HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE QUATORZIÈME

 

 

COMMODE (An de Rome 931. — De Jésus-Christ 178)

QUATRE empereurs habiles et vertueux avaient donné à Rome près de cent ans de prospérité. D’autres siècles, comme celui des Hercule et des Thésée, portent le nom d’héroïques ; le siècle d’Auguste, celui de grand, mais le siècle des Antonins méritait celui de grand. Ce fut pour le monde l’époque la plus heureuse ; et, après avoir parcouru toutes les pages sanglantes de l’histoire, l’âme, fatiguée de tant de brigandages, d’extravagances et de crimes, se repose, en contemplant le tableau de la terre gouvernée par la sagesse et par la justice. Sous ces grands monarques, l’empire était parvenu au plus haut degré de grandeur et de puissance ; mais ils n’avaient pu changer les mœurs publiques ; la fortune et le bonheur de l’état ne tenaient qu’à leur personne ; semblables à ces étais qui soutiennent un immense édifice ruiné par le temps, ils ralentissaient sa chute sans pouvoir lui rendre sa solidité ; et, lorsqu’il fut privé de ces soutiens, sa décadence devint rapide et sa ruine inévitable.

Caton, Cicéron, Brutus furent les derniers défenseurs de la république ; elle périt avec eux ; et l’on peut dire que l’empire romain finit avec Marc-Aurèle. Depuis sa mort l’histoire des Romains ne nous offre que le tableau d’une féroce et inconstante anarchie militaire. Quel intérêt peut inspirer un peuple sans mœurs, opprimé par des tyrans sans gloire, par des princes esclaves  de leurs vices et de leurs affranchis, couronnés par des soldats dont ils payaient la licence, et assassinés par des valets dont ils ne pouvaient satisfaire la cupidité ? Mais, si cette longue agonie des maîtres du monde ne donne plus de belles et de glorieuses leçons, elle offre d’utiles et d’effrayants exemples aux princes qui veulent régner sans frein,  aux peuples qui consentent à vivre sans droits ; ils verront que les orages de la liberté ne sont que les maladies de la vie, que les maux produits par la tyrannie sont les convulsions de la mort ; et que le prétendu calme promis par le despotisme n’est enfin, quand il existe, que la paix des tombeaux.

Commode avait près de dix-neuf ans lorsqu’il monta sur le trône. Le vulgaire aimait en lui sa beauté ; les soldats, ses vices ; les bons citoyens son père. Marc-Aurèle l’avait entouré de maîtres vertueux, et l’on se flattait que, jaloux d’hériter de la gloire de ses prédécesseurs comme de leur paissance, il triompherait des viles passions qui avaient déjà pris trop d’ascendant sur sa jeunesse.

Les premiers moments des nouveaux règnes dont des jours d’illusions et d’espérances ; et presque tous les mauvais princes commencent à écouter leur devoir avant de suivre leurs penchants. Commode fit de grandes largesses aux troupes ; prononça l’éloge de son père, promit de le prendre pour modèle ; et ratifia toutes les grâces qu’il avait accordées.

Eutrope prétend qu’il remporta des avantages sur les Scythes, et les contraignit à se soumettre ; mais les autres historiens assurent que, brûlant du désir de quitter les solitudes de la Pannonie pour les délices de Rome, il signa une paix honteuse avec les barbares, leur rendit les terres qu’ils avaient perdues et leur paya un tribut. Pompéianus s’efforça vainement de l’empêcher de se couvrir de cet opprobre, et de déshonorer ainsi les armes romaines. Ses nobles efforts n’obtinrent qu’un léger retard ; et les adulations du sénat, qui pressait l’empereur de revenir promptement dans la capitale, hâtèrent le triomphe des  courtisans et des affranchis, malgré les ministres et les généraux, indignés de cette lâche conduite.

Commode, en traversant l’Italie et en arrivant à Rome, trouva les chemins et les rues jonchés de fleurs. On le reçut partout avec amour, comme s’il l’avait mérité, et en triomphe, comme s’il avait vaincu. L’empereur célébra pompeusement les funérailles de son père, visita les temples avec piété, parla modestement au sénat, invita tous les magistrats à remplir leurs devoirs avec équité ; mais il marcha peu de temps sur les traces de ses prédécesseurs. Environné d’affranchis et de courtisanes, livré à ses passions fougueuses, Rome vit renaître en lui le cruel Domitien et l’insensé Caligula. Il entretenait dans son palais trois cents concubines, parcourait le jour et la nuit les tavernes et les lieux de prostitution, se montrait au peuple tantôt en lutteur, tantôt en cocher, et déshonorait, par séduction ou par violence, les femmes les plus distinguées. Il profanait les temples mêmes, et les souillait d’adultères et de meurtres ; il invitait à ses repas des gladiateurs, des femmes publiques, des hommes infâmes, et semblait destiné par ses penchants aux plus vils métiers, et non à l’empire.

Les désordres de Faustine firent croire que Commode était le fruit de son amour criminel pour un gladiateur. Son corps paraissait avoir été formé aux dépens de son âme ; l’une se montrait méchante, basse, criminelle, extravagante ; l’autre excitait l’admiration par sa beauté, par sa force et par son adresse. Il lançait des dards plus loin et plus juste que les plus habiles archers ; il terrassait les lutteurs les plus vigoureux. En un seul jour il combattit et tua publiquement un grand nombre de tigres, d’éléphants et de lions ; et, pendant sa vie, il remporta successivement la victoire sur huit cents athlètes ou gladiateurs. Enivré de ces avantages corporels, il prit le nom d’Hercule, et porta, comme ce dieu, la peau de lion et la massue.

Il consumait tout son temps en fêtes, en jeux, en exercices, enregistrait avec un soin minutieux les détails de ses frivoles occupations, et même de ses plaisirs les plus honteux, négligeait toutes les affaires, qu’il abandonnait, non au sénat et aux consuls, mais aux corrupteurs de sa jeunesse, aux complices de ses extravagances, aux compagnons de ses orgies.

Tout règne qui commence par la débauche finit par la cruauté. Sa conduite méprisable excita l’indignation, porta aux murmures ; il connut la crainte, et chercha sa sûreté dans les exils et dans les supplices de tous ceux qu’il redoutait. Il bannit vingt-quatre consulaires. Le mécontentement disposait à la révolte ; sa sœur Lucille, veuve de Verus et femme de Pompéianus, se voyait à regret descendue du trône, et obligée de céder le pas à l’impératrice Crispina. Elle conspira contre la vie de Commode. Quadratus était le  chef du complot ; Quintianus, le plus jeune, le plus hardi des conjurés, se chargea de l’exécuter. On prétend qu’un lien criminel l’attachait à Lucille. Le jour pris, il trouva le moyen de pénétrer armé avec Quadratus dans l’appartement de l’empereur ; il tire son glaive, s’approche : Voilà, dit-il, ce que le sénat t’envoie. Cette menace donna le temps à Commode d’éviter le coup ; sa gardé arrive. ; Quintianus est arrêté et envoyé à la mort avec ses complices. L’empereur n’épargna pas les jours de sa sœur.

Comme Quintianus lui avait parlé au nom du sénat, Commode conçut dès ce moment une haine profonde pour ce corps, dont il tua ou bannit les membres les plus distingués. Effrayé de la haine qu’il inspirait, dégoûté des affaires dont son lâche esprit ne pouvait supportée le fardeau, il rendit maître de sa confiance et de son pouvoir un de ses favoris, nommé Pérennis. Cet, homme digne de la faveur d’un tel prince, était sans mœurs, sans vertus, sans foi ; mais il avait de l’audace et de l’habileté. Envoyé en Bretagne, il y apaisa une rébellion par son activité et par son courage. Ses profusions et sa bravoure le rendaient cher aux troupes. Revenu à Rome, et plus fort par ses succès, il dictait, signait les décrets, nommait aux charges, s’emparait des biens confisqués, recevait les ambassadeurs, et jouissait pleinement du pouvoir suprême, dont Commode ne se réservait que la licence et les plaisirs.

Un jour, au milieu des jeux publics où l’empereur assistait, ayant à sa droite l’impératrice, à sa gauche son premier ministre ; un char s’avance, portant un homme à demi nu couvert du manteau des cyniques. Cet homme se lève, prend audacieusement la parole, reproche à Commode ses dérèglements, ses extravagances, l’oubli de ses devoirs et ses indignes choix. Enfin il l’avertit que, tandis qu’il s’endort dans le sein de la mollesse et de la volupté, l’ambitieux Pérennis ne le flatte que pour le perdre, et qu’il conspire contre sa vie et, contre son trône.

Pérennis, furieux, ordonne aux soldats de saisir ce téméraire qu’il fait mettre en pièces à ses yeux. L’accusateur était mort ; mais l’accusation vivait dans le cœur timide de Commode, et y laissait d’ineffaçables impressions. Quelque temps après ; des agents, envoyés par lui à l’armée d’Illyrie, l’avertirent que le fils de Pérennis disposait les légions à la révolte ; ils lui présentèrent même des médailles portant le nom et l’image de son ingrat favori. Commode, décidé à le prévenir, le fit massacrer par les soldats de sa garde.

Le fils de Pérennis, avant que ce meurtre fût connu reçut une lettre de l’empereur qui l’invitait à se rendre auprès de lui pour recevoir de nouvelles marques de sa faveur. Il obéit, quitta l’armée, et fût tué en route par les soldats qui l’accompagnaient.

Le nouveau favori que choisit l’empereur fut à un esclave phrygien nommé Cléandre qui avait été élevé avec lui. Plus insatiable et plus cruel que son prédécesseur, il se rendit insupportable aux Romains par ses violences et ses concussions. Disposant à son gré de la fortune publique, des dignités de l’empire, de la vie et de l’honneur des citoyens, il porta l’arrogance à un tel point, qu’Anthistus Burrhus, beau-frère de Commode, bravant tous les périls, avertit l’empereur du danger auquel l’exposait un ministre si détesté. Cléandre, ne se bornant pas à se défendre, accusa Burrhus de conspiration. Le lâche Commode le crut, et fit périr Burrhus, ainsi que tous ceux dont son ministre lui demanda la tête. Depuis ce jour, Cléandre fit porter audacieusement devant lui l’épée impériale. Il n’existe pas de tyrans pires que ceux qui ont commencé leur vie dans la servitude ; ils exercent le pouvoir comme une vengeance.

Les excès, les débauches, affaiblissaient chaque jour l’esprit de Commode. Ses décrets semblaient dictés par la folie. Il créait vingt-cinq consuls à la fois. Plusieurs préfets du prétoire furent nommés pour quelques jours, d’autres pour quelques heures. Les hommes vertueux gémissaient, mais en silence.

Un brigand osa seul lever l’étendard de la révolte. Maternus, c’est ainsi qu’il se nommait s’étant mis à la tête d’une troupe de bandits italiens et étrangers, la recruta d’hommes sans aveu, d’esclaves dont il brisa les chaînes, de condamnés qu’il déroba aux supplices. II s’en composa une armée forte de trente mille hommes et de dix mille chevaux ; il ravagea l’Italie, les Gaules, l’Espagne, et conçut l’espoir d’arriver à l’empire. Cependant tous les gouverneurs de provinces, ayant rassemblé leurs légions, marchèrent contre lui avec des forces supérieures. Maternus, n’espérant plus arriver à son but par la victoire, résolut d’y parvenir par l’assassinat. Abandonnant ses troupes à la merci des légions qui les taillèrent en pièces, il se sauva en Italie, et pénétra dans Rome avec un assez grand nombre de ses compagnons, déguisés comme lui ; ils formèrent le projet de poignarder l’empereur au moment où il entrerait dans le temple pour célébrer la fête de la déesse Bérécinthe. Maternus, violent et opiniâtre, voulait, étant fugitif, traiter ses compagnons aussi impérieusement que lorsqu’il était à la tête de son armée. Mécontents de sa dureté, quelques-uns découvrirent le complot à Commode. Le jour de la fête étant arrivé, les conjurés, au signal convenu, tirent leurs glaives et se trouvent arrêtés par une troupe de prétoriens qui attendaient ce mouvement pour les reconnaître. Après une défense, digne de meilleurs hommes et d’une meilleure cause, Maternus et les siens furent exterminés.

Peu de temps après cette révolte, qui avait fait  éprouver au farouche Commode autant de terreur qu’il en inspirait, une peste épouvantable, suivie d’une affreuse disette, accrut les malheurs et le mécontentement du peuple, qui accuse toujours les mauvais princes d’attirer sur lui les fléaux du ciel. Cléandre, non par cupidité, mais par ambition, et peut-être dans le dessein de s’emparer du trône, fit alors d’immenses amas de blé ; il comptait se concilier l’amour du peuple par d’abondantes distributions. L’événement trompa son attente. Le peuple attribuant ses souffrances aux spéculations et aux achats de Cléandre, se répandit d’abord en murmures, et, se trouvant ensuite rassemblé au cirque, s’enhardit, s’enflamma, et, courut furieux au palais Quintili, près de Rome, pour exiger de l’empereur la tête du ministre. Cléandre donna l’ordre à la cavalerie prétorienne de charger cette multitude ; les soldats obéirent, firent un grand carnage, et repoussèrent le peuple jusque dans Rome. La garde de la ville vint alors au secours du peuple, et tous ceux qui se trouvaient dans les maisons accablèrent les prétoriens de tuiles, de pierres, de tout ce que la fureur convertissait en armes. Les prétoriens se virent à leur tour repoussés jusqu’au palais Quintili.

Commode, dans une retraite écartée, s’enivrant avec ses courtisanes, ignorait tout ce tumulte. Fardilla, l’aînée de ses sœurs, accourt, force la porte, et lui apprend qu’il est perdu s’il résiste aux vœux du peuple. L’empereur, consterné, appelle son favori, lui fait couper la tête, et livre son corps au peuple qui l’accable d’outrages et massacre tous ses partisans.

Depuis cet événement, Commode ne jouit pas d’un instant de repos ; il s’entourait de délateurs, proscrivait le lendemain ceux qu’il avait nommés ministres la veille. Crispina sa femme, Faustine sa parente, périrent victimes de ses craintes et de ses fureurs. Il vendait des arrêts de mort : les scélérats s’adressaient avec confiance à lui pour se délivrer de leurs ennemis. Surpassant en délire Néron et Caligula, il fit couper les bras aux prêtres de Bellone, parce que cette déesse était représentée mutilée. Il sacrifia des hommes à Mithra. Il faisait arracher un œil, couper un pied à ceux qui lui déplaisaient. Rassemblant un grand nombre d’hommes contrefaits, qu’il appelait ses monstres, il les assommait avec sa massue pour imiter Hercule. Il fit périr son secrétaire, parce qu’il avait lu devant lui la vie de Caligula dans Suétone. Comme le dévouement de ses troupes le rassurait seul contre la haine publique, il les comblait de présents, et favorisait leur licence, sacrifiant ainsi la vraie force de l’empire à une sécurité trompeuse et passagère.

Sous ce règne infâme on voit avec surprise que les chrétiens ne furent pas persécutés ; on prétend qu’ils étaient protégés par Martia, celle de toutes les maîtresses de Commode qui avait pris le plus d’empire sur son esprit. L’empereur, devenu tout à fait insensé, s’habilla en amazone en l’honneur de Martia, et voulut que Rome, quittant son nom, s’appelât Commodiane. Cependant, malgré ce délire de l’empereur et cet avilissement de la république, les armes romaines soutinrent leur gloire. Marcellus, Pescennius, Niger et Sévère, qui parvint dans la suite au trône, continrent les barbares et firent respecter les frontières. Malheureusement l’histoire, qui nous a conservé les détails les plus obscènes des infamies de Commode, ne nous a rien fait connaître des exploits de ses généraux, dignes encore du nom de Romains.

Commode, dont l’âge semblait accroître la violence au lieu de la calmer, ordonna un jour, dans un spectacle, de massacrer tous les spectateurs. Le préfet du prétoire ne parvint à lui faire révoquer cet ordre qu’en l’effrayant sur son propre danger. Sa passion pour l’escrime augmentant chaque jour, il voulut enfin quitter son palais, habiter la maison d’un gladiateur, et combattre tout nu devant le peuple. Martia, la plus chérie de ses concubines ; Létus, préfet du prétoire ; et Ecclectus, le premier officier de son palais, s’efforcèrent vainement de le faire renoncer à ce dessein honteux et extravagant. Il les accabla d’injures, de menaces, et les chassa. Après leur départ, il inscrivit sur un livre l’arrêt de mort de ces trois personnes, en y joignant celui de plusieurs sénateurs, dont il voulait confisquer les biens pour les distribuer à ses affranchis et à ses gladiateurs. Un enfant que l’empereur aimait était resté dans cette chambre : lorsque Commode s’endormit, cet enfant prit le registre et le porta à Martia. Plus irritée que consternée du péril qui la menaçait, elle appela Létus et Ecclectus, et résolût avec eux la mort du tyran.

Martia, déguisant sa haine, détermina l’empereur, par de trompeuses caresses, à souper avec elle. Il s’y rendit sans défiance, et reçut de sa main un poison qui ne tarda pas à l’assoupir ; mais comme la force de son tempérament luttait contre le venin, et l’excitait violemment à vomir, on craignit qu’il n’échappât à la mort : Martia et ses complices appelèrent un jeune athlète, nommé Narcisse, qui, gagné par leurs promesses, étouffa ce monstre. Il périt à trente et un ans, après douze années de règne.

Quel intervalle immense entre deux règnes si rapprochés : l’un représentait la vigueur, la vertu, la gloire de Rome ; l’autre sa corruption, sa décadence, sa’ décrépitude. La mort de Commode excita autant de transports de joie, que celle de Marc-Aurèle avait fait répandre de larmes.