HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE SEPTIÈME

 

 

TITUS (An de Rome 831. — De Jésus-Christ 78)

TITUS était associé à l’empire ; Vespasien l’avait nommé son successeur. Un seul homme voulut s’opposer à son élévation et lui disputer le rang suprême ; ce fut Domitien. Il se prétendait cohéritier, et reprochait à son frère d’avoir fabriqué un faux testament : on méprisa son opposition, et le sénat, par un décret, proclama Titus empereur. Ce prince inspirait alors aux Romains plus de crainte que d’espérance ; élevé à la cour de Néron, il n’avait pu résister à la contagion de l’exemple et s’était livré aux voluptés. Séduit par les courtisanes, environné d’affranchis, d’esclaves et d’histrions, il suivit le torrent du siècle, et passa les beaux jours de sa jeunesse dans les fêtes, dans les orgies et aux spectacles pour lesquels il montrait une vive passion.

Titus, d’une taille peu élevée et trop forte, se faisait cependant remarquer par la grâce de ses mouvements et par la majesté de son maintien. Il avait cultivé les lettres et composé quelques tragédies. Habile dans tous les exercices, personne ne le surpassait dans l’art de manier les armes et de lancer des traits. Au siège de Jérusalem il tua douze ennemis de sa main.

Ceux qui jugent le caractère des hommes par leurs penchants, auraient du mieux augurer du sien par ses liaisons. Dans la cour infâme de Néron, l’ami qu’il choisit fût le vertueux et infortuné Britannicus. Son amitié brava la tyrannie, résista au temps, et ne se rompit point par la mort. Dès qu’il parvint au rang suprême, qui fait oublier tant de sentiments, son premier soin fut d’élever un monument à la mémoire de Britannicus.

Quand ses devoirs l’éloignèrent de Rome et l’obligèrent de paraître dans les camps, il se montra soldat hardi, capitaine prudent ; mais les premières impressions ne s’effacent pas sans peine. On l’accusait toujours de trop aimer les plaisirs de la table, et de laisser trop d’empire aux femmes sur son cœur. Les rigueurs excessives qu’il crut indispensables pour épouvanter et subjuguer les Juifs le firent taxer de cruauté. Enfin on lui reprochait la mort de Cécinna qu’il avait fait poignarder pour prévenir un complot formé par ce général contre ses jours.

Titus avait déplu aux Romains en bravant leurs mœurs, et en se livrant sans réserve à la plus violente passion pour une reine étrangère, Bérénice, fille d’Agrippa, roi de Judée, et veuve de Polémon, roi de Cilicie.

Elle le suivit à Rome, habita son palais, et obtint de lui la promesse de l’épouser ; enfin Rome, au moment où Titus monta sur le trône, craignait de voir recommencer le règne de Néron. Mais des qu’il fut revêtu du pouvoir suprême, il surprit tout l’univers, parut un autre homme, et se montra digne de commander au monde en se commandant à lui-même.

L’opinion publique s’était manifestée hautement contre son hymen avec Bérénice ; il la renvoya en Asie. Celui qui sait vaincre un amour véritable, triomphe sans peine des autres passions ; il ne connut plus de plaisirs que ses devoirs et éloigna de lui les complices de ses débauches, les esclaves, les baladins qui l’entouraient.

Ayant consulté sur les moyens de bien régner Apollonius de Tyane, fameux par des vertus réelles et par de faux prodiges, le philosophe ne lui répondit que ce peu de mots : Imitez votre père. Titus fit plus ; il le surpassa en justice, en bonté, en modestie, et surtout en générosité.

Il refusait tous les dons et en faisait de magnifiques. Son premier édit confirma tous les bienfaits, accordés par ses prédécesseurs, quoiqu’un statut extravagant de Tibère donna le droit à l’avarice, de chaque nouvel empereur de les annuler à son avènement. Titus continua les sages réformes commencées par Vespasien dans les ordres de l’état, dans les mœurs, dans les lois et dans les règlements d’administration. Les délateurs, si honorés par les tyrans, se virent condamnés par lui à être fustigés et vendus comme esclaves. Il réprima l’avidité des gens de loi, abrégea les procédures, et punit la corruption des juges. Le sénat fut libre dans ses discussions, le peuple dans ses suffrages ; et le sceptre, porté par cet excellent prince, ne parut que l’appui de la liberté.

Le bon ordre qui régnait dans ses finances lui permit de satisfaire la vanité du peuple, en embellissant Rome par de superbes monuments, et son goût pour les spectacles par des fêtes somptueuses. Il n’écoutait que la justice pour les actes de son administration ; mais il ne dédaignait pas de consulter la multitude sur le choix de ses amusements. Il la fit jouir de la vue d’une magnifique naumachie et lui donna dans le cirque le spectacle d’un combat de cinq mille animaux féroces qui s’entretuèrent.

Affable et populaire, il ne repoussait aucune demande, aucune réclamation ; sa grâce ajoutait au bienfait et adoucissait le refus. Comme on lui reprochait un jour dans son conseil de promettre plus qu’il ne pouvait tenir : Il ne faut, dit-il, ôter à personne l’espérance, et jamais on ne doit sortir mécontent de l’audience du prince.

Se rappelant un soir, pendant son repas, qu’il avait passé toute la journée sans obliger personne : Hélas ! mes amis, dit-il, j’ai perdu un jour.

Lorsqu’on se sent fort par l’amour qu’on inspire,  on est inaccessible à la crainte : informé qu’on avait publié des libelles contre lui : Pourquoi, dit-il, redouterais-je des écrits que tout le monde trouvera calomnieux, si je ne fais rien qui soit digne de blâme.

Cependant sa constante bonté n’empêcha pas quelques hommes ambitieux de former des projets contre-lui. Deux patriciens conspirèrent pour le renverser du trône ; il en fut informé, les fit venir en sa présence, leur conseilla de renoncer à des desseins contraires aux lois divines et humaines, envoya un courrier à la mère de l’un d’eux pour la rassurer sur le sort de son fils, invita les deux conjurés à sa table ; et, le lendemain, les plaçant à côté de lui à un combat de gladiateurs, remit dans leur mains les épées qu’on lui portait selon l’usage avant le combat, et les chargea de les examiner. La rigueur des princes faibles tue quelques conspirateurs ; la clémence des grands caractères tue les conspirations.

Une ambition plus coupable affligea son cœur sans aigrir son esprit : Domitien, son frère, tenta de soulever contre lui les prétoriens et quelques légions. Titus, au lieu de le bannir, le conjura de lui rendre son amitié, l’associa à l’empire, le déclara son successeur, et le supplia, les larmes aux yeux, de ne point usurper par un crime le rang que lui destinait la nature.

Tandis que Titus s’occupait sans relâche d’assurer la félicité du peuple romain, Agricola soutenait en Bretagne la gloire de ses armes. Il vainquit les Ordovices ; l’île de Môna (Anglesey), défendue par une population belliqueuse,  par la superstition des druides, et par la mer, ne put lui résister. Profitant habilement d’une basse marée, il parut dans cette île à l’improviste, comme s’il tombait des nues, et subjugua ce peuple, aussi effrayé que surpris de cette invasion inattendue.

Après avoir vaincu les Bretons par la force,  il soumit ces esprits altiers par sa modération, diminua les impôts, fit régner la justice, adoucit les mœurs par l’instruction, persuada aux habitants sauvages de clés contrées d’adopter le langage, les vêtements, les costumes des Romains, et les amollit en les civilisant.

Agricola ne rendit à l’empereur qu’un compte modeste de ses actions ; la renommée en publia la gloire.

Les Romains semblaient condamnés par les dieux à subir des peines  proportionnées à leurs crimes et à leurs excès ; et tandis que les vertus de Titus les faisaient jouir d’une trêve passagère à leurs maux, le ciel fit tomber sur l’Italie d’épouvantables calamités qui la dévastèrent. L’un de ces fléaux fut une peste terrible qui emportait dix mille personnes par jour. L’effroi devint universel ; on craignait une destruction totale ; Titus, seul au-dessus de la peur, ranima le courage de ses concitoyens, consola, secourut les malades sans redouter aucun péril ; et, par ses soins vigilants, arrêta enfin les progrès de la contagion.

L’autre malheur qui vint troubler la tranquillité de son règne fut une éruption violente du Vésuve ; elle engloutit sous d’épaisses coulées de laves les villes d’Herculanum et de Pompéia, et couvrit de cendres l’Italie, la Sicile et les côtes d’Afrique. La terre ébranlée paraissait arrachée de ses fondements. Une nuit sombre remplaçait le jour, l’air se chargeait d’une fumée brûlante, de larges fleuves de feu sillonnaient les plaines ; les habitants périssaient écrasés par la chute des édifices ; dévorés par la flamme ou étouffés par la fumée. La mer ouvrait ses larges gouffres, enlevait aux fugitifs tout espoir d’asile. En trois jours des bourgs populeux et de florissantes cités disparurent. Les mortels désespérés croyaient assister à l’embrasement du monde.

Au milieu de cet assaut des dieux contre la terre, un seul Romain, un savant illustre, Pline l’ancien, impassible comme Archimède à la prise de Syracuse, cherchant la vérité au milieu du désordre des éléments, étudiait, observait la marche, les progrès de cet effrayant phénomène. Il mourut en en traçant les détails qui sont parvenus jusqu’a nous par la plume élégante de Pline, son neveu, digne émule et fidèle ami de l’historien Tacite.

A la même époque, Rome éprouva encore les ravages d’un incendie. Le courage, la sagesse, le temps pouvaient réparer et faire oublier ces malheurs ; Rome en subit bientôt un plus irréparable : le ciel lui enleva Titus ; il ne brilla que peu d’instants dans le monde comme un doux rayon dans un jour d’orage.

Depuis quelque temps, ce prince, agité par des pressentiments, troublé par des présages, se livrait à une sombre mélancolie. Espérant la dissiper, il se retira dans une maison de campagne qu’il possédait au pays des Sabins. Les progrès d’une fièvre ardente résistèrent à tous les remèdes ; il se plaignait doucement aux dieux de périr si jeune et sans l’avoir mérité ; en expirant, il protesta qu’il ne se reprochait qu’une seule action dans sa vie, qu’il ne cita pas. Quelques historiens croient que Domitien l’avait empoisonné. Dion rapporte que ce frère barbare le fit saisir au milieu de son accès, et plonger dans une cuve d’eau glacée. Plutarque donne une cause plus naturelle à sa mort ; il l’attribue à l’habitude des bains froids que ce prince n’interrompit point pendant sa maladie.

La triste fin d’un empereur à la fois si chéri et si respecté causa dans Rome un deuil général. Les jeunes citoyens croyaient avoir perdu leur père, et les vieillards leur fils. Le sénat, se rassemblant sans convocation, lui prodigua des éloges qui, pour la première fois, n’étaient point dictés par l’adulation et lui décerna les honneurs divins. Un prince tel que Titus rendrait l’apothéose excusable si elle n’était pas sacrilège ; mais si l’on ne peut, sans délire, égaler un mortel à la divinité, on doit avec justice élever au-dessus de tous les hommes le prince qui mérita d’être appelé l’amour et les délices du genre humain.

Titus, né le 30 décembre 791 de Rome, 38 de Jésus-Christ, mourut le 13 septembre 80. Il avait régné deux ans, deux mois et vingt jours.