HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE DIXIÈME

 

 

TRAJAN (An de Rome 849. — De Jésus-Christ 96)

LE nouvel empereur possédait cette fermeté de caractère qui éloigne tous les dangers, parce qu’elle empêche de les craindre. La peur les attire, le mépris les écarte, et l’on inspire presque toujours la confiance qu’on éprouve.

Trajan, se croyant certain d’obtenir l’estime et l’affection qu’il méritait, ne négligea point l’empire pour Rome, et ne se pressa pas d’arriver dans cette capitale.

Il resta plusieurs mois en Germanie, occupé des soins divers qu’exigeait cette  frontière importante. Lorsque enfin il parut dans la capitale du monde, au lieu d’y faire son entrée en maître et en vainqueur, il s’y montra en citoyen, à pied, sans cortège, et d’autant plus grand qu’il paraissait plus modeste.

Ses prédécesseurs s’étaient fait dispenser de l’observance des lois : il en jura l’exécution, et, pendant cette cérémonie, se tint debout devant le consul assis. Il rendit un compte public de l’argent dépensé dans son voyage, exemple salutaire qui, s’il eût été suivi, aurait empêché les princes de faire aucune dépense honteuse à publier.

Sa haute fortune n’avait fait aucun changement en lui ; ses anciens amis le trouvaient le même ; il les traitait avec la même familiarité, et il n’en méconnaissait aucun.

On le voyait dans la ville sans char, sans gardes ; nul obstacle n’empêchait le peuple de l’approcher ; il appelait chaque citoyen par son nom ; et, fidèle à la maxime de Nerva, son palais, véritablement public, était ouvert et accessible à tous.

Plotine, sa femme, aussi modeste que lui, se tourna vers le peuple lorsqu’elle entra dans le palais pour la première fois, et dit à haute voix : Fassent les dieux que je sorte d’ici telle que j’y suis entrée, et que la fortune ne change rien à mes mœurs.

Après avoir répondu à l’attente générale par les actes d’une administration à la fois ferme et douce, il voulut relever Rome de l’abaissement où le lâche Domitien l’avait réduite en la rendant tributaire des Daces. L’orgueil du roi Décébale lui donna de justes prétextes pour rompre cette paix humiliante. Ce prince traitait avec insolence les généraux romains, et autorisait la licence de ses sujets qui franchissaient souvent les limites convenues, et commettaient de grands désordres sur la frontière. Trajan, après avoir rétabli dans l’armée l’antique discipline, la conduisit contre les Daces, les défit dans plusieurs affaires, et leur livra une grande bataille. Elle fut longue, disputée, sanglante et meurtrière ; mais enfin les Daces, tournés, et enfoncés de toutes parts, furent mis en pleine déroute. Les Romains avaient un si grand nombre de blessés qu’on manqua de bandages. Trajan déchira ses vêtements pour y suppléer chacun : suivit cet exemple d’humanité.

Après la victoire, Trajan, habile à en profiter, poursuivit les Daces sans relâche, pénétra jusqu’au centre de leur pays, et s’empara de leur capitale Zarmisegethusa. Décébale, consterné, demanda la paix, livra ses armes, ses machines de guerre, détruisit ses forteresses, abandonna ses conquêtes, s’engagea à n’avoir pour ennemis et pour alliés que ceux de Rome ; enfin, se prosternant aux pieds de Trajan, il promit d’envoyer des ambassadeurs au sénat romain pour lui demander la ratification de ce traité.

La reconnaissance publique décerna au vainqueur le triomphe et le surnom de Dacique. Après avoir rétabli la gloire des armes romaines et consolidé la prospérité générale, en fortifiant toutes les institutions publiques, dont il avait le bon esprit de souhaiter la résistance comme appui, plutôt que de la craindre comme écueil, l’empereur se vit obligé de nouveau à combattre les Daces. Décébale n’avait consenti à une paix humiliante que pour se donner le temps de réparer ses forces. Cette paix n’avait duré que deux ans. On sut qu’au mépris du traité Décébale enrôlait des déserteurs romains, fabriquait des armes, réparait ses forteresses, négociait avec les étrangers et se liait avec les Parthes.

De son côté, Trajan ne désirait qu’un prétexte pour achever sa conquête ; une paix  honteuse n’est qu’une trompeuse trêve ; elle ne satisfait jamais pleinement le vainqueur, et le vaincu ne peut la supporter. Tout peuple trop humilié doit se venger ou être détruit.

Trajan, marche contre les ennemis ; l’effroi précède ses armes ; les Daces se divisent, une partie déserte. Décébale demande encore la paix ; on ne veut point la lui accorder. On exige qu’il licencie son armée, et qu’il se livre lui-même aux Romains. Ce prince, ne consultant alors que son désespoir, se décide à combattre malgré l’infériorité de ses forces. De vils scélérats, corrompus par lui, pénètrent dans le camp romain avec le dessein d’assassiner l’empereur. Découverts, arrêtés, punis, ils ne laissèrent à leur prince que la honte d’un crime inutile. D’autres agents du roi surprirent et enlevèrent Longinus, officier distingué, ami de Trajan ; ils espéraient que pour le sauver, l’empereur consentirait à traiter ; mais Longinus écrivit au prince que l’intérêt d’un homme ne pouvait balancer l’intérêt de la république, et pour affranchir sa gloire des entravés de l’amitié, il s’empoisonna. Quelques historiens disent que Décébale le fit mourir.

Trajan continua sa marche. La largeur et la rapidité du Danube semblaient plus redoutables aux Romains que toutes les forces des barbares. A la vue des ennemis, Trajan, actif et rapide comme César, construisit sur le fleuve un pont appuyé sur vingt piles, et dont la longueur avait près de huit cents toises. Ayant franchi le Danube, il défit les Daces en bataille rangée et s’empara de nouveau de leur capitale. Décébale, vaincu, et ne voulant point survivre à sa puissance et à sa gloire, se tua. Sa tête fut envoyée à Rome ; on découvrit son trésor dans le lit d’un fleuve dont il avait fait détourner momentanément les eaux pour l’y cacher. Trajan réduisit la Dacie (Hongrie et Transylvanie) en province romaine. Il y établit des colonies, et donna le nom d’Ulpia-Trajana à la capitale.

De retour à Rome, il fit jouir le peuple de la vue d’un triomphe aussi éclatant  et aussi mérité que celui de Paul-Émile. En mémoire de cet événement, il construisit une place magnifique sur laquelle il érigea la fameuse colonne qui porte son nom, et qui traversant les siècles a conservé la description de ses combats, dont les historiens de son temps ne nous ont point transmis les détails.

Rome, toujours avide de sang jusque dans ses plaisirs, célébra sa joie par des jeux cruels, ou l’on vit dix mille gladiateurs combattre, et onze mille animaux féroces périr. Ce fut à l’occasion des victoires de Trajan sur les Daces, que Pline, alors consul, lui adressa au milieu du sénat, le panégyrique éloquent qu’il prononça sans mériter aucun reproche, et que l’empereur put entendre sans rougir puisqu’il était dicté par la vérité.

Trajan s’occupait aussi activement du bonheur des Romains que de leur gloire. Lorsque, suivant l’usage établi, il faisait des distributions publiques elles étaient réglées par la justice et non par la faveur. Les absents n’avaient aucune crainte d’être oubliés ; il faisait enregistrer avec soin les enfants des pauvres pour que tous eussent part à ses libéralités. Sa bienfaisance se répandait également sur toutes les villes de l’Italie ; et, pour la préserver des disettes fréquentes auxquelles elle s’était vue toujours exposée, renonçant au système étroit de taxe et d’accaparement, il protégea la liberté du commerce ; et, par ce moyen si simple, entretint une telle abondance, que l’Égypte, cet ancien grenier de l’Italie, se trouvant tout à coup frappée d’une grande stérilité, Rome l’alimenta pendant un an.

L’administration du prince fut si sage, dit Pline, qu’on trouvait l’abondance à Rome et la faim nulle part.

L’Italie se vit encore désolée plusieurs fois par des tremblements de terre, des inondations et des incendies. Trajan trouva dans son économie des moyens suffisants pour consoler les malheureux et pour réparer leurs pertes.

Plus sévère que Nerva contre les délateurs, et ne se bornant pas à les priver d’emplois et à les condamner au silence, il les bannit. La flotte chargée de ce fléau parut attirer sur elle le courroux des dieux. Une horrible tempête, soulevant les flots qui les portaient, dispersa les vaisseaux, en brisa une partie sur les rochers et fit subir à ces misérables, pendant quelques heures, la  frayeur et les tourments auxquels ils avaient si longtemps livré leurs infortunés concitoyens.

Trajan, qui, connaissait par l’exemple de ses prédécesseurs, le danger d’écouter la calomnie, avait coutume de dire qu’il est difficile à un prince dont les oreilles sont trop tendres de n’avoir pas les mains sanglantes. Il avait toujours devant les yeux la lettre que son instituteur, le célèbre Plutarque, lui écrivit lorsqu’il monta sur le trône. Nous la citons comme un modèle de noble franchise qui a trouvé et qui trouvera peu d’imitateurs.

Puisque c’est votre mérite et non l’intrigue qui vous a élevé à l’empire, permettez-moi de féliciter vos vertus et mon bonheur. Je serai heureux si votre règne répond aux qualités que je vous ai connues ; mais, si l’autorité vous rend méchant, vous aurez les dangers en partage, et moi, l’ignominie de votre conduite. Le maître sera responsable des crimes de l’élève. Ceux de Néron sont autant de taches à la réputation de Sénèque. Socrate et Quintilien ont été blâmés pour la conduite de leurs élèves. Si vous continuez d’être ce que vous avez été, je serai le plus honoré des hommes : réglez vos passions et que la vertu soit le but de toutes vos actions. Si vous suivez ces conseils, je me glorifierai de vous les avoir donnés ; si vous les négligez cette lettre témoignera en ma faveur, et attestera que le mal que vous avez fait ne doit point être attribué à Plutarque.

Cette lettre de Plutarque a fait croire qu’il avait été précepteur de Trajan ; mais, comme ils étaient du même âge, il est probable que ce prince avait seulement eu recours à ses conseils.

L’empereur, ennemi de toute vexation, adoucit les lois fiscales. Sous son règne on plaida sans crainte contre le trésor du prince. Il choisissait des intendants si probes que les particuliers les prenaient souvent pour juges.

Trajan avait coutume de dire que le fisc était dans l’état comme la rate dans le corps ; lorsqu’elle se gonfle trop, les autres membres se dessèchent.

Simple dans ses mœurs, frugal dans ses repas, assidu à ses devoirs, indulgent pour les autres, sévère pour lui-même, il pardonnait à la faiblesse, encourageait le mérite, récompensait la fermeté, et n’accordait de hauts emplois qu’aux hommes les plus vertueux. Il faisait respecter ses lois, parce qu’il s’y soumettait lui-même le premier. Lorsqu’il nomma Suburranus préfet du prétoire, en lui remettant le glaive qui était la marque de sa dignité, il lui dit : Employez cette épée que je vous confie, pour moi si je me conduis bien, contre moi si je gouverne mal.

Lorsque Pline lui adressa ces paroles :

Vous avez vécu avec nous ; vous avez ressenti nos souffrances, partagé nos périls, nos alarmes, seul apanage alors de la vertu ; vous avez vu combien les mauvais princes étaient détestés ; même par ceux qui les pervertissaient ; vous vous souvenez des vœux et des plaintes que nous formions ; aujourd’hui vous régnez, votre conduite comme empereur est conforme aux sentiments que vous montriez comme particulier. Cet éloge n’était que la répétition d’un mot de Trajan ; il disait souvent : Je veux gouverner, comme je désirais, étant citoyen, qu’on nous gouvernât.

Trajan, quoique prince, eut des amis, parce qu’il savait aimer ; et, comme il était sincère, il entendit la vérité ; car Pline dit avec raison : Tout prince qui se plaint qu’on le trompe, a probablement trompé le premier. Il montra plusieurs fois cette noble confiance qui n’appartient qu’aux grandes âmes, et que le vulgaire traite de témérité. Quelques amis trop soupçonneux voulurent lui persuader que Licinius Sura conspirait contre ses jours ; il alla chez lui, renvoya sa suite, soupa dans sa maison, pria son chirurgien de panser un mal qu’il avait à l’œil, et se fit raser par son barbier. Le lendemain il dit à ses courtisans : Si Sura avait voulu me tuer, il l’aurait fait hier.

Lorsque le sénat lui décerna des statues, on ne regarda point cet hommage comme un acte d’adulation : il était aussi digne de cet honneur que Brutus : l’un avait chassé de Rome les tyrans, l’autre la tyrannie.

Les soins de l’empire et son assiduité au travail n’altéraient pas l’enjouement de son humeur. On le voyait gai et familier dans les repas qu’il donnait à ses amis, ou qu’il recevait d’eux sans cérémonie. Il se livrait quelquefois à l’amusement de la chasse ; mais, différent des autres princes qui faisaient parquer des animaux pour les tuer en foule sans risques, il voulait acheter le plaisir par la fatigue et par le danger.

La plupart des hommes, semblables à une cire molle, prennent l’empreinte et la forme que leur donnent ceux qui les gouvernent. Les mœurs de Trajan réformèrent les mœurs publiques. Il n’exerça point les fonctions de censeur ; sa vie entière et le discernement de ses choix tenaient lieu de censure. La conduite de Trajan servait d’exemple aux bons et de leçon aux méchants.

La plus scandaleuse licence, s’était toujours montrée sans frein dans les spectacles des pantomimes ; Titus les avait proscrits ; le peuple, corrompu, avait forcé Nerva à les rappeler. Ce même peuple, revenu au sentiment de la pudeur, demanda lui-même leur bannissement.

Trajan, s’imposant la simplicité, réservait la magnificence pour l’empire ; mais il voulait l’embellir sans l’épuiser. L’ordre le plus sévère dans ses finances et la vente des domaines inutiles au trône lui fournirent les moyens d’exécuter ses vastes desseins. Il enrichit Rome de superbes monuments, releva plusieurs villes ruinées, fortifia toutes les frontières, creusa le port de Centumcelles (Civitta-Vecchia), construisit des ponts solides sur le Tage et sur le Danube, éleva une chaussée sur les marais Pontins, et ouvrit une grande route qui conduisait du Pont-Euxin jusque dans les Gaules ; mais il savait que ce n’est point assez pour un peuple fier et libre d’être bien gouverné s’il n’a point de part au gouvernement.

Trajan se montrait plutôt chef de la république qu’empereur : il bannit du sénat le silence, la peur, et y rappela la liberté. Ce corps, condamné par les tyrans à ne s’occuper que de formes vaines et d’affaires puériles, redevint le centre de la législation, le surveillant de l’autorité impériale, le juge des villes, l’arbitre des étrangers ; et l’empereur, lui soumettant tous ses actes, encourageait les sénateurs à combattre librement ses avis.

Les citoyens, revenus à leur dignité, se rendaient avec  leur ancien zèle aux élections, donnaient sans gêne et sans crainte leurs suffrages ; aussi le nom de Trajan était couvert d’éloges qui partaient du cœur. Dès qu’il paraissait aux yeux du peuple, on n’entendait que ce cri, digne récompense d’un bon règne : Heureux citoyens ! heureux empereur ! puisse-t-il toujours être aussi bon, et entendre de nous les mêmes vœux !

Beaucoup de ces hommes, si indulgents pour eux-mêmes et si sévères pour les autres, ont accusé Pline de flatterie, parce qu’il a dignement loué un grand prince. Peu d’entre eux cependant se permettraient peut-être de donner aux princes de leur temps les sages conseils que cet illustre consul dans son panégyrique, adressait à Trajan : N’écoutez point, lui disait-il, les rapports secrets ; jugez-nous d’après l’opinion publique. Dans un conciliabule mystérieux, un seul peut être trompé par un seul mais personne n’en impose à tous et tous ne peuvent jamais tromper personne. Et comment un consul digne des anciens temps de Rome aurait-il cru mériter quelque blâme en louant un empereur qui ajouta lui-même au serment de fidélité que l’usage prescrivait de lui prêter, cette noble restriction : Pourvu que l’empereur gouverne suivant les lois et pour l’avantage de la république.

On vit sans cesse Trajan montrer le plus scrupuleux respect pour les institutions  antiques ; et, toutes les fois qu’il obtint le consulat, il se soumit avec, exactitude à toutes les formalités imposées aux autres candidats. Enfin, renouvelant le serment des anciens consuls, il dévouait lui et sa famille à l’exécration des dieux et des hommes dans le cas où il enfreindrait les lois.

Affable pour tout le monde, ses grâces répandaient la joie, ses refus laissaient l’espérance. Peu savant dans les lettres, il favorisa constamment ceux qui les cultivaient. Pline, Plutarque, Tacite furent élevés par lui aux plus grands honneurs.

La fin de son règne aurait été moins éclatante, mais plus heureuse, s’il avait écoute les conseils pacifiques de Plutarque ; mais il était Romain, et la passion de la gloire militaire l’emporta sur les avis de la sagesse. Je sens, disait-il à ce philosophe, que la nature m’a destiné, non à feuilleter des livres, mais à manier des armes.

Cependant, avant d’entreprendre une nouvelle guerre, il parcourut l’Afrique ; il y rétablit l’ordre, en releva les villes détruites par les discordes civiles, et s’étonna de l’ancienne puissance de Carthage en voyant ses ruines. Il visita ensuite l’Espagne, son berceau, et rebâtit les colonnes d’Hercule. La flatterie voulait leur donner son nom ; il la méprisa. D’Espagne il passa en Asie, sans vouloir s’arrêter en Italie, disant que jamais il ne ramènerait une armée à Rome qu’en triomphe.

Les Parthes étaient le seul peuple qui balançât alors la puissance romaine. Crassus avait péri sous leurs coups ; ils avaient contraint les aigles d’Antoine à prendre la fuite ; et si les noms d’Auguste et de Titus parvinrent à les intimider personne encore n’était parvenu à les vaincre. Le désir d’acquérir le premier cette gloire appela l’empereur en Orient.

De tous les généraux qui l’accompagnèrent, celui qu’il éleva le plus haut, quoiqu’il n’aimât pas son caractère léger, envieux et jaloux, fut Adrien, son compatriote né comme lui à Italica. Il lui donna en mariage sa nièce Julia Sabina. Adrien montrait autant de passion pour la philosophie pour l’éloquence et pour les lettres, que Trajan pour la guerre. Ces deux caractères semblaient incompatibles ; mais Adrien avait su gagner l’amitié de Plotine, et le crédit de l’impératrice décida sa fortune.

La préférence de Trajan pour les guerriers ne l’empêchait pas de rendre justice aux hommes pacifiques et lettrés, et de les employer convenablement. Il donna à Pline le gouvernement du Pont et de la Bithynie. Lorsque ce nouveau gouverneur arriva dans sa province, il ne put se déterminer à exécuter, sans de nouveaux ordres, les décrets injustes et rigoureux rendus contre les chrétiens. Non seulement on les livrait aux plus affreux supplices, quand ils professaient publiquement leur culte, mais on les condamnait à la mort, même lorsqu’ils avaient la faiblesse de renier la vérité et de sacrifier aux idoles. On les accusait d’être conduits par un esprit de faction, à renverser le trône et les autels, et, par un système d’anarchie, de vouloir établir l’égalité sur les ruines de toutes les institutions : enfin on leur reprochait de se livrer, dans leurs assemblées secrètes, aux vices les plus odieux. Pline prit courageusement leur défense contre ces calomnies. Il écrivit à l’empereur qu’il les ne pouvait se résoudre à faire périr, sur de faux rapports, tant d’innocents, et à condamner ceux mêmes qui se soumettaient publiquement aux lois.

Après avoir pris, écrivait-il à Trajan, toutes  les informations nécessaires, je me suis convaincu que l’erreur de ces infortunés se borne à s’assembler un jour marqué avant le lever du soleil. Là ils adorent Christ qui est leur dieu, chantent des hymnes en son honneur : leur serment, loin de les pousser à aucun crime, les oblige au contraire à ne commettre ni vols, ni violence, ni adultère, à ne retenir aucun dépôt, à ne jamais manquer de foi. Ils se retirent après, et se réunissent ensuite de nouveau, pour faire en commun un repas innocent et frugal.

Telle était alors la prévention publique contre cette nouvelle religion,  que Trajan lui-même céda longtemps au torrent, et ne voulut point condescendre aux vœux de Pline. Il se contenta seulement de modérer la persécution, de défendre qu’on recherchât ceux qui ne professaient la religion chrétienne qu’en secret, et de faire grâce au repentir. Le triomphe,  tenté par un philosophe païen, était réservé aux vertus chrétiennes. Les discours, les écrits et surtout la mort courageuse de saint Siméon et de saint Ignace éclairèrent l’empereur, qui, vaincu par leur fermeté, arrêta l’effusion du sang chrétien.

Avant d’arriver en Asie, Trajan, qui dédaignait de croire aux conspirations, acquit pourtant la preuve certaine que Crassus conjurait contre sa vie. Il le laissa juger par le sénat qui ne le condamna qu’à l’exil.

Trajan cherchait l’occasion de combattre les Parthes ; elle ne tarda pas à se présenter. Cosroës, leur roi, s’empara du royaume d’Arménie et en investit Exédare. L’empereur se plaignit d’abord de cette infraction au traité et n’ayant reçu qu’une réponse fière et insultante, il fit déclarée la guerre aux Parthes par le sénat. L’orgueil de Cosroës parut s’abaisser à l’approche de l’armée romaine ; il envoya des ambassadeurs à Trajan, sollicita son amitié, écrivit qu’il avait de déposer Exédare, et pria l’empereur d’accorder à son propre frère l’investiture du trône d’Arménie comme Néron l’avait donnée  à Tiridate.

Trajan répondit que l’amitié se prouvait par des faits, non par des paroles, et qu’il se déciderait en Syrie sur le parti qui lui paraîtrait convenable de prendre. Des deux côtés on ne songea plus à négocier, mais à combattre. Les Romains entrèrent en Arménie, et la conquirent en peu de temps, malgré les efforts que Perthamasiris, frère de Cosroës, fit pour la défendre. Ce prince, après plusieurs défaites, espérant désarmer le vainqueur par sa soumission, prend le parti de venir trouver Trajan dans son camp. Il le voit assis sur son tribunal, se prosterne devant lui, et met son diadème à ses pieds. A ce spectacle, l’armée romaine jette un cri de joie, et salue Trajan imperator. Cette exclamation effrayait le prince, qui la prenait pour un cri de fureur ; Trajan le rassura sur sa vie, mais lui refusa l’investiture qu’il désirait, et le laissa se retirer en liberté. Une nouvelle bataille eut lieu. Le prince parthe, vaincu, y périt, et laissa les Romains possesseurs de l’Arménie.

L’empereur, émule d’Alexandre, et aussi rapide que lui dans, ses succès battit les Parthes, conquit la Mésopotamie, força Cosroës à conclure la paix et à donner des otages, reçut du sénat le nom de Parthique, soumit l’Arabie Pétrée, la réduisit en province romaine, et se rendit maître de l’Ibérie de l’Albanie, de la Colchide, de tous les pays situés entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne. La fortune qui comblait Trajan de ses faveurs, lui refusa un historien : quelques fragments de Dion et d’Aurelius Victor nous ont seuls transmis une légère esquisse de ses exploits, et la plupart des grandes actions de ce héros sont tombées dans l’oubli, parce  qu’aucune plume immortelle ne nous les a conservées.

Nous savons qu’un de ses meilleurs généraux fut Lusius Quiétus. Il était né en Mauritanie ; Trajan l’éleva au consulat. Le peuple romain, en se mêlant ainsi à d’autres peuples, pouvait acquérir quelques grands talents ; mais il altérait peu à peu la force de ses droits, la majesté de son nom, et préparait la ruine de sa naissance, en la partageant avec les barbares.

Quelques historiens rapportent que Trajan revint à Rome en 865, et qu’il retourna ensuite en Syrie ; mais ils ne nous apprennent aucun événement marquant, pendant ce court séjour en Italie. Lorsqu’il revint à Antioche, un épouvantable tremblement de terre désola cette contrée. Le consul Pédo et une immense quantité de personnes y périrent. Trajan se sauva par une fenêtre de son palais, et fut blessé. Décidé à porter ses armes, aussi loin qu’Alexandre, il voulut, avant d’entreprendre de nouvelles conquêtes, consulter et même éprouver l’oracle d’Héliopolis ; il lui adressa d’abord un papier blanc cacheté, on le lui renvoya sans qu’il parût avoir été ouvert. Par un nouveau message, l’empereur demanda formellement quel serait le succès de sa nouvelle expédition ; il reçut pour réponse, une baguette coupée en plusieurs morceaux. Son ambition l’expliqua comme un présage du démembrement total de l’empire des Parthes. Après sa mort, on l’interpréta autrement, et on crut, que l’oracle avait voulu annoncer que ses cendres seules retourneraient à Rome.

Trajan, profitant des dissensions qui affaiblissaient les Parthes, mit en fuite leurs troupes, passa le Tigre sur un pont de bateaux, jouit avec orgueil du plaisir de camper dans la fameuse plaine d’Arbelles. La terreur de son nom aplanissait devant lui tout obstacle. Il s’empara des villes de Ctésiphon et de Suze, y trouva d’immenses trésors, fit prisonnière la fille de Cosroës, et se rendit maître du magnifique trône d’or du roi des Parthes. Chacune de ces conquêtes méritait un triomphe. Le sénat, croyant devoir récompenser par des honneurs nouveaux des actions sans exemple, décerna, par un décret, à l’empereur, des triomphes dont il le laissait le maître de fixer le nombre.

Trajan avait enfin surpassé en fortune les plus célèbres généraux de la république. Il ne lui restait plus qu’à jouir en repos de sa renommée ; mais quel homme, peut tenir la coupe de la gloire sans s’enivrer ? Trajan savait l’art de vaincre, il n’eut point l’art plus difficile, de s’arrêter dans la victoire et de borner ses conquêtes pour les consolider. Oubliant que des peuples nombreux peuvent être longtemps vaincus sans être soumis, et qu’il est imprudent de laisser derrière soi tant d’ennemis qui n’attendent qu’une occasion favorable pour se venger, il traversa le golfe persique, passa l’île d’Ormuz, conquit toute la cote de l’Arabie heureuse, et projetait des conquêtes plus éloignées ; mais l’affaiblissement de ses forces le contraignit d’y renoncer. Jaloux de la gloire du héros macédonien, il regrettait vivement de n’être plus assez jeune pour porter ainsi que lui ses armes dans les Indes.

Après avoir vu la mer orientale, il regagna l’embouchure du Tigre, le remonta, traversa l’Euphrate, et arriva enfin à Babylone. Il n’y vit que de faibles vestiges de sa gloire passée. Le ciel semblait vouloir éclairer les Romains sur la vanité des grandeurs humaines en conduisant leurs aigles et leur empereur sur les débris de Carthage et de Babylone.

Trajan honora les mânes d’Alexandre par un sacrifice offert à ce héros au milieu des ruines du palais qu’il avait jadis occupé. La fortune de l’empereur était à son terme : les orages qu’il aurait dû prévoir vinrent bientôt obscurcir les derniers jours de son règne. La révolte éclata en Syrie, en Judée, en Égypte et dans les pays des Parthes. Maximus, lieutenant de l’empereur, perdit en Syrie, contre les rebelles, une bataille et la vie. Lusius, plus heureux, reprit sur eux Nisibe, et emporta Édesse d’assaut. Roscius Clarus et Julius Alexandre soumirent Séleucie. Cosroës, semblable alors à Darius, parcourait l’Asie, errant et fugitif. Trajan donna le trône des Parthes à un prince nommé Parthamaspate, et le couronna lui-même dans Ctésiphon. Marchant ensuite en Arabie, il éprouva, pour la première fois, un revers au siège d’Atra. Son génie et son courage ne purent vaincre la résistance des habitants. Ayant réuni toutes ses forces pour donner un dernier assaut, il fut repoussé, blessé et se vit contraint de lever le siège. La révolte des Juifs eut toute la violence des guerres entreprises par le désespoir et par le fanatisme. Soulevés à la fois à Cyrène, en Égypte, en Chypre et dans la Mésopotamie, ils égorgèrent dans ces contrées une foule de Grecs et de Romains dont ils livrèrent aux chiens les cadavres sanglants. On raconte même que ce peuple furieux partagea avec eux cette horrible nourriture. Dion, toujours exagéré, porte à quatre cent soixante mille hommes le nombre de leurs victimes.

Lupus, préfet d’Égypte, battu dans un premier combat par les Juifs, et forcé de se retirer à Alexandrie, égorgea tous ceux qui se trouvaient dans cette ville. L’empereur envoya en Égypte contre les révoltés une forte armée commandée par Marcius Turbo. Ce général les défit, les dispersa, les poursuivit sans relâche, et ne parvint à rétablir la paix que par d’horribles massacres. Les Juifs perdirent enfin une bataille en Mésopotamie, et y furent tous exterminés.

L’ordre étant partout rétabli par la victoire, Trajan vint passer l’hiver en Syrie. Il comptait retourner au printemps à Babylone, mais une attaque d’apoplexie interrompit le cours de ses projets et le laissa dans un état de langueur qui lui fit prendre la résolution de revenir à Rome. Il chargea son neveu Adrien du commandement de l’armée d’Orient. Dès que les Parthes surent la nouvelle du départ de l’empereur, ils déposèrent leur nouveau roi, et replacèrent sur le trône Cosroës qui redevint maître en peu de temps de l’Arménie et de la Mésopotamie : ainsi il ne resta des conquêtes de Trajan que le souvenir et le regret du sang qu’elles avaient coûté.

Trajan dépérissait chaque jour ; il fut frappé à Sélinonte, en Cilicie, d’une seconde attaque d’apoplexie qui termina sa vie : Plotine, sa femme, tint quelques jours sa mort secrète. Elle fit croire à tous ceux qui l’entouraient que l’empereur avait adopté Adrien. L’impératrice écrivit ensuite au sénat pour l’informer de cette adoption ; et, sur sa foi seule, il fut reconnu et proclamé à Rome.

Adrien, compatriote, allié de Trajan, nommé par lui tribun du peuple, préteur et chef de l’armée, aspirait depuis longtemps au trône. Dans la guerre des Daces il s’était tellement signalé que Trajan lui donna un magnifique diamant qu’il avait reçu, de Nerva. Ce don parut alors présager son adoption. Depuis il gouverna avec sagesse, combattit avec gloire en Pannonie, et vainquit les Sarmates. Il était soutenu, près de l’empereur, par le crédit de Plotine, par celui de Licinius Sura, et surtout par l’utilité de ses services Son éloquence, son esprit le rendaient nécessaire à l’empereur qui le chargeait de rédiger ses discours et ses lettres. Cependant Servianus, son beau-frère, Palma et Cestius, ministres et favoris de l’empereur, balançaient son crédit, et cherchaient à le perdre dans l’esprit de Trajan qui l’estimait, Mais ne l’aimait pas.

La plupart des historiens assurent que l’empereur, incertain dans ses projets, avait voulu transmettre sa puissance, d’abord à Servianus, ensuite à Lusius, enfin à Nerrantius Priscus, célèbre jurisconsulte. Il dit même un jour à celui-ci : Si le destin tranche mes jours, je vous recommande le sort des provinces. Plusieurs fois il avait montré le dessein de laisser le choix d’un empereur à la décision du sénat. Quoi qu’il en soit, il paraît certain que si Adrien mérita l’empire par ses talents, il ne le dut qu’à l’amitié et peut-être à l’artifice de Plotine.

Trajan avait vécu soixante-quatre ans ; son règne dura dix-neuf années. Ses vertus éclatantes, mêlées de quelques taches légères, comme tout ce qui est humain lui méritèrent la vénération et l’amour des peuples. Sa renommée inspirait tant de respect qu’au milieu de l’église chrétienne, ennemie inflexible de la gloire des païens, plusieurs saints, et entre autres saint Thomas, prétendirent que le pape saint Grégoire avait obtenu de Dieu le salut de cet empereur, cinq siècles après sa mort. Il résulte de cette fable une grande vérité, c’est qu’une vertu éclatante triomphe de l’envie, de la haine et du temps.

Comme général il égala les plus célèbres guerriers ; restaurateur de la discipline, modéré dans ses châtiments, magnifique dans ses récompenses, il commandait moins par son autorité que par son exemple. Le premier dans l’attaque, le dernier dans la retraite, Plutarque rapporte qu’il ne disait jamais : faites, mais faisons ; allez, mais allons ; bataillez, mais bataillons. Comme prince, il fit observer la justice, respecter la propriété et fleurir le commerce. Ce fut lui qui prononça le premier cette belle maxime : Il vaut mieux que dix coupables se sauvent que de condamner un innocent. Jamais administration ne fut à la fois plus éclatante et plus économe, plus ferme et plus douce. Ennius Priscus lui demandait un jour comment il était parvenu à se faire plus aimer que tous ses prédécesseurs, il répondit : En pardonnant à ceux qui m’ont offensé, et en n’oubliant pas ceux qui m’ont servi. Enfin l’éloge de Trajan pourrait se réduire à ce peu de mots : Seul de tous les conquérants du monde, il mérita de recevoir et de conserver le titre de Très-Bon. Trajan mourut l’an 868 de Rome, de Jésus-Christ 115.