HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CHAPITRE DIXIÈME

 

 

EMPIRE ROMAIN

 

L’HISTOIRE de la plus grande partie des peuples n’est que l’histoire de quelques hommes qui les ont gouvernés. Leur grandeur passagère, leur prompte décadence ne s’expliquent que par les diverses chances du hasard qui leur ont donné plus ou moins de princes habiles ou de rois médiocres. Le récit des faits suffit pour peindre ces gouvernements sans principes, ces nations sans caractère qui leur soit propre, ces peuples sans physionomie et sans couleur.

Quelques autres méritent qu’on observe leurs lois et leurs institutions, non comme des monuments durables, mais comme des essais tentés par l’esprit humain pour organiser un corps social. L’esprit peut imaginer mille moyens de combiner les institutions, et de régler la forme des gouvernements ; il peut écrire une infinité de lois plus ou moins justes, plus ou moins sages, plus ou moins défectueuses, mais aussi peu solides que l’écorce ou le métal sur lesquels elles sont empreintes. Il n’appartient qu’au génie de graver quelques maximes dans les âmes, de créer des mœurs et de changer, enfin en sentiment et même en passion, les principes d’une législation qui traverse les siècles.

Thaut ou Hermès, en Égypte ; Moise, dans le désert ; Lycurgue, au pied du mont Taygète, et les premiers législateurs de Rome ont su mériter une gloire si rare. Leurs paroles étaient des semences qu’ils jetaient dans le fond des cœurs ; et, longtemps après que la tombe avait renfermé leurs corps, leur voix et leur esprit conduisaient encore les peuples.

Ce n’est donc point une foule de lois et d’institutions, souvent contradictoires et presque toujours produites par les circonstances, qu’il faut étudier ce qui mérite de fixer nos regards et d’occuper notre méditation, c’est un petit nombre de principes féconds, fruits de la méditation des hommes de génie, et, qui ont seuls créé les grands hommes et les grands peuples. Le fond d’un Romain, comme le dit Bossuet, était l’amour de la liberté, de cette liberté qui veut qu’on obéisse aux lois et non aux hommes, qui lie tous les intérêts privés à l’intérêt commun, et qui fait regarder la patrie non comme une idée abstraite et vaine, mais comme une mère bienfaisante puissante, chérie et respectée.

Le gouvernement n’était point chez les Romains une affaire pour quelques hommes et une charge pour tous : c’était la chose publique ; chacun y prenait un égal intérêt, une part plus ou moins active : le citoyen, soumis à des lois qui n’avaient eu de force que par son consentement, leur obéissait comme à sa pensée, et les exécutait comme des actes de sa volonté. Son nom de Romain commandait à tous ses sentiments et lui traçait tous ses devoirs : honorer Rome, c’était le respecter ; offenser Rome, c’était le blesser personnellement. La république romaine lui semblait sa première famille-, la sienne propre n’était que : la seconde ; aussi la loi, chez ce peuple étonnant, se montra souvent plus forte que la nature ; et Brutus sacrifiait, sans hésiter, la vie de son fils au salut d’une patrie qu’il regardait comme sa mère.

Animé de ces sentiments, le citoyen combattait plus pour la gloire publique que pour la sienne ; il trouvait plus d’honneur à sauver un Romain qu’à tuer un ennemi, et la couronne civique fut longtemps la première des récompenses.

Tout dans Rome attirait, de la part des citoyens, non seulement un respect humain ; mais un respect religieux : c’était la ville sacrée, un fils de Mars l’avait fondée ; Jupiter préférait le Capitole à tout autre séjour ; les dieux promettaient aux Romains l’empire du monde : par leurs ordres, la nymphe Égérie avait dicté les lois de Numa ; Hébé et le dieu Terme, ayant refusé, selon les fables du temps, de quitter le Capitole, leur garantissaient des limites inviolables et une jeunesse éternelle. Le feu de la liberté leur paraissait aussi sacré, aussi divin que le feu confié aux prêtresses de Vesta. Le double lien des institutions et du culte unissait tous les Romains comme un peuple de frères marchant sous la garde des dieux ; ils n’entreprenaient rien sans interroger leurs volontés qu’annonçaient le tonnerre, les vents, le vol des oiseaux, et que les augures interprétaient en consultant les entrailles des victimes : mais, pour plaire à ces dieux, il fallait être vertueux, juste, tempérant, intrépide, et ne suivre d’autre passion que celle de l’amour de la patrie. Toutes ces maximes graves et simples, à la fois politiques et religieuses, reçues par chaque Romain dans son enfance avec le lait qui le nourrissait, donnèrent à ce peuple, pendant plusieurs siècles, une inconcevable uniformité d’opinions, de sentiments, une règle de conduite invariable, une pratiqué constante de courage, de vertus, et des mœurs bien plus difficiles à renverser que des lois.

Jusqu’à la fin de la seconde guerre punique, ces mœurs se soutinrent dans toute leur force et dans toute leur pureté. Pendant ce long espace de temps, si l’on examine les usages de la vie privée des Romains, on y reconnaîtra ce caractère particulier qui dévouait, chaque individu à l’état et faisait préférer le bonheur public au bonheur privé.

Entrait-on dans une maison particulière, on y voyait la simplicité, la modestie, la frugalité ; la pauvreté était même en honneur : le dictateur, Cincinnatus, quittant les faisceaux, reprenait le bonnet de laine et conduisait la charrue ; le consul Curius Dentatus mangeait, aux yeux des Samnites, des fèves, grossièrement apprêtées dans un plat de terre.

On ne respectait dans les magistrats que l’autorité de leur charge ; dès qu’ils avaient cessé leurs fonctions, ils devenaient égaux aux autres citoyens : mais, si l’on parcourait les rues et les places publiques, l’œil était ébloui par la richesse des temples, par la beauté des monuments, par l’appareil imposant des cérémonies religieuses, par l’éclat des triomphes. Laboureur, pâtre et soldat, un Romain se faisait gloire de mépriser l’or et la mollesse comme la mort ; il ne voulait de richesses que pour la république, et de luxe que pour Rome.

Dès le matin, quittant sans peine le lit dur sur lequel ils avaient reposé leurs membres vigoureux, les citoyens allaient dans les temples invoquer les dieux pour la prospérité publique ; ils couraient chez les magistrats ; se rassemblaient sur le Forum, assistaient au jugement des procès, donnaient leurs voix pour les élections, et faisaient à midi un léger repas. Ensuite, jeunes ou vieux, réunis dans le Champ-de-Mars, ils entretenaient leur vigueur, et leur adresse par la course à pied ou à cheval, par la lutte, par le pugilat, par l’exercice des armes. Couverts de sueur et de poussière, ils se plongeaient dans le Tibre, et revenaient dans leurs foyers souper en famille, et jouir du bonheur domestique près de leurs femmes qui ne leur étaient pas inférieures en vertus.

Sédentaires, actives, laborieuses, ces femmes égalaient leurs époux en piété, en courage, en amour pour la patrie. Leurs plaisirs se renfermaient dans le cercle de leurs devoirs ; leurs ornements, leurs bijoux les plus précieux étaient leurs enfants ; et elles faisaient consister leur gloire à les rendre dignes, par une éducation sévère, de leurs pères et de leur patrie.

Les vêtements des Romains étaient simples comme leurs mœurs. Dans l’origine, semblables à tous les peuples sauvages, ils couvrirent leurs corps de la peau des animaux qu’ils élevaient, ou de ceux auxquels ils faisaient la guerre. Plus tard ils furent vêtus d’une tunique de laine, serrée par une ceinture. La tunique des hommes était sans manches ; ils la couvraient en temps de paix d’une robe nommée toge, et à la guerre d’un manteau court, semblable à celui des Grecs. On l’attachait sur l’épaule gauche, et il laissait le bras droit libre et découvert.

La toge des sénateurs, et des chevaliers était bordée de pourpre, on l’appelait prétexte. L’usage voulait qu’on prît pour les festins, une robe particulière, on la nommait synthèse. Les dames romaines, lorsqu’elles assistaient à quelque cérémonie, ajoutaient à leurs vêtements une longue queue qui portait le nom de stole. La couleur des habits était blanche pour les riches, brune pour les pauvres, noire dans les temps de deuil. Les Romains n’avaient d’autre chaussure qu’une sandale ou un brodequin attaché avec des cordons.

Les premiers progrès du luxe n’eurent pour objet que d’enrichir les armures et de couvrir les chevaux de guerre de harnais éclatants. On fut longtemps à ne se servir du lin que pour les voiles des vaisseaux, et on condamna la mollesse de ceux qui l’employèrent les premiers à fabriquer des toges plus fines.

La tempérance et la simplicité romaine résistèrent quelque temps aux richesses introduites par les conquêtes. Plusieurs illustres personnages, semblables à Fabius et à Paul-Émile, se faisaient encore honneur d’être pauvres, lorsque Marcellus et Memmius remplissaient  le trésor public et les temples des richesses de Syracuse et de Corinthe.

Enfin l’or, plus pénétrant que le fer, mina la république par ses bases, et corrompit ses mœurs. Dès qu’elles perdirent leur pureté, les lois perdirent leur force, et l’on vit l’ambition, et la cupidité exiler la justice et détruire la liberté.

Les usages changèrent comme les principes ; les particuliers devinrent plus opulents que la république. Les Romains, autrefois assis sur des escabelles à leur banquet modeste, se couchèrent sur des lits somptueux, éclatants de pourpre, d’or et d’ivoire. Leurs tables, d’un bois étranger et incrusté d’or ou d’argent et de pierres précieuses, furent couvertes par quinze ou vingt services. Un côté de ces tables restait vide, pour que des esclaves nombreux pussent porter librement les plats et les coupes qui se succédaient avec rapidité. L’heure du repas n’était plus consacrée aux épanchements d’une sage amitié, d’une tendresse vertueuse, à de nobles entretiens sur les intérêts de la république, aux graves et utiles leçons données à la jeunesse : on faisait venir, pendant le festin, des bouffons, des danseurs, des musiciens  des pantomimes, et on chargeait du soin d’égayer la conversation quelques frivoles et méprisables convives qui payaient leur admission par leurs flatteries et par leurs basses complaisances. Ces parasites s’appelaient les ombres, et méritaient peu en effet le nom d’hommes.

Plusieurs lois s’efforcèrent en vain de réprimer le luxe des tables ; elles ordonnèrent inutilement aux citoyens de se soumettre à la censure du peuple, en plaçant leurs tables dans les vestibules ouverts aux regards du public ; les mœurs étaient tombées, et le luxe brava les lois.

Bientôt les tuniques furent tissues de lin enrichi d’or et d’argent, et rayées de pourpre. Les places retentissaient du bruit des chars élégants qui portaient des hommes amollis et des femmes corrompues. Les rues étaient embarrassées par une foule d’esclaves qui suivaient leurs maîtres indolents, couchés dans des litières magnifiques. Les maisons des particuliers surpassèrent en grandeur et en richesses les palais des rois. On y ajouta de longues galeries, nommées milliaires, pour se promener à l’abri du soleil. La fraîcheur des eaux du Tibre effraya la jeunesse romaine ; on construisit de somptueux édifices, où l’eau chaude, mêlée à l’eau froide, offrait au luxe des bains voluptueux. Les poètes venaient y réciter leurs vers, et, par un faible souvenir de l’antique égalité, les grands et même les empereurs daignaient quelquefois s’y mêler avec les simples citoyens.

Les goûts, les occupations, les amusements n’étaient plus les mêmes. On préférait le repos aux périls, le plaisir au travail, les jeux et les spectacles aux exercices du Champ-de-Mars. Le premier soin d’un citoyen romain, au lever de l’aurore, n’était plus d’adorer les dieux dans leurs temples ; il courait au palais adorer les grands et le prince.

Plus la corruption faisait de progrès et plus on multipliait inutilement les lois, dont le désordre général faisait sentir la nécessité. Ces lois se réduisaient, aux temps de l’expulsion des rois, à quelques ordonnances et à quelques règlements. L’esprit républicain veut le moins de gouvernement possible ; il n’admet que des gênes indispensables : l’autorité des mœurs contient assez la nation ; la voix de la patrie l’excite suffisamment ; et, relativement aux intérêts privés, le pouvoir paternel suffit ; la nature le tempère ; c’est le seul pouvoir absolu qui offre peu de dangers. Aussi, pendant longtemps, les pères eurent à Rome droit de vie et de mort sur leurs enfants, et l’histoire ne rapporte aucun fait qui prouve qu’on ait abusé de cette autorité.

Le véritable esprit d’une république vertueuse, c’est l’esprit de famille ; il adoucit le joug et rend toutes chaînes légères. Les maîtres mêmes traitaient presque leurs esclaves comme des membres de leur famille. Aussi, quoique dans ces siècles anciens une faible partie du genre humain jouît de la liberté, tandis que le plus grand nombre languissait dans l’esclavage, Rome gouverna paisiblement la foule de serfs que la guerre avait introduits dans ses murs. Ils ne devinrent dangereux qu’après la chute des mœurs. Montesquieu remarque avec raison que les hommes s’accoutument à tout, même à l’esclavage, et qu’ils le supportent tant que le maître ne devient pas plus dur que la servitude.

Chaque famille avait pour juge de ses intérêts privés le père de famille. Les intérêts locaux de chaque ville étaient confiés à ses propres magistrats. Ainsi Rome n’eut longtemps besoin de lois que pour régler les intérêts généraux de la république, qui était la grande famille. Cependant cette législation, à la fois si simple et si forte, promettait plus de grandeur à l’état que de bonheur aux citoyens, et contenait, dès les premiers temps, un germe de destruction.

Les rois s’étaient montrés presque républicains, en soumettant les décrets principaux du sénat et les grandes questions politiques à la sanction du peuple ; et, en même temps, ils avaient humilié ce peuple en créant un ordre de patriciens qui, seuls, étaient revêtus du droit d’occuper les magistratures, de parvenir aux dignités civiles et militaires, de juger les citoyens, et d’interpréter les lois. En vain voulurent-ils prévenir les désordres que devait faire naître le partage inégal des droits civils et politiques dans une république.

L’établissement du patronage ne fut qu’un palliatif sous quelques rapports même il augmenta le mal. Les patrons, enrichis par la guerre, et souvent héritiers de leurs clients, vendirent leur protection plus qu’ils ne la donnèrent, et opprimèrent souvent ceux qu’ils devaient protéger. Ils prêtèrent à usure leur argent aux pauvres, jetèrent les débiteurs en prison, et les réduisirent quelquefois en servitude.

Cette division de la nation romaine en patriciens orgueilleux, en plébéiens jaloux, en riches oppresseurs, en pauvres opprimés, fit dégénérer la rivalité des ordres en discordes, et devint la cause des troubles continuels qui agitèrent si fréquemment la république. Il est vrai que, ces dissensions hâtant les progrès de la puissance romaine, Rome fut d’autant plus belliqueuse qu’elle était moins tranquille, et le sénat se voyait dans la nécessité de faire perpétuellement la guerre afin d’occuper les factions au dehors. Mais il espérait en vain maintenir longtemps l’équilibre entre des grands qui possédaient toute l’autorité, et des plébéiens sans le suffrage desquels on ne pouvait arriver à aucune dignité ; entre les sénateurs qui jouissaient seuls de la gloire des armes et les citoyens fiers et nombreux qui faisaient la force des armées : la jalousie fit naître la haine, la haine arma les factions.

Le peuple voulut d’abord réprimer l’usure ; il demanda ensuite sa part de la gloire comme des travaux. ; il exigea, qu’on admît les plébéiens à toutes les magistratures. Tous les citoyens, fatigués de se voir juger par des lois qu’ils ne connaissaient pas, et que les consuls expliquaient à leur gré, exigèrent des lois écrites et nommèrent des décemvirs pour les rédiger.

Le sénat, après avoir défendu longtemps pied à pied ses privilèges, se vit enfin forcé de céder sur tous les points, et de partager avec le peuple l’autorité législative, administrative, judiciaire et militaire ; mais ces sacrifices, arrachés par la crainte, affaiblirent le pouvoir sans éteindre la haine ; et le désordre produit par ces dissensions se communiqua aux lois.

Le sénat, les centuries, les tribus, les dictateurs, les consuls, les tribuns, devenant alternativement législateurs, et se laissant entraîner par l’esprit de parti, firent tour à tour de nouvelles lois, interprétèrent les anciennes, les varièrent suivant les circonstances, et le code devint un chaos.

On fut alors obligé d’avoir recours à la jurisprudence pour porter un flambeau dans ce labyrinthe obscur ; mais les jurisconsultes se trouvèrent toujours en petit nombre, et se virent, à l’exception de Varron, peu considérés. La science n’était pas en honneur chez ce peuple turbulent et guerrier ; les ambitieux et les factieux, préféraient l’intrigue, la force et l’arbitraire à une érudition de formules qui épouvantait leur paresse et gênait leurs passions.

L’insuffisance et la difficulté de cette jurisprudence augmentèrent à mesure que la république s’étendait. Chaque cite d’Italie était régie par ses magistrats, tenait à ses coutumes et suivait ses règlements particuliers. Une politique ancienne et sage, qui fut une des causes principales de la grandeur romaine, voulait qu’on laissât aux peuples conquis, en Afrique, en Espagne, dans les Gaules, en Grèce et en Asie, les lois auxquelles une longue habitude les attachait. Ainsi la législation de la république romaine, loin d’être uniforme, offrait autant de variétés et de bigarrures qu’elle comptait de peuples et de villes dans son étendue.

Les généraux, les préteurs, les proconsuls mirent le comble à ce désordre, en substituant souvent leur volonté à la loi, la force à la justice, et en disposant à leur gré des domaines des particuliers pour enrichir leurs soldats. Ces soldats ne connaissaient plus de patrie que leur camp, de chef que leur général, de lois que la force, de juges que la victoire. Les mœurs étaient tombées sous le poids du luxe et des trophées ; on ne respectait plus même le droit de propriété, principe créateur et conservateur de toute société. En examinant cet état de corruption dans la morale et d’incertitude dans la législation on conçoit comment ces fiers dominateurs du monde parurent renoncer presque volontairement à une liberté si orageuse. Ce n’était plus la liberté fondée sur des lois qui garantissent les droits de chacun, c’était la licence d’une oligarchie militaire ; et la chute de la république fut regardée par les peuples comme une heureuse révolution, parce qu’au lieu de plusieurs tyrans armés les uns contre les autres, elle ne leur laissait qu’un seul maître.

L’amour du repos qui n’est ordinairement qu’un sentiment faible, était devenu le besoin et la passion du monde.

La vaillance, le génie, la fortune des généraux, la discipline admirable des armées furent d’abord les causes de la grandeur de la république : elles entretinrent, pendant plusieurs siècles, cet esprit belliqueux, caractère distinctif du peuple romain. Les vertus de Rome lui faisaient pardonner sa puissance ; les mœurs républicaines rassuraient les pays envahis par les Romains. Ils leur apportaient l’ordre, la paix, la justice, et ces peuples pouvaient se croire plutôt protégés que vaincus, et plutôt délivrés que conquis.

Mais lorsque les généraux, devenus indépendants du sénat et du peuple, triomphèrent des lois comme ils avaient triomphé du monde, la liberté disparut. Ainsi la guerre renversa l’édifice qu’elle avait élevé. Cette expérience éclaira les empereurs. Craignant de donner à leurs généraux trop de gloire et trop de puissance, ils ne combattirent que pour repousser les barbares, et évitèrent la guerre avec autant de soin que la république l’avait cherchée.

Cependant la force militaire, qui se joue de toutes les combinaisons de la sagesse et de la politique, trompa encore par la suite la prévoyance prudente de ses princes. Les armées, destinées à soutenir le trône, sentirent leurs forces et le renversèrent ; elles donnèrent le sceptre comme elles avaient donné le triumvirat, divisèrent l’empire par leurs dissensions comme elles avaient déchiré la république ; leurs querelles sanglantes, achevant de détruire le peu qui restait d’esprit public ; ouvrirent les barrières aux barbares ; leurs flots débordés renversèrent enfin ce colosse romain, dont la force oppressive pesait depuis si longtemps sur la terre.

M. de Condillac dit avec quelque fondement que jamais les Romains ne connurent la vraie liberté, si on entend par ce mot la liberté fondée, non sur des mœurs qui durent peu quand elles n’ont pas pour bases de fortes institutions, mais sur des lois consenties par la majorité des citoyens et exécutées par un pouvoir qui balance les passions aristocratiques et plébéiennes, en même temps qu’il est contenu par elles.

Dans les siècles antiques, ce système de représentation et d’équilibre de pouvoirs ne fut jamais connu ; l’esclavage même était le sort de la plus nombreuse partie du genre humain. Une foule tumultueuse, rassemblée à Rome sur le Forum, décidait du sort de toutes les parties de la république ; et, dans cette ville même, l’administration de la justice fut toujours arbitraire. Tout y dépendait, dès le commencement, du caprice d’une faction, et, dans les derniers temps, de l’épée d’un général.

Les mœurs seules et l’amour de la patrie suppléèrent, dans les beaux jours de la république, aux institutions fortes qui lui manquaient. La gloire et la fierté tinrent chez les Romains la place de plusieurs vertus. Les citoyens de Rome ; jaloux de leur dignité, conservèrent plusieurs siècles le droit de n’être soumis qu’à la peine de la prison ou de l’exil. La tête d’un Romain était sacrée ; le respect pour le nom de citoyen défendit longtemps l’indépendance ; elle fut perdue dès le moment où Marius, Sylla, et après eux les triumvirs, s’élevant au-dessus des lois, proscrivirent tous leurs ennemis.

Un peuple qui n’honorait que la charrue, que l’épée qui méprisait le commerce, dut faire peu de progrès dans les arts et dans les sciences. La philosophie, dont le seul but est de maintenir le calme dans les âmes et de les préserver du désordre des passions, avait peu de charmes aux yeux d’une nation qui ne vivait que pour la gloire. Les rêveries pacifiques de Platon n’étaient que de vaines puérilités aux yeux de ces hommes fiers et féroces qui ne rêvaient que la conquête du monde.

Le seul art où l’on vit briller d’abord les Romains fut celui de l’éloquence ; mais, dans les premiers temps, ce n’était point cet art que l’étude fait naître et fortifie, c’était l’éloquence des passions que la nature seule sait inspirer au génie, lorsqu’il veut gouverner à son gré les flots d’un peuple tumultueux.

Ce ne fut que vers le temps de la troisième guerre punique que la philosophie parut à Rome ; elle n’y put pénétrer qu’à l’aide du luxe, son éternel ennemi. C’était recevoir à la fois le poison et l’antidote.

Lorsque les armes romaines conquirent la Grèce, les philosophes grecs entreprirent la conquête de Rome. Paul-Émile, vainqueur de Persée, amena, d’Athènes Métrodore, et le chargea d’élever ses enfants. Plusieurs autres philosophes et rhéteurs le suivirent.

Carnéade, académicien ; Diogène, stoïcien ; Critolaüs, péripatéticien, furent envoyés à Rome par les Athéniens comme ambassadeurs. Les mœurs romaines résistaient encore à l’expansion des lumières ; Caton le Censeur fit congédier promptement l’ambassade, et obtint, quelque temps après, le bannissement des philosophes et des savants que sa grossière vertu regardait comme des empoisonneurs publics.

L’ignorance s’efforce, en vain d’arrêter la marche de l’esprit humain ; elle ne peut que la ralentir : plus la civilisation s’avançait, plus on éprouvait le besoin de l’instruction, Enfin, malgré tous les obstacles qu’opposaient aux progrès des lumières les anciennes habitudes et les vieux préjugés, on vit les lettres, les sciences et les arts se répandre de toutes parts au milieu de cette nation guerrière.

Le second Scipion s’arrachait à la gloire pour se livrer aux doctes entretiens de Panétius et de Polybe.

Térence fit entendre, sur la scène romaine, des chefs-d’œuvre qui contenaient un sel aussi piquant que celui d’Aristophane, aussi délicat que celui de Ménandre. Le cruel Sylla lui-même ne put rester insensible aux charmes des muses grecques.

Avant d’être conquérant, César écrivit comme philosophe, et brilla comme orateur.

Cicéron naturalisa dans Rome l’éloquence et la philosophie. Les amis austères des anciennes mœurs, ne conservant plus l’espoir de repousser les philosophes, s’attachèrent à la secte stoïcienne plus conforme à leur caractère par la rigueur de ses principes, et plus propre à conserver dans leur force les vertus républicaines.

Les hommes voluptueux, au contraire, et les ambitieux, adoptèrent la doctrine d’Épicure favorable aux passions : elle les tranquillisait sur la crainte d’une autre vie.

César professa hautement en plein sénat son opinion contre l’immortalité de l’âme. Le système relâché des épicuriens accéléra la chute des mœurs, de la religion et des lois. La vertu est le ciment des institutions ; tout ce qui mine sa force dissout et renverse les états.

La langue grecque, qui enrichissait les esprits de tant d’idées nouvelles, de sentiments jusque-là inconnus, de riantes fictions, obtint dans Rome une telle faveur qu’on la préféra bientôt à la langue nationale. Dans les écoles on enseignait à composer en grec des discours qu’il fallait ensuite traduire en latin pour haranguer le peuple.

Nourri des écrits de Démosthène, de Platon, de Sophocle et d’Euripide, formé à la philosophie par les livres et par les entretiens des sages les plus célèbres de toutes les sectes, Cicéron fit briller dans ses discours, dans ses écrits, la force de la raison ornée par toutes les grâces de l’esprit. On y trouve autant de profondeur que d’éclat, autant de sagesse que d’élégance ; on admire l’heureux mélange de la gravité romaine, embellie par l’imagination grecque. Les sentiments républicains et les vertus de cet illustre orateur lui inspiraient du respect pour les principes de Zénon ; son amour pour le repos lui donnait du penchant pour la doctrine d’Épicure : la modération, et peut-être la faiblesse de son caractère, lui tirent préférer le doute au dogme ; il adopta le système de l’académie.

La poésie, qui précède ordinairement partout la philosophie, n’entra dans Rome qu’à sa suite, et ce qui est remarquable, c’est que les poètes dont l’imagination peupla l’Olympe et créa partout des dieux, furent les premiers chez les Romains à combattre l’idolâtrie. Ils parurent à Rome dans ce temps de décadence où les arts et les lettres ne font que décorer un édifice qui tombe. A cette époque, on raisonne plus qu’on ne sent ; tous les ressorts se détendent, et le culte n’est pas plus respecté que les lois.

Ennius riait des augures, et se moquait de la crédulité populaire : Lucrèce professa en beaux vers la contagieuse doctrine d’Épicure, et Virgile même ne fit descendre aux enfers le pieux Énée que pour faire raconter aux Romains, par la voix du vieil Anchise, l’origine céleste et la gloire de la famille des Jules.

Horace fut à la fois philosophe et poète : sévère dans ses poésies satiriques, contre l’avarice et l’ambition, nul ne se montra plus indulgent pour l’amour, pour le vin, pour la mollesse. C’était l’apôtre des plaisirs. Aucun poète n’enrichit plus la langue romaine d’images, de tournures et d’expressions étrangères ou nouvelles. Jamais on ne fit parler avec plus d’élégance la raison, la volupté et la flatterie.

Le peuple romain était roi ; avant sa chute, il fallait le flatter et l’amuser pour obtenir sa faveur : depuis son asservissement on se crut encore obligé d’entretenir sa passion pour les spectacles et pour les jeux, afin de le distraire de ses souvenirs.

Dans les premiers temps, ce peuple fier, belliqueux et cruel, ne connut d’autre fête que les triomphes ; d’autres divertissements que les combats ; il se plaisait à voir les prisonniers de guerre condamnés à s’égorger mutuellement. Bientôt, pour satisfaire cette soif de sang humain, beaucoup d’hommes intrépides, mais vils, prirent la profession de gladiateurs. Ils bravaient tous les jours la mort pour un modique salaire, et, couverts de blessures, ne quittaient le combat qu’au moment où la pitié souvent tardive des spectateurs le leur permettait. Les dames romaines assistaient à ces spectacles sanglants, applaudissaient les vainqueurs, et ordonnaient même quelquefois aux vaincus de mourir.

La passion du peuple pour ces jeux inhumains ne diminua point lorsque les mœurs s’amollirent, et Rome conservait encore sa férocité lorsqu’elle avait perdu son courage.

Le luxe multiplia ces spectacles, en augmenta la pompe ; au mépris de plusieurs lois sages, on vit des sénateurs, des chevaliers et jusqu’à des dames romaines, combattre au rang des gladiateurs.

Ce désordre honteux s’accrut sous les empereurs ; le despotisme confond tous les rangs, dédaigne toutes les convenances. Caligula fit combattre dans le cirque quarante sénateurs et deux cents chevaliers.

Quelquefois les combattants, étaient des lions des éléphants, des tigres et des ours. On sacrifiait à leur fureur des victimes humaines. Sylla, étant préteur, donna au peuple romain l’horrible spectacle d’un combat de cent lions contre cent hommes.

Au milieu de cette ville, toujours agitée par des passions violentes, et toujours divisée en factions, les premiers jeux de la poésie furent aussi des combats ; et, pour satisfaire l’animosité des partis, les premiers poètes se servirent de la pointe de l’épigramme et du fouet de la satire.

Cet usage survécut à la république. Le peuple, moins souple que les grands, conserva longtemps quelques vestiges de son orgueil et de, son indépendance ; et, au moment où les sénateurs et les chevaliers, courbés sous un maître, ne faisaient entendre au pied de son trône que le langage de la flatterie, quelques plébéiens hardis, suivant leur antique usage, attachaient, sur une statue du Tibre, des placards satiriques où l’on déchirait sans ménagements les plus grands personnages, et quelquefois même l’empereur.

Dès que le luxe envahit la république, les grands, voulant se faire pardonner par un peuple jaloux leur immense fortune, en dépensèrent la plus grande partie en fêtes somptueuses et en jeux magnifiques. Livius Andronicus remplaça les farces grossières des premiers temps par des pièces plus régulières ; mais l’art dramatique fut plus lent dans ses progrès à Rome que dans la Grèce, parce qu’il ne s’y formait pas sous les regards de juges éclairés. Le sel comique de Plaute était plus fort que délicat, et ce  ne fut que du temps de Scipion qu’on vit Térence, donner au théâtre des chefs-d’œuvre qui annonçaient la perfection du goût.

Les grands talents littéraires paraissaient toujours dans Rome des arbres exotiques et transplantés ; ils furent brillants, mais peu nombreux. Horace, Virgile, Ovide, Tibulle et Catulle ne laissèrent à leurs successeurs aucun espoir de les égaler. Plaute et Térence n’eurent point sur la scène comique d’héritiers célèbres ; et la tragédie, qu’on aurait pu croire plus conforme au caractère grave des Romains, ne s’éleva pas dans la république au-dessus de la médiocrité.

Le peuple romain, grossier appréciateur du mérite littéraire, préférait les pantomimes aux drames, les actions aux paroles, les luttes sanglantes des gladiateurs et des ours aux combats d’esprit.

La représentation de trois pinces de Sophocle avait coûté plus d’argent aux Athéniens que la guerre du Péloponnèse. Rome, très supérieure à Athènes en puissance et en richesses, mit encore plus de profusion dans ses dépenses pour des spectacles d’un genre différent. L’émulation des candidats, qui désiraient capter les suffrages du peuple, les portait à se ruiner à l’envi : ils construisaient des théâtres capables de contenir quatre-vingt mille personnes, et prodiguaient toutes les richesses de l’architecture, de la sculpture et de la peinture, pour orner ces édifices qui ne devaient durer que peu de jours.

Les arts restèrent longtemps aussi étrangers aux Romains que les lettres : conquérants de la Grèce, ils s’approprièrent les chefs-d’œuvre des artistes, et n’en créèrent point. Marcellus enrichit le premier les temples de Rome des vases, des statues et des tableaux conquis à Syracuse : Fabius, peu de temps après, se montra plus fidèle aux anciennes mœurs. Maître de Tarente, il ne voulut apporter à Rome qu’une statue colossale d’Hercule.

Memmius, destructeur de Corinthe, remplit l’Italie de tous les ouvrages précieux des plus célèbres artistes de la Grèce ; mais Rome parut les regarder plutôt comme des trophées que comme des modèles. Leur vue flatta l’orgueil, et n’excita point le génie.

Les grands, qui se disputaient l’autorité, n’employèrent les arts qu’à l’embellissement des lieux où se rassemblait un peuple dont ils ne voulaient faire qu’un docile instrument de leur fortune : ils le rassasièrent de fêtes pour en obtenir du pouvoir.

Les empereurs entretinrent avec soin cette passion des Romains pour les plaisirs, afin de maintenir dans un esclavage tranquille et dans une enfance perpétuelle le peuple-roi.

Enfin ces anciens maîtres du monde, perdant jusqu’au souvenir de la liberté, devinrent tellement voluptueux, asservis, efféminés et frivoles qu’on les vit indifférents aux triomphes comme aux revers de l’empire, ne demander à leurs maîtres, pour prix de leur servitude, que des distributions de blé, des spectacles, et remplacer le cri de gloire et de liberté par celui de panem et circenses.