HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CHAPITRE HUITIÈME

 

 

ON avait abattu le tyran, mais non la tyrannie. Il était plus facile, au  milieu d’une nation corrompue, de tuer un usurpateur que de ressusciter la liberté.

L’assassinat commis par Brutus et par ses complices est condamné par les principes de la justice. A la vérité ce meurtre pouvait se justifier à Rome par les lois de la république ; non seulement elles permettaient, mais elles ordonnaient même de tuer tout homme qui voudrait s’emparer du pouvoir suprême ; et, dans d’autres temps, une telle action, quoique contraire à la morale, eût été généralement approuvée par les Romains. Mais les mœurs étaient changées ; les grands, trop riches et trop puissants, ne pouvaient plus supporter la liberté, dont l’égalité politique est la base inséparable, et le peuple préférait un seul maître à tant de tyrans, rivaux de pouvoirs et insatiables de richesses. Aussi l’effet que produisit la mort de César, loin d’être le réveil des sentiments républicains, fut d’abord une consternation générale.

La plupart des sénateurs, qui n’étaient pas dans le secret de là conjuration, tremblèrent pour leurs jours, ignorant s’ils ne périraient pas eux-mêmes sous les poignards qui venaient de frapper le dictateur. Les plus effrayés furent ses amis ;  ils ne doutaient pas que la proscription ne s’étendît sur eux. L’armée partout entend mieux l’idée de la gloire que celle de la liberté. Elle noyait avec indignation le meurtre d’un général qui l’avait conduite si souvent à la victoire, et qui lui promettait en Asie de nouveaux triomphes ainsi que de nouvelles récompenses. Une grande partie du peuple regrettait César qui n’avait marché au pouvoir que par la popularité. Il le regardait comme son protecteur contre l’orgueil des patriciens. Les anciens partisans de Pompée, Cicéron, et quelques vrais amis de la république, voyaient avec un plaisir secret le succès de la conjuration. Leur joie, qu’ils dissimulaient, était seulement troublée par une vive inquiétude. Ils craignaient avec raison l’ambition d’Antoine, alors consul, le mécontentement du peuple et les vengeances de l’armée.

Cependant si les conspirateurs, profitant de l’étonnement causé par un coup si hardi, avaient, dans les premiers moments, tué Antoine qui était à leur merci, jeté le corps de César dans le Tibre, effrayé le sénat, et cassé tous les actes du dictateur, on aurait vu probablement la multitude les applaudir, suivre leurs mouvements, et se soumettre ; car le vulgaire admire d’abord ce qui l’effraie, et croit voir la justice où il trouve la force.

Les conjurés, étonnés eux-mêmes de la stupeur générale, perdirent tout en perdant du temps. Leur retraite au Capitole, en prouvant leur crainte, rassura les amis de César.

Lepidus, qui commandait près de Rome une légion, la conduisit au Champ-de-Mars pour y attendre les ordres du consul Antoine (710). La présence de ces troupes intimida les conspirateurs. De ce moment, perdant leur audace, ils commencèrent à négocier, et envoyèrent des députés au consul, pour lui représenter, ainsi qu’à Lepidus, que leurs bras étaient armés, non par haine personnelle contre César et contre ses amis, mais par amour pour la patrie ; que Rome, trop épuisée par tant de guerres civiles, serait anéantie s’il s’en rallumait une nouvelle, et qu’ils croyaient Antoine et Lepidus assez généreux pour sacrifier leurs ressentiments particuliers à la cause commune et au bien public.

Quoique Antoine fût déterminé à venger César, et surtout à lui succéder s’il le pouvait, il réfléchissait aux forces considérables que commandait Décimus Brutus, un des conjurés, alors gouverneur des Gaules, qui pouvait fondre sur lui avec une armée.

Il redoutait encore la puissance du jeune Pompée qui commençait à dominer sur les mers, et que soutenaient les nombreux partisans de son père. Ces craintes le décidèrent à dissimuler ses projets, sa haine, et il se montra disposé à traiter pour gagner du temps. Dans sa réponse aux députés, il les assura que, malgré ses sermons qui l’engageaient à punir les meurtriers de César, et malgré son horreur pour le parjure, il immolerait son juste courroux aux intérêts de la république, et que, loin d’employer la force pour gêner la délibération du sénat, il laisserait à cet auguste corps toute son autorité.

Conformément à cette résolution, le sénat fût convoqué. Jamais question aussi importante n’avait été soumise à sa décision. La délibération fût longue, vive et tumultueuse. Les uns voulaient qu’on déclarât César tyran, qu’on diffamât sa mémoire, et qu’on décernât des éloges aux libérateurs de la patrie. Les autres, regardant l’assassinat d’un dictateur et le meurtre du premier magistrat de la république comme un crime, demandaient que les conjurés, déclarés coupables, ne pussent échapper au supplice que par une amnistie.

La majorité des sénateurs se montrait disposée à soutenir la liberté et à favoriser les hommes intrépides qui venaient de les affranchir de la domination d’un maître ; mais Antoine sut avec adresse opposer leurs intérêts à leurs sentiments : il prouva qu’on ne pouvait condamner la mémoire de César sans annuler tous ses actes, ce qui renverserait la fortune des personnages les plus distingués de la république, et produirait une subversion totale, en enlevant à une foule de citoyens les dignités, les gouvernements, les grades et les propriétés qu’ils devaient aux libéralités et à la bienveillance du dictateur.

Aux yeux de beaucoup de sénateurs des deux partis, cette observation changea la question de face. Au moment des périls, dans toute grande assemblée, et surtout lorsque les devoirs et les intérêts se combattent, on aime à transiger, tout avis mitoyen a l’avantage, et la vertu capitule avec la cupidité.

Le sénat, sous le prétexte spécieux de la paix publique, donna un acte d’abolition aux meurtriers, et ratifia tous les actes du dictateur. C’était à la fois déclarer César tyran, puisqu’on ne poursuivait pas ses assassins, et le reconnaître comme magistrat légitime, puisque l’on confirmait ses ordonnances.

Conformément aux dispositions du dictateur, dans le partage des gouvernements, les provinces les plus importantes échurent aux chefs des conjurés : Marcus Brutus eut la Macédoine et l’Illyrie ; Cassius, la Syrie ; Trébonius, l’Asie-Mineure ; Cimber, la Bithynie ; Décimus Brutus, la Gaule cisalpine.

Cette transaction, ouvrage de la faiblesse et de la fausseté, couvrait momentanément le feu sans l’éteindre. Antoine, affectant une modération opposée à son caractère, consentit à voir Brutus et Cassius, et ils soupèrent même ensemble. Moins la sénat croyait à la sincérité du consul, plus il lui prodiguait, par crainte, d’éloges exagérés.

Le jour suivant, Antoine annonça qu’il voulait célébrer les funérailles et prononcer l’éloge du dictateur. Pison, beau-père de César, proposa de faire l’ouverture de son testament : en vain les sénateurs les plus sages voulurent s’opposer à ces solennités qui devaient réveiller les querelles et agiter la multitude. Antoine et Pison répondirent qu’après avoir ratifié tous les actes de César, il était impossible de lui contester la disposition de ses biens, et que la religion, qui défendait de priver des honneurs de la sépulture le citoyen le plus obscur, ne permettait pas de les refuser à un souverain pontife. Le sénat se vit obligé de céder à cet argument sans réplique.

Antoine, habile à profiter de la circonstance pour satisfaire sa haine et pour enflammer les passions du peuple, fit placer dans le Forum au milieu de la tribune aux harangues, décorée comme un temple, et sur un lit de parade, le corps de César. Cet appareil solennel et lugubre avait attiré un immense concours de citoyens. Pison lut d’abord le testament du dictateur ; par cet acte César adoptait Caïus Octavius, petit-fils de sa sœur Julie, le déclarait héritier de la plus grande partie de ses biens, nommait pour ses tuteurs plusieurs des conjurés, leur substituait, en cas de mort, Décimus Brutus, donnait au peuple ses jardins au-delà du Tibre, et faisait un legs à chaque citoyen.

La vue des restes de ce grand homme, sa popularité qui lui survivait, ses largesses pour ses concitoyens, excitaient à la fois la reconnaissance de la multitude et son indignation contre les conjurés.

Le consul Antoine, saisissant ce moment propice à ses desseins ; monte à la tribune, fait un récit brillant, rapide, animé, des grandes actions de César, rappelle tous les honneurs que lui avait décernés, la reconnaissance publique, les actes du sénat et du peuple qui légitimaient son pouvoir, et le décret qui rendait sa personne inviolable et sacrée ; enfin, ayant lu le sénatus-consulte : Le voilà, s’écria-t-il, l’immortel monument élevé à sa clémence ! Ce décret ordonnait de respecter non seulement sa personne, mais tous ceux qui venaient chercher un asile près de lui ; et cet homme sacré, dont la protection était aussi inviolable que celle des temples de nos dieux, c’est lui qu’on vient d’assassiner ! On lui a fait un crime de ces honneurs qu’il méritait, qu’il ne demandait pas, et que nous lui avons décernés. Ainsi l’on nous accuse tous de lâcheté, de servitude, pour les lui avoir accordés ! Mais vous, Romains, vous nous justifiez de ce reproche par les derniers honneurs dont vous comblez aujourd’hui sa mémoire ! Vous tous, ainsi que nous, vous vous étiez obligés à défendre César, et, par votre serment, vous avez dévoué aux dieux infernaux tous ceux qui ne voleraient pas à son secours.

Pour moi, dit-il alors en élevant la voix et en étendant les mains vers le Capitole, pour moi, Jupiter ! protecteur de Rome, je renouvelle ma promesse : je suis prêt à venger César, à remplir mes serments, à me montrer fidèle aux exécrations que j’ai prononcées ; mais puisque enfin ceux qui sont les arbitres du destin de Rome ont pensé que le bien public réclamait d’autres mesures, il ne me reste plus qu’à faire des vœux pour leur succès.

A ces mots il s’éleva un grand tumulte parmi les sénateurs, qui se crurent attaqués par le consul. Antoine, pour les calmer, modérant ses expressions et sa voix, poursuivit ainsi :

On a décidé, citoyens, que cet événement déplorable serait attribué non au crime de quelques hommes mais aux inspirations de quelque funeste génie : fermons donc nos yeux sur le passé, ne nous occupons que de l’avenir ; et tous, réunis par l’amour de la patrie, évitons avec soin le plus grand des périls , celui de replonger la république dans les malheurs de la guerre civile ; craignons d’exposer au feu des séditions ce qu’elle conserve, de bons citoyens ; accompagnons les restes de ce héros jusqu’à la tombe, en célébrant sa mémoire, par des hymnes funèbres.

Relevant alors sa robe, pour donner plus de liberté à ses gestes, il s’approche du lit de César, s’incline sur son corps, chante avec enthousiasme ses louanges comme celles d’un dieu, redit ses paroles, ses batailles, ses victoires, les provinces qu’il a conquises, les dépouilles dont il a enrichi le trésor. Oui, s’écria-t-il, c’est toi, César, c’est toi seul qui a vengé la patrie de trois cents ans d’outrages, en subjuguant les Gaulois, cette féroce nation, la seule qui ait jamais pénétré dans les murs de Rome, la seule qui y ait porté le fer et la flamme.

Puis, tout à coup, quittant le ton pompeux de l’apothéose, et prenant l’accent lugubre de la douleur, il éclate en sanglots, Il répand des larmes sur le sort d’un ami barbarement immolé. Découvrant alors le corps de cette illustre victime, il élève, il agite en l’air sa robe sanglante, déchirée par les vingt-trois coups de poignard qu’il avait reçus. A ce spectacle, le peuple partageant les transports d’Antoine, fait retentir les airs de ses cris et de ses gémissements. On se presse autour de la tribune, on entonne les hymnes funéraires ; mais, au moment où le pontife, paraissant faire parler César, chante ces paroles : Devais-je sauver ceux-là même qui se préparaient à me donner la mort de leurs propres mains, le peuple furieux éclate en imprécations contre Brutus et contre les autres conjurés qui, vaincus et pris à Pharsale, avaient éprouvé la clémente, reçu les bienfaits de César, et qui venaient de l’assassiner.

Antoine, pour enflammer davantage les ressentiments de la multitude, présente à ses regards une effigie en cire de César, sur laquelle on voyait ses vingt-trois blessures et les coups qui avaient défiguré son visage. Le peuple, à cette vue, s’abandonne à sa fureur ; les uns courent au palais où il avait reçu la mort, et livrent cet édifice aux flammes ; d’autres attaquent les maisons des conjurés que défendent avec courage leurs clients armés. Helvius Cinna, étranger à la conjuration, est déchiré en pièces par la multitude égarée, qui le prend pour le préteur Cornélius Cinna, qu’on accusait d’avoir foulé aux pieds la toge qu’il tenait de la munificence du dictateur. Une foule de citoyens et de soldats amassent les planches des boutiques, les poutres des maisons, les bancs des tribunaux, en forment à la hâte un bûcher, brûlent le corps du dictateur, et, jettent dans les flammes ce qu’ils ont de plus précieux ; les soldats leurs javelots, les officiers leurs couronnes militaires, les magistrats les marques de leurs dignités, les dames leurs ornements ;-chacun voulant offrir un sacrifice à l’objet de leur culte et de leurs regrets.

Peu de temps après, une comète étant apparue dans les cieux, on persuada au peuple que ce nouvel astre était l’âme de César admise au nombre des divinités, et on lui éleva un temple dans le lieu même où la douleur publique lui avait déjà rendu sur son bûcher les honneurs divins.

La conduite d’Antoine et ses discours artificieux qui excitaient dans le peuple une si grande fermentation, irritèrent les conjurés. Certains que le consul n’enflammait la multitude que dans le dessein de les faire périr, et que l’on ne pouvait plus compter sur les serments d’un tel homme, ils se retirèrent dans leurs gouvernements, et s’assurèrent l’appui des légions placées dans leurs provinces. Les rois et les villes d’Orient s’empressèrent de leur offrir de puissants secours. Les hommes les plus fermes se montrent toujours les plus modérés au commencement des troublés civils ; Brutus et Cassius, que leur titre de préteur empêchait de sortir d’Italie, loin d’enfreindre les lois, se bornèrent pour leur sûreté à s’éloigner de Rome ; ils ne prirent point les armes et déclarèrent même formellement qu’ils consentiraient à terminer leurs jours dans l’exil, pourvu que les partisans de César respectassent la liberté publique.

Le sénat, dont le but n’était alors que la conservation de la république, favorisait les meurtriers de César’ et ne dissimulait point le mécontentement que lui causaient les démarches du consul.

Antoine redoutant sa haine, et voyant qu’il avait dévoilé trop promptement son ambition, résolut de réparer en apparence ses torts et de calmer les esprits pour gagner du temps. Ayant convoqué le sénat dans le temple de Tellus, il apaisa tous les ressentiments par un discours adroit ; attribuant la mort de César aux dieux jaloux de la république, il ne parla que de la nécessité de réunir les partis, et de prévenir les calamités d’une guerre civile. Il proposa encore, pour consolider la paix, de rappeler d’exil Sextus Pompéius, fils du grand Pompée, de l’indemniser des biens qu’il avait perdus, et de lui donner, comme à son père, le commandement des flottes de la république. Enfin, après avoir fait décider qu’on ne publierait dorénavant aucun des actes trouvés dans les archives de César, il parut presque se ranger au nombre des ennemis de ce dictateur, en provoquant un sénatus-consulte qui abolissait pour toujours la dictature.

Ce changement était trop prompt pour qu’on dût le croire sincère, et plus ces démonstrations de zèle pour la république paraissaient exagérées plus elles auraient dû inspirer de méfiance ; mais le sort de la vertu est d’être presque toujours dupe du vice. Les amis de la liberté tombèrent dans le piège qu’Antoine leur avait tendu ; et, soit qu’ils se persuadassent que le consul voulait franchement la paix, soit qu’ils crussent que la force du parti républicain l’intimidait, ils lui rendirent momentanément leur confiance, et Cicéron lui-même le combla d’éloges.

A cette même époque, un imposteur, nommé Amatius, qui se disait fils de Marius et allié de César, prétendait venger la mort du dictateur, soulevait une partie de la multitude, se montrait à la tête d’une troupe de factieux armés, et voulait forcer les magistrats à faire des sacrifices aux mânes de César. Antoine dispersa les séditieux, en envoya plusieurs au supplice, et, sans forme de procès, fit poignarder leur chef.

Quoique ces exécutions fussent illégales, le sénat s’abstint de les condamner, parce qu’elles semblaient confirmer la sincérité du consul, et garantir la sûreté des meurtriers de César. Le peuple, au contraire, reprochait vivement à Antoine son inconstance et son ingratitude.

Le consul, feignant de craindre le ressentiment populaire, représenta au sénat le danger qu’il courait en le servant. Il obtint une garde pour sa sûreté. Dès qu’on la lui eut accordée, suivant la marche de tous les usurpateurs, il la grossit et la composa des officiers et des soldats qui avaient servi sous lui dans l’armée de César, et qui se montraient les plus animés pour venger la mort de leur général. Il en réunit près de six mille, s’assura par leur moyen des autres vétérans, et se mit ainsi en état de rassembler en peu de temps une armée, lorsque, les circonstances l’exigeraient.

Le sénat consterné reconnut son erreur, et sentit qu’il n’avait fait que changer de maître. Antoine, publiant, chaque jour des décrets supposés de César, dont il gardait les actes, laissait un libre cours à ses passions, disposait à son gré de l’argent du trésor, des propriétés publiques, trafiquait des emplois, vendait aux princes étrangers les faveurs du sénat, satisfaisait l’avidité des compagnons de ses débauches, et accumulait d’immenses richesses. Au mépris des décrets du sénat, que lui-même avait fait rendre, et cessant de se dégriser, il força les sénateurs à lui donner la Macédoine, à investir Dolabella du gouvernement de la Syrie, et à n’accorder en dédommagement aux deux préteurs, Brutus et Cassius, qu’il en dépouillait, que l’île de Crète et  la Cyrénaïque. Enfin, sans oser prendre le titre de dictateur ou celui de roi , il régnait dans Rome avec un empire absolu, et se croyait arrivé au terme de ses désirs, lorsqu’un jeune ambitieux, âgé de dix-huit ans, vint changer sa fortune, ébranler son crédit, et renverser sa puissance.

Octave, fils du sénateur Caïus Octavius, et d’Attia, fille de Julie, sœur de César, parut inopinément dans Rome, et réclama les droits que lui donnaient le testament et l’adoption de son grand-ongle le dictateur ; César l’avait nommé maître de la cavalerie ; mais, trop jeune encore pour exercer cette charge, il était resté en Épire, dans la ville d’Apollonie, afin d’y achever ses études. Ce fut là qu’il apprit la mort du dictateur, victime des ingrats qui devaient leur vie et leur fortune à sa clémence et à ses bienfaits. Il ignorait encore si ce crime était l’ouvrage de quelques conspirateurs ou celui du sénat tout entier. Bientôt sa mère lui écrivit que soixante sénateurs seulement étaient à la vérité entrés dans cette conspiration, mais que les autres la favorisaient secrètement, et regardaient les assassins de César comme les restaurateurs de la liberté publique ; qu’Antoine et Lepidus songeaient plus à lui succéder qu’à le venger, et que la ville se trouvait en proie à l’animosité des partis.

Le jeune héritier du dictateur, loin de soutenir ses prétentions, et de faire éclater ses ressentiments, ne pouvait espérer de sûreté que dans l’éloignement et dans l’obscurité. Plusieurs de ses amis, plus timides, lui conseillèrent même de renoncer à l’héritage de César et à son adoption.

Le jeune Octave, indigné d’une lâcheté qu’on voulait en vain colorer à ses yeux du nom de prudence, prit hardiment la résolution de porter, de soutenir le nom de César et de venger sa mémoire. Dans une circonstance si critique, il montra par sa première démarche un esprit juste, élevé, fait pour les grandes entreprises, et capable de les conduire avec habileté. Il s’embarqua donc pour l’Italie, et, peu sûr de la disposition des troupes qui se trouvaient à Brindes, il descendit à quelque distance de cette ville, dans le port de Lubie.

Dès que les officiers et les soldats eurent appris l’arrivée du fils adoptif de leur général ils accoururent en foule autour de lui, dissipèrent ses inquiétudes, lui jurèrent de le défendre, et l’accompagnèrent à Brindes dont ils le rendirent maître. Il redoubla leur zèle par ses louanges, par ses promesses, sacrifia aux dieux, et prit solennellement le nom de César, dont par la suite il n’affaiblit pas la célébrité.

Le jeune César, enhardi par ce premier succès, partit pour Rome, suivi seulement de ses esclaves, mais précédé de son nom qui attira sur son passage une foule d’officiers, de soldats et de citoyens, tous partisans du dictateur. Environné de la gloire de ce grand homme, lorsqu’il approcha de la capitale, un grand nombre de magistrats, de guerriers et la plus grande partie du peuple, vinrent avec empressement au-devant de lui. Antoine seul, soit à cause de sa dignité, soit par jalousie, ne rendit point cet honneur au fils de son bienfaiteur et de son ami ; il ne daigna même pas envoyer un de ses officiers ou de ses serviteurs pour le féliciter sur son arrivée.

Octave, aussi, dissimulé dans ses discours que ferme dans ses projets, ne parut point offensé du procédé d’Antoine ; l’attribuant aux droits de son âge et aux prérogatives du consulat, il dit à ses amis qu’étant le plus jeune, et simple citoyen, il ferait les premières démarches, et rendrait ses devoirs le lendemain au consul ; mais qu’avant tout il invitait tous ceux qui lui étaient attachés à l’accompagner devant le préteur pour assister à la cérémonie de l’enregistrement de son adoption.

Sa mère et tous ceux qui s’intéressaient à son sort voulaient inutilement le détourner de ce dessein : En vous déclarant, lui disaient-ils, l’héritier de César, vous vous chargez de sa vengeance vous excitez l’indignation du sénat qui veut qu’on ensevelisse le passé dans l’oubli ; vous attirez sur vous la fureur des conjurés, également redoutables par leur nombre, par leurs dignités et par les légions qu’ils commandent dans les provinces ; enfin vous vous faites un ennemi d’Antoine même, en vous plaçant à la tête d’un parti dont jusqu’à présent il s’est vu le chef.

Dès le moment, répondit Octave, que j’ai pris à Brindes le nom de César, j’ai prévu toutes les suites de cette résolution. Tout ce que je vois dans Rome ne fait que m’affermir dans mes projets : les assassins de mon père n’ont obtenu d’amnistie que par la lâcheté de ceux qui ne s’y sont pas opposés. J’espère que, secondé par les amis, par les soldats de César, appuyé par la justice et soutenu par l’amour du peuple, je ferai révoquer cet acte honteux. Antoine même rougirait de ne pas soutenir ma cause ; et quand les dieux ne se déclareraient pas pour moi, j’aimerais mieux mourir que de renoncer à une adoption si glorieuse ; jamais on ne me reprochera de m’être lâchement déclaré incapable de porter un nom dont César m’a jugé digne.

Cette noble fermeté dans un âge si tendre relevant tout à coup le courage de sa mère, et faisant succéder dans son cœur l’admiration à la crainte, elle le serra contre son sein, et inondant son visage de larmes : Que les dieux, lui dit-elle, mon fils, vous conduisent où vos grandes destinées vous appellent, et vous rendent bientôt victorieux de vos ennemis.

César la quitta, courut sur la place, suivi d’un grand nombre d’amis, déclara solennellement qu’il acceptait l’adoption du dictateur, fit enregistrer cette déclaration, et se rendit ensuite dans les jardins de Pompée, dépouille d’un grand homme, et que l’avide Antoine avait osé seul acquérir.

Ce mortel superbe, irrité de l’audace d’Octave, affecta de mépriser sa jeunesse, et le fit attendre longtemps dans un vestibule avant de le recevoir ; il ordonna enfin de l’introduire, et l’accueillit avec une froide civilité.

César, sans paraître courroucé ni déconcerté par cette réception, prit le premier la parole : Antoine, mon père ! lui dit-il, car l’amitié de César pour vous me fait un devoir de vous donner ce nom ; une partie de votre conduite depuis la mort de notre bienfaiteur mérite toute ma reconnaissance ; mais vos autres actes m’obligent à vous adresser de justes reproches. La profonde douleur qui m’anime justifiera ma liberté. Vous n’étiez pas près de César lorsqu’on l’immola ; vous auriez défendu sa vie. Les meurtriers vous avaient éloigné. Si vous êtes par là échappé à leurs poignards, je dois m’en féliciter. Vous vous opposâtes avec fermeté dans le sénat à la proposition de décerner des récompenses aux conjurés : je vous en loue. Cependant, en agissant ainsi, vous ne faisiez que soutenir votre propre cause ; car, vous le savez, ces hommes en voulaient à vos jours, vous redoutant, disaient-ils, non comme le vengeur de la mort de César, mais comme le successeur de sa tyrannie.

Ces hommes féroces prétendent en vain avoir délivré Rome d’un tyran ; ils ne furent que de vils assassins ; aussi cherchèrent-ils un asile dans le Capitole, comme des rebelles dans une forteresse, comme des criminels dans un temple. Comment donc un tel crime a-t-il été couvert par une amnistie ? Ces traîtres ont-ils acheté l’impunité ? Votre devoir comme consul était de connaître l’opinion publique, de l’éclairer, et d’employer votre autorité pour nous venger d’un aussi grand attentat.

Au lieu de punir les assassins, vous leur avez livré en otage vos propres enfants, comme gage de leur sécurité. Je veux que, dans ces premiers moments, vous ayez été contraint de céder au parti des conjurés, qui étonnait, égarait et corrompait la multitude ; mais lorsqu’on lut le testament de César, lorsque, prononçant son oraison funèbre, vous donnâtes à ce grand homme tous les éloges qu’il méritait, le peuple, enflammé par vos paroles courut avec des torches attaquer les maisons des conjurés ; il voulait prendre le lendemain les armes ; pourquoi, le fer et la flamme à la main, ne vous êtes-vous pas mis à sa tête ? Il est vrai que, depuis, vous avez intenté une action criminelle contre ses meurtriers ; mais deviez-vous, pour punir des scélérats pris en flagrant délit, suivre les formes lentes de la justice ; vous, l’ami de César ; vous, consul ; vous, Antoine ?

Vous vous êtes cru assez fort pour faire poignarder Amatius, et trop faible pour vous opposer à l’évasion des conjurés ! Vous les avez laissés s’emparer des provinces, qu’au mépris des lois on a confiées aux assassins de celui qui les leur décerna. Je conviens que, profitant ensuite d’un moment plus favorable, vous et Dolabella, yens leur avez enlevé la Syrie et la Macédoine. Je vous en remercierais, si en même temps vous n’en aviez pas dédommagé Brutus et Cassius par les gouvernements de Cyrène et de Crète qui leur laissent des armes et des forces contre moi.

Je vois que Décimus Brutus, qui a plongé ses mains dans le sang de mon père, commande encore dans la Gaule. Les sénatus-consultes l’ont voulu, répondrez-vous ; mais vous, qui présidiez le sénat, mais vous qui, par intérêt et par devoir, deviez vous y opposer, vous avez voté pour ces indignes sénatus-consultes. Accorder une amnistie aux conjurés, ce n’était que les sauver du supplice ; leur décerner des honneurs et des récompenses, c’est insulter à la mémoire de César.

Je sens que ma douleur m’entraîne au-delà des bornes que devraient me fixer mon âge et le respect que je vous dois ; mais je parle au plus intime ami de César, à celui qu’il éleva au faîte des honneurs, et qu’il aurait sans doute adopté pour son fils, s’il avait cru que le descendant d’Hercule voulût entrer dans la famille d’Énée.

Au nom des dieux, Antoine, au nom de votre amitié pour César, abjurez ce système timide ; révoquez ces injustes décrets, vous en aurez le pouvoir si vous en avez la volonté. Joignez-vous dès ce moment au peuple et aux amis de mon père pour me seconder et pour venger la mort de ce grand homme ; mais si quelques considérations personnelles vous arrêtent, si vous êtes retenu par un vain respect pour les décrets du sénat, au moins laissez-moi agir sans me blâmer et sans me nuire. Vous n’ignorez pas la situation de ma fortune ; vous savez combien il m’est urgent de réunir les moyens nécessaires pour donner au peuple ce que mon père lui a légué. Toute lenteur serait regardée comme ingratitude. Le mobilier de César est chez vous, acceptez-en tout ce qui peut vous être agréable, mais donnez-moi l’or monnayé que César destinait à la guerre des Parthes ; il suffira pour acquitter les legs de trois cent mille citoyens. Si d’autres fonds me sont nécessaires, permettez-moi de vous les emprunter, ou servez-moi de caution ; car je suis décidé à vendre tout ce que je possède pour exécuter le testament de César, pour conserver l’amour du peuple, et pour venger la mort de mon père.

Antoine, étonné de l’audace et de la liberté du discours d’Octave ; après avoir gardé quelque temps le silence, lui répondit d’un ton sévère : Jeune homme, si César vous avait laissé son autorité comme son nom, vous pourriez me demander compte de la situation des affaires publiques ; mais le peuple romain, qui n’a pu supporter l’hérédité du pouvoir, même chez ses rois, a fait serment de ne jamais l’accorder à aucune autorité. Je ne vous répondrai donc point sur ce qui concerne la république, et vous pouvez vous dispenser de me garder à cet égard aucune reconnaissance. Tout ce que j’ai fait dans ces grandes circonstances, je l’ai fait pour le peuple et non pour vous. Je n’en excepte qu’un seul point aussi important pour l’honneur de César que pour votre fortune ; si, ne consultant que mon intérêt, ma considération personnelle et ma sûreté, j’avais laissé décerner des récompenses aux conjurés, comme aux libérateurs de la patrie, comme aux meurtriers d’un tyran, la mémoire de César serait restée couverte d’une tache ineffaçable. Conformément aux lois on aurait privé son corps des honneurs de là sépulture, on aurait confisqué ses biens, annulé ses actes ; son testament n’aurait point été ouvert, et il n’aurait laissé ni fils adoptif, ni succession. Au mépris des périls qui me menaçaient, bravant les mains des conjurés, encore fumantes de sang, et les passions du sénat qui haïssait dans votre père l’excès de son pouvoir, je pris la défense de César, et j’aimai mieux m’exposer à la mort que de souffrir qu’on laissât sans honneurs le corps du plus grand capitaine du monde, qui m’avait comblé de bienfaits : c’est en me livrant à tous ces périls que je vous ai conservé la nom de César et sa fortune ; » et vous deviez m’en exprimer votre reconnaissance, au lieu de vous permettre, au mépris de la différence de nos âges, des reproches sur mes égards pour le sénat ou sur les mesures que j’ai dû prendre dans le dessein de concilier les esprits aliénés, et de les disposer par la suite à m’être plus favorables dans d’autres circonstances.

Je n’en dirai pas davantage sur cet objet ; je n’ai point, comme vous semblez le croire, je n’ai point aspiré au pouvoir suprême, quoique je ne m’en croie pas indigne. Je suis fier et satisfait d’appartenir aux Héraclides ; cependant, je l’avoue, j’ai vu avec regret que César, par son testament, ne m’ait point fait, entrer dans sa famille.

Je ne puis croire que vous me proposiez sérieusement de vous servir de caution pour faire des emprunts au trésor public. Vous ne devez pas ignorer que votre père a laissé ce trésor vide. Lorsqu’il gouvernait l’état, c’était dans ses mains qu’on versait les revenus de la république : on pouvait les réclamer de son vivant, et on les recherchera dans sa succession dès que la revendication en sera ordonnée. Les réclamations d’un grand nombre de citoyens ne vous laisseront pas jouir d’une succession sans litige. Quant à l’or que vous croyez chez moi, il ne m’en reste rien. Tous les magistrats, à l’exception de Dolabella et de mes frères, l’ont partagé entre eux, comme la dépouille d’un tyran. Ce fut en m’y prêtant que je leur persuadai de voter en faveur des décrets que je proposais pour honorer la mémoire de César. Si vous consultez la sagesse, au lieu de donner au peuple ce qui vous restera de la succession de votre père, vous le distribuerez à ses ennemis : eux seuls pourront vous affranchir de l’embarras de payer aux plébéiens des legs impossibles à acquitter.

Ne recherchez point l’affection de la multitude ; elle est aussi mobile que les flots de la mer, et n’élève des idoles que pour les renverser.

Octave se retira mécontent ; et la plupart des sénateurs virent avec plaisir ce différend, préférant la mésintelligence de ces deux hommes à leur union.

Octave mit en vente précipitamment tous ses biens, ceux de sa mère et ceux de ses cohéritiers, Pédius et Pinarius afin d’acquitter les legs de son père. Le sénat par un décret, ordonna qu’on lui rendît compte des deniers publics remis à César. La rigueur de ce décret et les sacrifices d’Octave lui concilièrent la faveur du peuple, qui ne tarda pas à lui en donner des preuves éclatantes. Au milieu des jeux publics célébrés par Caïus Antonius préteur et frère du consul, un assez grand nombre de citoyens, excités par le sénat, demandaient à grands cris le rappel de Brutus et de Cassius. Octave s’y opposa ; et les plébéiens, accourant en foule, interrompirent le spectacle, et forcèrent au silence les amis des conjurés.

Brutus et Cassius, perdant tout espoir, sortirent d’Italie, et se retirèrent dans leurs provinces pour en prendre possession, quoique Antoine et Dolabella les en eussent dépouillés.

Dans le même temps on crut que les Gètes méditaient une irruption en Macédoine ; Antoine, profitant de ce faux bruit qu’il avait lui-même répandu, demanda et obtint le commandement de l’armée qui se trouvait dans cette province. Son dessein était de se servir de ces troupes pour conquérir en Italie le pouvoir suprême.

Tandis que Rome se voyait ainsi le théâtre de tant d’intrigués, Brutus et Cassius, arrivés en Asie, levaient des troupes, et Trébonius fortifiait des villes pour eux. Le consul Dolabella voulut vainement s’emparer de Pergame et de Smyrne. Trébonius lui en ferma les portes ; mais, quelques jours après, les soldats de Dolabella ayant fait tomber dans une embuscade ceux de Trébonius, le consul revint la nuit, à leur tête, sous les murs de Smyrne et l’escalada. Trébonius, surpris dans son lit, fut décapité, et le consul fit clouer à son tribunal la tête de ce conjuré.

Antoine, poursuivant son projet de faire passer en Italie l’armée de Macédoine, demanda au sénat, en échange du gouvernement de cette province, celui de la Gaule cisalpine qu’occupait alors Décimus Brutus, l’un des meurtriers de César : c’était dévoiler son ambition, et marcher évidemment sur les pas du dictateur. Le sénat rejeta sa demande ; on écrivit même à Décimus Brutus, pour l’engager à défendre la province qui lui avait été confiée. Antoine, furieux, fit venir à Brindes, sans autorisation, l’armée de Macédoine. A cette époque l’édile Critonius devant faire célébrer des jeux publics, Octave plaça dans l’amphithéâtre un trône d’or et une couronne, conformément au sénatus-consulte, qui avait décerné à perpétuité cet honneur à César. L’édile s’y opposa, Octave l’appela au tribunal du consul ; et Antoine ayant dit qu’il rendrait compte de cette affaire au sénat, le jeune César lui répondit avec fierté : Délibérez avec le sénat, si vous-je jugez à propos ; moi, sans attendre de décision, j’exécuterai le sénatus-consulte. Parcourant ensuite la ville, il excita le peuple à ne pas laisser flétrir la mémoire de son bienfaiteur, et à venger ce grand homme de l’ingratitude d’Antoine.

La multitude, animée par ses discours, éclatait en menaces contre le consul, dont les partisans nombreux prenaient aussi de leur côté des mesures hostiles. Mais, au moment où l’on regardait comme inévitable une rupture éclatante entre les deux partis, les tribuns du peuple réconcilièrent Antoine et Octave ; de sorte que, malgré l’opposition du sénat, le peuple investit le consul du gouvernement de la Gaule qu’il sollicitait.

Il ne peut jamais exister d’amitié sincère et durable entre deux ambitieux ; un intérêt commun peut les lier momentanément ; mais si la concorde paraît sur leurs lèvres, la haine reste au fond de leur cœur. Octave se plaignait sans cesse des ménagements d’Antoine pour les conjurés ; il semait contre lui des soupçons dans l’esprit du peuple et des soldats, toujours plus disposés à écouter les passions que la politique. Antoine se vit obligé de se disculper aux yeux de sa propre garde, et de lui prouver qu’il n’avait cédé au sénat et consenti à l’amnistie que pour gagner du temps, et pour attendre un moment plus propice à la vengeance ; mais comme il ne put pas les persuader tous, il se plaignit amèrement de l’animosité du jeune César, prétendant qu’il avait gagné des soldats pour le faire assassiner. Cicéron écrivait alors à un de ses amis, que les honnêtes gens croyaient à ce dessein, et l’approuvaient. Tel est l’effet déplorable des discordes civiles, et telle est la morale du parti même de l’aristocratie, qui se dit le plus vertueux, et croit que la justice de sa cause légitime les actions les plus coupables.

Octave, offensé de cette accusation, déclamait avec violence contre Antoine, et le sommait de comparaître avec lui devant les tribunaux, assurant qu’il consentait à prendre ses propres amis pour juges. Cependant Antoine, ayant appris que les troupes qu’il avait appelées à Brindes l’accusaient elles-mêmes d’abandonner la vengeance de César, crut nécessaire d’apaiser promptement cette sédition et y parvint momentanément par un acte de vigueur ou plutôt par un acte de cruauté. Il en fit périr trois cents, calma le reste par des largesses, et jura de venger la mort de César.

La présence d’Antoine à Brindes, à la tête de quatre légions, alarmait avec raison le sénat et les amis de la république. Octave ne les inquiétait pas moins ; sorti de Rome avec une grande quantité d’argent, il venait de soulever la Campanie, et de lever, sans autorisation, dix mille soldats avec lesquels il s’approchait de Rome.

Au moment où les esprits étaient plus agités par la crainte presque égale que leur inspiraient ces deux rivaux, le tribun dut peuple Canutius ennemi d’Antoine, déclara qu’Octave ne s’armait que pour défendre la liberté contre l’ambition d’un consul dont le pouvoir allait expirer, et qui voulait perpétuer par la force l’autorité que les lois ne lui donnaient plus. Vous n’avez pas, citoyens, ajouta-t-il, d’armée pour vous défendre ; servez-vous donc de celle dont la générosité Octave vous offre l’appui.

Le peuple ouvrit les portes de la ville au jeune César. Dès qu’il y fut entré, il déclara, en présence du sénat et du peuple, qu’après avoir levé des troupes pour sa sûreté personnelle, il ne s’en servirait que pour obéir aux ordres que le sénat lui donnerait, et pour défendre la patrie contre l’ambition d’Antoine.

Si ce discours satisfit l’assemblée, il mécontenta les soldats : la plupart d’entre eux n’avaient pris les armes que dans l’intention de combattre, sous Octave et sous Antoine, contre les conjurés ; le désir de venger César était leur seul but. Étrangers à tout sentiment républicain, dès qu’on leur parla de défendre la liberté, ils désertèrent, et le jeune César n’en put garder près de lui que trois mille.

Octave, obligé de sortir de Rome, parcourut de nouveau les contrées voisines, et ne parvint qu’à force d’argent à faire de nouvelles levées, à ramener quelques fugitifs, et à en composer une armée qu’il rassembla dans la ville d’Arétium. Cette armée voulut lui déférer le titre de propréteur ; Octave refusa d’accepter ce titre qu’il ne pouvait, disait-il, recevoir que du sénat et du peuple. Cette adroite et feinte modestie dissipa, toutes les inquiétudes, trompa les esprits les plus sages, et lui concilia la faveur des amis de la république.

Antoine, croyant pouvoir profiter de son absence, prit le chemin de Rome à la tête d’une cohorte, entra dans la ville avec arrogance, et convoqua le sénat pour accuser Octave ; mais, au moment où il paraissait dans l’assemblée, il apprend que la légion de Mars et la quatrième légion, abandonnant ses drapeaux ; venaient de se ranger sous ceux de son jeune rival. Troublé par cette nouvelle, il ne parle aux sénateurs que d’affaires peu importantes, lève promptement la séance, sort. de Rome avec précipitation, tente sans succès de s’emparer de la ville d’Albe et de ramener ses déserteurs, s’assure de la fidélité des autres légions par une gratification extraordinaire, se rend à Tibur, y fait prêter le serment aux troupes, reçoit les hommages d’un grand nombre de sénateurs et de chevaliers venus pour l’y trouver, et part de cette ville, à la tête de son armée, pour se rendre à Ariminium, sur la frontière de la Gaule, afin de commencer promptement la guerre contre Décimus Brutus, qui refusait de lui céder ce gouvernement.

Antoine espérait alors que Lepidus, commandant quatre légions en Espagne, et Asinius Pollion, ainsi que Plancus, avec les cinq qui se trouvaient dans la Gaule transalpine, embrasseraient sa cause. Pendant ce temps Octave, ayant réuni son armée dans la ville d’Albe, offrit ses services au sénat ; et les mêmes sénateurs, qui venaient de flatter bassement Antoine à Tibur, se déclarèrent à Rome avec la même servilité pour Octave. Quel espoir pouvait encore rester à la république, lorsque la crainte seule dictait l’opinion versatile d’un sénat timide ! Les sentiments étaient pour la liberté et les hommages pour la force.

On apprit bientôt à Rome qu’Antoine venait d’entrer dans la Gaule cisalpine[1] ; et que Décimus Brutus, qui ne commandait que trois légions, s’était vu obligé de revenir en Italie, et de s’enfermer dans Modène, où l’armée d’Antoine le bloquait. La guerre commençait sans ordre du sénat ; Antoine disposait à sa volonté des légions de la république et des provinces données à d’autres magistrats par un sénatus-consulte. Octave levait et commandait une armée, sans titre et sans autorisation. Une telle anarchie ne pouvait durer, et le sénat devait au moins, pour conserver une ombre de liberté ; donner à l’un des partis la sanction de son autorité.

 On élut donc pour consuls Hirtius et Pansa : ils convoquèrent le sénat, et l’engagèrent à délibérer sur la déplorable situation de la république. Ce fut, dans ce moment difficile qu’Octave montra cette profonde politique qui lui valut l’empire et qui le lui conserva. S’il se fût laissé entraîner par ses passions et par celles de ses soldats, il aurait secondé les efforts d’Antoine contre Décimus Brutus, meurtrier de César, et se serait trouvé nécessairement lieutenant d’un proconsul,et subalterne, dans un parti dont il voulait être chef. D’un autre côté, en combattant Antoine, en soutenant Brutus, il semblait trahir la cause de son père, et embrasser la défense de ses meurtriers. Ce fut cependant ce dernier parti que, son habileté lui fit prendre. Pour renverser la république, il s’en montra d’abord le défenseur, et se fit donner par elle l’autorité légale qui devait le mettre en état de consommer sa ruine.

Cicéron, par sa dignité, par son éloquence, par ses services, par ses vertus, était regardé, depuis la mort de Pompée et de Caton, comme le chef du parti républicain. L’assassinat de César lui avait rendu le courage et l’espérance ; et, à la veille de voir périr la liberté, il en rêvait la renaissance. Cet illustre orateur, appelé par son mérite à occuper le premier rang dans une république vertueuse et florissante, était incapable, par son caractère, de s’y maintenir dans un temps de décadence : Il savait mieux parler que combattre, et connaissait mieux les formes de l’éloquence que les détours de la politique. Sa vieille expérience se laissa tromper par les artifices d’un jeune homme. Octave sut habilement joindre à la force que lui donnait le nom de César l’éclat et le crédit de celui de Cicéron. Feignant d’avoir, pour lui la plus profonde vénération et la plus entière confiance, il lui demanda ses conseils, se fit, pour ainsi dire, son disciple, affecta, dans le dessein de lui plaire, le plus grand zèle pour la république, et parût quelque temps ne se conduire que par ses avis. Cicéron, charmé de sa docilité, crut aveuglément qu’il pouvait se servir d’un fils de César pour détruire la tyrannie, se flatta légèrement de se rendre maître de sa conduite, et devint, sans le savoir, le premier instrument de son hypocrite ambition.

Lorsque les consuls rendirent compte au sénat de l’entrée audacieuse autant qu’illégale d’Antoine dans la Gaule quelques sénateurs opinèrent pour le déclarer ennemi de la république ; d’autres, à la tête desquels se trouvait Pison, ne pouvant justifier une violence si contraire aux lois, cherchèrent à gagner du temps, et proposèrent qu’on n’employât contre lui que les formes de la justice. Le tribun du peuple, Salvius, gagné par Antoine, s’opposait à toute mesure violente. Après de vives et longues discussions, Cicéron  entraînant par son éloquence tous les esprits, fit décréter des remerciements à Brutus pour n’avoir point évacué la Gaule cisalpine. Conformément à son avis, on ordonna au jeune César de joindre ses troupes à celles du consul, et de maintenir Brutus dans son gouvernement. Enfin il obtint qu’on décernerait à Octave une statue d’or pour avoir garanti Rome de la tyrannie d’Antoine, qu’on lui donnerait voix délibérative au sénat avec le titre de propréteur, qu’il jouirait du droit de se mettre sur les rangs pour le consulat dix ans avant l’âge prescrit par les lois, et que le trésor public acquitterait la paie des deux légions qui avaient abandonné le parti d’Antoine pour suivre le sien.

Le lendemain, au moment où les sénateurs se rendaient à l’assemblée, tous les parents et tous les amis d’Antoine se jetèrent à leurs pieds, et les supplièrent en gémissant de révoquer ces injustes décrets. Leurs prières, leurs larmes, lents cris agitaient le peuple et faisaient impression sur plusieurs membres du sénat ; Cicéron, redoutant une révolution soudaine dans les esprits, prit la parole avec autant de véhémence qu’il en avait autrefois montré contre Catilina et pour détruire l’effet produit par l’opposition de Salvius et par les efforts des amis d’Antoine, il leur rappela toutes les actions coupables de cet ambitieux, fit une peinture satirique de ses mœurs, de sa violence, de sa cupidité ; lui reprocha la dilapidation du trésor public après la mort de César, l’usurpation de la Macédoine, le débarquement de son armée en Italie, l’audace criminelle de son entrée dans Rome à la tête de ses satellites, ses exécutions sanglantes contre des soldats qui n’avaient commis d’autres crimes que celui d’être fidèles aux lois ; enfin les calamités d’une guerre civile qu’il commençait au mépris des ordres du sénat, et contre un gouverneur de province revêtu des pouvoirs de la république. Que peuvent donc, ajoutait-il, nous opposer pour leur justification Antoine et ses adhérents ? Ils ravagent l’Italie, ils attaquent votre préteur, ils lui ordonnent avec insolence de sortir de la province que vous lui avez confiée, ils assiégent votre propre armée, et ils osent se plaindre de nos décrets. Il est vrai qu’en décernant des honneurs et des remerciements à Octave et à Brutus nous avons condamné Antoine, mais est-ce donc nous qui le déclarons ennemi de la patrie, ou est-ce celui qui nous a déjà déclaré la guerre ? Un tribun du peuple peut-il ignorer ses projets, ses actions, et faudra-t-il attendre que Décimus Brutus soit vaincu, qu’une province voisine de Rome et que votre armée soient tombées au pouvoir d’Antoine pour l’accuser ? Veut-on enfin que nous ne le déclarions ennemi de la patrie qu’au moment où il sera devenu plus puissant que nous ?

Ce discours excita de grands applaudissements ; mais Pison prit la défense d’Antoine. Il reprocha à Cicéron sa partialité pour les assassins de César, et fit craindre au sénat le ressentiment du peuple qui, malgré son refus, avait donné à Antoine le commandement de la Gaule. On se borna donc à ordonner, par un sénatus-consulte, au proconsul Antoine de lever le siège de Modène, de laisser la Gaule à Brutus, et d’attendre les ordres du sénat sur les bords du Rubicon.

Antoine répondit aux députés qui lui portèrent ce décret : J’obéirai toujours au sénat ; mais voici ce que je dis à Cicéron, seul rédacteur du sénatus-consulte dirigé contré moi. Le peuple m’a donné la Gaule ; je chasserai de cette province Décimus Brutus, et je lui ferai expier l’assassinat de César, afin de venger le sénat du crime dont Cicéron le flétrit en le déterminant à protéger cet assassin.

Le sénat, après avoir entendu cette réponse, déclara Antoine ennemi de la patrie, et donna le commandement de la Macédoine et de l’Illyrie à Marcus Brutus. Un autre sénatus-consulte confia la Syrie à Cassius, et lui ordonna de traiter Dolabella en ennemi. Ainsi les conjurés se virent légalement maîtres de l’Orient, et le jeune. César fut contraint de combattre avec les consuls contre Antoine et d’employer ses armes à la défense des meurtriers de son père.

Tout le temps que dura cette querelle sanglante, Cicéron, qui croyait et paraissait alors gouverner la république, renouvela sans cesse contre Antoine ses violentes déclamations. Son éloquence, dans ces discours fameux, fut égale à celle de Démosthène, et il leur donna justement le nom de Philippiques, puisqu’ils étaient dictés par la même passion de la liberté contre un homme non moins ambitieux et aussi redoutable que Philippe.

L’orateur, dans cette vive attaque, emploie tour à tour contre son ennemi les armes de la raison, celles de la colère et celles de l’ironie ; tantôt il montre le plus profond mépris pour les vices, pour les débauches d’Antoine ; tantôt, comparant son adversaire à Catilina, il le représente comme inférieur en talents et supérieur en scélératesse à ce célèbre conjuré. Il décrie sa vie privée comme sa vie publique, raconte ses prostitutions, ses brigandages, ses bassesses clans l’infortune, son insolence dans la prospérité ; prédit ses cruautés dont lui-même il devint, peu de temps après la victime ; lui attribue tous les malheurs de la république, et déclare enfin que, si toute servitude est pénible, la plus insupportable serait celle qui ferait tomber Rome dans les fers d’un tyran si odieux et si méprisable.

Exaspéré par sa haine contre Antoine, il ne se montre pas moins exagéré dans ses préventions pour Octave : il lui prodigue les éloges les plus magnifiques ; et, trompant le sénat comme il se trompait lui-même, il lui promet, il lui garantit, il lui jure que le jeune César, soumis aux lois, et fidèle à la liberté, ne combattra jamais que pour la cause sacrée de la république.

Les Philippiques de Cicéron doivent servir éternellement de modèle pour l’éloquence, et de leçons pour préserver des passions dans la conduite des affaires politiques.

Octave avait trop de pénétration pour se laisser tromper par la bienveillance apparente du sénat : on ne lui accordait que de vains honneurs en le dépouillant d’un pouvoir réel. Son armée était soumise par un décret aux consuls Hirtius et Pansa : Brutus et Cassius étaient revêtus dans l’Orient d’un pouvoir illimité ; et, loin de venger la mort de César, on honorait ses meurtriers comme les libérateurs de la république.

Octave dissimula des ressentiments qu’il eût été dangereux de laisser alors éclater. Avant de dévoiler ses desseins, il voulait abaisser Antoine et Lépide, et leur faire sentir la nécessité de sacrifier leur orgueil à la crainte, et de se réunir à lui pour leur intérêt commun. Il obéit donc aux ordres du sénat, et conduisit son armée près de Modène, où il rejoignit les deux consuls.

Pansa, entraîné par l’ardeur de la légion de Mars, livra le premier une bataille contre Antoine avant d’être renforcée comme il l’aurait souhaité, par les troupes de son collègue ; les deux partis étant animés de cette fureur qui rend les guerres civiles si cruelles, le combat fut opiniâtre et sanglant : enfin le consul Pansa, ayant reçu une blessure grave, se fit transporter à Bologne, où il mourut. Son armée découragée plia ; Antoine détruisit en grande partie la légion de Mars, et fit un affreux carnage des nouvelles levées. Son frère Lucius attaqua ensuite le camp que défendait le jeune César avec deux légions ; il se vit repoussé, et ce fut la seule action de sa vie où l’on dit qu’Octave mérita des éloges pour sa bravoure ; car tous les historiens assurent que l’audace qu’il montrait dans la politique l’abandonnait sur les champs de bataille ; et, s’il dut sa grandeur à ses artifices et à son habileté, il ne put jamais s’attribuer l’honneur de ses victoires qui furent toutes remportées, et souvent en son absence, par ses collègues ou par ses généraux.

Le consul Hirtius se trouvait près de Modène lorsqu’il apprit le revers de Pausa. Il accourut avec une extrême diligence, et surprit les troupes d’Antoine. Elles se livraient en désordre aux débauches qui suivent souvent la victoire. Malgré la vivacité de cette attaque imprévue, l’armée d’Antoine parvint à se rallier ; mais, épuisée de fatigues, après de vains efforts, elle fut contrainte à se retirer. Hirtius la poursuivit, l’attaqua de nouveau le lendemain, la défit complètement, et périt au milieu du camp d’Antoine dont il s’était emparé.

Octave, après la bataille, arriva dans ce camp qu’il voulait garder ; mais Antoine, à la tête des débris de son armée vaincue, le contraignit de l’abandonner.

Malgré ce léger succès, Antoine, trop affaibli par ses défaites pour continuer l’attaque de Modène, et pour résister aux armées du sénat, leva le siége, franchit les Alpes, et se rapprocha de Lepidus. Il se montra aux yeux des soldats, sans faisceaux, dépouillé de la pourpre, vêtu d’une robe de deuil, pleurant la mort de César et le triomphe de  ses assassins. L’armée de Lepidus, touchée de ce spectacle, n’attendit pas l’ordre de son chef, et se joignit aux soldats d’Antoine, en jurant de vaincre ou de mourir pour le venger.

Décimus Brutus, dégagé par la retraite d’Antoine, sortit de Modène avec ses légions. Meurtrier de César, il craignait de trouver dans la personne d’Octave plutôt un ennemi qu’un défenseur.  Ayant coupé le pont du fleuve qui le séparait de lui il lui envoya des députés chargés de le remercier de sa délivrance, de l’excuser sur la part qu’il avait prise à la mort de César, par l’inspiration d’un funeste génie, et de lui demander une entrevue.

Octave répondit aux députés : Brutus ne me doit aucune reconnaissance ; je ne suis pas venu pour le sauver, mais pour combattre Antoine, avec qui je puis me réconcilier un jour. Il ne convient ni à mon nom ni à mon caractère de voir un assassin de mon père. Qu’il pourvoie à sa sûreté comme il le voudra, tant que ceux qui exercent l’autorité le lui permettront.

Décimus Brutus, irrité de cette réponse, s’approcha des bords du fleuve, appela Octave à haute voix, lui notifia le décret du sénat qui le maintenait dans le commandement de la Gaule, et lui interdit le passage du fleuve sans l’ordre des consuls.

Avant de mourir, Pansa avait rendu compte au sénat des victoires remportées sur Antoine. Le sénat et Cicéron lui-même, entraînés par une aveugle passion, ordonnèrent des prières publiques pour rendre grâces aux dieux de ces succès, et donnèrent le commandement de l’armée consulaire à Décimes Brutus. On ne décerna aucun honneur à Octave ; son nom ne fut pas même prononcé dans les décrets. Le sénat ne craignait plus Antoine, et, le regardant déjà comme détruit, cessait imprudemment, de dissimuler son estime pour les meurtriers de César, et son mépris pour Octave. Le but réel de ce corps était de relever le parti de Pompée sur les débris d’Antoine et d’Octave. Appien prétend qu’au moment de mourir le consul Pansa découvrit tout ce plan au jeune César : d’autres historiens disent, au contraire, que, pour rester seul maître de l’armée, le perfide Octave avait fait tuer par un de ses partisans le consul Hirtius dans le camp d’Antoine, et qu’un homme gagné par lui avait empoisonné la blessure de Pausa.

Dans le même temps, Cassius et Brutus, fortifiés par les légions romaines qui se trouvaient en Égypte et que Cléopâtre leur livra, se rendirent maîtres de toutes les provinces d’Orient : Cassius vainquit Dolabella, l’assiégea dans Laodicé, et le fit périr. Brutus attaqua en Macédoine Caïus Antonius, frère d’Antoine, et le mit à mort après avoir contraint son armée à se rendre. Ainsi Brutus et Cassius, gouvernant sans rivaux la Syrie, l’Asie-Mineure, la Macédoine et l’Illyrie, se trouvèrent à la tête de vingt légions.

Octave, autant irrité de leurs succès qu’effrayé de leur puissance, continua cependant encore à dissimuler son ressentiment. Il demanda les honneurs du triomphe, on les lui refusa. Cicéron sollicita pour lui le consulat auquel il prétendait lui-même ; et, dévoilant, avec une naïveté étrange pour son âge, ses vues et ses espérances, il laissait entendre au sénat que le jeune Octave, décoré d’un vain titre, ne serait que son pupille, et que lui seul il gouvernerait la république. On rit de son erreur et on rejeta sa demande.

Octave, aigri par tant d’outrages, cessa de feindre, s’assura de la fidélité de ses troupes dévouées la mémoire de César, traita avec clémence les prisonniers de l’armée d’Antoine, les incorpora dans son armée, vint camper près de Vintidius qui commandait pour Antoine trois légions, s’abstint de toute hostilité contre lui, et, par des messages secrets, fit entendre à Antoine et à Lepidus que l’intérêt commun de leur sûreté devait les porter à se réunir, puisque le sénat se déclarait ouvertement pour le parti de leurs ennemis et pour les meurtriers de César.

Ses avances furent bien reçues, mais on convint de cacher cette réconciliation ; de sorte qu’Asinius Pollion, Lepidus et le jeune César continuèrent quelque temps à paraître soumis aux ordres du sénat.

Les partisans de Pompée,  trompés par ces fausses apparences et par les dépêches de Décimus Brutus qui se vantait de consommer bientôt la ruine entière d’Antoine, se croyaient au moment d’un triomphe complet, lorsqu’ils étaient eux-mêmes à la veille de leur ruine. Les événements, qui se pressaient, ne tardèrent pas à détruire leurs illusions. On apprit tout à coup à Rome qu’Antoine, rejoint par Ventidius, et fortifié par les troupes de Lepidus, se trouvait à la tête d’une forte et redoutable armée. On sut en même temps que les légions de Décimus Brutus se débandaient, et se rangeaient en grande partie sous les drapeaux des ennemis.

Ces nouvelles firent dans les esprits une soudaine révolution. On vit la terreur succéder à l’aveugle confiance ; le mépris qu’on témoignait pour Octave se changea en crainte, et chacun s’empressa bassement de flatter celui qu’on bravait peu de jours auparavant. Le sénat, croyant par une démarche tardive, empêcher Octave d’unir ses intérêts à ceux d’Antoine, le chargea de le combattre, et l’associa pour le commandement des armées à Décimus Brutus.

La faiblesse perd le fruit de ses sacrifices par la fausseté qui les accompagne. Tandis qu’on paraissait ainsi vouloir se réconcilier avec César, on pressait vivement Marcus Brutus et Cassius d’amener leurs troupes en Italie, pour la délivrer d’Octave et d’Antoine. Octave, trop habile en artifices pour être dupe de ceux des autres, travaillait sans cesse à aigrir l’armée contre le sénat : Ces patriciens ingrats et perfides, disait-il à ses légions, vous regardent comme leurs ennemis, ils nous arment les uns contre les autres pour nous détruire et pour régner sur nos débris.

Nos travaux, nos fatigues, nos périls restent sans récompense. Tout le produit des conquêtes et des libéralités de César est distribué aux partisans de Pompée : les conjurés dominent dans le sénat. Je souffrirai la mort sans regret ; car il est beau de mourir en cherchant à venger son père ! Vous savez que c’est ma seule ambition : je braverais tous les dangers, s’ils ne menaçaient que moi ; toutes mes craintes portent sur vous seuls, puisque votre attachement à la cause de César vous fait partager mes périls.

Je ne vois qu’un moyen de salut pour vous : portez-moi au consulat ; je ne veux le devoir qu’à vous. Si je l’obtiens, j’accomplirai toutes les promesses qui vous ont été faites. Vous recevrez les terres et les récompenses qui vous sont dues, et, en vous vengeant par le glaive des lois des assassins de César, je vous délivrerai de tous vos ennemis.

L’armée applaudit avec transport à ce discours, et chargea plusieurs centurions de se rendre à Rome pour demander le consulat en faveur de leur général. On leur répondit qu’il n’avait pas l’âge exigé par les lois pour l’obtenir. Les centurions répliquèrent qu’un décret particulier lui accordait le droit de solliciter cette dignité dix ans avant l’âge fixé par la loi commune, et que d’ailleurs, avant lui, Corvinus, les deux Scipion, Pompée et Dolabella avaient joui de la même faveur.

Le sénat, qui, semblable à tous les gouvernements faibles, montrait alternativement, et presque toujours mal à propos, une lâcheté sans pudeur, ou une fermeté sans prudence, s’irrita contre l’audace et contre l’indiscipline des soldats qui tentaient d’exercer une influence séditieuse sur ses délibérations ; il brava leurs menaces, et rejeta leurs prières.

L’armée, furieuse, demandait à grands cris qu’on la menât, sans perdre de temps, à Rome. C’était combler les vœux d’Octave. A la tête de huit légions, il part, franchit, comme son père, le Rubicon, marche à grandes journées, et arrive sous les murs de la ville.

Le sénat, consterné de son approche, n’avait aucune troupe à lui opposer. Cédant à la nécessité ; et voulant désarmer la vengeance d’un ennemi qu’il ne pouvait combattre, il lui envoya une députation pour lui annoncer qu’on doublait la gratification promise, aux soldats, et qu’on l’autorisait à se mettre sur les rangs pour le consulat.

A peine la députation était partie, qu’on apprend tout à coup que deux légions, arrivées d’Afrique, venaient de débarquer dans un port voisin. On regarde cet événement comme un signe de la protection des dieux ; l’espoir renaît,  la terreur se dissipe ; une aveugle témérité la remplace ; Cicéron, que la crainte avait éloigné du sénat, y reparaît : on révoque les décrets rendus en faveur d’Octave ; on commande l’arrestation de sa mère et de sa sœur ; on ordonne enfin à trous les citoyens de prendre les armes.

Octave, instruit de ce changement inattendu, rompt toutes ces mesures par sa célérité. Précédé par sa cavalerie, il marche rapidement, et vient camper au pied du mont Quirinal, sans que personne ose se présenter pour le combattre. Son audace opère une nouvelle révolution. Les lâches sénateurs accourent en foule autour de lui, et lui prodiguent les hommages de la plus basse adulation          

Le lendemain, accompagné d’une garde imposante, il entra dans Rome aux acclamations du peuple et fut reçu en triomphe dans le temple de Vesta, où sa mère pet sa sœur étaient venues chercher un asile.

Cicéron, qui voulait obtenir sa grâce, lui demanda une entrevue, rappela ses services passés, et chercha, péniblement à justifier sa conduite récente. Octave, toujours dissimulé, ne lui reprocha que d’être le dernier de ses amis qui fût venu au-devant de lui. Un seul homme montra dans ce jour de honte un courage romain. Le préteur Cornutus aima mieux se donner la mort que de s’abaisser aux pieds d’Octave.

Le même jour le bruit courût que deux légions venaient de quitter le parti de César. Le sénat, trompé par cette fausse nouvelle, se rassemble la nuit ; on délibère sur les mesures à prendre peur profiter de cette révolte. Cicéron encourageait déjà les sénateurs à relever leur parti’ ; mais, le bruit qui faisait naître ces nouvelles espérances étant promptement démenti, l’assemblée se disperse ; chacun regagne ave effroi ses foyers, et Cicéron, montant dans une litière, s’éloigne précipitamment de Rome.

Octave montra plus de pitié que de courroux pour cette conduite inconsidérée ; il ne punit personne, et remit ses vengeances à un autre temps. Après s’être emparé de l’argent renfermé dans le trésor, et qu’il distribua à ses troupes, il se retira à quelque distance de Rome avec son armée pour laisser une apparence de liberté aux comices. Ils l’élurent consul avec Pédius que César avait nommé son cohéritier.

Le nouveau consul rentra dans Rome, et remplit son premier devoir en faisant rendre un décret pour mettre en accusation les meurtriers de César. Pédius, fidèle à ses instructions, fit révoquer les sénatus-consultes qui déclaraient Antoine et Lépide ennemis de la patrie. Octave lui-même écrivit à Antoine pour le féliciter de ce changement dans sa position, et lui offrit ses secours pour combattre Décimus Brutus.

Antoine répondit qu’après avoir vengé la mort de César par celle de Brutus il joindrait son armée à celle d’Octave.

Décimus Brutus, informé de cette révolution, perdit tout espoir de résister à tant de forces réunies. Au lieu de tenter, le sort des armes, il prit le parti de chercher un asile en Macédoine, prés de Marcus Brutus ; cependant, dès qu’il sut qu’Octave marchait contre lui ; il changea de résolution .et de route. Il espérait traverser la Gaule et gagner le Rhin, mais ses dix légions, excédées de fatigues, l’abandonnèrent. Les unes passèrent du côté d’Octave, les autres se réunirent à l’armée d’Antoine. Brutus, ne se voyant plus accompagné que de quelques cavaliers gaulois, se déguisa sous leur costume, et prit le chemin d’Aquilée. Arrêté dans le territoire de cette ville, il fut conduit devant Camille, gouverneur de cette partie des Gaules, qui le fit tuer et envoya sa tête à Antoine.

 

 

 

 



[1] An de Rome 701.