HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CHAPITRE ONZIÈME

 

 

AUGUSTE (An de Rome 723. — Avant Jésus-Christ 30)

LA fortune a souvent plus d’influence que le génie sur la destinée des princes et des peuples ; et les succès des grands hommes dépendent moins de leurs talents que des circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés. César le plus habile des capitaines, le plus profond des politiques, le plus éloquent des orateurs, le plus doux des conquérants, tomba sous le poignard des Romains lorsqu’ils le virent aspirer au pouvoir suprême.

Octave, timide soldat, faible orateur, général médiocre, presque toujours vaincu lorsqu’il commanda lui-même, plus cruel que Marius et Sylla dans ses vengeances, soumit Rome à son joug, et jouit paisiblement, pendant quarante années, d’un trône fondé sur la ruine de la liberté :

Les circonstances n’étaient plus les mêmes ; la corruption des grands et la lassitude des peuples avaient abattu toutes les barrières qui pouvaient l’arrêter ; il ne rencontra plus cette fierté qui repousse toute dépendance cette force qui brise toutes les chaînes : il n’eut à ménager qu’une vanité puérile qui se contente d’apparence et ne veut que des formes ; aussi Octave triompha plus par l’artifice que par le courage ; on l’audace aurait échoué, la ruse réussit.

Il revêtit une monarchie militaire des formes républicaines, satisfit les grands par des dignités, le peuple par des largesses, et tout l’empire par le repos, qui, après un demi-siècle de factions et de guerres civiles, était devenu le seul bonheur qu’on pût souhaiter et supporter.

Cependant, malgré cette pente naturelle du siècle vers la paix et la soumission, il fallait encore beaucoup d’adresse pour passer tranquillement de la république à la monarchie. Les souvenirs et les habitudes défendaient la liberté ; la fin tragique et récente de César devait effrayer Octave.

Il se voyait assis au milieu des mêmes sénateurs qui avaient applaudi Brutus ; il se trouvait en présence de ce même peuple qui avait arraché la couronne placée sûr la tête du dictateur ; et il comptait dans les rangs de l’armée, son seul appui, une foule de soldats qui venaient de combattre pour Pompée, pour Cassius, pour Antoine, contre César et contre lui.

Les prétextes pour conserver la puissance lui manquaient ; César était vengé ; la bataille d’Actium terminait la guerre civile ; la mort d’Antoine et la chute de Cléopâtre avaient expié les affronts faits à la république ; le temps fixé pour la durée du triumvirat était expiré : rien n’autorisait la prorogation des lois de circonstance, rien ne semblait devoir priver plus longtemps le peuple de ses droits.

Dans cette position difficile, plus l’ambition d’Octave, était ardente, plus il prit soin de la dissimuler. Décidé à régner, il feignit un grand dégoût des affaires et une extrême aversion pour le rang suprême, seul but de ses pensées et de ses actions. On prétend qu’il consulta ses deux favoris, Mécène et Agrippa, sur le parti qu’il devait prendre : Agrippa, dit-on, lui conseilla d’écouter la voix de la justice, de rétablir la république et de chercher dans la vie privée une gloire pure et une tranquillité qu’une puissance usurpée ne pouvait lui offrir. Mécène, au contraire, lui dit que l’empire romain, trop étendu, avait besoin, d’un maître. Le rétablissement de la république, ajoutait-il, dans un siècle corrompu, ne serait que le signal de la renaissance des factions ; d’ailleurs, après tant de proscriptions, Octave ne pouvait trouver d’asile contre ses ennemis que sur le trône.

Octave, dont la détermination était probablement prise avant de délibérer, donna de grands éloges à la franchise d’Agrippa, et adopta le conseil de Mécène.

Il résolut, non, de garder le pouvoir par violence, mais de faire légitimer son autorité par le consentement national, et d’amener le sénat et le peuple au point de le contraindre en quelque sorte à les gouverner. Avant d’exécuter ce dessein, il voulut opérer dans le sénat une grande réforme sous le prétexte de lui rendre plus de majesté. Il crut nécessaire de s’attirer l’amour au peuple par des fêtes et par des largesses, de réparer beaucoup d’anciennes injures par des bienfaits, et de s’assurer, par l’estime publique, l’autorité qu’il avait conquise par la force.

Après l’assassinat de César, Antoine, au moyen d’actes faux qu’il supposait signés par le dictateur, avait rempli le sénat d’un grand nombre de ses partisans, hommes sans naissance, sans mérite et sans fortune. Le peuple les nommait caronites, pour faire entendre qu’ils avaient été nommés par un mort. Ce désordre s’accrut pendant le triumvirat : Octave voulut retrancher de ce corps auguste tous les membres qui souillaient sa dignité ; il proposa cette réforme avec tant de ménagements et d’adresse que, sur quatre cents sénateurs frappés par la loi qu’il présentait, plus de deux cents se démirent volontairement, et furent récompensés de leur lâche docilité par des titres honorifiques et par des emplois lucratifs. On supprima les autres. Pendant tous le temps que dura cette opération, Octave porta une cuirasse sous sa toge, et ne parut aux assemblées qu’environné de quelques sénateurs dont il connaissait le dévouement et la bravoure.

Il ne gouvernait alors que sous le titre de consul, et accepta celui de prince du sénat, pour conserver la présidence de ce corps. On lui avait donné le consulat pour six ans. Remplissant les fonctions de censeur, il renouvela la cérémonie de la clôture du lustre ; tombée en désuétude depuis les guerres civiles. Le dénombrement produisit quatre millions cent soixante-trois mille citoyens. Octave rétablit par ses dons la fortune de plusieurs sénateurs, embellit la ville de monuments nombreux et magnifiques, et donna aux préteurs le dépôt du trésor public, jusque-là confié imprudemment à de jeunes questeurs. Mais de tous ces actes, celui qui excita le plus de joie et de reconnaissance fut un grand acte de justice ; il cassa toutes les ordonnances des triumvirs : c’était, en condamnant ses propres actions, effacer de la mémoire des hommes sa vie passée, et en promettre une nouvelle.

Octave s’était fait donner dans le consulat Agrippa pour collègue[1] ; avec le secours de cet ami éclairé, de ce ministre fidèle, ayant rétabli la tranquillité dans les provinces, la discipline dans l’armée, la majesté dans le sénat, s’étant réconcilié avec les vaincus par l’abolition des actes du triumvirat, il distribua les charges, les commandements, les grades, les dignités et les grâces pécuniaires, de sorte qu’il n’y eut plus que deux routes ouvertes aux Romains : l’une, celle de la soumission, qui menait aux honneurs et à la fortune, l’autre, celle de la résistance, qui condamnait les opiniâtres amis de la république à l’inaction et à l’obscurité.

Lorsque Octave crut avoir ainsi disposé les esprits au dénouement qu’il méditait, l’année de son consulat venant d’expirer, il parut dans le sénat, et déclara qu’il renonçait à tous les pouvoirs extraordinaires qu’il tenait de la république. Moins cette démarche était sincère, plus il employa d’art pour faire croire à la pureté de ses intentions. On ne pouvait pas, disait-il, douter de la franchise d’une abdication si volontaire ; tous les rois étrangers étaient liés à ses intérêts ; l’armée lui avait donné des preuves éclatantes de sa soumission et de son dévouement ; le peuple et les provinces le regardaient domine le garant de leur repos ; tous les partis le considéraient comme leur unique lien ; il était redouté par les factieux et par les scélérats, comme une digue qu’ils ne pouvaient franchir. Dans une pareille situation, personne ne pouvait lui ravir la puissance, s’il voulait la garder. Mais il trouvait juste de rendre à chacun l’exercice de ses droits, au sénat son autorité, au peuple son indépendance aux lois leur vigueur. Le sacrifice du pouvoir au bien public lu paraissait plus honorable que les plus grandes victoires ; à ses yeux, la gloire principale de César était d’avoir refusé la royauté, comme il faisait consister la sienne à se démettre du pouvoir suprême. Je n’ai d’abord pris les armes, ajoutait-il, que pour venger mon père ; je me suis vu depuis, à regret, forcé de me charger longtemps du fardeau des affaires, afin de délivrer la république des factions qui la déchiraient. César est vengé, les factions sont détruites, les étrangers sont soumis, l’ordre règne dans l’intérieur ; au prix de mon sang, au péril de ma vie, j’ai sauvé la république ; j’ai fait respecter ses armes, depuis la mer d’Éthiopie jusqu’à la Tamise, depuis l’Euphrate jusqu’aux colonnes d’hercule ; j’ai fermé le temple de Janus. Quel autre bonheur puis-je désirer que celai du repos et de la retraite, quelle autre gloire pourrait me tenter, si ce n’est la gloire de voir la république, libre et florissante, se gouverner par de sages lois, et reprendre ses antiques mœurs ?

Il ajouta à ces paroles de sages conseils sur le gouvernement de l’état, recommanda au peuple de repousser l’intrigue, de craindre les factieux ; aux sénateurs d’adoucir leur orgueil, de réformer leur luxe, de modérer leur ambition, source de haine et de discorde ; aux proconsuls et aux préteurs, de ne plus faire haïr le nom romain par leurs concussions oppressives et scandaleuses. Si vous agissez ainsi, dit-il en terminant son discours, vous comblerez mes vœux, vous assurerez votre gloire et le bonheur de ma patrie ; mais, si, méprisant mes avis, n’écoutant que l’ambition et l’avarice, et entraînés par vos passions, vous livrez encore la république au funeste fléau des guerres civiles, vous me ferez repentir de mes sacrifices, et vous retomberez tous dans les malheurs dont je vous ai sauvés.

Les sénateurs écoutaient César avec la surprise obéissance que devait exciter une telle démarche. Ceux qu’il avait mis dans sa confidence applaudirent vivement sa générosité, mais se gardèrent bien d’appuyer sa proposition. Ceux qui croyaient à sa sincérité, mais qui, las des factions, préféraient les faveurs de la fortune aux rigueurs de la liberté, et le repos de la monarchie aux orages de la république, laissèrent éclater le chagrin que leur, faisait éprouver cette, abdication. La crainte empêchait les amis de la liberté d’accepter le sacrifice qu’on leur offrait, et un reste de pudeur retint quelque temps ceux qui auraient voulu parler en faveur de la servitude. Tous se réunirent enfin pour conjurer César de renoncer à une résolution si fatale au repos public.

Après une résistance plus longue que vive, il obéit, et consentit à garder le pouvoir suprême. Cependant, sous prétexte que le fardeau du gouvernement tout entier était trop pesant pour lui, il voulut partager avec le sénat les provinces de l’empire. Dans ce partage, choisissant pour lui les gouvernements les pus exposés aux attaques de l’ennemi, et dans lesquels se trouvait placée la plus grande partie des troupes, il conserva dans sa dépendance la vraie source du pouvoir, l’armée.

Le sénat eut l’administration de l’Afrique, de la Bétique (en Espagne), de la Grèce, de l’Asie-Mineure, de la Sicile, du Pont, des îles de Crète et de Sardaigne. César se réserva le reste de l’Espagne, la Lusitanie, les Gaules, la Syrie, la Phénicie et l’Égypte.

On parut laisser l’Italie ainsi que Rome, régies par les anciennes lois. Octave y commandait en monarque, sous le voile de la liberté : il savait qu’on peut tout enlever aux hommes tant qu’on leur laisse l’espérance. Il n’accepta que pour dix ans le sacrifice que Rome lui faisait de sa liberté ; et, dans tout le cours de sa vie, employant toujours le même artifice pour entretenir la même illusion, il renouvela son offre d’abdication, et fit proroger son autorité, tantôt pour cinq et tantôt pour dix années.

Messala, chargé par le sénat de lui exprimer la reconnaissance des Romains, lui donna, au nom du sénat et du peuple, le titre d’Auguste. Ce nom, qui avait quelque chose de sacré, lui parut préférable à celui de Romulus, qu’on voulait lui faire accepter, et qui rappelait trop la royauté, toujours odieuse dans Rome. D’ailleurs son autorité ne fut revêtue d’aucune dénomination nouvelle ; il n’ignorait pas que la multitude se gouverne plus par les mots que par les choses, et, qu’à ses yeux, les noms les plus anciens sont les plus respectés. Celui de roi aurait effrayé ; celui d’Imperator, étant usité, n’inquiéta personne. Sous ce titre il régna comme général, et l’éclat de cette monarchie militaire rendit bientôt le titre d’empereur supérieur à celui de roi.

Déjà Pompée, revêtu de ce nom, avait joui d’une autorité presque absolue. Les généraux devenant souverains, le glaive fut leur sceptre ; ils n’eurent d’autre appui pour leur puissance que l’armée, et cette armée devint l’écueil du trône, comme le peuple avait été celui du sénat. Le soldat et la multitude sont toujours les instruments dont se servent les ambitieux pour renverser les monarchies comme les républiques : cependant, sous le règne d’Auguste, les titres civils que ce prince continuait à porter semblaient tempérer le pouvoir militaire. Ce n’était que comme consul qu’il faisait exécuter les lois dans la ville, ou comme proconsul dans les provinces. La puissance tribunitienne semblait seule le rendre inviolable aux yeux du peuple : les fonctions de la censure lui donnaient le droit de surveiller les mœurs ; et, à la mort du faible Lepidus, le souverain pontificat remit dans ses mains la puissance de la religion.

Toujours soigneux de faire oublier qu’il était devenu le maître de la patrie, il s’en fit nommer le père ; et ce titre, donné à Cicéron lorsqu’il sauva la liberté, fut unanimement déféré à Auguste pour l’avoir détruite.

L’empereur profitait de tous les exemples que pouvaient lui fournir les fautes commises par le gouvernement républicain pour augmenter son pouvoir. Ainsi comme Pompée et Scipion s’étaient vus, par un décret du sénat, affranchis des règles qui avaient fixé l’âge où l’on pouvait prétendre au consulat, Auguste, par un décret du sénat et du peuple, se fit dispenser généralement de l’observance de toutes les lois ; de sorte que ce gouvernement, qui se soumettait en apparence aux formés républicaines, devint, non seulement monarchique, mais absolu ; et l’empire romain offrit ainsi le plus monstrueux mélange de la république et du despotisme. Ce décret fut rendu l’an 725 de Rome, et c’est de cette époque que la plupart des historiens datent le règne d’Auguste.

On voit avec surprise un peuple qui venait si récemment de répandre tant de sang pour la liberté, la sacrifier si lâchement aux caprices d’un homme ; mais le besoin du repos égarait les Romains : le souvenir du passé les trompait, l’adresse d’Auguste les rassurait. Souvent, sans cesser d’être libres, ils avaient confié à des dictateurs un pouvoir absolu. Déchirés par les guerres civiles, ils croyaient pouvoir encore sans danger employer pour dix ans ce remède nécessaire. La politique artificieuse d’Auguste leur faisait croire qu’il rendrait un jour à Rome cette autorité qu’elle lui confiait momentanément. Un caractère plus fort les aurait éclairés ; l’apparente modestie et la douceur d’Auguste les aveuglaient ; ils s’endormirent dans les bras de la tyrannie, en rêvant toujours à la liberté.

Cette illusion peut d’autant plus se concevoir qu’aucun droit n’était enlevé à la république, et qu’elle les conservait tous ; puisque Auguste ne tenait son autorité que du sénat et du peuple, ils pouvaient la retirer comme la donner. D’ailleurs ce prince habile laissa toujours aux sénateurs et aux tribuns une part dans l’exercice de la souveraineté. Les édiles présidaient aux jeux, les préteurs aux jugements ; le peuple donnait sa voix pour les élections : on nommait à l’empereur des collègues dans chacune des fonctions qu’il exerçait. Les ambassadeurs des princes étrangers demandaient audience au sénat. L’empereur faisait délibérer ce corps sur toutes les grandes affaires de la république ; et s’il se réservait la décision des plus urgentes, il les soumettait à la discussion d’un conseil privé, composé des consuls et de quinze sénateurs.

Plus la puissance d’Auguste augmentait en force, plus il la couvrait de formes modestes et populaires. Loin d’habiter un palais, comme Lucullus et Pompée, il se contentait d’une maison de peu d’apparence, occupée autrefois par l’orateur Hortensius. Aucun luxe ne brillait sur sa table ni sur ses vêtements ; il s’asseyait au spectacle dans les rangs des sénateurs et des consuls. Remplissant scrupuleusement les devoirs de la vie privée des citoyens, il assistait aux noces, aux funérailles de ses amis, plaidait leurs causes, sollicitait pour eux les suffrages du peuple, prononçait en public leur oraison funèbre, et demandait au sénat les grâces et les dignités qu’il voulait faire accorder aux membres de sa famille. Ainsi, au moment où le corps de la république était sans vie, son ombre étonnait encore par sa grandeur imposante et par ses formes vaines.

Dans les temps de corruption, l’intérêt privé parle plus haut que l’intérêt public. Auguste se choisissait pour collègues au consulat les plus grands personnages de la république ; il donnait les gouvernements de provinces aux consulaires, aux plus illustres sénateurs ; un pouvoir civil très borné, un titre honorable, des licteurs, des faisceaux, des hommages satisfaisaient la vanité des gouverneurs, tandis que l’autorité réelle dans ces provinces était confiée aux lieutenants militaires de l’empereur.

Il avait aussi créé dans Rome un préfet qui recevait ses ordres et les exécutait. Ainsi les magistrats de la république ne conservaient que le cérémonial du gouvernement.

Le peuple fut plus difficile à tromper que le sénat : on n’avait point osé lui enlever le droit de sanctionner les lois et de nommer aux charges ; il ne voulait pas que ce droit fût illusoire. Tant qu’Auguste, restait à Rome, sa politique adroite dirigeait à son gré les choix de la multitude, et ses recommandations étaient respectées comme des ordres ; mais toutes les fois qu’il s’absenta, les élections furent orageuses, et le peuple turbulent se porta à des mouvements séditieux. Aussi, après la mort d’Auguste, Tibère priva le peuple du droit d’élection, et le transféra au sénat qui se montrait plus servile.

Au reste, si l’ordre et le repos peuvent dédommager de la perte de la liberté, les Romains en jouirent pleinement ; et Auguste exerça avec tant de justice et de douceur un pouvoir arbitraire que les républicains durent lui reprocher d’être le plus dangereux des despotes ; car il fit aimer l’autorité absolue.

Le temple de Janus fermé, la fureur des factions étouffée, les biens restitués aux proscrits, la vigueur rendue aux lois la force aux tribunaux, la discipline aux armées, le respect à la religions la liberté au commerce, la sécurité à l’agriculture, les encouragements accordés aux lettres et aux arts, firent goûter au monde entier un bonheur et une paix jusque-là inconnus. Horace a tracé en beaux vers un tableau admirable de cette époque tranquille où les romains, à l’abri des attaques de l’étranger et de la fureur des guerres civiles, voyaient l’ordre remplacer la licence, et la vertu vengée du vice. Le fermier recueillait sans crainte de riches moissons ; le bœuf traçait sans danger son paisible sillon ; les provinces n’étaient plus livrées à l’insolente avidité des préteurs, à la violence des soldats féroces.

Ce qui prouve encore mieux que l’encens des poètes la sagesse du règne d’Auguste, c’est qu’il est stérile pour l’histoire, et qu’il ne lui offre aucun de ces grands événements qui n’excitent l’admiration de la postérité qu’aux dépens des larmes et du sang des contemporains.

Quels hommages n’aurait pas mérités Octave, si, plus prévoyant, il eût forcé ses successeurs à ne pas sortir des bornes que son seul caractère mettait à son pouvoir ; si, rendant son trône héréditaire, au lieu de conserver des formes vaines et dangereuses d’élections, il eût assis ce trône sur une base plus solide, à l’ombre de lois sages et de fortes institutions ; et s’il avait garanti la liberté publique, par d’insurmontables barrières, des dangers de la tyrannie du prince, comme il l’avait mise à l’abri des orages populaires ! Mais Auguste, en se faisant chérir par sa modération, ne vit que le présent et ne travailla que pour lui. Le sort de sa patrie sous ses successeurs l’inquiéta peu ; il ne sut ou ne vit pas qu’un pouvoir qui s’élève en s’isolant devient d’autant plus fragile qu’il est plus liant, qu’il se prive de solidité en se privant de base, et qu’aucune force ne peut s’appuyer que sur ce qui résiste. 

Un prince qui par son titre même prouvait qu’il était parvenu au trône par les armés ; et qu’il ne régnait que comme général victorieux, ne devait pas laisser perdre aux soldats l’habitude de le voir à leur tête. Auguste quitta Rome, et partit pour la Gaule, où Messala venait, par ses ordres de réprimer une révolte. La présence de l’empereur acheva de soumettre ce pays à la police et aux lois romaines ; elles rendirent les Gaulois plus tranquilles, plus éclairés, plus riches, plus heureux ; mais elles amollirent leurs mœurs, et ils devinrent moins capables de résister à la bravoure féroce des sauvages habitants de la Germanie.   

Dans le même temps, Gallus, préfet d’Égypte conçut le projet de se rendre indépendant, les circonstances n’étaient pas favorables à un semblable dessein ; l’empire romain, paisible, ne voulait pas voir troubler son repos ; Gallus, abandonné par les troupes, fut destitué ; une punition si peu rigoureuse parut trop douce au sénat, qui se montra plus sévère que l’empereur, et qui bannit le coupable. Son infidélité comme magistrat causa son exil ; son talent comme poète lui fit obtenir son rappel, que Mécène, ami constant des lettres, sollicita pour lui. Auguste eut toute sa vie l’habileté de laisser au sénat les rigueurs, et de réserver pour lui les actes de bienfaisance, de générosité et de clémence.

Pendant son absence, Agrippa, chargé des embellissements de la capitale, termina le superbe édifice qu’on nommait Panthéon, et qui, dans son enceinte circulaire, rassemblait tous les dieux de l’univers, comme Rome réunissait sous ses lois tous les peuples du monde.

A cette époque le feu de la liberté ne s’agitait plus que dans la partie septentrionale de l’Espagne. Les Cantabres, les Asturiens, protégés par leurs montagnes, prirent plusieurs fois les armes pour recouvrer leur indépendance. Vaincus par Varron et Muréna ; ils se révoltèrent encore ; Auguste, craignant leur courage et leur exemple, jugea cette guerre assez importante pour la diriger lui-même ; ils résistèrent avec opiniâtreté, et la fortune seconda d’abord leur vaillance ; mais enfin accablés par le nombre, ils se soumirent. Auguste eut l’honneur de terminer en Espagne une guerre qui durait depuis deux cents ans ; il établit plusieurs colonies pour contenir ces peuples belliqueux, et bâtit la ville de Mérida, dont le territoire devint la propriété et la récompense de ses soldats.

Deux jeunes guerriers se distinguaient alors de dans les armées d’Auguste : Marcellus, neveu de ce prince, par sa vaillance, par ses talents, par sa générosité, par son attachement à l’ancienne discipline, et par ses douces vertus, faisait les délices et l’espoir de Rome : il épousa Julie, fille de l’empereur, également fameuse par ses charmes et par ses vices. Tibère, fils de Livie, se faisait remarquer par sa bravoure, par son habileté militaire ; mais il était ambitieux, jaloux, débauché, fourbe et cruel. A l’âge où les hommes sont portés à la confiance et à la douceur, il se montrait sombre et méfiant, et ne comptait sur l’obéissance que lorsqu’elle était commandée par la crainte. Il conseilla de traiter avec rigueur les Cantabres vaincus ; et quarante mille de ces infortunés furent enlevés à leur patrie et dispersés dans des contrées lointaines. Rome ne prévoyait par alors que Tibère dût être un jour son maître. Auguste ne l’aimait pas ; et la seule marque de faveur que les instances de Livie purent lui faire obtenir, fut une dispense de cinq ans pour parvenir aux charges.

Les armes romaines, couronnées de succès sur toutes les frontières de l’empire, échouèrent, en Arabie et en Arabie : ses sables brûlants la défendaient mieux que ses guerriers ; Élius Gallus voulut y pénétrer : son armée, égarée par des guides infidèles, errante au milieu des déserts, privée de vivres, accablée par un soleil ardent, fut presque totalement détruite, quoiqu’elle n’eût perdu que sept hommes dans les combats.

Pétronius, gouverneur d’Égypte, n’eut pas plus de succès dans une guerre qu’il entreprit contre les Éthiopiens. Leur reine Candace perdit d’abord sa capitale, mais conserva son courage. Ralliant ses troupes, elle força les Romains à la retraite : son royaume, séparée du reste du monde par des déserts, connaissait à peine de nom les maîtres de la terre. Lorsqu’on lui proposa, pour terminer la guerre, d’envoyer une ambassade à l’empereur, elle demanda quel pays il habitait. Auguste lui accorda la paix, et l’affranchit du tribut que Pétronius lui avait imposé.

Peu de temps après Auguste tomba malade ; on désespérait de sa vie : se croyant lui-même sans ressource, il donna son anneau au brave et sage Agrippa ; c’était le désigner pour son successeur, et préférer le bonheur de l’empire à l’élévation de sa famille. L’habileté de Musa, son médecin, le sauva. Les Romains reconnaissants, élevèrent à Musa une statue près de celle d’Esculape. Les plus nobles caractères résistent difficilement à l’ambition. Marcellus supportait avec peine la préférence éclatante qu’Agrippa venait d’obtenir. Les talents et les services d’un ministre si expérimenté, d’un général tant de fois vainqueur, d’un ami si fidèle ne le garantirent pas de la disgrâce. Auguste n’eut point la force de le défendre contre sa famille ; mais, voulant couvrir son exil d’un voile honorable, il le fit gouverneur de Syrie. Marcellus survécut peu à ce triomphe qui lui donna probablement plus de repentir que de jouissance ; il n’avait que vingt ans lorsqu’il mourut. Le peuple le regretta d’autant plus vivement qu’on lui supposait l’intention de rétablir la république. Moissonné dans sa fleur, et n’ayant fait briller dans le monde que des vertus, il jouit en mourant d’une gloire que, peut-être, une plus longue vie ne lui aurait pas conservée. Virgile l’immortalisa par ses vers, plus tard Sénèque fit son éloge ; un théâtre magnifique porta son nom, par les ordres d’Auguste.

Les Romains n’aimaient pas Livie ; ils l’accusaient de tous les coups du sort, et ils la soupçonnèrent d’avoir attenté aux jours de Marcellus, dans le dessein de faire régner Tibère. Cependant l’empereur se conciliait de plus en plus l’affection du peuple. Son plus grand secret pour se faire aimer fut d’oublier le passé, de ne protéger aucun parti, et de traiter avec une égale faveur les hommes de talent, soit qu’ils l’eussent servi ou combattu. Il s’adjoignit au consulat Pison, républicain ardent, et Sextius, fidèle ami de Brutus. C’est par ce constant oubli des factions qu’on les tue.

Le fléau de la peste vint alors troubler le bonheur dont jouissaient les Romains. Ce peuple, toujours extrême dans son amour comme dans sa haine, crut que l’homme qui avait fait cesser les désordres de la terre pouvait seul désarmer le courroux du ciel ; volant au-devant du joug avec la même passion qui lui faisait autrefois sacrifier ses jours pour la liberté, il se rassemble en tumulte, entraîne le sénat à rendre une loi qui nomme Auguste dictateur perpétuel, et porte ce décret aux pieds de l’empereur.

Auguste connaissait trop la mobilité de la multitude pour céder à ce moment d’ivresse : il refusa le titre inutile qu’on lui proposait ; et comme sa résistance augmentait l’ardeur du peuple pour le vaincre, il déchira ses vêtements, et déclara qu’il aimait mieux mourir que de se charger d’un pouvoir tyrannique qu’une loi formelle avait aboli pour toujours. Il n’accepta que la puissance tribunitienne pour sa vie, et le peuple se retira rempli d’admiration pour sa modestie qui se bornait cependant à préférer le trône à la dictature.

L’empereur était persuadé que la surveillance continuelle du chef de l’état peut seule empêcher le relâchement dans les diverses parties de l’administration, et que, pour bien exécuter ses ordres, on doit toujours le voir ou l’entendre. Il se résolut donc à visiter plusieurs parties de son empire ; il parcourut la Sicile et la Grèce, rétablit partout l’ordre et la justice, et signala sa générosité par des largesses ; il donna Cythère à Lacédémone, et, au grand regret des Athéniens, rendit à Égine son indépendance. Passant ensuite en Asie, il y fit bénir son nom par un juste mélange de douceur et de sévérité. Il priva Sidon et Tyr de leur liberté, parce qu’elle était dégénérée en licence. Cependant, trompé par l’adresse et par la flatterie d’Hérode, il augmenta ses états. Ce roi, habile à la guerre, profond en politique, mais oppresseur de ses peuples et tyran de sa famille, au mépris de sa religion, érigea un temple à l’empereur.

L’orgueil romain, rassasié de triomphes, n’avait été depuis plusieurs siècles, humilié que par les Parthes : César était mort, au moment où il se préparait à venger l’affront de Crassus. Auguste, voulant remplir son dernier vœu, et se montrer digne de son nom, rassembla ses troupes pour marcher sur l’Euphrate : Phraate, roi de Parthie, alarmé de son approche, le désarma par sa soumission, et lui renvoya les drapeaux et les prisonniers romains, tristes débris de l’armée de Crassus.

Les Parthes, étaient si redoutés, que cet événement fut célébré à Rome comme une éclatante victoire : les consuls placèrent ces drapeaux dans le temple de Mars Vengeur ; le sénat fit frapper des médailles pour consacrer le souvenir de cet événement glorieux, et le peuple éleva un arc de triomphe en l’honneur d’Auguste.

Phraate donna à l’empereur quatre de ses enfants en otage, moins par crainte des armes romaines, que par la peur de voir ses peuples se révolter en faveur de ses fils. Un tyran haï et méprisé redoute plus ses sujets que ses ennemis.

Auguste permit à tous les peuples tributaires de se gouverner par leurs lois : il obligea les rois qui dépendaient de Rome à rendre leur joug plus léger pour leurs sujets. Artaxias, roi d’Arménie, comptant sur les secours des Parthes, s’était déclaré l’ennemi des Romains ; dès qu’on le vit abandonné par eux, ses peuples se révoltèrent contre lui ; ils le chassèrent du trône, et l’empereur leur donna pour roi Tigrane qui avait été élevé à Rome.

Auguste, revenu à Samos, y reçut les hommages de tous les princes de l’Europe et de l’Asie. Pandion, Porus, rois des Indes, lui envoyèrent des ambassadeurs. Les Scythes et les Sarmates recherchèrent son amitié ; Zarémonochégas, Indien de naissance, avait parcouru la terre pour s’instruire : initié aux mystères d’Éleusis, il crut qu’il fallait mourir au moment où il se voyait arrivé au comble du bonheur ; et, suivant la coutume superstitieuse de son pays, il fit dresser un bûcher au milieu d’Athènes, et périt publiquement dans les flammes, en présence de l’empereur.

Auguste partit d’Athènes pour revenir à Rome. Virgile, qui payait par un encens immortel l’amitié dont l’empereur l’honorait, mourut dans ce voyage, et fit lui-même ainsi, dit-on son épitaphe :

Mantoue m’a donné le jour ; la Calabre me l’a ravi ; Parthénope conserve mes cendres. J’ai chanté les bergers, les champs et les héros.

N’ayant pu achever les corrections qu’il voulait faire à l’Énéide, il avait ordonné de livrer cet ouvrage aux flammes. Nous devons à Auguste la conservation de ce chef-d’œuvre ; en le sauvant, il se servit lui-même ; car les grands écrivains composent une noble partie de la gloire des grands règnes. La reconnaissance est une vertu qui s’unit presque toujours aux grands talents. Virgile institua pour héritiers Auguste et Mécène. Leurs trois noms réunis ont traversé les siècles.

Tandis qu’Auguste était absent, quelques souvenirs de la république se réveillèrent. Les comices furent orageux ; un petit nombre d’hommes turbulents crurent pouvoir profiter de ces mouvements passagers pour conspirer, Cépion, Statilius, Egnatius Ruffus furent punis par le sénat de leur témérité ; et l’empereur, pour réprimer la licence du peuple, nomma lui-même cette année les consuls.

Les Cantabres tentèrent encore unes fois de se soulever ; Agrippa les soumit, et Balbus triompha des Garamantes qui s’étaient révoltés en Afrique.

Depuis la mort de Marcellus, Agrippa, comme on peut le croire, avait repris son rang et sa faveur près d’Auguste ; il le fit nommer tribun pour cinq ans. Secondé par ce sage ministre, et par Mécène, il publia plusieurs lois sévères contre le luxe, contre la brigue, contre la dépravation des mœurs, et fit de sages règlements pour préserver Rome des incendies. Il compléta la réforme du sénat, réduisit le nombre des sénateurs à six cents, et fixa leurs revenus à cent mille livres. Les superbes aqueducs construits par Agrippa répandirent une eau salubre dans tous les quartiers de la ville : par-là les contagions dont Rome s’était vue si longtemps la proie devinrent moins fréquentes.

Auguste tenta de louables mais inutiles efforts pour rendre aux liens du mariage leur force et leur sainteté ; il avait triomphé de la liberté, la licence lui résista. Le désordre était trop général pour être arrêté ; ce n’était plus le temps des Lucrèce et des Cornélie. Horace nous représente toutes les jeunes Romaines, livrées avec passion aux arts voluptueux de Rome, ne cultivant d’autre science que celle de plaire, et, dès leur enfance, méditant déjà de coupables amours. Auguste lui-même, qui voulait réformer les mœurs, cédait au torrent ; il donnait la loi, mais non l’exemple, et on lui reprochait justement son amour illégitime et trop public pour Terrentia, femme de Mécène. L’époux de Livie, enlevée à Néron dont elle était enceinte, devait-il espérer qu’on écouterait sa voix lorsqu’elle tonnerait contre le vice ; et avait-il le droit de punir aussi sévèrement le dérèglement de sa famille ?

L’empereur, quelque indulgent qu’il se fût montré pour les plaisirs du peuple, crut nécessaire de modérer sa passion pour les jeux sanglants du cirque, et il ne permit que deux fois par an les combats de gladiateurs. Le peuple romain se montrait alors plus que jamais passionné pour les spectacles. Deux pantomimes célèbres, Pylade et Bathyle, se disputaient la faveur de la multitude, qui, faute de plus grands objets, se divisait en factions pour eux, avec autant d’ardeur que s’il eût été question de Marius et de Sylla. Auguste pour réprimer l’insolence de Pylade, le bannit quelque temps, le rappela ensuite, et lui recommanda de ne plus donner lieu par sa conduite à ces agitations populaires. César, lui répondit Pylade, je crois qu’il vous est plus utile que nuisible de voir le peuple romain ne s’occuper que de Bathyle et de moi.

L’empereur préférait à tout autre spectacle les jeux troyens, où les jeunes patriciens, divisés en escadrons, manœuvraient, s’exerçaient les uns contre les autres, et disputaient entre eux le prix de l’adresse et de la course. Il aimait mieux retracer aux yeux des Romains les jeux du roi Énée et, du jeune Ascagne que les triomphes de la république.

Les guerres devenaient de plus en plus rares ; Rome ne combattait que pour se défendre ; on n’était plus au temps où il fallait chaque année une nouvelle gloire pour de nouveaux consuls ; une politique sage voulait conserver les conquêtes, et non les étendre. Le repos de l’empire ne fut sérieusement troublé, sous le règne d’Auguste, que par les Germains. Ces peuples belliqueux ne pouvaient renoncer au désir de s’emparer de la Gaule ; plus cette contrée devenait riche, fertile et civilisée, plus elle excitait l’ambition des Barbares. Leurs premiers mouvements furent réprimés par l’empereur, qui s’approcha lui-même du Rhin pour les contenir.

Les poètes et les courtisans comparèrent son absence de Rome aux voyages des législateurs Solon et Lycurgue, et cependant Auguste, fort différent de ces sages, au mépris de ses propres lois, traînait à sa suite Terrentia, et scandalisait par cet exemple le peuple dont il prétendait réformer les mœurs.

On lui porta dans les Gaules de violentes plaintes contre Licinius, chargé d’y lever les tributs. Ce concussionnaire avide, né Gaulois, esclave à Rome, et affranchi par César, s’était élevé à force de ramper ; conservant, dans le rang où il se trouvait parvenu, les sentiments de la servitude, il se montrait aussi dur pour les hommes soumis à son autorité qu’il avait été souple et flatteur pour ses maîtres. Auguste, irrité de ses malversations, voulait le punir ; Licinius le conduisit dans sa maison, lui fit voir un trésor immense : Voilà, dit-il, ce que j’ai amassé pour vous ; mon dévouement à vos intérêts m’attire la haine publique ; perdez-moi, si vous le voulez ; mais gardez cet or dont je craignais que les Gaulois ne se servissent contre vous. Cet or couvrit le crime, et Licinius fut absous.

Cependant l’empereur consola les Gaulois par ses bienfaits, et favorisa particulièrement la ville d’Autun qui devint dans la Gaule un centre d’instruction publique. Les Rhétiens, habitants des Alpes, osèrent dans ce temps faire quelques courses en Italie ; Drusus, secondé par Tibère, vainquit ces barbares, et fonda dans leur pays la colonie d’Augusta (aujourd’hui Augsbourg). D’un autre côté Agrippa soutenait la puissance romaine en Orient ; il protégea les Juifs, et vainquit en Asie un aventurier qui se disait petit-fils de Mithridate, et voulait relever son trône.

Auguste, de retour dans la capitale de l’empire, fut reçu par les Romains, non seulement comme un maître, mais comme un dieu. L’univers retentissait de ses louanges, et l’encens fumait pour lui dans tous les temples. Les vices et les cruautés de sa jeunesse font croire difficilement aux vertus de sa vieillesse ; cependant il est certain que si ces vertus n’existaient pas dans son cœur, elles brillaient dans toutes ses actions. Il importe peu qu’on les attribue à ses sentiments ou à sa politique ; elles eurent le même effet, et toute censure perd sa force contre un souverain qui dompte ses passions et qui réprime ses ressentiments.

Il suffit à l’éloge d’Auguste, pour effacer le souvenir d’Octave, de dire que son règne fut glorieux et sage, qu’il fut aimé, et que son peuple fut heureux. La reconnaissance des Romains était si sincère qu’ils l’exprimaient au moment où la tombe, ne laissant plus rien à désirer ni à craindre, fait taire la flatterie. Un grand nombre de personnages distingués léguaient en mourant leurs biens à l’empereur ; Auguste, n’abusant point d’une affection si vive, rendit presque toujours aux enfants leur patrimoine, et souvent même il l’augmenta. Son plus grand mérite fut de bien choisir les hommes qui l’aidaient à soutenir le fardeau de l’empire, et de ne point se montrer jaloux des grands talents qu’il savait employer.

Tandis qu’Agrippa illustrait le règne d’Auguste par de grands succès militaires, par de grands travaux et par de magnifiques monuments, Mécène travaillait courageusement et avec succès à le sauver des écueils du pouvoir ; il adoucissait son caractère, et l’empêchait de se livrer à son ancien penchant pour la rigueur : sa maxime constante était qu’on doit gouverner les hommes comme on voudrait soi-même être gouverné.

La vérité hardie n’irritait point Auguste ; il était digne de l’entendre. Un jour, assis sur son tribunal, il allait condamner plusieurs personnes à mort ; Mécène, ne pouvant s’approcher de lui, écrivit ces mots sur des tablettes qu’il lui fit passer : Lève-toi, bourreau ! César, dans l’instant quitta l’audience, et fit grâce aux accusés. On raconte que le philosophe Athénodore, le voyant irrité, lui dit : Lorsque la colère veut s’emparer de vous, prononcez lentement les vingt-quatre lettres de l’alphabet avant de parler ou d’agir. — Restez toujours près de moi, répondit l’empereur, vos conseils me sont nécessaires.

Auguste survécut aux nobles amis qui l’avaient aidé à vaincre ses passions : Agrippa, après avoir étouffé une révolte des Pannoniens, tomba malade. L’empereur était parti de Rome pour courir près de lui ; mais en route il apprit sa mort. Il lui fit de magnifiques funérailles, prononça publiquement son éloge, et donna l’ordre de le placer dans le tombeau que lui-même devait occuper. Comment ne pas admirer un prince qui supporte la vérité, qui dompte son caractère, qui sent le prix de l’amitié et qui accorde la plus grande part de sa faveur, de son pouvoir et de sa confiance à celui qui a condamné son usurpation, à l’homme qui lui a conseillé d’abdiquer ? Les Romains n’étaient plus digne de la liberté, Auguste l’était de l’empire.

Agrippa avait eu trois fils de Julie, Caïus César, Lucius César, Agrippa ; et’ deux filles, Julie, qui hérita des vices de sa mère, et la célèbre Agrippine, femme de Germanicus. La mort d’Agrippa fut un malheur d’autant plus grand pour l’empire, qu’elle approcha Tibère du trône. Auguste lui ordonna d’épouser la veuve de ce grand homme. Tibère aimait sa femme Vipsania et méprisait Julie ; mais l’ambition lui fit surmonter son mépris à son amour. Devenu gendre de l’empereur, il partit de Rome pour combattre les Scordisques et les Pannoniens, remporta sur eux plusieurs victoires, et reçut les ornements du triomphe[2].

Tous les pays civilisés avaient cédé aux armes romaines ; elles ne s’étaient vues arrêtées que par les déserts de l’Éthiopie, par les vastes et brûlantes plaines des Parthes et par les profondes forêts de la Germanie. Cette dernière contrée, située entre le Rhin, le Danube, la Vistule et la mer du Nord, fut dans tous les temps une pépinière de soldats. Le nom de Germain, qui signifie guerrier, annonçait assez qu’ils n’existaient que pour les combats. Ils faisaient consister leur bonheur à vivre libres et à mourir sur un champ de bataille. Trop indépendants pour subir le joug des lois, ils ne connaissaient de règles que leurs volontés et ne sortaient de leur oisiveté que pour se livrer à la débauche ou pour combattre. Leur croyance religieuse enflammait encore leurs passions guerrières ; l’enfer punissait les lâches, le ciel n’était ouvert qu’aux braves.

Depuis l’invasion des Cimbres et des Teutons, que défit Marius, ils furent presque toujours en guerre avec les Romains. Souvent vaincus, sans être soumis, ils voulaient toujours franchir le Rhin.

Les plus sanglantes défaites ne purent les faire renoncer à cette soif de conquêtes qui s’accrut à mesure que la vertu romaine s’affaiblit, et qui les rendit enfin, dans la décadence de l’empire, maîtres de la Gaule, de l’Espagne, de l’Afrique et de l’Italie.

Les peuples nombreux de la Germanie portaient différents noms ; mais tous avaient les mêmes mœurs et la même passion pour les armes. Cette hydre à mille têtes résista seule à l’Hercule romain, et finit par en triompher.

La mort d’Agrippa réveilla leur ardeur et leurs espérances ; les Sicambres, les Usipiens et les Teuctères surprirent les légions que commandait Lollius sur les bords du Rhin, les mirent en déroute, soulevèrent en leur faveur deux provinces gauloises, et dévastèrent celles qui voulaient leur résister. Drusus marcha contre eux, les battit ; passa le Rhin et dévasta les terres des Frisons, des Bructères, des Cauques. L’année suivante il franchit la Lippe, s’empara du pays des Sicambres, et poussa les Chérusques, jusqu’au Wéser. La rigueur de la saison le forçant à se rapprocher du Rhin, les Sicambres coupèrent sa retraite et l’enveloppèrent. Privé de vivres, il se voyait au moment d’être vaincu sans pouvoir combattre mais les barbares, croyant que ses troupes épuisées ne pourraient leur opposer qu’une faible résistance, l’attaquèrent témérairement, il les punit de leur audace, les enfonça, les mit en fuite, et revint dans les Gaules, laissant sur la Lippe, près de Paderborn, des forts et des garnisons destinés à les contenir : on lui décerna, le triomphe ; ses légions voulaient lui donner le titre d’empereur ; Auguste ne le permit pas.

Drusus apprit bientôt que les Germains rassemblaient de nouvelles forces contre lui : il combattit encore les Cattes, les Suèves, les Sicambres, les Chérusques, et porta ses armes victorieuses jusqu’aux rives de l’Elbe. Rome croyait voir revivre en lui ses anciens héros ; les barbares redoutaient sa vaillance, ses concitoyens respectaient sa vertu. Libéral dans ses opinions, populaire dans ses mœurs, il ne dissimulait point son désir de rétablir la république, et les amis de la liberté fondaient sur lui leurs espérances. Une mort imprévue rompit le cours de ses brillantes destinées.

Le peuple ne veut presque jamais attribuer au sort la mort des grands hommes ; on soupçonna Auguste et Tibère de s’être délivrés par le poison d’une gloire importune : mais Tacite, dont l’inflexible sévérité ménageait peu les princes, et Suétone même, plus satirique qu’historien, ont regardé comme calomnieux ces bruits, accrédités par la haine qu’inspirait Tibère.

Ce jeune prince, apprenant la maladie de Drusus, son frère, reçut l’ordre de’ se rendre près de lui ; il quitta son armée, à la tête de laquelle il venait de vaincre les Pannoniens, les Daces et les Dalmates. Sa diligence fut telle qu’il put assister encore aux derniers moments de son frère. Cette circonstance réunit contre lui tous les soupçons, et le lieu où mourut Drusus conserva le nom de Champ scélérat.

Auguste prononça l’éloge funèbre de ce jeune héros. Il écrivit, dit-on, l’histoire de ses exploits ; le sénat lui accorda, ainsi qu’à tous ses descendants, le surnom de Germanicus. On lui éleva un arc de triomphe en marbre, plusieurs statues dans Rome, et un cénotaphe sur la rive du Rhin. Émule des Scipion et des Paul-Émile, il ne leur était point inférieur en courage, et il les régalait en amour pour sa patrie : son fils Germanicus hérita de ses talents et de ses vertus ; tous deux vécurent trop peu pour la gloire et le bonheur de Rome.

Tibère, prenant le commandement de l’armée, remporta plusieurs avantages, mérita l’ovation, força une partie des Suèves et des Sicambres à rendre les armes, transporta quarante mille de ces barbares en deçà du Rhin, et pacifia tout le pays situé, entre le Rhin et l’Elbe. Auguste lui permit de prendre le titre d’empereur que sa politique avait refusé à un prince plus populaire, et par-là plus dangereux.

Le temple de Janus fut de nouveau fermé ; l’empereur, tranquille au dehors, eut à punir quelques ennemis intérieurs ; il se voyait obligé à regret de réprimer par des supplices les conspirations qui se renouvelaient sans cesse. La crainte dicte toujours de mauvaises lois ; il en fit une pour ordonner que les esclaves de tout citoyen accusé de crime d’état pussent être achetés par la république ou par l’empereur, afin que rien ne les empêchât de dénoncer leur ancien maître, ou de déposer contre lui.

L’empereur prenait en même temps des moyens plus justes et plus efficaces pour faire respecter son trône et sa vie. Plus son pouvoir augmentait, plus il se montrait modeste et populaire. Dans le nouveau dénombrement qu’il fit, on le vit se soumettre le premier à la loi, et faire la déclaration de sa fortune comme un simple citoyen. Il ordonna de fondre toutes les statues de métal qu’on lui avait élevées, et en forma des trépieds pour le temple d’Apollon : on voulait lui en décerner une nouvelle ; il la refusa, et en érigea lui-même une à la concorde et à la prospérité publique. Le feu consuma sa maison : tous les citoyens lui présentèrent en foule leur argent pour la faire rebâtir. Auguste porta sa main sur toutes ces offrandes, et ne prit de chacune qu’un denier. Ce fut à cette époque que Messala, député par le sénat près de ce prince, lui dit : César Auguste, pour votre bonheur et pour celui de votre famille, que nous croyons inséparable de la félicité publique, le sénat, avec le consentement du peuple romain, vous salue père de la patrie. L’empereur, versant des larmes, lui répondit : Parvenu au comble de mes vœux, que puis-je encore demander aux dieux immortels, si ce n’est que cette unanimité de sentiments que vous m’exprimez me soutienne jusqu’au dernier instant de ma vie ?

On lui témoignait, dans toute l’étendue de l’empire, la même reconnaissance et le même amour ; partout on lui élevait des temples, et presque tous les rois étrangers fondèrent, en son honneur, des villes qui portèrent le nom de Césarée. Auguste, constamment favorisé par la fortune et couronné par la gloire, paya sa prospérité politique par des malheurs privés : il avait perdu Agrippa, la mort lui enlève Mécène ; sa fille Julie déshonora son nom ; il vit mourir la vertueuse Octavie sa sœur ; l’impérieuse Livie seule lui resta.

Octavie unissait la vertu à la beauté ; on voyait revivre en elle les mœurs de ces antiques Romaines qui avaient tant contribué à la gloire de la république ; seule, au milieu des faction et des fureurs de la guerre civile, elle fit entendre la douce voix de la paix et de l’humanité ; l’amour maternel fut sa seule passion ; elle le poussa peut-être à l’excès : inconsolable de la mort de son fils Marcellus, elle se montra trop jalouse de Livie, et de toutes les mères heureuses. Le peuple romain pleura cette princesse qui, se renfermant dans les devoirs de son sexe, au faîte dei grandeurs, ne fut jamais ni ambitieuse ni vindicative, et, dans un siècle de proscriptions, ne parla que de clémence.

L’empereur, aigri par tant de pertes, et irrité des désordres de sa fille Julie, la punit par un exil perpétuel ; il enveloppa dans son châtiment tous ceux qui avaient pris part à ses égarements, et fit mourir Jules Antoine, fils du triumvir, un de ses amants, qui avait conspiré contre lui.

La muse harmonieuse du tendre Ovide s’efforça même en vain de fléchir sa rigueur. Ce poète, aimable, banni de Rome, fit entendre, sur les bords glacés du Borysthène, des accords inconnus, et chanta tristement ses amours dans ces déserts, où l’empereur inexorable le laissa languir et mourir.

Cette sévérité découvrit à tout l’univers le dérèglement qu’un père aurait dû cacher ; il reconnut trop tard son erreur, et dit : Je n’aurais jamais commis cette faute, si je n’avais pas perdu Agrippa et Mécène. Cet éloge, dicté par sa douleur, était aussi juste que touchant ; il devait sa gloire aux armes de l’un et aux conseils de l’autre.

Mécène surtout fit oublier Octave et aimer Auguste. En mourant, il légua ses biens à l’empereur, et lui recommanda d’aimer Horace comme lui-même. Ce sage ministre lui avait appris que la puissance doit s’incliner devant le génie, que les grands écrivains sont les voix de la renommée, et qu’ils dictent les jugements de la postérité. Auguste, docile à ses avis, apprit de lui à se vaincre, à souffrir, sans s’irriter, le langage de la vérité hardie, et même à mépriser la calomnie. Aussi permettait-il ordinairement beaucoup de liberté dans les discours.

Un vieux soldat le priait un jour d’assister au jugement de son procès : l’empereur lui dit qu’il était trop occupé, mais qu’il y enverrait quelqu’un à sa place. César, répondit le vétéran, quand il fallait vous servir, je payais de ma personne, et je ne chargeais pas un autre de combattre pour moi. Auguste, loin de s’irriter de cette hardiesse, sortit à l’instant, et plaida lui-même la cause du vieux soldat.

Tibère l’exhortait à se venger de quelques personnes qui avaient tenu contre lui des propos outrageants : Mon cher Tibère, lui dit le prince, calmez la fougue de votre âgé : pourquoi nous emporter contre ceux qui disent du mal de nous ? Ne suffit-il pas d’empêcher qu’ils nous en fassent ?

Tolérant pour les opinions politiques, il respectait celles des amis de la liberté, et traita toujours avec faveur le célèbre historien Tite-Live, quoique, dans ses écrits, il comblât Pompée d’éloges. Lui-même il louait souvent Caton de sa stoïque fermeté : Quiconque, disait-il, s’oppose à un changement dans l’état, est un honnête homme.

Entrant un jour chez ses petits-fils Caïus et Lucius dont il surveillait l’éducation, il s’aperçut que ces jeunes princes s’empressaient de dérober à ses regards le livre qu’ils terraient dans leurs mains ; il le saisit, et trouvant que c’était un écrit de Cicéron : Pourquoi, leur dit-il, croyez-vous que cette lecture me déplaise ? Étudiez, admirez, respectez Cicéron ; c’était un bon citoyen, un habile orateur et un grand homme.

Presque honteux de la rapidité avec laquelle le peuple voulait se précipiter dans la servitude, il refusa toujours le titre de seigneur que la bassesse romaine voulait lui donner. Ce mélange de modestie et d’ambition dans son caractère tenait aux deux phases de sa vie ; parvenu dans son âge mûr au rang des rois, il conservait encore quelques principes et quelques habitudes de son enfance et du temps où il n’avait été que citoyen.

Ses petits-fils Caïus et Lucius César, nés dans la pourpre, et entourés de jeunes courtisans qui n’avaient pas connu la république prirent la mollesse et l’orgueil, trop naturels aux princes nourris sur les degrés du trône.

Lucius, âgé de onze ans, s’enivra des applaudissements que lui prodiguaient les Romains quand il entrait au théâtre. Excité par la flatterie de ses imprudents amis, il sollicita le consulat pour son frère qui n’avait que quatorze ans, et qui ne portait pas encore la robe virile. Auguste, toujours attentif à ménager l’opinion publique, affecta de paraître fort irrité contre lui. Plaise aux dieux, dit-il, que jamais la république n’éprouve assez de malheurs pour se voir obligée de nommer des consuls avant l’âge de vingt ans, comme je l’ai moi-même été !

On peut juger de la sincérité de ce courroux, puisque, peu de temps après, il fit accorder à Caïus un sacerdoce et le droit d’assister aux délibérations du sénat. L’ambition des jeunes princes fit bientôt naître leur jalousie. L’empereur voulait vainement tenir entre eux une balance égale ; il nomma Tibère tribun pour cinq ans, et le chargea de pacifier les troubles d’Arménie. Caïus montra un vif ressentiment de l’emploi conféré à Tibère ; celui-ci, avec plus de raison, envia la faveur de Caïus ; il voyait bien qu’Auguste préférait son petit-fils à son gendre ; regardant sa mission en Asie comme une disgrâce, il demanda sa retraite, résista opiniâtrement aux prières d’Auguste et de Livie, et s’exila lui-même à Rhodes où il resta sept ans.

Lorsque Caïus eut pris la robe virile, l’empereur le fit nommer consul ; il reçut le titre de prince de la jeunesse, et l’ordre des chevaliers lui fit hommage de lances d’argent. La pente des Romains les entraînait rapidement à la monarchie : l’étendue de l’empire et la lassitude des troubles avait fait sentir à tous les esprits la nécessité d’un chef, et l’on touchait au moment où le ciel devait aussi, renonçant à la multitude de dieux qui divisaient l’Olympe, commencer à ne rendre de culte qu’au créateur de l’univers. Ainsi le règne d’Auguste devint la plus grande époque de l’histoire ; et, lorsque le monde reconnut un maître, la terre vit naître un dieu.

Le 25 décembre de l’année 753 de Rome, Jésus-Christ naquit en Judée. Publius Sulpicius Quirinus, consulaire, faisait alors, par l’ordre d’Auguste, le dénombrement des citoyens de l’empire. Hérode mourut cette même année ; les livres saints disent qu’il expira après avoir ordonné le massacre de tous les enfants nouveau-nés, dans le dessein de détruire avec eux celui que d’anciennes prophéties semblaient appeler au royaume des Juifs, et qui fonda en effet un nouvel empire, non sur les corps, mais sur les esprits. Auguste partagea les états d’Hérode entre ses trois fils, Archélaüs, Philippe et Antipas.

La paix dont jouissait alors l’empire permettait au prince de ne s’occuper qu’à consolider son pouvoir et à distraire le peuple, par des fêtes et des jeux, de ses anciens souvenir. L’an 756, Lucius César prit la robe virile, et jouit des mêmes honneurs que son frère. Auguste fit remplir d’eau le cirque Flaminien ; on y donna la représentation d’une naumachie : Rome vit des gladiateurs combattre contre trente-six crocodiles. On eût dit, en voyant sur l’arène ces lions, ces panthères, ces crocodiles, qu’au défaut des luttes sanglantes des Marius, des Sylla, des Carbon et des triumvirs, le peuple romain avait besoin qu’on l’amusât par la vue de monstres aussi cruels, mais moins dangereux.

L’empereur forma dans ce temps des cohortes prétoriennes, composées de dix mille soldats choisis pour sa garde. Ce corps d’élite, destiné à la défense du trône contre la liberté, devint par la suite un écueil contre lequel se brisa souvent la tyrannie. Tout pouvoir qui prend, au lieu de loi, la force pour appui, est à la fin renversé par elle ; et dans les temps anciens, on vit souvent les prétoriens ravir et donner le sceptre, comme on a vu dans les temps modernes, les janissaires et les strélitz disposer de l’empire.

Les Parthes, toujours jaloux de la puissance romaine, supportaient avec peine que l’Arménie fût soumise à son influence : ils appuyèrent une faction dans ce royaume, chassèrent du trône le prince qu’Auguste leur avait donné, et mirent à sa place Tigrane. L’empereur, voulant, dans cette circonstance, essayer les talents de Caïus, son petit-fils, l’envoya en Asie, et forma pour lui des vœux difficiles à remplir : car il lui souhaita la valeur de Scipion, la popularité de Pompée, et sa propre fortune.

Dès que le roi des Parthes fut informé de l’approche de Caïus, il préféra la négociation aux armes, lui demanda une entrevue, et promit de ne plus se mêler des affaires d’Arménie. Caïus entra dans ce royaume, défit Tigrane, le détrôna, et donna son sceptre à un Mède nommé Ariobarzane.

Ce jeune prince jouit peu de sa victoire ; il avait reçu dans le combat une blessure qui, peu de temps après, termina ses jours. Son frère Lucius, chargé de gouverner l’Espagne était mort l’année précédente. Avant ces événements, Tibère, qui s’était, comme nous l’avons vu, exilé lui-même à Rhodes pour calmer par son absence la jalousie des jeunes princes, réussit mal à déguiser son ambition ; et, en même temps, quoiqu’il affectât de professer les maximes et de porter le costume des philosophés, il dévoila, dans le lieu de sa retraite, les vices de son caractère, son penchant pour la débauche et pour la tyrannie, de sorte qu’il inspira aux Rhodiens la haine qui depuis lui porta tout l’empire.

Quelques jeunes Romains, qui pénétraient ses odieux desseins, et qui le croyaient également capable des crimes les plus noirs et de la plus profonde dissimulation, avaient proposé à Caïus de le délivrer d’un rival si dangereux.

Caïus refusa d’y consentir : il fit plus ; trompé par les artifices de Tibère, qui s’ennuyait de son bannissement, et demandait en vain son rappel, il écrivit en sa faveur à Auguste. Ses prières et les instances de Livie fléchirent le courroux de l’empereur. Après la perte de Lucius et de Caïus, Auguste, qui voyait la mort moissonner toute sa famille, adopta Tibère, et quoiqu’il eût montré longtemps une juste méfiance de ce caractère dissimulé, il se laissa enfin vaincre ou tromper, et crut sans doute que Tibère, doué d’un esprit pénétrant, d’une grande capacité militaire, et d’une indomptable fermeté, pourrait seul, après lui, porter le fardeau de l’empire.

Tibère connaissait trop l’empereur pour ne pas prendre tous les moyens qui pouvaient lui concilier son affection ; il feignit un dévouement sans bornes, une vive reconnaissance, parut dompter la violence de son caractère, et affecta autant de modestie qu’il ressentait d’ambition. Il avait encore un rival à redouter, c’était Agrippa Posthumius, le dernier des petits-fils d’Auguste. La mémoire de son père, le grand Agrippa, le rendait cher au Romains ; mais son ignorance, sa grossièreté, sa conduite orgueilleuse et téméraire le perdirent. Ses défauts, exagérés sans doute encore par Livie, irritèrent Auguste qui le priva de ses droits, le chassa de Rome, et lui donna l’île de Planasie pour prison. Ayant ainsi éloigné Agrippa du trône, il obligea Tibère, quoiqu’il eût déjà un fils, d’adopter son neveu Germanicus, fils de son frère Drusus. Les vertus et les talents de ce jeune prince le rendaient l’espoir de Rome.

Tandis que l’empereur s’occupait à consolider le trône que son adroite politique était parvenue à élever, il découvrit une grande conjuration tramée contre sa puissance et contre sa vie. Cinna, petit-fils de Pompée, en était le chef. On avait mis sous les yeux du prince la liste des conjurés et toutes les preuves de leurs crimes. Cependant on voyait, avec surprise qu’il convoquait son conseil pour délibérer au lieu d’agir, et que cet ancien triumvir, qui avait dicté autrefois, sans s’émouvoir, tant de proscriptions, hésitait à frapper les conspirateurs.

Auguste semblait avoir une autre âme qu’Octave ; agité par la colère, retenu par la pitié, il poussait de profonds soupirs. Eh quoi ! disait-il, une inquiétude éternelle doit-elle être mon partage ? et le repos, celui de mes ennemis ? Laisserai-je vivre mes assassins ? Je n’aurais donc échappé à tant de combats que pour tomber au pied des autels, sous le couteau de ces conspirateurs ? Non ! il faut qu’ils expirent, et que leur supplice épouvante enfin tous, ceux qui seraient tentée de les imiter. Mais tout à coup, plus irrité, contre lui-même que contre Cinna, il s’écriait : Ah ! si ma mort est l’objet de tant de vœux, suis-je digne en effet de vivre ? Quand cesserai-je de répandre du sang ? Chacun croit s’immortaliser en conspirant contre mes jours ; sont-ils donc d’un assez grand prix pour en acheter la conservation par tant de meurtres ?

On raconte que Livie, témoin de ses irrésolutions, lui dit : Daignez écouter les conseils d’une femme ; lorsque les remèdes ordinaires ne réussissent pas, le médecin habile doit en chercher de nouveaux. A quoi vous a servi la sévérité ? Vous avez vu le sang des conspirateurs en faire renaître sans cesse de nouveaux : Salvidiénus tué a été remplacé par le jeune Lepidus ; Lepidus par Muréna, et par Cépion ; ceux-ci par Egnatius et par Jules-Antoine. Essayez donc enfin si la clémence ne sera pas plus efficace ; pardonnez à Cinna puisque ses projets sont découverts, il n’est plus dangereux, et sa grâce peut vous couvrir d’une gloire immortelle.

On ne sait si c’est la flatterie ou la vérité qui attribua ce sage conseil à Livie ; ce qui est certain c’est qu’Auguste le suivit. Appelant Cinna près de lui, il lui ordonne de s’asseoir, lui défend de l’interrompre, lui rappelle qu’il l’a autrefois vaincue et lui a pardonné ; qu’après lui avoir sauvé la vie, il l’a comblé de bienfaits, et préféré même à ceux qui l’avaient servi. Cependant, ajouta-t-il, Cinna, pour prix de tant de générosité, tu veux m’assassiner ! A ces mots, Cinna s’écrie qu’il est incapable d’un tel forfait : Tu tiens mal ta parole, répond Auguste, tu ne devais pas m’interrompre. Alors il lui prouve qu’il est instruit de tous les détails de la conjuration, de l’heure et du lieu où elle devait s’exécuter, et des noms de tous les conspirateurs. Cinna, interdit, garde le silence. Quels motifs, reprend l’empereur, ont pu t’inspirer un pareil dessein ? Serait-ce l’espoir de parvenir au trône ? le peuple romain serait bien à plaindre si j’étais le seul obstacle qui t’empêchât d’y monter. Tu veux gouverner un empire, et tu ne sais pas conduire ta propre fortune ! Un obscur affranchi vient récemment de l’emporter sur toi dans les comices ; tu n’as encore montré d’audace que contre ton bienfaiteur ; et, quand je serais tombé sous tes coups, es-tu assez insensé pour croire que les Fabius, les Servilius, et tant d’illustres personnages, l’orgueil et la gloire de Rome, pussent supporter ta domination ? Tu n’as rien à me répondre ? Écoute ton arrêt : je te donne la vie une seconde fois ; je t’avais pardonné comme ennemi, je te fais grâce comme à mon assassin. Soyons amis, et voyons, dans ce nouveau combat, si je serai plus généreux que tu ne seras reconnaissant.

L’empereur savait que les demi-partis sont les plus dangereux ; qu’une amnistie n’est qu’une offense quand elle n’est pas entière, et que les hommes de talents doivent être ou totalement perdus ou totalement gagnés.

Cinna fut nommé consul ; Cinna vécut fidèle et, en mourant, légua tous ses biens à Auguste. Cet acte de clémence désarma les ennemis de l’empereur, lui donna l’amour des peuples pour garde ; et depuis on ne tenta aucune conspiration contre lui.

Ses armes réprimèrent les brigands qui infestaient la Sardaigne, et les Gétules révoltés contre le roi Juba.

Les armées avaient donné l’empire à Auguste ; elles commençaient à sentir leur force : elles se plaignaient de la modicité de leur solde ; l’empereur l’augmenta ; il entretenait sur pied vingt-cinq légions romaines de six mille hommes chacune, et autant de légions étrangères ; sa garde était formée de dix mille prétoriens. Six mille hommes composaient celle de la ville. Il entretenait deux flottes toujours équipées ; l’une à Misène, l’autre à Ravenne. Pour subvenir aux dépenses qu’exigeaient des forces si considérables, il créa un trésor militaire que remplirent les tributs des pays conquis, et un impôt levé dans tout l’empire sur les successions collatérales.

Dans ce temps mourut Asinius Pollion, aussi célèbre par son esprit et par sa sagesse que par ses exploits. Les vices de Cléopâtre l’avaient fait renoncer à l’amitié d’Antoine ; partisan de la liberté, mais trop éclairé pour concevoir l’espérance de sauver une république corrompue, il ne voulut prendre aucune part aux guerres civiles, et conserva son indépendance dans la retraite. Auguste avait écrit contre lui des vers satiriques ; on le pressait d’y répondre : A quoi bon écrire, dit-il, contre celui qui peut proscrire ? L’empereur, n’ayant pu faire de cet antique Romain un courtisan, en fit son ami : Pollion brilla dans tous les genres d’éloquence ; Horace l’appelait l’Oracle du sénat.

Rome, sans faire comme autrefois de rapides conquêtes, continuait encore cependant à suivre son ancienne politique, et à profiter des fautes des rois, pour étendre sa domination sur les peuples. Archélaüs, successeur d’Hérode, se montrait l’héritier de ses vices et non de ses talents. Les Juifs, révoltés par ses cruautés, portèrent contre lui des plaintes au sénat. L’empereur l’exila dans la Gaule, et réduisit la Judée en province romaine.

La tranquillité de l’empire fut de nouveau troublée par les Germains ; Tibère, chargé de les combattre, remporta sur eux plusieurs victoires. Il battit les Attuariens et les Bructères, passa le Wéser, et défit les Chérusques. L’année suivante il dompta les Lombards qui habitaient le Brandebourg, et conclut-la paix après avoir soumis tout le pays situé entre le Rhin et l’Elbe. Ces succès valurent le titre d’imperator pour la quinzième fois à Auguste et pour la quatrième fois à Tibère.

Marobodus, roi des Marcomans, peuples qui habitaient les bords du Mein, joignait au courage de sa nation la culture des lettres qu’il avait étudiées à Rome. Quittant son pays natal, à la tête de ses sujets et d’une partie des Suèves, il s’établit dans la Bohême, il y fonda un empire formidable. Son armée s’élevait à soixante-dix mille hommes et à quarante mille chevaux. Ses troupes disciplinées avaient pris l’armure des légions romaines et leur tactique. Il donnait asile à tous les ennemis de Rome, et prétendait traiter d’égal à égal avec l’empereur. Auguste sentait la nécessité de renverser cette nouvelle puissance ; mais plusieurs révoltes qui éclatèrent à la fois en Dalmatie et en Pannonie l’obligèrent de remettre l’exécution de ce dessein à un autre temps.

Les rebelles étaient au nombre de deux cent mille hommes : une partie se jeta dans la Macédoine, l’autre voulait franchir les Alpes. L’alarme se répandit en Italie ; Tibère reçut l’ordre de les repousser ; il conduisit cette guerre avec habileté, chercha sagement une gloire plus solide que brillante, évita les combats inutiles, et s’occupa plus du soin de détruire les ennemis par la famine que par les batailles.

Cette lente sagesse déplut à Auguste. Soupçonnant Tibère de prolonger la guerre pour garder le commandement de l’armée, il lui adjoignit Germanicus qu’il jugeait plus ardent et moins ambitieux ; après quelques échecs, dus à l’imprudence téméraire de Cécinna et de Sylvanus, Tibère contraignit les Pannoniens à se soumettre, et Germanicus vainquit en bataille, les Dalmates. Batton, leur chef, appelé au tribunal de Tibère, fut interrogé par lui sur les motifs de sa révolte : Romains, dit-il, n’en accusez que vous ; l’oppression, nous a réduits au désespoir ; si vous voulez maintenir la paix dans les pays conquis, cessez de confier la conduite de vos troupeaux, non à des pasteurs, mais à des loups.

Cette guerre, une des plus dangereuses qui eût menacé Rome depuis celle des Cimbres, avait tellement inquiété Auguste, que, quoiqu’il fût âgé de soixante-dix ans, il crut nécessaire de s’éloigner de Rome, et de s’établir quelque temps prés du théâtre de la guerre. On décerna le triomphe à Tibère ; Germanicus obtint les ornements triomphaux.

Dans ce même temps, l’empereur, si habile ordinairement dans ses choix, confia imprudemment le gouvernement de la Germanie à Quintilius Varus.

Le joug de l’étranger humilie plus que toute autre tyrannie ; rien n’est plus difficile que de se faire aimer de ceux qu’on a vaincus ; il n’existe qu’un moyen de jouir paisiblement de ses conquêtes, c’est de laisser aux peuples conquis leurs lois et leurs coutumes, et de n’en exiger que des tributs plus légers que ceux qu’ils payaient avant la conquête.

Varus, loin de se conformer à ces principes, voulut au continuité à la fois écraser la Germanie d’impôts, et l’assujettir à la police et aux lois romaines : joignant à ces fautes celle de s’aveugler sur l’opinion publique et de s’endormir dans une Poile sécurité, il prit le’ silence pour un assentiment et la crainte pour la soumission.

Arminius, jeune guerrier distingué parmi les Chérusques par sa force, par sa haute stature, par son illustre naissance et par son courage audacieux, flatta Varus pour le perdre, et l’endormit pour le détruire. Hardi dans ses projets, adroit dans sa conduite, fécond en ressources et en ruses, il connaissait les mœurs de Rome qui lui avait accordé le rang de chevalier. S’insinuant dans la confiance du gouverneur, il l’affermit dans le système qui devait le ruiner, et le pressa vivement de hâter, de consommer la révolution qui devait substituer la civilisation à la barbarie.

Le Romain, trompé par ses éloges et par ses conseils, se crut entouré d’admirateurs et de partisans lorsqu’il était environné d’ennemis. Oubliant qu’il ne dominait que par la force, il se conduisit en magistrat au moment où il était le plus nécessaire de n’agir que comme général. Enfin l’adroit Arminius, sous prétexie de répandre plus facilement le nouvel esprit qu’il voulait imprimer à la Germanie, lui persuada de séparer son armée en plusieurs corps, et de la disséminer dans toute la contrée en petits pelotons. Dès que Varus fut tombé dans ce piège, les Germains, courant aux armes, tombèrent sur ses différons postes, et les égorgèrent.

Le général n’avait gardé près de lui que trois légions ; il se mit à leur tête, et marcha contre les rebelles, laissant derrière lui Arminius, qui avait promis de lui amener des renforts et des troupes fidèles.

Les Romains arrivent dans un défilé étroit, entre deux montagnes escarpées, couronnées d’épaisses forêts : Arminius donne alors le signal à tous ses compatriotes, et les réunit : il s’empare de l’entrée et de la sortie du défilé, et vient ensuite audacieusement trouver le gouverneur, et l’assure que tous les guerriers soumis à ses ordres n’ont pris les armes que pour voler à son secours.

Indigné de cette trahison, un Germain, nommé Ségeste, cherche en vain à dessiller les yeux de Varus ; il lui conseille d’arrêter Arminius qui portait la hardiesse et la dissimulation au peint de s’asseoir tranquillement à la table de celui qu’il allait égorger. Varus ne voulut rien croire, et se livra en victime aveugle à son ennemi.

Pendant la nuit qui suivit ce festin, Arminius, revenu dans son camp, exécute ses cruels desseins : un cri général annonce la guerre ; les Romains se voient attaqués de toutes parts : assaillis par une foule d’ennemis, leur intrépide courage soutient leur renommée ; ils opposent à la fureur des barbares une opiniâtre résistance ; mais enfin affaiblis par la fatigue et par leurs blessures, ils abandonnent leur camp. Cependant, par un dernier effort, ils enfoncent encore tout ce qui s’oppose à leur passage, gravissent une montagne, et s’y retranchent. Les ennemis, dont le nombre augmentait toujours, renouvellent sans cesse leurs attaques, ne leur laissent pas un instant de repos, et finissent par forcer leurs retranchements. Varus, désespéré, se poignarde ; plusieurs de ses soldats de l’imitent ; d’autres se précipitent et périssent sous le fer ennemi ; le reste se rend à discrétion.

Cette bataille mémorable eût lien prés de Dethmold, dans le pays qu’on appelle aujourd’hui le comté de la Lippe. Arminius, aussi cruel après la victoire qu’il s’était montré perfide avant le combat, condamna tous les prisonniers à mort, et les fit expirer dans d’horribles supplices. On porta la tête de Varus au roi Marobodus qui la rendit aux Romains.

Plus Auguste s’était vu toute sa vie comblé des faveurs de la fortune, moins il fut capable de supporter ses rigueurs. Ce désastre lui causa un chagrin auquel sa raison ne sut pas mettre de bornes ; il déchira ses vêt€mens, frappa sa tête contre les murailles, et laissa croître sa barbe et ses cheveux. Dans son désespoir on l’entendait s’écrier : Varus ! Varus ! Rends-moi mes légions ! Le temps adoucit peu son affliction, et, jusqu’à la fin de ses jours, l’anniversaire de cette défaite sembla rouvrir ses blessures.

Sa crainte fut aussi exagérée que sa douleur ; il crut l’empire menacé d’une prochaine invasion, chassa de Rome et de sa garde les Germains qui s’y trouvaient, ordonna partout de nouvelles levées, et ne put calmer son effroi qu’en apprenant que ses lieutenants restaient maîtres des rives du Rhin, et que la Gaule était tranquille.

Tibère, envoyé promptement contre les barbares, réforma le Luxe de l’armée, rétablit la discipline : habile dans ses plans, prompt à les exécuter, il effaça par ses triomphes la honte de Varus, vengea cruellement le massacre des Romains, ravagea la Germanie pendant deux années, força les barbares à s’avouer vaincus, et revint dans les Gaules, conformément aux ordres d’Auguste, qui, loin d’aspirer aux conquêtes, voulait que le Rhin servît de barrière à l’empire.

L’empereur, rassuré par les victoires de Tibère, le combla d’éloges proportionnés à sa frayeur passée et à sa joie présente. Tous ceux qui ont servi sous vous, lui écrivait-il, vous appliquent la louange qu’Ennius donnait à Fabius ; ils disent qu’un seul homme, par sa vigilance, a sauvé la république. Quant à moi, vous me rappelez ce que Diomède dit d’Ulysse : — Avec un tel second, j’espérerais me tirer du milieu d’un incendie. — Ménagez vos forces, mon cher Tibère ; si vous tombiez malade, nous expirerions de douleur, votre mère et moi. Les dieux immortels que j’invoque vous conserveront, s’ils n’ont pas pris en haine le peuple romain.

Malheureusement pour Rome, le ciel exauça ce vœu. Sur la demande de l’empereur, les consuls firent rendre par le sénat un décret qui fut sanctionné par le peuple, et qui donna sur l’armée et sur tout l’empire, à Tibère, un pouvoir égal à celui d’Auguste.

L’année suivante[3], sous le consulat de Germanicus César et de Caïus Fontéius Capito, Tibère entra en triomphe dans Rome. Il donna au peuple un repas de mille tables et une gratification de trois cent sept sesterces (37 fr. 10 sous par tête). Après son consulat, Germanicus fut envoyé sur les bords du Rhin avec huit légions ; il s’y fit amer autant que Tibère s’y était fait craindre.

Auguste devenait vieux et infirme ; et, ne pouvant plus assister régulièrement aux séances du sénat, il fit revêtir d’une autorité presque égale à celle de ce corps son conseil privé, composé des consuls et de quinze sénateurs qui changeaient tous les six mois. On y décidait les affaires urgentes ; et, aux termes du décret publié à cette occasion, les ordonnances rendues par Auguste, par Tibère et par ce conseil privé, devaient avoir force de loi. Ainsi le gouvernement de la république passa du sénat et du Forum dans l’appartement de l’empereur.

La santé d’Auguste s’altérait de jour en jour[4] ; l’approche de sa fin réveillait beaucoup de partis, d’opinions, de craintes et d’intérêts différents. Les plus hardis rêvaient la renaissance de la république ; les plus sages craignaient presque également la férocité d’Agrippa, la jeunesse bouillante de Germanicus et de Drusus, l’orgueil de Livie et le caractère de Tibère qui avait hérité de la dureté des Claude. Les plus adroits faisaient d’avance leur cour au successeur probable de l’empire.

On soupçonnait Livie d’avoir empoisonné Auguste, dans la crainte que sa tendresse pour Agrippa ne se réveillât : il lui avait déjà donné, disait-on, quelques marques d’intérêt et de pitié. L’empereur, malgré l’épuisement de ses forces, reconduisit jusqu’à Bénévent Tibère qui partait pour l’Illyrie. Il parcourut ensuite la Campanie, dans l’espoir que ce voyage dissiperait sa langueur. S’étant arrêté quelque temps à Caprée, son mal s’accrut ; il reprit le chemin de Rome, et se vit forcé de rester à Nôle, où il attendit paisiblement dans son lit la fin de sa brillante carrière.

Voyant la mort s’approcher, il s’informa de l’effet que produisait sa situation sur l’opinion publique. Peu de temps après, ayant demandé un miroir, il fait arranger ses cheveux avec décence, et ordonne de laisser entrer ses amis. Ne trouvez-vous pas, leur demanda-t-il, que j’ai assez bien joué mon rôle dans ce drame de la vie humaine ; battez donc des mains pour l’acteur, et applaudissez la fin de la pièce. Serrant ensuite Livie dans ses bras, il lui dit : Vivez heureuse, et souvenez-vous de notre amour. A ces mots il expira[5].

Il était dans sa soixante-seizième année, et avait régné quarante ans. Ses restes furent conduits à Rome. Les chevaliers vinrent au-devant de lui ; les sénateurs portèrent son corps sur leurs épaules, au Champ-de-Mars, où il fut brûlé. Un ancien préteur jura publiquement qu’il avait vu son image monter dans le ciel.

Les chevaliers nu-pieds, sans toges et sans ceintures, recueillirent ses cendres, et les enfermèrent dans un mausolée, bâti par son ordre pendant son sixième consulat, entre la voie Flaminienne et le Tibre, et qu’il avait fait entourer d’arbres et de fleurs. Tibère prononça son oraison funèbre ; le peuple le mit au rang des dieux et le sénat donna son nom à son siècle.

Son testament, apporté par les Vestales, fut ouvert par les sénateurs ; il instituait Tibère et Livie ses héritiers ; à leur défaut, Drusus, Germanicus et ses trois fils ; enfin voulant se montrer populaire au-delà du tombeau, dans le cas où ses héritiers mourraient, il appelait à sa succession un grand nombre de citoyens.

Il légua au peuple romain quarante millions de sesterces (huit millions de notre monnaie), cinq cents à chaque prétorien, et trois cents à chaque légionnaire.

Inflexible, jusqu’à la fin de sa vie, pour les deux Julie, sa fille et sa petite-fille, il ne les nomma que pour défendre qu’on réunit leurs cendres avec la sienne dans le même tombeau.

Auguste avait joint à son testament le tableau de l’empire et l’histoire de son règne ; il ordonna de les graver sur des tables d’airain, qui devaient être placées en face de son mausolée.

Ce prince, favorisé de la nature comme de la fortune, était remarquable par sa beauté. Suétone, qui l’a peint, assure qu’il régnait dans ses traits une douce majesté, et que son regard seul imposait à ses ennemis. Son orgueil voyait avec plaisir qu’on pouvait difficilement supporter l’éclat de ses yeux. Sa taille était moyenne, mais parfaitement proportionnée ; ses cheveux blonds et naturellement bouclés, ses dents petites et blanches, ses sourcils bien unis, son nez aquilin, son teint d’une blancheur un peu rembrunie. Il avait étudié avec ardeur l’éloquence ; et, quoiqu’il eût acquis une grande facilité pour parler sur quelque sujet que ce fût sans être préparé, il écrivit toujours et lut les discours qu’il voulait prononcer devant le sénat, le peuple ou l’armée. Il composa plusieurs ouvrages : une réponse à Brutus sur la vie de Caton ; une exhortation adressée à Tibère pour embrasser la philosophie ; les Mémoires de sa vie en treize livres ; un poème intitulé la Sicile ; un recueil d’épigrammes, et une tragédie d’Ajax. Son style était simple, mais élégant ; le mérite qu’il estimait le plus était la clarté : ce qui le portait à se servir, plus fréquemment que l’usage ne le permettait, de prépositions et de conjonctions.

Superstitieux comme tous les hommes faibles, il craignait le bruit du tonnerre, et s’enfermait dans un souterrain pour l’éviter. Crédule pour les présages, il se croyait menacé d’un grand péril si l’on chaussait son pied gauche avant son pied droit. Au commencement d’un voyage, la rosée lui faisait espérer un heureux retour ; il regarda sa mort comme prochaine et inévitable, lorsqu’il apprit qu’un coup de foudre venait d’effacer de l’inscription de l’une de ses statues la première lettre du mot César : Ézar, en langue étrusque, signifie Dieu ; Auguste fut persuadé qu’il allait quitter la terre pour le ciel.

La vie entière d’Auguste, vue sous différents rapports, devint également l’objet des éloges et de la censure des Romains. Les uns, respectant sa piété filiale, le louaient d’avoir pris les armes pour venger son père, et attribuaient son usurpation au malheur des temps ; à l’impuissance des lois, à la fureur des guerres civiles, à l’impossibilité de concilier alors la morale et la politique. Ils excusaient ses proscriptions par le désir de punir les assassins de son père, et rejetaient l’odieux de ces massacres sur les deux autres triumvirs. La lâcheté de Lépide, les débauches d’Antoine, justifiaient son mépris pour l’un, sa haine pour l’autre ; enfin ils le comblaient d’éloges pour avoir préféré le titre de prince à celui de dictateur et de roi, pour avoir établi l’ordre dans le monde, contenu les barbares, et donné à l’empire l’Euphrate, la mer d’Arabie, la mer du Nord et l’Océan pour barrières.

Ils vantaient avec raison sa justice pour les citoyens, sa fidélité pour les alliés et sa magnificence pour Rome ; enfin le repos général devait lui faire pardonner quelques actes de rigueur et de violence.

D’autres ne regardaient son amour pour son père que comme un prétexte dont il avait couvert son ambition, et lui reprochaient d’avoir, dès sa jeunesse, violé les lois, levé une armée sans autorisation, séduit les vétérans, corrompu les légions, usurpé les faisceaux, empoisonné les consuls Hirtius et Pansa, et conquis violemment le consulat, en tournant contre la république les armes qu’elle lui avait confiées.

Si on pouvait lui pardonner le sacrifice de l’intérêt public à sa vengeance, et la mort de Brutus et de Cassius, pouvait-on le justifier de sa férocité dans les proscriptions, de ses perfidies qui l’avaient mieux servi que ses armes contre Sextus, Lépide et Antoine ? Comment ne pas mépriser le ravisseur de la femme enceinte de Néron, mère funeste pour la république, et marâtre fatale, même pour les Césars ? Loin de se borner à détruire la liberté et à dominer la terre, il avait usurpé la place de dieux dans le ciel, et s’était fait décerner comme à eux, des temples, des prêtres et un culte. Cette paix publique dont on voulait attribuer le bonheur à son règne, n’était-elle pas déshonorée dans Rome par les supplices des Varron, des Egnatius, des Jules ; et, au dehors, par les désastres de Lollius et de Varus ! Enfin, s’il s’était vanté lui-même d’avoir trouvé Rome de briques, et de l’avoir laissée de marbre ; ne doit-on pas condamner celui qui trouva Rome gouvernée par l’illustre Catulus, par le vertueux Caton, par le sage Cicéron, et qui la livra en mourant aux caprices du fourbe et cruel Tibère ?

Ces louanges et ces reproches, que rapporte Tacite, peuvent également se justifier ; mais l’histoire impartiale doit dire que, si Auguste ne fut pas le plus vertueux, il fut au moins le plus habile des princes, puisqu’il sut d’abord vaincre ses ennemis ; ensuite se vaincre lui-même, pacifier le monde, fonder un trône, régner quarante ans et se faire aimer.

 

 

 

 



[1] An de Rome 725.

[2] An de Rome 766. — De Jésus-Christ 13.

[3] An de Rome 762. — De Jésus-Christ 9.

[4] An de Rome 765. — De Jésus-Christ 12.

[5] An de Rome 767. — De Jésus-Christ 14.