HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE HUITIÈME

 

 

DOMITIEN (An de Rome 833. — De Jésus-Christ 80)

DOMITIEN, aussi fourbe que Tibère, aussi cruel que Néron, se vit forcé de contraindre ses penchants et de masquer son affreux caractère, en montant sur un trône resplendissant encore des vertus de son père et de son frère. Il n’osa pas démentir, dans les premiers instants, leurs maximes et leurs principes que tout l’empire respectait, et il parut, même vouloir les imiter. On le vit, dans les commencements, diminuer les impôts, refuser les legs qu’on lui, offrait, affecter de l’horreur pour l’effusion du sang, défendre même de sacrifier des animaux. Il rétablit les bibliothèques consumées par le feu, éleva de superbes édifices, creusa près du Tibre un grand lac, célébra les jeux séculaires, et satisfit, avec magnificence, la passion des Romains pour les spectacles et pour les combats de gladiateurs.

Il varia les jeux publics, fit disputer à de jeunes filles, dans le cirque, le prix de la course, et sembla vouloir encourager les lettres en établissant des conférences où les orateurs les plus distingués disputaient sur des sujets donnés, en grec et en latin. Il veilla sévèrement au maintien de la justice, bannit les délateurs, et proscrivit l’usage barbare de mutiler les enfants, comme en Asie, pour remplir les palais d’eunuques.

Domitien réprima l’abus des satires et des libelles ; et, flétrissant les courtisanes qui, depuis Néron, affichaient un luxe insolent, il les priva du droit d’hériter, et leur défendit de se montrer en char et en litière. Il adoucit les peines portées contre les vestales qui enfreignaient leurs vœux, et ne leur fit subir la mort qu’en cas de récidive. Croyant trouver un moyen de préserver Rome des disettes fréquentes auxquelles elle était exposée, pour encourager la culture du blé, il ordonna d’arracher en Italie une grande partie des vignes ; mais cet ordre, contraire aux coutumes et aux droits de propriété, éprouva une vive résistance qui le força d’y renoncer.

Un seul des actes de son administration put alors faire pressentir ce qu’on avait à craindre de lui ; il bannit de Rome les philosophes et les savants : le vice et le crime sont bien  prés de leur triomphe, lorsqu’ils obtiennent l’éloignement de la vertu et l’exil de la vérité.

Sous le règne de Domitien les armes d’Agricola étendirent la puissance romaine, jusqu’à l’extrémité septentrionale de l’Europe. Il conquit la Calédonie (Écosse), dernier asile de la liberté. Le roi qui gouvernait ces peuples belliqueux, Galgacus, défendit son indépendance avec courage et ne succomba pas sans gloire. Ayant rassemblé l’élite des braves de son pays, il leur parla, dit Tacite, en ces termes : Lorsque je considère les causes de la guerre et la nécessité qu’il nous y contraint mon courage s’accroît, et l’accord de nos sentiments me persuade que ce jour va rendre à la Bretagne sa liberté. Seuls nous n’avons point encore éprouvé la servitude ; au-delà de notre patrie il n’existe plus de terre : la mer même, dominée par la flotte romaine, ne nous ouvre aucun asile ; ainsi le combat et les armes, qui sont l’espoir de l’honneur, deviennent aujourd’hui la sûreté des lâches.

Dans d’autres batailles, livrées avec différents succès par les Bretons, ils comptaient sur nos secours, et voyaient ici une retraite assurée. Nous sommes le peuple le plus belliqueux de la Bretagne ; aucune nation esclave n’avoisine nos rivages ; la vue des tyrans n’a jamais souillé nos regards.

La situation isolée de notre pays nous a puissamment défendus jusqu’à ce jour. L’imagination grandit ce qu’elle ne connaît pas, et l’ennemi a longtemps respecté les dernières bornes du monde ; mais enfin le sanctuaire de la liberté britannique est ouvert : au dehors on ne voit d’un côté que des flots et des rochers, et de l’autre les Romains, dont vous vous flatteriez en vain de désarmer l’orgueil par une obéissance modeste. Ces ravageurs du monde cherchent encore des proies sur les mers lorsque la terre ne suffit plus à leur cupidité. Rien n’échappe à leurs mains avides ; la richesse tente leur avarice, la pauvreté leur ambition ; les trésors de l’Orient et de l’Occident ne les ont pas rassasiés ; c’est le seul peuple qui poursuive l’opulence et la misère avec la même ardeur. Piller, massacrer, voilà leur domination ; changer un pays en désert, voilà leur paix.

Nos enfants, nos proches, tous ceux que la nature nous fait chérir, sont enlevés par eux, enrôlés et traînés en servitude. Si nos femmes et nos sœurs évitent leurs violences comme ennemis, sous le nom d’amis et d’hôtes ils les outragent ; ils épuisent nos fortunes pour grossir leurs trésors, nos grains pour se nourrir, nos corps et nos bras, pour dessécher leurs marais, pour, fortifier leurs camps ; les châtiments et les injures, voilà notre salaire.

Les hommes nés dans la servitude sont vendus une seule fois et nourris par leurs maîtres. La Bretagne paie et alimente chaque jour les siens ; et, comme dans une maison parmi les serviteurs, les derniers venus sont le jouet des autres, ainsi, dans cette foule de peuples anciennement asservis , c’est nous, comme les plus nouveaux, qu’on maltraité et qu’on insulte. Nous ne possédons point de terres fertiles, de mines opulentes, de ports superbes, qu’on puisse nous faire cultiver, exploiter, entretenir ; nous, n’avons que de la vertu et de l’audace, qualités offensantes pour les dominateurs.

La profondeur et le mystère même de nos retraites leur inspirent d’autant plus de soupçons que nous y trouvons plus de sûreté. Ainsi, puisque vous n’avez aucun espoir de grâce, armez-vous enfin d’un courage également nécessaire aux hommes qui désirent la gloire et à ceux qui ne cherchent que leur salut.

On a bien vu les Brigantes sous les ordres d’une femme, parvenir à incendier une colonie romaine, à forcer un camp. Ils auraient même secoué totalement le joug s’ils ne s’étaient pas endormis dams la prospérité ; et nous, guerriers jusqu’à présent indomptés, nous qui jouissons encore de nos forces entières et de notre antique liberté, nous ne montrerions pas à la première attaque quels hommes produit la Calédonie.

Ne croyez pas que les Romains portent autant de courage, dans la guerre que d’intempérance dans la paix. Ce sont nos dissensions et nos discordes qui les ont illustrés. Ils fondent leur gloire sur les fautes de leurs ennemis ; leur armée, mélange monstrueux de toutes les nations, se grossit par le succès, mais se fondra aux premiers revers. Car vous ne croirez pas sans doute que les Gaulois, les Germains, et à notre honte, cette foule de Bretons gui vendent leur sang, servent par affection des maîtres étrangers, dont ils ont été plus longtemps les ennemis que les esclaves. Les périls, la terreur forment seuls leurs faibles liens : éloignez-les ; dès que la crainte cessera, on verra la haine éclater.

Nous avons pour noud tout ce qui excite à la victoire ; les femmes des Romains ne sont pas là pour enflammer leur courage, ni leurs pères pour leur reprocher la fuite. La plupart de ces soldats sont sans patrie, ou en ont de différentes. Ils sont peu nombreux ; frappés de terreur, ils pénètrent dans un pays inconnu, leurs regards ne s’y portent que sur des objets nouveaux pour eux, sur un ciel brumeux, sur une mer orageuse, sur de sombres forêts qui les épouvantent. Les dieux nous les livrent en quelque sorte enfermés et enchaînés.

Ne vous laissez point effrayer par un vain appareil, par l’éclat de l’or et de l’argent, qui ne peuvent ni les défendre ni nous blesser : nous trouverons dans l’armée ennemie des bras à nous ; les Bretons reconnaîtront leur cause dans la nôtre ; les Gaulois se souviendront de leur ancienne liberté ; les Germains s’éloigneront d’eux, comme on a vu récemment les Usipiens les abandonner. Après la victoire point d’obstacles ! vous ne rencontrerez que des forteresses sans garnisons, des colonies de vétérans infirmes, des cités faibles et divisées, des sujets irrités, obéissant mal à d’injustes maîtres.

Ici, vous voyez un général et une armée : là, des tributs, des travaux, des châtiments. Vous allez, sur ce champ de bataille même, vous condamner à ces maux pour toujours, ou vous en venger. Marchez donc, et dans le combat, songez à vos aïeux et à vos descendants.

Les barbares l’écoutaient avec transport ; une acclamation unanime fut leur réponse. Ils coururent avec enthousiasme au combat.

Agricola, voyant briller leurs armes, contint quelque temps avec peine, l’ardeur des légions qu’il voulait exciter par ce retard. Les haranguant avec autant de dignité que d’énergie, il leur rappela leurs dangers, leurs succès, huit ans de travaux, de batailles et de victoires. Vous avez enfin, leur dit-il, franchi les limites où s’étaient arrêtés nos pères, ce n’est plus par la renommée, c’est par nos yeux que nous connaissons les limites du monde, nous avons à la fois découvert et conquis la Bretagne.

Dans nos marches longues et pénibles, lorsque vous franchissiez tant de fleuves, de marais et de montagnes, je vous entendais crier dans votre impatience. Quand pourrons-nous joindre et combattre l’ennemi ! Le voilà devant vous ; le champ est ouvert à votre courage ; tout vous appartient si vous êtes vainqueurs ; vous perdez tout si vous vous laissez vaincre.

J’ai toujours pensé qu’il n’y avait de sûreté dans la fuite ni pour le chef ni pour le soldat. Il vaut mieux mourir avec gloire que vivre avec honte. Aujourd’hui la bravoure seule peut conserver la vie et l’honneur. Songez, d’ailleurs, qu’il serait encore glorieux de terminer sa carrière aux bornes du monde.

Ces ennemis que vous allez combattre ne vous sont pas inconnus ; l’année dernière ils vous attaquèrent ; une seule légion les mit en fuite par ses cris. Ils n’existent encore que parce qu’ils sont les plus timides des Bretons ; tandis qu’ils fuyaient, les braves ont péri.

Achevez un demi-siècle de succès par une journée de gloire, et prouvez à Rome que jamais elle n’a dû attribuer à l’armée la prolongation de la guerre et de l’espoir des rebelles.

L’ardeur et la joie brillaient sur le front des Romains prennent leurs armes et s’élancent hors du camp. Agricola porta en avant huit mille auxiliaires, plaça trois mille chevaux sur les ailes, et laissa les légions devant les retranchements. Il voulait que sa victoire coûtât peu de sang aux Romains, ou trouver une ressource en cas de défaite.

Une foule innombrable de Bretons occupaient la plaine et les hauteurs qui la couronnait. Supérieurs en nombre aux Romains, ils les débordaient. Agricola étendit sa ligne, et, pour animer les troupes par son exemple, il renvoya son cheval et combattit à pied.

Tant qu’on se battit de loin, les Bretons, plus habiles à lancer les traits eurent l’avantage. Agricola les chargea avec cinq cohortes, dont les glaives courts et les boucliers pointus déconcertèrent l’ennemi qui ne leur opposait que de longs sabres sans pointes et des pavois étroits. La cavalerie bretonne, mêlée aux chars armés de faux, attaqua en flanc l’armée romaine : celle-ci tint ferme ; les chevaux épouvantés par les piques, portèrent le désordre dans les rangs ennemis.

Toute la masse des barbares descendit alors des montagnes pour envelopper les Romains : Agricola, qui avait prévu ce mouvement, envoya sur eux une réserve de quatre divisions de cavalerie qui les enfonça et qui, tournant ensuite l’armée ennemie, la prit à dos. Le champ de bataille ne fut plus alors qu’un champ de déroute et de carnage ; les barbares tentèrent de se rallier dans les bois ; mais Agricola, contenant l’ardeur de ses troupes victorieuses poursuivit avec ordre les vaincus, et leur ôta tout espoir de renouveler le combat. La nuit et la lassitude mirent fin à la poursuite et au carnage. L’ennemi perdit vingt mille hommes.

Le jour suivant, un silence profond, les collines désertes, et le feu des villages embrasés prouvèrent que la victoire était complète, et que les barbares dispersés n’avaient plus conservé d’espérance. Ces infortunés se sauvèrent de cavernes en cavernes, brûlèrent leurs maisons, et tuèrent leurs femmes et leurs enfants. Telle fut l’issue de leur dernier effort en faveur de la liberté.

Après cette victoire, la flotte découvrit au nord de l’Ecosse les Orcades et l’Islande : elle en fit la conquête, et l’on était alors si peu avancé dans la science de la géographie, que, ce fut par cette expédition qu’on acquit, pour la’ première fois, la certitude que la Bretagne était une île. Elle fut ainsi entièrement conquise et réduite en province romaine par Agricola, cent trente-huit ans après la descente de Jules César. On attachait tant d’importance à la possession de cette province et à sa force que jamais les empereurs n’en laissèrent les gouverneurs à la nomination du sénat.

Domitien, dont les vices commençaient à se montrer sans retenue, venait de faire en Germanie contre les Cattes une campagne qui ne fut signalée par aucun combat décisif. Ce prince, ambitieux de tout genre de gloire, et ne possédant aucune des vertus qui la donnent, se fit décerner un vain triomphe pour des victoires imaginaires. Son char était précédé d’esclaves, achetés pour représenter des prisonniers. La relation qu’Agricola lui envoya de sa conquête, quoique modeste, excita sa jalousie. S’efforçant vainement de la dissimuler, il ne put donner aucun signe d’affection à ce grand homme, et ne lui monda que de l’estime. Après lui avoir accordé à regret des statues et les ornements triomphaux, il le rappela sous prétexte de l’envoyer en Syrie.

Sallustius Lucullus le remplaça dans son gouvernement, et jouit du prix de ses travaux. Lorsque Agricola revint à Rome, il reçut l’ordre de n’y rentrer que de nuit. Le froid accueil de l’empereur le décida à finir ses jours dans la retraite. Quelques années après il mourut ; on soupçonna Domitien de l’avoir empoisonné. Pendant sa maladie, ce prince l’envoyait visiter fréquemment par ses affranchis et par ses médecins, tant il était impatient d’apprendre la nouvelle de la mort d’un grand homme, qu’il serait peut-être parvenu à faire oublier, si Tacite et Dion ne nous avaient conservé la mémoire de ses vertus et de ses exploits. La gloire des grands capitaines ne doit sa durée qu’à la gloire des grands écrivains. Tacite seul nous a fait connaître le conquérant de l’Angleterre.

Agricola, pour assurer le repos de sa famille, légua en mourant une partie de ses biens à l’empereur, qui reçut ce don comme une preuve d’estime. Sa vanité, dit Tacite, ignorait qu’un bon père ne peut faire son héritier qu’un mauvais prince.

A cette époque, les Sarmates et les Scythes firent une irruption dans l’empire : ils massacrèrent une légion et son général. Il fallut de longs efforts pour les chasser. Décébale, roi des Daces, déclara la guerre aux Romains, défit l’armée du consulaire Oppius Sabinus, ainsi que celle de Cornélius Faustus, commandant des gardes prétoriennes, et répandit la terreur dans toute l’Italie qu’il menaçait d’envahir. Les légions campées sur les bords du Danube, avaient été les unes détruites, les autres enveloppées. On vit Rome, pour la première fois, abdiquant sa grandeur, employer pour se défendre l’or au lieu du fer, obtenir à prix d’argent la retraite des barbares, et acheter honteusement la paix. Domitien ne rougit pas de se faire décerner, pour cette désastreuse capitulation, le triomphe et le surnom de Germanique.

Puéril dans sa vanité, comme il voulait qu’on dît qu’il avait cité plus souvent consul qu’aucun autre Romain, il se fit nommer dix-sept fois à cette dignité. Il ne gardait le consulat que quatre mois, et n’en remplit jamais les fonctions.

Dès qu’il se crut affermi sur le trône, cessant de jouer la vertu, il laissa un libre cours à ses honteuses passions, à ses vices odieux, ne leur imposa plus de frein, et parut même les porter jusqu’au délire. Il défendit de d’ériger d’autres statues que des statues d’or et d’argent, et voulut qu’on l’appelât Seigneur et Dieu.

Sa cruauté égalait son orgueil ; il se plaisait à voir les tourments des condamnés, à entendre leurs cris, et comptait avec volupté leurs larmes et leurs soupirs. Sa tyrannie peupla Rome d’espions et de délateurs, vermine qui pullule sous les mauvais princes, et qui crée les coupables pour gagner un vil salaire. Leurs rapports mensongers firent périr les plus illustres sénateurs, Céréalis, Orphitus, Glabrio, Œlius Lamia, dont l’empereur avait enlevé la femme ; Coccéianus, neveu d’Othon, mourut victime de sa reconnaissance : on l’accusait de rendre chaque année des honneurs solennels à la mémoire de son oncle. Métius Pomposianus paya de sa tête les fausses prédictions des devins, qui lui promettaient l’empire.

Le sénat se voyait forcé par le tyran de prononcer ces injustes arrêts. La peur faisait régner un silence profond dans cette assemblée, autrefois la terreur des rois. Celui qui la présidait prenait seul la parole, parce que son rang l’y forçait ; les autres, les yeux baissés, opinaient sans parler.

Maternus avait écrit un livre contre la tyrannie, Julius Rusticus avait fait l’éloge des vertus de Thraséa et d’Helvidius Priscus : tous deux périrent coupables d’avoir dit la vérité.

Domitien, détestait les arts qui adoucissent les mœurs, les lettres qui éclairent les hommes. A ses yeux, le savoir et le talent furent des crimes, ainsi que la gloire et l’opulence.

Rarement on vit un brin prince illettré. Cependant un philosophe célèbre, Apollonius de Tyane, osa braver le péril et affronter sa présence. Il était Tyane, déjà venu, du temps de Néron, pour voir, disait-il, quelle bête c’était qu’un tyran. Après avoir voyagé dans l’Inde et en Arabie, il fut à son retour accusé de magie, revint en Italie, parut sans crainte aux yeux de Domitien, se défendit avec courage, lui fit entendre le langage de la sagesse et de la vérité, et resta impuni ; ce qui parut, si extraordinaire, que ses partisans, voulant l’opposer et le comparer à Jésus-Christ, n’expliquèrent ce phénomène que par un prodige : ils racontèrent qu’il avait soudainement disparu aux regards du tyran.

Un gouvernement si lâche et si faible devait faire éclore des conspirations. Lucius Antonius, gouverneur de Germanie, se révolta et prit le titre d’empereur. Il attendait de la Galle de puissants renforts ; le Rhin débordé l’empêcha de les recevoir. Norbanus envoyé contre lui, l’attaqua brusquement et le tua. Cette rébellion, qui avait effrayé le lâche Domitien, lui servit de prétexte pour multiplier les accusations et les supplices.

Aussi insensé que farouche et tremblant, il passait les journées entières dans la solitude, enfermé dans son cabinet. Loin de s’occuper des affaires publiques, sa cruauté puérile s’amusait à faire éprouver à de faibles insectes, à des mouches, les tourments que sa barbarie exerçait sur les hommes. Bientôt, joignant l’hypocrisie à la férocité, son amitié devint aussi redoutable que sa haine, et chacun pouvait presque juger le degré du danger qu’il courait, par celui de l’affection que l’empereur lui témoignait. Il combla de preuves d’estime et de faveur son intendant la veille du jour où il l’envoya au supplice.

Lorsqu’il accusait quelqu’un, pour intimider les sénateurs et les forcer à la rigueur, il disait : On verra aujourd’hui si je suis cher ou indifférent au sénat.

La fortune publique était livrée aux courtisanes. L’empereur, bravant toute décence, allait aux bains publics avec elles. Cupide comme tous les prodigues, il se déclarait héritier des citoyens les plus opulents. Les impôts qui écrasaient les Juifs, furent doublés ; les prophètes de ce peuple avaient annoncé le règne prochain d’un fils de David fit chercher, arrêter et périr tous les descendants de ce roi.

La dixième année du règne de Domitien, les chrétiens, dont le culte commençait à s’étendre rapidement, furent exposés à une cruelle persécution. Les écrivains ecclésiastiques racontent que saint Jean, jeté dans une chaudière d’huile bouillante, en sortit intact par un miracle, et qu’on l’exila dans l’île de Pathmos, où il composa l’Apocalypse. Timothée fut lapidé à Éphèse ; Denys l’aréopagite à Athènes.

Le sang des martyrs multipliait leurs prosélytes ; déjà les racines de la foi chrétienne s’introduisaient dans le palais des grands. Flavius Clemens, cousin germain de l’empereur, s’avoua chrétien et paya son courage de sa vie. Domitilla, sa parente, fit le même aveu, et fut exilée à Pandataire.

Domitien connaissait la haine qu’il inspirait aux Romains, et surtout au sénat. Il projeta, dit-on, plusieurs fois le massacre de ce corps. Un jour, il l’investit de ses soldats ; une autre fois, ayant invité à un repas la plus grande partie des sénateurs ; il les fit conduire dans une salle tendue de noir, éclairée par des lampes sépulcrales, et ornée pour tous meubles de plusieurs cercueils qui portaient les noms des convives, et près desquels on voyait de grands nègres tenant une épée dans une main et une torche dans l’autre. Après avoir joui quelque temps de leur frayeur, il les congédia.

Détesté dans tout l’empire, l’armée seule, qu’il payait magnifiquement, lui était dévouée ; mais son appui ne le rassurait pas : les présages qui le menaçaient, et sa conscience qui le tourmentait, le rendaient plus malheureux et plus tremblant que ses victimes.

Il fit périr Épaphrodite, par ce que ce fidèle affranchi avait prêté son bras à Néron pour finir ses jours.

L’astrologue Asclétérion osa prédire la mort prochaine du tyran ; l’empereur le fit venir devant lui. Toi qui annonces mon sort, lui dit-il, peux-tu connaître le tien ?Oui, répondit le devin, je dois être dévoré par des chiens. Domitien, décidé à le faire mentir, ordonne de le tuer sur-le-champ, et de livrer son corps au feu ; on exécute l’ordre ; mais tout à coup un orage furieux s’élève, une pluie abondante tombe sur le bûcher, la flamme s’éteint, les assistants s’éloignent et les chiens mangent le cadavre. La haine publique accrédita cette fable.

Les tyrans redoutent les historiens comme les brigands craignent les juges. Domitien persécuta ceux de son temps. Josèphe seul conserva sa bienveillance ; mais souvent les talents comprimés n’en acquièrent que plus de force ; la persécution n’empêcha point les lettres de fleurir. Épictète illustra la secte stoïque ; ses maximes, composées dans l’exil et dans les fers, serviront en tout temps à fortifier l’âme contre le malheur.

Martial se rendit fameux par ses épigrammes, et Juvénal par ses satires qui présentent le tableau fidèle des mœurs de ce siècle corrompu.

Silius Italicus publia un poème défectueux dans sa composition, mais où l’on trouve quelques vers dignes de Virgile. Le sort de Stace fut bizarre comme son talent ; Domitien l’aima.

L’empereur, aussi redouté de sa famille que de ses sujets, avait épousé Domitia Longina, fille de Corbulon ; il la répudia, la reprit et se décida enfin à la faire mourir. Un heureux hasard fit tomber des les mains de cette princesse la liste fatale sur laquelle était écrit son nom, ainsi que ceux de Parthénius, premier officier de la chambre de l’empereur, de Stéphanus, son intendant, et des généraux Norbanus et Pétronius. L’impératrice les informa du péril qui les menaçait ; et tous, de concert, se déterminèrent à trancher les jours du monstre qui les poursuivait.

La superstition du temps effrayait sans cesse Domitien ; on répandait chaque jour le bruit de nouveaux pronostics qui annonçaient sa mort. Le plus certain de tous ces présages était l’horreur qu’on avait pour lui.

Troublé par toutes ces menaces, on l’entendit, au milieu d’un orage effrayant, s’écrier : Que Jupiter frappe donc, puisqu’il veut frapper ! La veille du jour de sa mort, on lui porta un fruit rare : Gardez-le pour demain, dit-il, si la fortune me permet encore d’en goûter.

Au milieu de la nuit qui précédait pour lui la nuit éternelle, épouvanté par des éclairs fréquents, il fait appeler un astrologue qui lui annonce une grande révolution : il ordonne sa mort. Après ce dernier crime, dans l’espoir de calmer l’agitation de ses sens, il veut aller aux bains ; Parthénius l’en empêche, en l’avertissant qu’une affaire urgente exige qu’il passe dans son cabinet. Il y entre, et y trouve Stéphanus. Celui-ci lui révèle une fausse conspiration, et lui présente une liste des conjurés. Tandis qu’il la lit, ce même Stéphanus, tirant un poignard caché, lui perce le flanc. L’empereur se jette sur lui et le renverse ; pendant cette lutte, Parthénius et les autres conjurés arrivent et massacrent Domitien[1].

Les disciples d’Apollonius, qui voulaient faire un dieu de leur maître, racontent qu’au moment où on égorgeait l’empereur, ce philosophe, qui se trouvait à Éphèse, s’écria : Courage brave Stéphanus ! frappe le tyran ; et que peu de moments après, il dit : Tout va bien, le monstre est mort.

Domitien termina ses jours en 94, à l’âge de quarante-cinq ans, et la quinzième année de son règne. Les prétoriens le regrettaient vivement, et voulaient exiger qu’on lui rendît les honneurs divins : le sénat montrant une fermeté, depuis longtemps inconnue, s’y opposa, flétrit la mémoire du tyran, fit briser ses statues, raya son nom des registres, et le condamna à l’oubli. Tacite, plus sévère, le condamne à l’immortalité.

 

 

 

 


[1] An de Rome 847. — De Jésus-Christ 94.