière. Par ordre de l'assemblée, le yacht des États fut mis à la disposition de l'ambassadeur pour retourner en France. Dubois s'embarqua au son des fanfares, au bruit de l'artillerie, et prit terre à Mardick avec les mêmes honneurs. Ces témoignages flatteurs, qui élevaient si haut les talents et les services de l'abbé devaient nécessairement irriter la haine des ennemis qu'il avait à Paris. A peine de retour, il fut nommé au Conseil des Affaires-Étrangères pour prix de ses services. Le 26 mars 1717, il reçut du Roi ses lettres de conseiller ; elles portaient : Monsieur l'abbé Dubois, la confiance que j'ai en votre capacité et expérience au fait des affaires étrangères et en votre fidélité et affection à mon service, me portent à vous employer. Je vous écris cette lettre pour vous dire que je vous ai choisi pour remplir une des places de conseiller dans mon Conseil des Affaires-Étrangères ; voulant que vous y soyez dorénavant admis, pour y avoir une voix délibérative, et ce, pendant le temps qu'il me plaira, me persuadant que vous vous en acquitterez à ma satisfaction, et au bien de mon service. Sur ce, je prie Dieu, etc. (Signé) LOUIS. Le 2 avril suivant, le Régent délivra à Dubois l'ordre de se trouver au Conseil, par la lettre suivante : J'ai envoyé à M. l'archevêque de Cambrai, le comte de Chiverny[2] et le marquis de Canillac des brevets d'expectative pour le titre et la place de conseiller d'État ; ainsi, je compte, Monsieur l'abbé, que vous irez incessamment remplir la vôtre, suivant la lettre du Roi qui vous a été délivrée par mon ordre. (Signé) Philippe D'ORLÉANS. Par une grâce nouvelle, le Régent donna à Dubois, le 11 d'avril suivant, la charge de secrétaire du cabinet du Roi, vacante par la mort de M. de Caillières[3]. Il y avait sur cette place un brevet de retenue de 60,000 livres, en faveur de l'ancien titulaire ; le prince voulut l'acquitter de ses fonds, et accorda à l'abbé une retenue de la même somme[4]. |
[1] Il est important de se souvenir que le Régent était cousin germain du Roi d'Angleterre, par Madame la Palatine, sa mère, qui était sœur de la princesse Sophie de Brunswick, mère de Georges. Si l'on perdait de vue cette parenté, on s'exposerait à interpréter mal quelquefois la facilité et l'abandon que le duc d'Orléans apporta à l'égard d'un prince qui tenait à lui par des liens très-proches.
[2] Chiverny, gouverneur du duc de Chartres, fils du Régent.
[3] François de Caillières, négociateur habile ; il fut chargé par Louis XIV de négocier la paix générale, et fut l'un des plénipotentiaires qui signèrent le traité de Ryswick en 1697.
[4] Saint-Simon définit cet emploi avec sa malignité habituelle. Avoir la plume, dit le duc, c'est être faussaire public, et faire par charge ce qui conterait la vie à tout autre. Cet exercice consiste à imiter si bien l'écriture du Roi, qu'on ne puisse distinguer la copie de l'original, et à écrire de cette sorte toutes les lettres que le Roi doit et veut écrire de sa main, sans en prendre la peine. Caillières, auquel Dubois succédait, avait eu la plume à la mort de Rose, dont Saint-Simon fait un grand éloge à propos des fonctions dont il donne une idée si peu flatteuse.