HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE QUINZIÈME

 

 

PERTINAX (An de Rome 942. — De Jésus-Christ 189)

APRÉS avoir tué un prince odieux au peuple, mais cher aux soldats, dont il partageait les vices et favorisait les désordres, Létus et Ecclectus, voulant se mettre à l’abri du ressentiment de la garde, résolurent de porter à l’empire un homme respecté par l’armée. Leur choix tomba sur Helvius Pertinax, âgé de soixante-six ans, et parvenu aux premières dignités de l’état par son seul mérite.

Pertinax avait reçu le jour dans la ville d’Albe ; un marchand de charbon était son père ; sa bravoure le fit remarquer, une éducation soignée le sortit de la foule. Déployant autant d’habileté que de vaillance, il monta promptement de grade en grade, et combattit avec gloire contre les Parthes, contre les Daces et contre les Bretons. Marc-Aurèle, trompé par de faux rapports, lui retira quelque temps sa bienveillance ; mais le vertueux Pompéianus, qu’on nommait le Caton de son siècle, le justifia près de l’empereur, et lui fit rendre ses emplois. Il commanda les flottes avec succès, et rendit de si importants services à Marc-Aurèle, dans le temps de la révolte de Cassius, que ce prince lui donna le gouvernement de l’Asie. Sous le règne de Commode il fut destitué, et vécut dans cette obscurité qui convient seule à la vertu dans les temps de tyrannie.

Les conjurés, avant que la mort de Commode fût divulguée, se rendirent, au milieu de la nuit, dans la maison de Pertinax, et le réveillèrent. A leur approche, il se leva sans montrer d’émotion : Vous m’apportez la mort, dit-il à Létus, depuis longtemps je m’y attendais et je regardais chaque jour comme le dernier de ma vie. Frappez donc et ne différez pas.

Les conjurés lui répondirent qu’il n’avait plus rien à craindre, que le tyran n’était plus, et qu’on lui offrait l’empire : il prit quelque temps leurs paroles pour un piége ; mais enfin, convaincu, il les suivit et se laissa conduire par eux au camp des prétoriens. Létus leur chef, n’osant dire la vérité, leur fit croire que Commode, épuisé par l’excès de ses débauches, venait de mourir d’apoplexie. Faisant ensuite l’éloge des vertus et des exploits de Pertinax : Nous vous proposons, dit-il, pour empereur un général expérimenté, connu, et chéri par les légions comme par vous. Sous ses ordres, vous reprendrez votre ancien lustre ; Rome son indépendance, et nous ne paierons plus de tribut aux barbares.

Pertinax prononça peu de paroles, il leur promit douze mille sesterces ; mais la tristesse de ses regards montrait, assez combien il lui était pénible de prendre les rênes d’un gouvernement épuisé, et le commandement de soldats licencieux, dont les caprices disposaient de l’empire. Les prétoriens proclamèrent Pertinax et lui prêtèrent serment. Ils le conduisirent ensuite au sénat ; le peuple, informé de cet événement, se livrait aux transports d’une joie sincère ; les uns allaient remercier les dieux, les autres s’empressaient d’offrir leurs hommages au nouvel empereur. Un grand nombre couraient au palais pour savoir avec plus de certitude si la mort du tyran était véritable.

Pertinax défendit qu’on portât devant lui l’épée, le feu, les drapeaux de l’empire, et les autres marques de la dignité impériale, ne pouvant, disait-il, être empereur que du consentement du sénat. Lorsqu’il entra dans cette assemblée, il parla modestement de son âge, de sa naissance, de son incapacité pour le gouvernement de l’état ; il supplia les pères conscrits de ne pas confirmer l’élection des soldats, et de donner l’empire à Pompéianus, gendre de Marc-Aurèle, ou à Glabrio, un des plus illustres patriciens. Pompéianus ayant refusé cette offre, Glabrio prit la parole : Vous me croyez digne de l’empire, dit-il, je vous le défère, et tous les sénateurs sont de mon avis. Une acclamation unanime fut la réponse du sénat, qui, s’il eût désapprouvé ce choix, n’aurait point osé annuler l’élection de l’armée : il déclara solennellement Pertinax empereur, César, Auguste, et père de la patrie. Pertinax demanda lui-même le titre de prince du sénat, tombé en désuétude, et qui rappelait les institutions de la république. Il refusa les honneurs qu’on voulait rendre, à sa femme Titiana ; mais, comme il crut ensuite nécessaire de marquer sa reconnaissance à Létus et de lui donner quelques éloges, il fut interrompu par un jeune consul, Quintus Sosius Falco, qui lui dit audacieusement : Vous nous faites juger d’avance comment vous nous gouvernerez, puisque vous louez le ministre des crimes de Commode. Pertinax, sans s’irriter, lui répondit : Consul, vous êtes jeune, vous ignorez, la puissance de la nécessité ; Létus obéissait malgré lui à un tyran et vous venez de voir qu’il a saisi la première occasion de recouvrer et de vous rendre la liberté.

Le sénat déclara Commode ennemi de la patrie fit abattre ses statues, et livra son corps au peuple, qui le jeta dans le Tibre.

L’empereur, rentré dans son palais, prouva par sa conduite qu’il voulait imiter Antonin et Marc-Aurèle. Il renouvela l’usage d’inviter à souper les sénateurs, de vivre familièrement avec eux, de se montrer devant le peuple sans faste et sans gardes ; la liberté reparut dans le sénat, les délateurs se cachèrent, la débauché rentra dans ses honteuses retraites, les anciens règlements furent remis en vigueur.

Cependant les prétoriens, instruits de l’assassinat de Commode, laissaient éclater leurs regrets. Pertinax avait, dès le premier jour, excité leurs inquiétudes, en donnant pour mot d’ordre : Recommençons à vivre en soldats. La licence frémissait d’indignation en voyant renaître la discipline. Pertinax, pour les apaiser, leur distribua ce qu’il leur avait promis, et, pour trouver la somme nécessaire, il vendit le mobilier de Commode, ses esclaves, ses bouffons et ses gladiateurs.

Les ambassadeurs des Scythes et des Sarmates venaient de recevoir le tribut accoutumé. Pertinax le leur reprit, disant que désormais ce serait le fer et non l’or qui maintiendrait la paix. Le souvenir de ses exploits contint les barbares dans le respect et le silence.

Tout ce qui existait d’hommes vertueux dans l’empire estimait Pertinax, et bénissait son règne. Mais la vertu était en minorité à Rome. Les débauchés, les délateurs, les affranchis, les courtisans, les hommes cupides regrettaient Commode, et les soldats ne pouvaient aimer un empereur sévère qui ne permettait ni rapine ; ni licence ni oisiveté. Létus même ne tarda pas à se repentir de son choix ; et, ne pouvant supporter la vie régulière d’une cour où la faveur n’attirait pas de récompenses, où l’intrigue était sans pouvoir, il résolut de détruire son ouvrage. Les prétoriens, excités par lui, conspirèrent avec Falco, pour porter ce consul à l’empire. La conjuration fut découverte ; quelques soldats subirent la mort : le sénat voulait condamner Falco, mais Pertinax s’y opposa : J’ai promis, dit-il, de ne faire mourir aucun sénateur.

Létus, pour exécuter ses desseins, profita d’un voyage de l’empereur à Ostie. Un esclave cherchait alors audacieusement à se faire passer pour le fils d’une fille de Marc-Aurèle. Létus saisit ce prétexte pour sévir cruellement contre plusieurs prétoriens soupçonnés d’être complices de cet imposteur. Il eut soin de faire croire que ces rigueurs étaient ordonnées par Pertinax. Son odieux artifice réussit.

Les prétoriens, indignés de voir qu’on les égorge sur la déposition d’un esclave, se soulèvent. Trois cents soldats furieux traversent la ville l’épée nue, et marchent contre le palais impérial. Pertinax, informé de leur approche, envoie Létus au-devant d’eux ; le perfide évite leur rencontre, ils arrivent au palais sans obstacles ; tous ceux qui devaient le défendre leur en ouvrent les portes, et raniment leur fureur au lieu de la calmer.

Pertinax pouvait fuir, et le peuple l’aurait mis à l’abri de la violence des rebelles ; mais, croyant trouver une ressource plus honorable et plus certaine dans son courage, il s’avance intrépidement vers eux : Eh quoi soldats, leur dit-il, vous, les défenseurs de votre prince, vous voulez être ses meurtriers ? Vous commettez un crime sans courage, et qui m’afflige peu à mon âge, on termine sans peine une vie glorieuse. J’ai assez vécu, mais quels sont les motifs de vos plaintes ? Voulez-vous venger Commode ? Je ne suis point coupable de sa mort. Tout ce que vous pouvez attendre avec justice d’un bon empereur, je ne vous l’ai jamais refusé, et je suis toujours prêt à l’accorder au mérité, et non à la révolte.

Sa fermeté imprimait le respect ; la plupart de ces guerriers, incertains et tremblants, les yeux baissés, remettaient déjà leurs glaives dans le fourreau. Un soldat germain, plus féroce que les autres, traite leur repentir de lâcheté, et réveille leur fureur, en frappant lui-même l’empereur de sa lance. Ses compagnons imitent sa rage ; Pertinax, se voyant privé d’espoir et de secours enveloppe sa tête de sa toge, invoque Jupiter vengeur, et se laisse égorger sans résistance.

Un seul homme dans le palais se montra fidèle, ce fut Ecclectus ; il combattit contre tous les assassins, en blessa plusieurs, et tomba percé de coups aux pieds du prince.

Les prétoriens coupèrent la tête de Pertinax, la mirent au bout d’une pique, et, l’emportèrent dans leur camp. Il mourut après un règne de trois mois, laissant un fils qui ne prétendit jamais au trône.

Pertinax, vaillant, expérimenté, sévère et économe, frugal, garda une modestie rare dans sa haute fortune. Ayant enrichi la ville d’Albe, lieu de sa naissance, de palais et d’édifices somptueux il voulut conserver toujours au milieu des monuments de sa grandeur, l’humble  maison du charbonnier son père. Un tel prince ne pouvait régner longtemps ; les antiques vertus étaient devenues comme des plantes étrangères que l’air et le sol de Rome ne pouvaient plus ni supporter ni nourrir.