HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CHAPITRE CINQUIÈME

 

 

TANDIS que Pompée remplissait l’univers de l’éclat de sa renommée, triomphait des trois parties du monde, et marchait à la puissance suprême, porté par les vœux du peuple et par la confiance imprudente du sénat, le sort élevait peu à peu contre lui un rival qui, sans avoir fait encore aucune grande action, et sans avoir commandé d’armée, balançait déjà son crédit sur le peuple romain, et se préparait à lui disputer l’empire du monde.

Le grand Pompée ne craignait cependant alors que l’éloquence de Cicéron, la vertu de Catulus, l’austérité des principes républicains de Caton, et surtout l’audace et l’ambition de Crassus. Moins politique que Sylla, moins clairvoyant que Cicéron, il n’avait pas deviné César, et regardait comme un instrument docile de sa puissance celui qui devait bientôt la renverser.

Caïus Julius César, gendre de Cinna et neveu de Marius, obtint à seize ans la charge de prêtre de Jupiter. Sylla voulait le forcer à répudier sa femme Cornélie ; il résista au dictateur lorsque tout l’univers lui obéissait. Poursuivi par sa vengeance, il se sauva dans le pays des Sabins, et corrompit les satellites qui le poursuivaient pour lui donner la mort. Sortant alors de l’Italie, il chercha un asile en Bithynie chez le roi Nicomède. César, né pour surpasser tous les autres hommes en vices et en vertus, scandalisa par l’excès de ses débauches la cour la plus corrompue de l’Asie.

Il s’embarqua peu de temps après sur un navire marchand, fut pris et conduit dans l’île de Pharnacuse par des corsaires ciliciens, qui lui demandèrent vingt talents pour sa rançon. Souriant de la modicité de cette somme, il leur promit cinquante talents et envoya deux esclaves à Rome pour rassembler l’argent nécessaire. Resté à la merci de ces pirates grossiers et sanguinaires, loin de leur montrer quelque crainte, il leur parlait en maître, et leur ordonnait de se taire quand ils troublaient son sommeil. On l’aurait pris pour leur prince plutôt que pour leur prisonnier.

Sa captivité dura quarante jours. Il récitait devant eux des vers et des harangues, et lorsqu’ils n’applaudissaient pas, il les appelait barbares, et leur disait en riant qu’un jour il les ferait pendre. Cette menace, qu’ils prenaient pour une plaisanterie, ne tarda pas à être réalisée. Après avoir payé sa rançon, il partit armer quelques vaisseaux à Milet, revint à Pharnacuse, y retrouva les corsaires, les battit, pilla leurs richesses, les fit prisonniers à son tour et les envoya au supplice.

Ses amis ayant obtenu de Sylla sa radiation de la liste des proscrits, il fit ses premières armes en Asie, sous le préteur Thermus, mérita la couronne civique au siège de Mytilène, et se distingua en Cilicie sous les ordres de Servilius Isauricus. De retour à Rome, il parut à la tribune, fit admirer son éloquence, et s’attira bientôt un nouvel ennemi par son audace. Il accusa devant le peuple Dolabella, personnage consulaire, honoré de plusieurs triomphes : n’ayant pu le faire condamner, et voulant éviter son ressentiment, il partit pour Rhodes, et s’y livrai avec ardeur à l’étude des lettres grecques, que lui enseigna Apollonius, fils du célèbre orateur Molon.

César, apprenant dans cette île que Mithridate, après avoir battu quelques généraux et ordonné le massacre d’un grand nombre de Romains, parcourait l’Asie en vainqueur, rassembla les troupes de plusieurs princes alliés, ranima leur courage, défit les généraux du roi de Pont, et revint en Italie. Le peuple admire l’audace et suit la fortune. César, jeune, éloquent, prodigue, triomphant sans flotte îles pirates, et vainqueur des lieutenants de Mithridate avant d’être revêtu d’aucun grade, se vit nommer tribun militaire par les suffrages unanimes de ses concitoyens. Nourri dans les principes de Marius et de Cinna, proscrit dès sa jeunesse par Sylla, chef du parti des patriciens, il ne tarda pas à faire éclater son animosité contre les grands et son désir de relever la faction populaire.

Ses premiers efforts eurent pour objet de rendre aux tribuns leur ancien pouvoir : l’audace, les progrès de ce jeune ambitieux dans l’esprit du peuple, auraient dû réveiller plus tôt l’inquiétude du sénat ; mais son amour pour les plaisirs, son luxe, sa familiarité confiante, son apparente légèreté, la recherche presque puérile de sa parure, l’affectation de mollesse qu’il portait même au point de laisser, contre toute convenance, sa robe flottante et sa ceinture lâche, masquaient aux yeux de beaucoup de gens ses ambitieux projets. On le croyait plus enflammé du désir de séduire toutes les femmes, que de celui de commander à tous les hommes.

Cicéron, qui le pénétra le premier, disait : Je crois qu’il aspire à la tyrannie ; cependant j’ai encore peine à me persuader qu’un jeune voluptueux qui s’occupe avec tant d’afféterie de sa coiffure, et qui ne touche sa tête que du bout de ses doigts, puisse avoir conçu l’audacieux projet de renverser la république.

César augmentait sans cesse par ses largesses le nombre de ses partisans. Il ranimait le courage des proscrits, réveillait l’espérance des soldats de Marius, et faisait entrevoir aux hommes endettés, aux pauvres et aux factieux, de nouveaux moyens de révolutions et de fortune. Tout en cherchant à se montrer populaire, il n’ignorait pas que le peuple se laisse toujours éblouir par l’éclat d’une haute naissance ; qu’il croit aux fables plus qu’à l’histoire ; qu’il a plus de superstition que de vraie croyance, et que les chaînes qui le retiennent le plus fortement sont celles qu’il croit voir descendues des cieux. Aussi lorsque César perdit sa femme Cornélie, et Julie, sœur de son père, obligé, selon l’usage, de prononcer en public leur oraison funèbre il s’exprima en ces termes :

Julie par ses aïeux maternels, descend des rois, et le sang de ses aïeux paternels l’alliait aux dieux immortels ; par sa mère tirait son origine d’Ancus Martius, et les ancêtres de son père, les Jules, descendaient de Vénus ; ainsi vous voyez, Romains, que notre famille brille à la fois de la dignité des monarques, dominateurs des hommes, et de la majesté des dieux, maîtres des rois.

Avant de devenir le premier général du monde, César dominait déjà le peuple par son éloquence, et passait, après Cicéron, pour le plus grand orateur de son temps. Il plaida, avec un éclatant succès en Macédoine, devant le préteur Lucullus, en faveur de la Grèce, contre Publius Antonius ; et celui-ci, appelant du jugement à Rome, dit, en riant, aux tribuns du peuple, pour motiver son appel, qu’il lui était impossible de se défendre en Grèce contre un Grec.

La faveur populaire avait déjà tellement enhardi César, que, le souverain pontificat étant devenu vacant, il osa le disputer, malgré sa jeunesse, aux hommes les plus puissants de la république, Isauricus et Catulus. Tout le sénat, tous les riches, tous les clients des deux candidats s’opposaient à César ; mais il avait pour lui la multitude, les factieux et les citoyens les plus hardis. Les scènes tumultueuses et sanglantes des Gracques semblaient prêtes à se renouveler ; la mère de César, en larmes, voulait l’empêcher de se rendre sur la place ; il y courut en lui disant : Tu me verras bientôt souverain pontife ou banni : et le peuple l’élut malgré toutes les intrigues des sénateurs. Ce succès lui fit sentir sa force.

César s’étant lié plus intimement depuis cette époque avec les ennemis du sénat, on le soupçonna d’avoir pris part aux conjurations de Catilina. Curion le couvrit de sa robe pour le dérober à la fureur des chevaliers et les vrais républicains reprochèrent toujours à Cicéron de lui avoir sauvé la vie dans cette circonstance.

La chute de Catilina n’effraya pas son ambition. Parvenu par les suffrages du peuple à l’édilité, il osa replacer dans le Capitole les statues et les trophées de Marius. Nommé préteur, il fit punir les satellites de Sylla et les exécuteurs de ses ordres sanguinaires. Comme édile il dépensa toute sa fortune pour embellir la ville par des édifices et par des portiques somptueux. Rien ne peut être comparé à la magnificence des jeux qu’il donna au peuple : il avait acheté tant de gladiateurs, que le sénat alarmé rendit un décret pour en diminuer le nombre.

Les vigilants défenseurs de la liberté, Caton et Catulus, ne doutèrent plus alors de ses vastes desseins contre la république. César savait qu’il ne pouvait détruire la liberté qu’en renversant le crédit des hommes vertueux et en enlevant à Cicéron l’autorité dont il jouissait alors ; mais, trop impatient d’arriver à son but, il fit proposer, par le tribun Metellus Nepos, une loi pour rappeler Pompée avec son armée, sous prétexte de calmer la fermentation qui existait dans Rome, et dans le dessein réel d’anéantir la puissance du sénat. Caton et ses amis s’y opposèrent avec vigueur. César et ses partisans soutinrent leur proposition par les armes ; Caton courut risque de la vie, mais sa fermeté l’emporta : il fit rejeter la loi, et César, après avoir opposé une vaine résistance, se vit obligé d’abord de se cacher, et ensuite de fléchir. Le sénat craignait d’aigrir le peuple révolté en sa faveur, il lui rendit sa charge.

Peu de temps après, César, accusé formellement comme complice de Catilina par Vettius, se défendit avec adresse, prouva qu’il avait lui-même éclairé Cicéron sur les détails de la conjuration, se justifia pleinement, et fit punir ses accusateurs. Il venait d’augmenter son crédit en épousant Pompéia, fille de Pompée, nièce de Sylla ; et l’appui du parti de son beau-père lui fut très utile lorsqu’on rendit compte au sénat de l’infraction qu’il avait osé faire aux lois en relevant les statues de Marius : aussi son audace resta impunie malgré les efforts de Catulus, qui s’écriait : Il est temps de penser à nous, ce n’est plus en secret, c’est ouvertement que César attaque la république.

Ce premier lien qui unissait César à Pompée ne tarda pas à être rompu. On célébrait à Rome la fête de la bonne déesse Fausta : les femmes seules étaient initiées à ses mystères, et il était sévèrement défendu aux hommes d’y paraître. Cette année la fête avait lieu dans la maison de César, qui s’en absenta suivant l’usage. Publius Claudius, honteusement célèbre par ses vices, par son irréligion, par son avidité, par son mépris pour les lois, par sa haine contre les gens de bien, et par l’audace de ses entreprises, était devenu follement épris de Pompéia, femme de César. Entraîné par sa passion, il ose cette même nuit s’introduire, déguisé en femme, dans la maison où se célébraient les mystères. Un esclave le reconnaît, répand l’alarme ; la fête est suspendue, les mystères sont profanés, les femmes jettent de grands cris, et cherchent, à la clarté des flambeaux, le sacrilège, qui se dérobe précipitamment à leur poursuite. Le scandale fut affreux dans Rome ; et quoique Pompéia n’eût pas été convaincue d’avoir favorisé la témérité de Claudius, César la répudia, disant : Je crois qu’elle n’est pas coupable ; mais la femme de César ne doit pas être soupçonnée. Cet époux si fier exigeait une vertu dont il était fort loin de donner l’exemple ; car Pompée, revenant peu de temps après en Italie, répudia sa femme Mucia que César avait séduite, et la corruption des mœurs était alors telle, que ce double divorce, ne rompit point l’intelligence de ces deux hommes qui s’accordaient pour renverser la liberté ; ils ne devinrent rivaux et ennemis, que pour dominer sur ses ruines.

Claudius, appelé en jugement pour avoir profané les mystères, acheta ouvertement ses juges, et se fit absoudre malgré tous les efforts de Cicéron pour le faire condamner. Le fer des usurpateurs ne doit pas trouver beaucoup de résistance dans un pays assez amolli pour vendre la justice au poids de l’or. L’état est perdu dès que les grandes agitations politiques ont pour objet, non les opinions, mais les hommes, et que l’intérêt public n’y sert que de masque à l’intérêt privé.

Les grands hommes planent au-dessus de leur siècle ; leur premier mérite est de le bien connaître. César voyait le parti républicain plutôt décoré que soutenu par la rigidité de Caton et par la vertu de Catulus, par l’éloquence de Cicéron et par un grand nombre de patriciens et de citoyens riches, qui, n’ayant pour eux ni la multitude ni les soldats, ne jouissaient, à l’ombre des lois, que d’une domination apparente et fragile, fondée sur un reste de respect pour le passé : ce n’était plus que la puissance des souvenirs.

La multitude, qui se vendait au plus prodigue, se laissait entraîner par le plus factieux. Les soldats trop longtemps éloignés de Rome, n’étaient plus citoyens, et ils servaient plutôt leurs généraux que la république. Les hommes clairvoyants sentaient que, dans un siècle aussi corrompu, le colosse de l’empire romain avait besoin d’une tête, et chacun des grands aspirait à le gouverner, Caton par les lois, Cicéron par l’éloquence, Crassus par l’argent, Pompée par la faveur publique, César par les armes.

Celui-ci, supérieur en génie à tous ses rivaux, ne voulut pas continuer plus longtemps à ne lutter contre eux que d’éloquence à là tribune, d’intrigues dans les assemblées populaires et de magnificence dans les jeux publics. A la fin de sa préture il se servit adroitement du crédit de Pompée pour se faire donner le département de l’Espagne, et de l’or de Crassus pour payer ses dettes. Un esprit vulgaire aurait cru devoir profiter pour sa fortune de la rivalité de Crassus et de Pompée ; César, plus profond, s’aperçut que cette division, favorable à la liberté et contraire à ses vues, n’était utile qu’à Cicéron et à Caton. Il réconcilia donc les deux hommes les plus puissants de la république parut s’associer à leurs intérêts, et les rendit ainsi, sans qu’ils s’en doutassent, les plus utiles instruments de ses vastes desseins.

Le triumvirat, fruit de cette réconciliation, rassurait les amis de l’ordre et de la paix en éloignant la crainte d’une guerre civile. Caton ne s’y trompa point ; lorsqu’il apprit cet accord, il dit : C’en est fait, la république est perdue ; nous avons des maîtres.

César, ayant emprunté trois mille talents à Crassus et apaisé ses créanciers, partit pour l’Espagne ; où il comptait faire une ample moisson de richesses et de gloire. Son caractère, trop fort pour supporter la gêne de la dissimulation, laissait souvent éclairer sa passion pour le pouvoir suprême. Plus d’une fois il avait dit au milieu de Rome : On ne peut violer la justice que pour régner ; en toute autre chose il faut la respecter.

Dans sa route, il traversait en Étrurie un bourg peu étendu et misérable. Un de ses compagnons de voyage, remarquant la pauvreté des habitants, lui dit : Rien n’est plus chétif que cette bourgade, et cependant je suis persuadé qu’on y voit autant d’intrigues qu’à Rome pour occuper la première charge. — Pourquoi pas ? répondit César ; j’aimerais mieux être le premier dans ce village que le second à Rome.

En arrivant à Cadix, il vit une statue d’Alexandre le Grand, et la contempla quelque temps en silence. Un de ses amis s’aperçût qu’il versait des larmes, et lui en demanda la cause: Je pleure, dit César, en songeant que je n’ai rien fait encore de grand, et, qu’à mon âge Alexandre avait déjà conquis l’Asie.

Ce fut en Espagne que César développa d’abord ce génie militaire qui le mit dans la suite au rang des premiers capitaines du monde : il y fit admirer surtout cette incroyable célérité qui lui donna avantage sur tous ses rivaux. En peu de mois il s’empara d’un grand nombre de villes, gagna plusieurs batailles, et subjugua tous les peuples de la péninsule, qui, jusque-là, souvent vaincus jamais soumis, avaient constamment opposé à Rome la plus opiniâtre résistance. Maître de l’Espagne, il prit soin d’y amasser d’immenses richesses, armes indispensables pour usurper le pouvoir dans une république corrompue.

A son retour en Italie, César demande le triomphe et le consulat, quoique l’usage le mît dans la nécessité d’opter entre ces deux récompenses ; car il fallait être dans la ville pour solliciter le consulat, et celui qui demandait le triomphe devait rester hors de Rome. Il écrivit au sénat pour obtenir la dispense de ces règles qu’il regardait comme de vaines formes. Caton et les vieux amis de la liberté firent rejeter sa demande. Forcé d’opter il préféra l’autorité du consulat à l’éclat du triomphe.

Depuis la mort de Catilina, Cicéron, libérateur de Rome, décoré du titre de père de la patrie, soutenu par l’amour des chevaliers, dont il illustrait l’ordre, et appuyé par les républicains dont il soutenait les principes, conservait une domination apparente sur les honnêtes gens par sa vertu, sur la multitude, par son éloquence ; mais lorsque Pompée revint d’Asie, et qu’ayant licencié son armée il ne paru dans la capitale avec d’autre cortège que celui de sa gloire et de l’amour des peuples qui le suivaient en foule, les regards ne se fixèrent plus que sur lui. L’orateur se vit effacé par le héros ; et le sauveur de la république disparut, pour ainsi dire, en présence du conquérant de l’Asie.

Pompée n’était plus général des flottes, commandant de l’armée, dominateur de l’Orient et de l’Afrique. Descendu en apparence au simple rang de sénateur, il paraissait cependant le maître de l’empire. Moins il affectait d’autorité plus il relevait d’hommages ; et, pendant quelque temps, la maison d’un citoyen eut toute l’apparence de la cour d’un roi.

Cicéron, inquiet du ressentiment que gardaient contre lui les amis des conjurés qu’il avait envoyés au supplice sans les faire juger par le peuple, s’efforça de déterminer Pompée à le soutenir. Il demandait qu’un décret populaire ratifiât tous les actes de son consulat ; mais il n’obtint que des réponses équivoques, qui redoublèrent ses craintes. Cicéron avait déplu à Pompée en faisant obtenir à Lucullus les honneurs du triomphe. On savait d’ailleurs que Cicéron était, ainsi que Caton et Catulus, partisan zélé de la liberté ; et, quelque estime que des ambitieux, tels que César et Pompée, affectassent  de lui montrer, ils ne devaient voir en lui qu’un obstacle à leurs projets, et qu’un ennemi dont la ruine leur devenait nécessaire ; car César et Pompée marchaient au même but par des moyens différents. Tous deux ne pouvaient supporter ni maître ni égal. Pompée voulait qu’on lui donnât le trône, César se disposait à le prendre C’était la lutte d’un grand talent contre un grand génie. Pompée, fier des hommages qu’on lui rendait, et trompé par les caresses de la fortune, commit une grande faute en licenciant son armée, dans le dessein d’ôter tout ombrage aux républicains ; et il tomba dans une grande erreur en croyant que, dans un état libre, on pouvait gouverner sans force, usurper sans violence, et arriver à la tyrannie par l’estime publique.

Il ne tarda pas à s’apercevoir de sa méprise : après les premiers transports de reconnaissance et d’admiration, les Romains, rassurés par le licenciement des troupes, n’accordèrent plus à Pompée que de vains honneurs, et lui firent promptement sentir qu’il n’était plus qu’un simple citoyen. Il voulait qu’on distribuât gratuitement des terres à ses soldats, qu’on le dispensât de rendre des comptes, et qu’on ratifiât sans examen tous ses actes, comme commandant des côtes et comme général de l’Orient. Il ne put obtenir ce qu’il souhaitait, et l’opposition de Lucullus, de Crassus et de Caton fit rejeter sa demande.

Ce fut alors que César, dont le génie perçait l’avenir, crut qu’il ne pourrait jamais arriver à la domination sans précurseur, et que son ambition serait étouffée dès sa naissance, s’il laissait les Romains revenir à la liberté et se déshabituer du joug ; c’est ce qui le détermina à réconcilier Crassus et Pompée.

Unis par leur intérêt commun, ils formèrent donc le premier triumvirat, s’engageant par serment à se soutenir mutuellement et à réunir, pour assurer le succès de leurs entreprises, le poids de leur crédit, l’affection de leurs clients, l’influence de leurs richesses et la force de leurs armes.

Les triumvirs, fidèles à leurs promesses, firent donner le consulat à César. Il voulait avoir pour collègue Lucius qui lui était dévoué ; mais les efforts du parti républicain prévalurent, et firent élire Marcus Calpurnius Bibulus. Ainsi le consulat de César devint le premier fruit du triumvirat que son adresse avait formé, et le premier acte de ses puissants rivaux fut de poser la base de sa puissance.

César, consul, ne commit point la faute de se tourner du côté des grands et de changer de parti ; toujours opposé au sénat, qui voulait la liberté, toujours soigneux de capter la bienveillance du peuple, mobile et aveugle instrument de ceux qui veulent l’opprimer, il proposa une nouvelle loi agraire.

Bibulus, sur l’appui duquel le sénat comptait, était peu capable de lutter contre un homme tel que César. Essayant cependant de balancer sa popularité, il déclara que tous les jours de son consulat seraient des jours de fêtes. Le peuple le laissa seul les célébrer, n’écouta que son collègue, et adopta la loi proposée.

Bientôt tout plia sous César : Caton seul, ferme, inaccessible comme le roc Tarpéien, voulait braver le consul, soulever les républicains, et s’exposer à l’exil pour résister au triumvirat. Cicéron parvint à modérer son ardeur, en lui représentant que s’il n’avait pas besoin de Rome, Rome avait besoin de lui.

César dominait le peuple en paraissant dévoué à ses intérêts. Il gouvernait le sénat par le crédit des triumvirs, et bientôt les triumvirs eux-mêmes furent subjugués par son adresse. Il donna en mariage à Pompée, Julie, sa fille unique : Julie, adroite, spirituelle, et dévouée aveuglément à son père, se rendit maîtresse absolue de l’esprit de Pompée, et Crassus, dès lors, se vit forcé de condescendre à toutes les volontés du beau-père et du gendre réunis.

César n’était jamais assez aveuglé par un succès pour négliger les moyens d’en obtenir d’autres. Jamais personne ne sut mieux employer, tour à tour et plus à propos la douceur et l’autorité, l’adresse et l’audace. Les chevaliers romains, véritable armée de Cicéron, donnaient une grande force au parti républicain. Le consul se concilia leur affection en leur accordant la diminution d’un tiers des redevances qu’ils payaient au trésor pour leurs fermes en Asie. César endormit la jalousie de Pompée, et combla ses vœux en faisant ratifier par le peuple tous les actes de son généralat, et en lui assignant le département de l’Espagne. Il satisfît l’avare ambition de Crassus, en lui donnant l’Asie ; mais le chef-d’œuvre de sa politique fut de se faire céder à lui-même le département de l’Illyrie et des Gaules avec le commandement de quatre légions pour cinq ans. Il acquérait par là l’occasion de conquérir la plus brillante gloire. En subjuguant les plus anciens et les plus redoutables ennemis des Romains, il se donnait le temps d’aguerrir ses légions, de les attacher à sa fortune et, par le commandement que l’imprudence du sénat lui laissait dans la Gaule cisalpine, il se trouvait chef d’une armée en Italie et maître de s’emparer de Rome lorsqu’il aurait assez illustré ses armes pour se faire pardonner son élévation par un peuple plus avide alors de gloire et de richesses que de liberté.

Comme il voulait, pour assurer l’exécution de ses grands desseins, grossir partout le nombre de ses partisans, il fit déclarer amis et alliés du peuple romain, Arioviste, roi des Suèves en Germanie, et Ptolémée Aulètes en Égypte.

Méprisant l’impuissante opposition de son collègue, il ne daignait pas même lui communiquer les décrets qu’il proposait au sénat et au peuple. Ce faible consul, aigri par ce dédain, et honteux de sa nullité, borna sa vengeance à faire afficher des placards contre la tyrannie des triumvirs, et se tint renfermé huit mois dans sa maison ; ce qui fit dire en plaisantant à Cicéron qu’on devait mettre au bas des actes de cette année, ces mots : Faits sous le consulat de Jules et de César.

Cependant l’abus que les triumvirs faisaient de leur puissance commençait à mécontenter le peuple. Ils absolvaient, condamnaient au gré de leurs caprices, prodiguaient les richesses de l’état à leurs serviteurs, bravaient les lois, maltraitaient les républicains, et employaient la violence pour faire passer leurs résolutions. L’animadversion publique se manifestait à tel point qu’au théâtre un acteur, dans une tragédie, ayant prononcé ce vers:

Tu n’es devenu grand que pour notre malheur.

la multitude l’applaudit avec fureur, l’appliqua ouvertement à Pompée, et le fit répéter plusieurs fois.

Comme les hommes qui gouvernent accusent plutôt leurs ennemis que leurs propres fautes du peu de succès de leur administration, les triumvirs attribuèrent leur discrédit, à l’opposition et aux railleries de Cicéron. Cet orateur, dans un de ses discours, parla avec force contre César. Le consul résolut de se venger, et choisit, pour servir son ressentiment, ce même Claudius qui avait porté une si funeste atteinte à l’honneur de Pompéia. Se réconciliant ainsi avec l’homme qui avait attaqué sa femme, pour punir celui qui attaquait son autorité, il employa tout son crédit pour le faire nommer tribun du peuple, et engagea même Vettius, son ancien accusateur, à perdre Cicéron dans l’esprit de Pompée, en l’accusant d’avoir voulu le faire assassiner.

L’éloquence de Cicéron triompha de la calomnie ; Vettius fut condamné à la prison, et César, redoutant son indiscrétion, l’y fit étrangler[1].

Avant de partir pour les Gaules, César trouva le moyen de s’assurer l’appui des consuls désignés pour lui succéder. Il gagna Gabinius par des promesses, se lia étroitement avec Pison en épousant sa fille Calpurnie, et prit toutes les mesures nécessaires pour éloigner de Rome les deux plus fermes soutiens de la liberté, Cicéron et Caton. Le tribun Claudius, chargé de cette odieuse commission, séduisit la multitude en ordonnant, par une loi, de distribuer gratuitement aux pauvres le blé que jusque-là on leur cédait à vil prix. Il rétablit les corporations d’artisans, supprimées précédemment par le sénat comme dangereuses. Claudius, par d’autres décrets, diminua l’autorité des censeurs, et augmenta la liberté des assemblées populaires. Après avoir ainsi disposé les esprits en sa faveur, par tant d’actes agréables au peuple, il proposa la loi destinée à porter le coup décisif qu’il voulait frapper. Cette loi condamnait à l’exil quiconque serait convaincu d’avoir fait mourir un citoyen sans suivre les formes de la justice. C’était attaquer directement Cicéron, qui prit alors le deuil ; ainsi que le sénat et vingt mille chevaliers. Ils voulaient prouver par ces habits lugubres la consternation où les jetait le danger auquel un tribun factieux exposait le sauveur de Rome et le père de la patrie.

Dans Rome antique, ce deuil aurait réveillé la vertu ; dans Rome corrompue, l’indignation eût été plus utile que la douleur. La plainte est le langage du vaincu ; ce n’est que par la force qu’on peut espérer de ramener les méchants.

Les consuls, qui favorisaient les projets des tribuns, ordonnent aux sénateurs de reprendre la pourpre. Claudius arme la multitude ; il s’empare de la place publique. Cicéron avait encore une ressource : il devait opposer, le courage à la violence, et prendre les armes contre ses ennemis. Les sénateurs, les patriciens, les chevaliers, et tout ce qui existait de citoyens vertueux dans Rome, se montraient disposés à le soutenir. Il est vrai, comme le disait Claudius, qu’un seul triomphe ne lui eût pas suffi ; et, après avoir repoussé le tribun sur la place publique, il aurait fallu vaincre César qui se trouvait encore aux portes de la ville avec ses légions. Cicéron était plus éloquent qu’intrépide : soit que sa faiblesse redoutât César, soit que sa vertu lui fit craindre de donner, pour son propre intérêt, le signal de la guerre civile , il laissa le champ libre aux séditieux, et s’éloigna de Rome.

Ce départ découragea son parti et redoubla l’ardeur et la confiance des factieux. Claudius fit rendre une loi pour confisquer ses biens ; on les vendit à l’encan ; on pilla ses maisons de ville et de campagne : Virgilius, son ancien ami, refusa de le recevoir en Sicile où il était préteur. Il ne trouva d’asile qu’à Thessalonique en Macédoine.

Claudius, pour récompenser les consuls d’avoir lâchement abandonné le libérateur de Rome, fit assigner la Syrie à Gabinius et la Macédoine à Pison. Il contraignit enfin Caton à sortir de l’Italie, en lui faisant donner l’ordre de réduire en province romaine l’île de Chypre, où régnait alors le frère de Ptolémée Aulètes.

La république fondait ses prétentions à cette île sur un testament de Ptolémée Lathyre, testament qu’elle n’avait pas voulu d’abord’ accepter. La vertu de Caton tira encore quelque gloire de cette odieuse expédition. Le roi de Chypre, ne pouvant défendre son trône, et ne voulant pas survivre à sa fortune, s’empoisonna. Caton recueillit ses immenses richesses, et les envoya toutes au trésor public, sans s’en approprier aucune partie. Ce désintéressement, commun autrefois, était alors sans exemple dans une ville où le peuple récompensait par les premières dignités de l’État l’opulence la plus mal acquise, pourvu qu’elle entretint le luxe de ses plaisirs. On vit alors l’édile Scaurus faire tailler trois cent soixante colonnes de marbre, autant en cristal et autant en bois doré, pour orner un théâtre qui ne devait durer qu’un mois. Il plaça entre ces colonnes trois mille statues de bronze et plus de mille tableaux. Peu de temps après, un autre édile, Curion, fit construire en bois deux théâtres mobiles, adossés l’un à l’autre, et tournant sur des pivots, de sorte que les spectateurs, sans se déplacer, étaient portés de la scène où ils venaient d’entendre une tragédie, à l’amphithéâtre où combattaient les gladiateurs.

 

 

 

 



[1] An de Rome 695.