HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CHAPITRE QUATRIÈME

 

 

DANS les beaux jours de la liberté de Rome, nous admirions les vertus et la dignité du sénat, l’énergie du peuple, l’émulation de tous les citoyens, qui se disputaient entre eux que de dévouement à la république. Les lois, les mœurs de ce grand peuple fixaient nos regards, attiraient notre respect. Mais, depuis que la fortune et la puissance, ayant corrompu les mœurs, élevèrent les grands, abaissèrent les citoyens, ce n’est plus ni le sénat ni le peuple qui occupent notre attention ; elle se porte tout entière sur un petit nombre de grands capitaines et d’orateurs célèbres qui se disputent l’honneur de commander aux maîtres du monde. Ce n’est déjà plus l’histoire de la république, c’est celle de quelques hommes que nous écrivons.

Au moment où Pompée étendait aux extrémités de l’Orient la gloire et la puissance de Rome, deux conjurations formées dans le sein de cette ville la menaçaient d’une subversion totale. Un tribun adroit, éloquent et factieux, Rullus, s’efforçait, en égarant le peuple, de ressusciter la tyrannie des décemvirs ; et Catilina patricien aussi célèbre par ses talents et par son audace que par ses crimes, rallumant la guerre civile, comptait, avec le secours de ses nombreux complices et d’une grande partie de l’armée d’Italie, égorger le sénat, et faire revivre dans Rome Sylla, Marius et leurs proscriptions.

Dans ce péril imminent, la république fut sauvée, non par un fameux capitaine, mais par un illustre orateur, par un magistrat prudent et ferme, par un consul habile, enfin par Cicéron, qui mérita, dans cette grande circonstance, le titre glorieux de Père de la patrie.

Marcus Tullius Cicéron eut pour amis tous les hommes vertueux de son temps, et pour ennemis tous les citoyens dépravés qui cherchaient dans le crime une ressource pour rétablir leur fortune et pour augmenter leur pouvoir. Ceux-ci, forcés d’admirer ses talents, s’en dédommageaient en calomniant son caractère, et surtout en affectant un profond mépris pour la bassesse de son origine. Il est cependant certain que Cicéron, quoiqu’il se qualifiât lui-même avec une noble fierté d’homme nouveau, devait le jour à une famille de l’ordre équestre, dans la ville d’Arpinum, dont les habitants étaient citoyens romains. Sa mère Helvia, sa femme Térencia, patriciennes, jouissaient d’une haute considération, et sa belle-sœur Fabia se trouvait même au nombre des vestales. Cicéron, doué par la nature du plus vaste génie, se livra dès sa jeunesse à l’étude des lettres grecques et latines, profita des leçons que lui donnèrent les orateurs et les philosophes les plus fameux, et acheva de mûrir dans la patrie de Démosthène le talent qui devait l’égaler un jour à cet homme immortel.

Malgré sa passion pour l’étude, Cicéron remplit d’abord le premier devoir imposé à tout citoyen romain. Ses armes défendirent sa patrie ; il fit avec distinction la guerre des Marses, sous les ordres de Sylla. Ses premiers succès à la tribune, le courage avec lequel il avait plaidé la cause d’un proscrit en présence du dictateur, la vivacité de son imagination, la fécondité de sa mémoire, sa déclamation noble, animée, mais moins théâtrale que celle d’Hortensius, l’avaient placé, dès son début, au rang des premiers orateurs de Rome.

La faveur populaire, que son éloquence lui concilia, le fit nommer questeur en Sicile : intègre dans son administration, il pourvut habilement aux besoins de la république, et trouva en même temps le moyen de soulager les Siciliens de l’énorme fardeau des tributs que ses prédécesseurs leur avaient imposés. Ce fut lui qui leur fit retrouver le tombeau d’Archimède. Il découvrit dans un lieu désert, au milieu des ronces, une petite colonne sur laquelle on voyait la figure d’une sphère et d’un cylindre. L’inscription qu’on y lut ne laissa aucun doute sur ce monument. Ainsi, disait-il lui même, une des plus nobles villes de la Grèce et autrefois des plus savantes, aurait toujours ignoré le lieu de la sépulture du plus illustre de ses concitoyens, si un habitant d’Arpinum n’était venu la lui découvrir.

Ses talents, sa justice, son humanité lui concilièrent l’amour des peuples de Sicile, qui lui décernèrent à son départ des honneurs jusque-là sans exemple.

Il faudrait un livre entier pour suivre Cicéron dans sa brillante carrière oratoire et littéraire : le temps nous a conservé un grand nombre de ses harangues et de ses plaidoyers, qui serviront dans tous les âges de leçons et de modèles. Enrichissant sa patrie des palmes de la Grèce, il y naturalisa la philosophie, et sut tracer habilement aux hommes tous leurs devoirs avec autant de talent qu’il en avait montré pour défendre leurs droits. Ayant reconnu les défauts de l’austère système des stoïciens et les erreurs séduisantes de celui d’Épicure, il préféra la secte académique, plus conforme par sa modération, à son caractère et à la rectitude de son jugement.

Nous devons à son amitié pour Pomponius Atticus un recueil de lettres qui nous fait autant aimer dans Cicéron l’homme privé, que ses œuvres philosophiques et ses éloquents discours nous avaient fait admirer l’homme d’état. Ce monument, précieux pour l’histoire, a pour nous le mérite particulier de présenter à nos yeux le tableau fidèle et détaillé des mœurs de Rome dans ce temps d’éclat et de décadence, et de nous faire en quelque sorte assister à tous les événements, et vivre dans l’intimité des acteurs les plus célèbres de cette époque fameuse.

Un des actes de Cicéron qui lui attira la plus haute estime, et le fit regarder comme le plus propre par sa fermeté à diriger dans la tempête le gouvernail du vaisseau de la république, ce fut l’accusation qu’il intenta contre Verrès, patricien puissant, soutenu par tous les grands de Rome et par cette partie nombreuse du peuple qui vend toujours ses suffrages à l’opulence. Verrès, préteur en Sicile, s’y était conduit en tyran : jamais la vertu courageuse n’attaqua l’injustice et l’avidité avec plus de véhémence, ne peignit les vices sous de plus odieuses couleurs, et ne fit un tableau plus touchant des malheurs d’un peuple opprimé.

Attaquant son adversaire, tantôt par de vives apostrophes, tantôt avec les armes d’une ironie amère, et le pressant toujours par les arguments d’une logique irrésistible, variant sans cesse ses formes, ses mouvements, ses couleurs, et étouffant son ennemi sous le poids des preuves qu’il accumulait sur sa tête, il faisait passer dans l’âme des assistants toutes les passions des victimes du tyran qu’il accusait.

Accuser Verrès, c’était attaquer la plupart des grands de Rome, qui devaient leurs immenses fortunes à de semblables concussions, mais leur crédit, les intrigues de leurs clients, les clameurs des hommes corrompus et les prodigalités de Verrès échouèrent contre le courage et l’éloquence de l’orateur. Verrès fut condamné à l’exil, malgré les efforts opiniâtres des patriciens pour le sauver.

Cicéron, bravant leur courroux, disait audacieusement : Je regarde ces nobles comme les ennemis naturels de la vertu, de la fortune et des talents des hommes nouveaux : c’est une race humaine différente de la nôtre. Toujours implacables pour nous, nos peines, nos démarches, nos services ne peuvent jamais nous attirer leur bienveillance, ni même leur estime ; mais leur opposition constante ne m’empêchera pas de poursuivre ma course. C’est par mes actions seules que je veux m’élever ; je ne prétends parvenir aux dignités de l’état que par mon mérite, et je ne chercherai à m’ouvrir un chemin à la faveur du peuple qu’en le servant avec fidélité, et sans craindre la vengeance dont la haine menace ma fermeté. Les hommes puissants déclament, les factieux s’agitent ; je les brave tous ; et, dans la cause importante que je me fais un devoir de soutenir, si les juges ne répondaient point à l’opinion que j’ai de leur intégrité, je les accuserais eux-mêmes de corruption. Si quelqu’un tente auprès des magistrats la menace ou la séduction pour dérober le coupable à la justice, je le citerai au tribunal du peuple, et je le poursuivrai aussi vivement que je poursuis Verrès.

Le triomphe de Cicéron dans cette grande affaire eut des conséquences qu’on n’avait pas prévues. La chaleur de ses discours ralluma les vieilles haines du peuple contre les patriciens, et le porta à demander le rétablissement des tribuns dans leur ancienne autorité.

Jules César, qui voulait relever le parti populaire, appuya fortement cette proposition : Pompée, dont le crédit alors était prédominant, eut la faiblesse d’y consentir, et fonda ainsi lui-même la fortune de son jeune rival ; car ce fut avec l’assistance des tribuns que César parvint dans la suite à renverser la république. Cicéron, par haine pour les patriciens, appuya l’avis de César, et ne tarda pas à s’en repentir.

Lorsque Pompée fut parti pour l’Asie, Cicéron, soutenu par la faveur du peuple, obtint l’édilité, qui lui ouvrait les portes du sénat. Cette charge l’obligeait à faire célébrer avec magnificence les jeux publics, les fêtes de Cérès, de Liber, de Libéra et de la mère Flora. Dans ce temps, où l’or avait plus de poids que la vertu, les grands ne s’occupaient qu’à acheter l’autorité, et le peuple à vendre ses suffrages. Ce peuple permettait aux grands de le dominer, pourvu qu’ils satisfissent sa passion pour l’argent et pour les plaisirs. Aussi les édile§ cherchaient à se populariser par d’immenses distributions et par les plus folles dépenses.

On avait vu César lés surpasser tous par ses profusions lorsqu’il donna des spectacles publics pour célébrer les funérailles de son père. Il fit faire en argent massif les planches et les décorations du théâtre ; de sorte, nous dit Pline, qu’on vit les bêtes féroces fouler à leurs pieds ce métal précieux.

Cicéron, dans ses fêtes, ne fit que ce qui était convenable, et sut éviter également tout reproche d’avarice et d’ostentation. La reconnaissance des Siciliens avait voulu payer la dépense des jeux qu’il donna aux Romains ; mais il n’accepta leurs présents que pour en distribuer le produit aux pauvres, et pour faire baisser le prix des vivres.

Lorsque les revers de Lucullus offrirent aux partisans de Pompée l’occasion et les moyens de faire décerner à leur chef une autorité sans bornés, Cicéron, pour la première fois, parut sacrifier l’intérêt général à son intérêt privé, et la liberté publique à son ambition ; et, quoiqu’en appuyant la loi Manilia, qui donnait un pouvoir presque royal à Pompée, il s’efforçât de persuader au peuple qu’il n’avait en vue que le bien public, il ne dut tromper personne ; il était trop évident que, voulant parvenir au consulat, il cherchait à s’appuyer des amis de Pompée.

L’ambition aveugle les meilleurs esprits ; elle ferma quelque temps les yeux de Cicéron sur les vices et sur les projets de Catilina. Le désir d’être soutenu par le crédit de ce patricien le rendit dupe de ses artifices ; il s’engagea même à plaider pour lui devant un tribunal. Je me flatte, écrivait-il à Atticus, que si Catilina est absous par mes soins, il en aura plus d’ardeur pour me seconder dans nos prétentions communes ; s’il trompait mon attente, je supporterais l’événement avec patience.

Il n’avait pas besoin d’un si indigne appui pour s’élever ; l’unanimité des suffrages du peuple le désigna pour le consulat. Dès qu’il fut nommé, uniquement occupé de l’intérêt public il sacrifia sa fortune à ses devoirs ; et, pour se donner la certitude de n’être point contrarié par son collègue Antoine dans le bien qu’il voulait faire, il lui céda le département de la Macédoine, et promit celui de la Gaule cisalpine à Metellus. Dans ce temps où le monde entier était traité en pays conquis par une seule ville, les gouvernements de provinces assuraient aux proconsuls une richesse immense ; mais Cicéron n’avait pour but que la gloire. Je veux, mandait-il à son ami, me conduire dans mon consulat avec une telle justice et une telle indépendance, qu’on ne puisse pas me soupçonner de m’être laissé influencer dans mes actes par l’espoir d’aucun gouvernement ni d’aucune dignité. C’est cette indépendance qui peut seule me donner le droit et les moyens de combattre avec succès la turbulence des tribuns.

Le corps des chevaliers était dévoué au consul ; ses talents illustraient cet ordre ; il était le premier des chevaliers qu’on eût vu parvenir au consulat avant d’erre inscrit au rang des sénateurs. Au lieu de se laisser égarer par l’esprit de parti, Cicéron sentit la fausseté de cette vieille maxime qui conseille de diviser pour commander, et, certain au contraire, que l’union fait la force réelle des états, il résolut de rétablir la bonne intelligence entre l’ordre équestre et de sénat, et il y parvint.

Le tribun Publius Servilius Rullus proposa au peuple une loi agraire. Son projet tendait à faire nommer des décemvirs revêtus pour cinq ans d’un pouvoir absolu ; ils devaient être chargés d’établir un grand nombre de colonies nouvelles, de partager entre les citoyens les terres conquises en Europe, en Asie et en Afrique, d’examiner la légalité ou l’illégalité des propriétés acquises, et de faire rendre des comptes à tous les généraux, excepté à Pompée. La même loi excluait du décemvirat tout citoyen absent de Rome ; il était évident que l’auteur de la proposition espérait, sous le nom de chef des décemvirs, parvenir au pouvoir suprême. Mais aucune passion n’aveugle autant que l’intérêt ; il empêche de voir l’évidence ; et la loi nouvelle flattait trop l’avidité des pauvres et leur jalousie contre les riches et les grands, pour qu’ils pussent ouvrir les yeux sur le but secret du tribun et sur les dangers réels dont sa proposition menaçait la liberté.

Plus la loi semblait populaire, plus elle paraissait redoutable au sénat. Son adoption devait tout bouleverser ; son rejet pouvait rallumer les haines et renouveler les guerres civiles. Cicéron releva le courage des sénateurs alarmés, les invita à la résistance et, sans crainte de se dépopulariser, attaqua les tribuns dans l’assemblée même du peuple.

Sa position était difficile ; homme nouveau, on pouvait l’accuser d’ingratitude en le voyant déserter la cause plébéienne, et la force d’une éloquente oraison ne suffisait pas dans cette circonstance pour éclairer des esprits prévenus et passionnés, et pour démasquer une ambition d’autant plus dangereuse qu’elle marchait à la tyrannie sous les couleurs de la liberté.

Jamais Cicéron ne montra plus d’adresse que dans cette lutte hardie de la justice contre la cupidité, et de l’intérêt public contre l’intérêt privé. Loin de paraître enorgueilli par la pourpre consulaire, il remercie d’abord le peuple d’une dignité qu’il lui doit, et lui rappelle avec art que c’est un magistrat populaire qui lui parle. Avant d’attaquer de front la nouvelle loi agraire il donne son approbation à celles que les Gracques avaient autrefois proposées, et prodigue les plus magnifiques éloges à ces citoyens illustres et malheureux, dont les ombres chéries vivaient encore dans le cœur des Romains. Après avoir donné soin assentiment aux principes qui les guidaient, en ordonnant un partage équitable, il s’oppose vivement à l’adoption du décret de Rullus, qui, sous un masque populaire, cache la création d’une tyrannie odieuse, et la nomination de dix rois revêtus d’un pouvoir arbitraire, Pompée était alors le favori du peuple romain ; Cicéron démontre adroitement que les tribuns, en paraissant affranchir ce grand homme de la règle commune, ne l’élèvent que pour l’abaisser, ne l’épargnent que pour le détruire, ne le dispensent de rendre des comptes que dans le dessein de prolonger son absence, et de l’exclure par là du décimvirat.

Employant les armes de l’ironie, il représente Rullus arrivant en triomphateur dans le royaume de Mithridate, précédé de licteurs, suivi d’une garde nombreuse, entouré de tout l’appareil de la royauté, prenant avec orgueil dans ses lettres les titres de tribun du peuple, de décemvir, de magistrat suprême, et ne donnant au conquérant de l’Asie que celui de Pompée, fils de Cnéius. Ne l’entendez vous bas qui ordonne à ce grand homme de venir à son tribunal, de lui servir d’escorte, et d’assister à la vente des terres conquises par sa valeur ? Qui donnera désormais des ordres pour établir des colonies en Italie, en Asie, en Afrique ? Ce sera le roi Rullus. Qui jugera les préteurs, les questeurs, les citoyens, les alliés ? Ce sera le roi Rullus. Qui décidera de la fortune publique et privée ? Qui distribuera les récompenses et les châtiments ? Ce sera le roi Rullus.

Parlant ensuite plus gravement des abus monstrueux d’un pareil pouvoir, et traçant avec les plus vives couleurs l’effrayant tableau de cette nouvelle tyrannie, il se félicite de la faveur avec laquelle on l’a écouté, et en tire un heureux présage pour la conservation de la liberté.

En vain les tribuns voulurent répondre à ses arguments par des injures, et détruire l’impression de son éloquence par des calomnies ; en vain le représentèrent-ils au peuple comme un partisan de l’aristocratie et de Sylla, Cicéron prouva avec évidence que Rullus lui-même était le plus impudent défenseur des actes de ce tyran, puisque l’effet de son décret devait être de donner aux résultats de ses violences une sanction légale. La raison du consul triompha des passions du peuple la conjuration de Rullus échoua ; la loi fut rejetée.

Peu de temps après, le, sénat rendit un décret, qui assignait aux chevaliers un rang distingué dans les spectacles publics. Othon, connu pour avoir proposé cette loi, entrant au théâtre, se vit sifflé par le peuple et applaudi par l’ordre équestre. La contestation s’échauffa entre les deux partis ; des huées, on en vint à l’altercation la plus violente, de la aux menaces. On était au moment de terminez la querelle par un combat. Cicéron, informé du tumulte, se rend au théâtre, commande au peuple de le suivre au temple de Bellone, et prononce devant lui un discours qu’on cita pendant plusieurs siècles comme un exemple admirable de l’empire de l’éloquence sur les passions. Cet orateur entraînant se rendit tellement maître en peu d’instants de l’esprit de la multitude, qu’on la vit, retournant au spectacle, combler Othon de témoignages d’estime et de respect. On a cru que Virgile avait voulu faire allusion à ce triomphe de l’orateur romain, dans ces beaux vers où il compare Éole calmant les flots agités, à un grave magistrat dont l’aspect majestueux et les paroles sévères répriment les fureurs d’une multitude irritée.

Le charme de l’éloquence de Cicéron avait tant d’attraits pour les Romains, que, si nous en croyons Pline, le peuple oubliant ses besoins et ses occupations, sacrifiait ses travaux, ses repas, ses plaisirs pour le suivre et pour l’écouter.

Bientôt le consul eut à combattre un ennemi plus formidable, et à sauver la république d’un plus grand péril. Un patricien illustre par sa naissance, doué d’une grande force d’esprit et d’une extrême audace, incapable de modération dans ses désirs, de crainte dans les dangers, habile à s’attirer l’estime des honnêtes gens par son hypocrisie, l’amitié des méchants par ses vices, la bienveillance de la multitude par ses profusions, et le dévouement des soldats par sa vaillance, Lucius Sergius Catilina, nourri dans les discordes civiles, méditait depuis longtemps le dessein de renverser la liberté publique et d’arriver à la tyrannie par les chemins sanglants que Marius, Carbon et Sylla lui avaient tracés.

Si le portrait de ce conspirateur célèbre, peint par Cicéron lui-même, est ressemblant et fidèle, Catilina offrait dans son caractère un mélange inouï des qualités les plus opposées. On y voyait les traits, et, pour ainsi dire, l’esquisse des plus grandes vertus ; mais chacune d’elles était défigurée dans le fond de son âme par des vices odieux. Lié secrètement avec tout ce que la république contenait d’hommes corrompus et de scélérats, il ne montrait extérieurement d’estime et d’admiration que pour les personnages les plus vertueux de la république. En entrant dans sa maison, la pudeur était offensée par la vue des peintures les plus lascives et par celle des objets qui excitent le plus vivement à la débauche. Mais on y voyait en même temps tous ceux qui peuvent servir d’aiguillon au travail, à l’étude, à l’industrie. C’était à la fois un théâtre de vices et une école de philosophie et d’exercices militaires. Jamais monstre ne réunit tant de qualités contraires, et qui semblent mutuellement s’exclure ; jamais aucun homme ne sut mieux séduire la vertu et plaire au crime ; nul ne professa de meilleurs principes, et n’en suivit de plus détestables ; nul ne fut plus outré dans la débauche, et plus patient pour supporter la fatigue et les privations. L’excès de ses prodigalités égalait celui de son avarice ; aucun ambitieux ne posséda mieux le talent de se faire des amis. Il partageait avec eux son argent, ses équipages, son crédit et ses maîtresses. Il n’était point de crimes qu’il ne fût prêt à commettre pour les servir. Son caractère souple prenait toujours la forme et la couleur les plus convenables à ses desseins. Parlait-il à des philosophes austères, à des hommes mélancoliques, l’air triste et chagrin lui devenait naturel ; environné d’une jeunesse folâtre, il la surpassait en enjouement. Sérieux avec les hommes graves, léger avec les étourdis, plus audacieux que les plus téméraires, plus voluptueux que les plus débauchés, cette mobilité dans l’esprit, cette variété incroyable dans les mœurs, avaient rangé parmi ses partisans non seulement tous les hommes sans conduite et sans principes de l’Italie et des provinces, mais plusieurs illustres personnages de la république, qui s’étaient laissé séduire par ses faux dehors de vertus.

Dès sa plus tendre jeunesse Catilina s’était souillé de beaucoup d’infamies ; en achetant la faveur de Sylla par des meurtres. Il avait depuis débauché une jeune patricienne, et corrompu la vestale Fabia, belle-sœur de Cicéron. Violant les lois divines et humaines, il sacrifia la nature même pour satisfaire une passion honteuse. Enflammé d’amour pour Aurélia Orestilla, dont aucun honnête homme ne loua jamais que la beauté, il poignarda son propre fils dont l’existence et les droits empêchaient Orestilla de consentir à l’épouser, et il accomplit son infâme hymen dans la maison qu’il venait de souiller par cet exécrable meurtre. Il paraît que ce crime hâta l’exécution de ses desseins ambitieux. Son âme agitée avait besoin de grands mouvements pour échapper aux remords. Craignant le courroux des dieux et la vengeance des hommes, il trouvait un ennemi implacable au fond de son cœur. Il ne pouvait goûter aucun repos ni le jour ni la nuit ; sa conscience était son bourreau ; aussi son teint décoloré, ses regards sombres, sa marche tantôt lente, tantôt précipitée, montraient les symptômes d’une raison égarée.

Catilina s’entourant avec soin d’une sorte de garde choisie parmi des scélérats, des brigands, des hommes sans mœurs et sans aveu, grossissait cette troupe en y faisant entrer une foule de jeunes gens endettés, qu’il pervertissait par ses artifices, qu’il formait au crime, et qu’il accoutumait à mépriser les lois, les périls et les caprices de la fortune. Il s’en servait comme de faux témoins leur faisait faire de fausses signatures ; et, certain de leur obéissance lorsqu’il avait une fois détruit leur réputation, il en exigeait des crimes plus hardis ; souvent même, il leur commandait sans motif des assassinats, aimant mieux les rendre cruels sans nécessité que de laisser leur esprit s’engourdir et leurs mains se déshabituer du crime.

Sûr de leur dévouement, et comptant sur l’appui des anciens soldats de Sylla, ruinés par leurs débauches, et qui regrettaient la licence des guerres civiles, Catilina crut le moment d’autant plus favorable pour asservir la république, que les armées romaines qui auraient pu le combattre se trouvaient alors conduites par Pompée aux extrémités de l’Orient. L’éloignement de ce grand capitaine, le mécontentement des provinces, les murmures des alliés, la corruption du peuple et l’aveugle sécurité du sénat lui donnaient l’espérance d’un succès prompt et facile. Mais avant d’employer la force ouverte, appuyé par ses nombreux amis, il tenta de parvenir au consulat, dans l’intention de s’armer d’un titre légal pour renverser les lois.

Ce n’était pas la première fois qu’il recherchait cette dignité, ce n’était pas la première fois non plus qu’il méditait des crimes pour y parvenir. Quelque temps auparavant, Publius Autronius et P. Sylla, convaincus de brigues, se virent exclus du consulat pour lequel ils avaient été désignés. Catilina sollicita vivement les suffrages du peuple, dans l’espoir de les remplacer ; mais, accusé lui-même d’avoir commis beaucoup d’excès de concussions et de rapines dans sa préture en Afrique, on refusa de l’admettre au nombre des candidats ; et le peuple élut consuls Torquatus et Cotta.

Catilina, furieux de cet affront, voulut arracher par la violence l’autorité qu’il ne pouvait obtenir légalement et de concert avec Autronius et Cnéius Pison, il résolut à la tête d’un nombreux parti, d’assassiner, le premier janvier, les consuls, et de s’emparer de leur autorité. Pison devait ensuite être nommé par eux au commandement de l’Espagne ; l’indiscrétion de l’un de leurs complices fit éventer le complot et les força non d’y renoncer, mais d’en remettre l’exécution au 5 février. Une grande partie des sénateurs devait périr sous leurs poignards.

Au jour fixé, Catilina, trop impatient de satisfaire sa vengeance et son ambition, donna trop précipitamment le signal convenu. Les conjurés, qui se trouvèrent à la porte du sénat n’étaient pas encore arrivés en assez grand nombre pour seconder ses desseins. Ainsi son ardeur fit échouer cette première conjuration. Pison seul parut d’abord en recueillie les fruits ; il obtint le gouvernement de l’Espagne, par le crédit de Crassus, qui voulait, en le nommant, satisfaire sa haine contre Pompée, dont ils étaient tous deux ennemis. Les vices même de Pison le servirent en cette circonstance, et le sénat consentit avec joie à l’éloignement d’un homme si dangereux. Il partit pour son gouvernement où il périt dans une émeute, que suscitèrent contre lui quelques agents de Pompée.

Catilina, loin d’être découragé par le peu de succès de son entreprise, s’occupa constamment à chercher les moyens d’en mieux assurer la réussite. Travaillant sans relâché à ranimer ses partisans, dont le nombre grossissait tous les jours, il encourageait les uns par des promesses, les autres par des présents, flattait toutes les passions, aigrissait les ressentiments, encourageait l’ambition, enflammait la cupidité, faisait espérer aux scélérats l’impunité, aux pauvres la fortune, aux esclaves la liberté, aux soldats le pillage, aux plébéiens l’abaissement des grands. Plusieurs membres du sénat, séduits par ses artifices et par l’espoir du partage de la suprême puissance, entrèrent dans cette conspiration. On y voyait le préteur C. Cornélius Lentulus, Céthégus Autronius, Cassius Longinus, Publius et Servius Sylla, neveux du dictateur ; Varguntéius, Quintus Annius, Porcius Lecca, Lucius Bestia, Quintus Curius, et, parmi les chevaliers, Fulvius Nobilior, Statilius, Gabinius Capito, et Caïus Cotnélius. On crut même dans le temps que Crassus, par haine contre Pompée, favorisait secrètement, mais en évitant de s’y compromettre, une conspiration dont il se flattait de profiter si elle eût réussi.

Lorsque Catilina crut son parti assez fort et l’occasion assez favorable pour agir, il réunit les conjurés que, jusque-là, il n’avait vus qu’en particulier. En vain, leur dit-il, tout conspirerait pour me donner les plus grandes espérances, je n’irais point, aveugle en mes désirs, sacrifier le certain à l’incertain, si je n’avais pas déjà éprouvé votre courage et votre fidélité. Je vois en vous des âmes fortes ; nous avons les mêmes amis, les mêmes ennemis ; la conformité de nos intérêts, seule base des unions solides, et votre inébranlable intrépidité, voilà ce qui m’inspire assez d’audace pour exécuter la plus haute entreprise. Les malheurs que nous éprouvons, et le sort qui nous attend si nous ne savons pas reconquérir notre liberté, m’affermissent dans mes projets. Rome est tombée sous le joug d’un petit nombre d’hommes avides et puissants. Les rois, les princes, les peuples sont devenus leurs tributaires, et nous voyons tout ce qui existe de citoyens honnêtes et courageux, dans l’ordre de la noblesse, comme dans celui des plébéiens, confondu avec la populace, privé de tout, crédit et de toute autorité, et soumis aux caprices de ceux que nous ferions trembler si la république existait encore.

Le pouvoir, les honneurs, les richesses, voilà leur partage ; les périls, les affronts, les supplices, voilà le notre. Jusques à quand, braves amis, souffrirez-vous une telle indignité ? Ne vaut-il pas mieux risquer de mourir avec courage que de languir longtemps victimes et jouets de leur orgueil, et de terminer sans éclat une vie aussi honteuse qu’infortunée ?

J’en atteste les dieux et les hommes, la victoire est dans nos mains : nous sommes à la fleur de l’âge et dans la vigueur de l’esprit ; nos ennemis sont cassés par les années, énervés par les richesses. Osons seulement les attaquer ; ils tomberont presque d’eux-mêmes. Eh ! qui pourrait supporter le luxe de ces insolents ? Ils comblent les mers, ils aplanissent les montagnes, ils remplissent Rome de leurs palais, l’univers en entier contribue à leurs débauches, et l’excès de leurs prodigalités ne peut épuiser leur fortune, tandis que nous sommes privés du nécessaire, et qu’ils nous laissent à peine un modeste foyer. La misère règne dans nos maisons ; une foule de créanciers nous entoure ; notre situation présente est affreuse, l’avenir est encore plus terrible. Nous ne possédons de biens qu’une âme assez forte pour sentir vivement le malheur de notre existence. Quand vous réveillerez-vous donc ? Ce que vous avez désiré si souvent la liberté, les richesses, les dignités, la gloire, je les présente à vos regards ; ce sont les récompenses que la fortune destine aux vainqueurs. Que puis-je vous dire de plus ? le péril, la pauvreté, l’occasion, l’intérêt public, les riches dépouilles que nous promet la guerre, vous encourageront plus éloquemment que tous mes discours. Je m’offre à vous servir comme général ou comme soldat ; mon âme et mon bras ne vous abandonneront jamais : tous vos vœux seront plus facilement satisfaits par moi, si vous parvenez à me faire nommer consul. Je compte sur vos efforts réunis ; vous ne tromperez pas mon attente, et vous ne préférerez certainement pas l’opprobre à l’honneur, et la servitude à l’indépendance.

Après ce discours, ils se lièrent tous plus étroitement par un serment redoutable et l’on dit que, Catilina leur ayant présenté un affreux mélange de vin et de sang humain, ils vidèrent cette horrible coupe, et dévouèrent ensuite leurs ennemis aux dieux infernaux.

L’ombre épaisse du mystère couvrait cette vaste conjuration : les consuls s’enivraient de la gloire de Pompée, le peuple se livrait à la joie d’un état prospère, le sénat s’endormait dans une aveugle sécurité, Rome, tranquille au bord d’un précipice, se trouvait au moment de périr sans être avertie du danger. L’inconstance d’une femme, l’indiscrétion d’un amant et la fermeté d’un consul la sauvèrent.

Quintus Curius, un des conspirateurs, avait follement épuisé sa fortune pour obtenir les faveurs d’une patricienne nommée Fulvie. Elle le méprisa dès qu’elle le vit ruiné ; ses prières, ses larmes ne pouvaient la fléchir. Tout à coup le nouvel espoir que lui donnait la conjuration ranime sa confiance. Il ne s’abaisse plus aux supplications, il commande, il menace, il annonce un changement prochain dans sa fortune. Fulvie étonnée, soupçonnant un important secret, raconte, sans nommer son amant, ce qu’elle a vaguement découvert de la conjuration. La nouvelle se répand, circule avec rapidité ; on s’effraie, d’autant plus qu’on ne sait rien de positif : l’imagination va toujours plus loin que la réalité. On était au moment des comices ; le danger commun fait taire la jalousie des patriciens contre Cicéron ; on ne se rappelle plus que ses vertus et ses talents : toutes les intrigues de Catilina échouent ; le peuple lui refuse ses suffrages, et choisit à l’unanimité pour consuls Marcus Tullius Cicéron et Caïus Antoine.

Cette élection, qui enlevait aux conjurés tout moyen légal pour arriver à leur but, ne fit qu’augmenter leur fureur : Catilina, redoublant d’activité, remplit de ses partisans les postes les plus importants de l’Italie, et leur distribua des armes. Ses complices nombreux, à force d’emprunts, de vols et de crimes, lui trouvèrent assez d’argent pour qu’il put envoyer à Fésule, Manlius, qui se chargea de lever une armée. Les soldats de Sylla et tous les hommes sans aveu de l’Italie, entrèrent à l’envi dans ses légions : toutes les courtisanes, toutes les femmes corrompues de Rome fournirent aux dépenses de cet armement. Au milieu d’elles on remarquait Sempronia, aussi distinguée par la culture de son esprit et par ses talents que par sa naissance et par sa beauté. Dédaignant le bonheur domestique que lui offraient un époux vertueux et des enfants bien nés, elle s’était abandonnée aux voluptés, et n’avait pas plus ménagé sa fortune que sa réputation. Ruinée par ses excès, elle ne trouva de ressources que dans le crime, et commit beaucoup de forfaits dont l’audace étonnait les hommes les plus hardis.

Tels étaient les agents de Catilina. De concert avec eux il forma le dessein de soulever les esclaves, d’égorger le sénat, d’incendier Rome, et d’établir sa domination sur les ruines fumantes de la république. Cicéron, destiné à la sauver, avait pénétré les projets de Catilina, et le surveillait avec une infatigable activité. Employant adroitement l’entremise de Fulvie, il sut déterminés par elle le faible Curius à trahir ses complices ; et, pour qu’aucun obstacle n’embarrassât sa marche, il s’assura de son collègue Antoine, en promettant à sa cupidité le gouvernement de la Macédoine.

Les conjurés, redoutant la vertu du consul, et cherchant les moyens de se dérober à son œil vigilant, l’entouraient incessamment de leurs pièges, le menaçaient chaque jour de leurs poignards. Catilina ne croyait pas pouvoir renverser Rome sans abattre sa tête ; mais le consul, toujours environné d’amis et de clients assidus, évita par sa prudence toutes les embûches qu’il lui dressait. Bientôt il apprit que Catilina rassemblait dans Rome des magasins d’armes et plaçait des troupes d’hommes dévoués dans différents quartiers de la ville. Enfin ce hardi conspirateur, réunissant une secondé fois les conjurés au milieu de la nuit, se plaignit de leur lenteur, leur dit que Manlius prenait les armes, et qu’il devait partir lui-même pour le rejoindre ; mais il leur déclara qu’avant tout il fallait se défaire de Cicéron. Cornélius Lentulus offrit de se rendre cette même nuit chez le consul, qui ne pouvait refuser la visite d’un préteur, et il jura de le poignarder. Varguntéius promit de le seconder. Curius, présent à cette délibération, fit à l’instant prévenir Cicéron par Fulvie du péril imminent qui le menaçait. Les assassins trouvèrent sa maison fermée, gardée, et ne purent consommer leur crime.

Cicéron avait enfin percé le voile qui couvrait cette horrible conjuration. Il n’ignorait aucun des projets de Catilina ; et, quoiqu’il n’eût pas une connaissance très positive de ses moyens d’exécution et des forces de Manlius, il crut cependant devoir, sans différer, communiquer au sénat toutes les lumières qu’il avait pu recueillir. Sur son rapport, les sénateurs rendirent un décret qui revêtit les consuls d’un pouvoir presque absolu, en les chargeant de veiller au salut de la république.

Peu de jours après, le sénat fut informé par eux que Manlius venait de prendre les armes à la tête d’un corps considérable ; que les esclaves de Capoue s’étaient révoltés, et qu’on faisait en Italie d’immenses transports de munitions de guerre. Un nouveau décret ordonna le rassemblement des légions, sous les ordres de Marcius, de Metellus Créticus et de Pompéius Ruffus.

Cicéron fit fortifier le lieu où se rassemblait le sénat, et distribua des corps de garde dans toute la ville : il promit en même temps de grandes récompenses à tous ceux qui donneraient quelques indices sur les desseins des conjurés. La publication de ces décrets changea tout à coup la face de Rome : à l’ivresse des triomphes, au calme de la paix, à la licence des fêtes et des festins, succédèrent une morne tristesse, une terreur générale, une consternation universelle. L’auteur de tous ces désordres se montrait seul, sans crainte, au milieu de cette ville agitée. Poursuivant intrépidement ses criminelles manœuvres, il eut même l’audace de se présenter au sénat et d’y prendre sa place accoutumée. Les sénateurs, saisis d’horreur à son aspect, s’éloignèrent tous de lui ; et sa témérité excita l’indignation du consul Cicéron, qui improvisa, en le voyant, un discours dont l’éloquence égala justement sa renommée à celle de Démosthène.

Jusques à quand, Catilina, dit-il avec véhémence, jusques à quand abuserez-vous de notre patience ? Serons-nous longtemps encore le jouet de votre fureur ? Où s’arrêtera votre audace effrénée ? Eh quoi ! cette garde qui veille sur le mont Palatin, ces soldats qui parcourent la ville, la consternation du peuple, les précautions prises pour défendre ce temple où s’assemble le sénat, l’affluence des citoyens qui nous entourent, les regards des sénateurs fixés sur vous, rien ne vous étonne, ne vous effraie, ne vous arrête ! Ne comprenez-vous pas que vos complots sont découverts ? Ignorez-vous encore que tous vos pas sont éclairés ? Que votre conjuration est, pour ainsi dire, enchaînée ? Croyez-vous qu’il existe ici un sénateur qui ne soit pas informé de ce que vous avez fait la nuit dernière et la nuit qui l’a précédée ? Du lieu de vos assemblées, des conjurés qui s’y sont rendus, des funestes résolutions que vous y avez prises ? Ô temps ! ô mœurs ! le sénat connaît toutes ces infamies, le consul les voit , et Catilina respire encore ! Il respire ! Que, dis-je ? Il parait au sénat, il s’assied parmi nous, il est présent à nos délibérations ; son œil farouche cherche et désigne entre nous ses victimes, et nous, hommes courageux, nous croyons remplir suffisamment nos devoirs en détournant de notre sein le poignard de ce furieux !

Depuis longtemps, Catilina, le consul aurait dû vous envoyer au supplice ! Depuis longtemps la mort que vous faites planer sur nos têtes aurait dû frapper la vôtre !

Cicéron rappelle ensuite les nombreux exemples qui auraient pu l’autoriser à faire périr Catilina. Il lui prouve qu’en l’envoyant au supplice, il aurait plutôt à craindre qu’on l’accusât de lenteur que de cruauté. Mais ce que j’aurais dû faire depuis longtemps, ajoute-t-il, j’ai mes raisons pour le différer encore. Je vous ferai mourir quand il n’existera plus dans Rome de citoyens, assez méchants, assez pervers, assez semblables à vous pour ne pas applaudir à votre supplice. Tant qu’il restera quelqu’un qui ose vous défendre, vous vivrez ; mais vous vivrez comme aujourd’hui, entouré d’une garde nombreuse qui arrêtera toutes vos entreprises : partout je placerai autour de vous des yeux vigilants pour vous observer et des oreilles pour vous entendre.

Le consul développe aux yeux du conspirateur tout le plan de sa conspiration, et lui démontre qu’il connaît chacun de ses projets, qu’il voit toutes ses actions, qu’il lit dans toutes ses pensées.

Catilina ! s’écrie-t-il, sortez enfin de Rome ! Les portes sont ouvertes, partez ! Le camp de Manlius, demande son général ! Emmenez tous vos complices, purgez la ville de votre présence ; je ne cesserai de prendre l’alarme que lorsque les murailles de Rome seront entre vous et moi. Vous ne pouvez rester plus longtemps parmi nous : non, je ne le souffrirai pas ! Je ne le permettrai pas, je n’y consentirai jamais.

Après avoir tracé vivement le tableau de sa vie infâme, et lui avoir prouvé qu’il est l’objet de la crainte, de la haine et du mépris de tons les citoyens vertueux, il suppose que Rome elle-même se lève tout à coup et lui adresse ces paroles :

Depuis quelques années, Catilina, il ne s’est commis aucun crime dont tu n’aies été l’auteur ou le complice, aucune infamie dont tu ne te sois souillé. On t’a vu impunément piller les alliés, ravager l’Afrique, assassiner un grand nombre de citoyens. Tu es devenu assez puissant pour mépriser les lois, pour braver les tribunaux : j’ai longtemps gémi de ces excès sans les punir ; mais aujourd’hui ton nom seul met tout en alarmes ; le bruit le plus léger fait craindre les coups de Catilina ; au moindre mouvement on croit voir briller ton poignard ; on ne peut former contre moi aucune entreprise qui n’entre dans la chaîne de tes crimes. Je ne puis te supporter davantage ; ma patience est à son terme ; retire toi donc, et calme mes terreurs ! Si elles sont fondées, je ne veux pas être la victime de ta perfidie ; si elles sont vaines, je veux enfin cesser de te craindre.

Cicéron, ayant ainsi terrassé le conspirateur par les foudres d’une éloquence dont, nous ne donnons ici qu’une faible idée, prouve au sénat que la mort de Catilina ne ferait qu’éloigner l’orage sans le dissiper pour toujours, qu’on douterait peut-être de la conjuration, qu’on crierait à la tyrannie ; mais qu’en forçant au contraire cet ennemi public à se bannir lui-même avec ses complices, et à faire éclater, les armes à la main, ses odieux projets, on arrachera jusqu’à la racine des maux qui menaient la patrie. Tel est le but de la péroraison de cette fameuse harangue.

Partez, Catilina, dit le consul, hâtez-vous de commencer une guerre impie ; et toi, puissant Jupiter, que nous avons nommé Stator, parce que, sous les mêmes auspices, on bâtit Rome et on institua ton culte toi, auguste protecteur de cette ville et de cet empire, préserve-nous, je t’en conjure, de la fureur de Catilina et de ses complices. Embrasse la défense de tes autels, de nos temples, des maisons, des remparts de Rome, de la fortune, de l’existence de tous les citoyens ; extermine ces brigands de l’Italie, ces ennemis de toute vertu, ces bourreaux de leur patrie, tous liés étroitement par des serments exécrables et par une association de forfaits ! Que, frappés de tes foudres pendant leur vie, et châtiés par ta justice après leur mort, ils soient tous condamnés à d’éternels supplices !

Catilina, contraignant sa violence, et s’abaissant, contre sa coutume, à la prière, supplia les sénateurs de ne pas croire légèrement à des calomnies dictées par une haine personnelle. Il vanta pompeusement ses services, ceux de ses ancêtres, et s’efforça de prouver qu’il était absurde de craindre un patricien intéressé par son rang et par sa naissance à la conservation de la république, tandis que l’on confiait imprudemment le salut de l’état à un homme nouveau, et qu’on armait d’un pouvoir presque despotique un étranger, un habitant d’Arpinum, qui ne possédait pas une maison dans Rome, et qui décidait insolemment de l’honneur et de l’existence des plus nobles citoyens. Enfin, ne pouvant plus contenir son courroux, il éclata en menaces et en injures contre le consul ; mais de toutes parts alors on l’interrompit, et les sénateurs, se levant, l’accablèrent tous à la fois des noms de traître et de parricide. Catilina, transporté de fureur, s’écria : Puisqu’on me pousse à bout, et puisque mes ennemis m’y forcent, j’éteindrai dans un incendie les feux qu’on lance sur moi, et je vous entraînerai tous dans ma ruine.

A ces mots il sort du sénat, rassemble les conjurés, les charge de grossir les forces du parti, de hâter la perte du consul, et de tout préparer pour remplir Rome de flammes et de carnage, au moment où il se présentera aux portes de la ville, à la tête de son armée ; ce qu’il promet de faire sous peu de jours. Après avoir ainsi enflammé leur courage et ranimé leurs espérances, il part suivi de quelques amis, et se rend au camp de Manlius. Celui-ci répandait déjà dans toute l’Italie des proclamations pour soulever le peuple contre la tyrannie du sénat, contre l’avidité dés grands, contre l’injustice des lois, et promettait aux pauvres le partage du domaine public.

Catilina, ne pouvant perdre l’habitude de tromper, au moment même où il commençait la guerre civile, écrivit à Catulus et à d’autres sénateurs pour se disculper, et les assura qu’il ne sortait de Rome, que dans le dessein de se soustraire à l’injuste persécution de ses ennemis. En arrivant au camp, il prit audacieusement les faisceaux, toutes les marques de la dignité consulaire ; et fit porter devant lui l’aigle d’argent qui avait autrefois servi d’enseigne à Marius.

La crainte qu’inspiraient son nom et son armée protégeait tellement ses complices que, malgré toutes les récompenses promises aux dénonciateurs, aucun citoyen n’osa déposer contre eux, et qu’aucun conjuré ne déserta sa cause. Le péril devenait imminent ; les soldats, les esclaves, les prolétaires et presque tous les artisans se montraient favorables à la conjuration. Lentulus profitait de sa charge de préteur pour grossir journellement son parti. Désirant augmenter ses forces par le secours de quelques peuples étrangers, il chargea Umbranus de faire entrer dans la conspiration les députés des Allobroges qui se trouvaient alors à Rome. Ces ambassadeurs, mécontents d’un lourd tribut qui endettait et ruinait leur pays, se plaignaient hautement alors des rigueurs et de la dureté du sénat. Umbranus avait servi dans les Gaules, et connaissait les principaux personnages de ce pays. Profitant adroitement de la circonstance, il plaignit le sort des Allobroges, et leur fit entrevoir l’espérance de libérer leur république. Accueilli favorablement par eux, et croyant pouvoir les décider à obtenir par les armes une justice qu’on refusait à leurs réclamations, il les conduisit chez Décimus Brutus, et leur développa en présence de Gabinius tout le plan de la conjuration. Il leur montra même avec une extrême imprudence la liste qui contenait les noms de tous les conjurés.

Les députés, tentés par l’occasion et frappés de la force du parti qui s’offrait à eux pour soutenir les intérêts de leur patrie, s’engagèrent à entrer dans la conspiration ; mais, après avoir quitté les conjurés, ils réfléchirent aux dangers qui les menaçaient si cette conjuration échouait. Ils flottaient ainsi entre la crainte et l’espérance, lorsque le génie de Rome, comme le dit Salluste, paraissant tout à coup les inspirer, leur fit prendre la résolution de tout découvrir au sénateur Quintus Fabius Sanga, protecteur de leur république ; car, dans ce temps, chaque peuple avait alors dans Rome son protecteur, comme chaque client son patron.

Fabius Sanga informa promptement Cicéron de tout ce qu’on venait de lui découvrir. Le consul s’attacha les députés par des promesses, les tranquillisa sur les intérêts de leur patrie, et leur enjoignit de feindre un zèle ardent pour les conjurés, afin d’être mieux informés de leurs projets et de leurs démarches.

On sut bientôt après par eux que les agents de Catilina excitaient de grands mouvements dans l’Apulie, dans le Picenum et dans les Gaules ; que l’armée rebelle s’approcherait incèssamment ; que Lentulus, au moment convenu, ferait convoquer le peuple par le tribun Bestia, et citerait le consul en jugement ; que Statilius et Gabinius mettraient le feu à douze principaux quartiers de la ville, et qu’à la faveur du tumulte Céthégus attaquerait et tuerait Cicéron, tandis que plusieurs de ses complices poignarderaient les autres proscrits.

Conformément aux instructions du consul, les Allobroges demandèrent une entrevue aux conjurés ; elle eut lieu chez Sempronia. Les ambassadeurs pressèrent Lentulus, Céthégus, Statilius et Cassius de ratifier les promesses qu’ils leur avaient faites, par un engagement écrit, revêtu de leurs signatures et de leur sceau, et qui pût inspirer une juste confiance à leur république. Les chefs des conjurés y consentirent et signèrent le traité. Lentulus chargea un de ses complices, Volturtius de Crotone, d’accompagner les députés jusqu’au camp. Il lui remit pour Catilina une lettre ainsi conçue : Celui que je t’envoie te fera connaître qui je suis ; conduis-toi en homme de courage ; songe à ce que les circonstances exigent de nous ; cherche des secours partout, ne néglige pas même ceux de la populace.

Volturtius fut de plus verbalement chargé de lui dire qu’il avait tort de s’opposer à l’armement des esclaves, et qu’il devait surtout accélérer la marche de ses troupes.

La nuit fixée pour le départ des députés, Valérie Flaccus et Caïus Pomptinus, placés en embuscade par Cicéron sur le pont Milvius, arrêtent les ambassadeurs, qui ne leur opposent aucune résistance, et leur abandonnent Volturtius avec les dépêches qu’il portait.

Le consul, muni de toutes les preuves du crime, arrête lui-même, à la tête de ses gardes, Lentulus avec les autres chefs des conjurés, et les conduit au temple de la Concorde, où il avait convoqué le sénat. On interrogea les accusés ; Volturtius, renonçant bientôt à une dénégation inutile, sur la promesse qu’on lui fit de lui accorder sa grâce, avoua tout. Les Gaulois confirmèrent sa déposition ; Lentulus cherchait vainement à se défendre ; on lui opposa ses lettres, sa signature ; et plusieurs témoins attestèrent qu’il avait souvent cité un oracle des Sibylles qui promettait la souveraineté de Rome à trois Cornéliens, ajoutant que Cinna et Sylla y étaient déjà parvenus, et que lui-même il achèverait d’accomplir cette prédiction. Tous les conjurés complétèrent la conviction en reconnaissant leur sceau ; on destitua Lentulus de la préture, et on le plaça, ainsi que ses complices, sous la garde de différeras sénateurs chargés d’en répondre.

L’inconstante multitude, qui peu de jours auparavant traitait la conjuration de chimère, plaignait le sort des conspirateurs, et accusait Cicéron de tyrannie, passa subitement de la bienveillance la plus prononcée pour Catilina à la haine la plus violente contre lui, et fit retentir la ville des éloges qu’elle prodiguait au consul.

Un citoyen, nommé Tarquinius, arrêté près du camp de Catilina ; donna de nouveaux détails sur ses projets ; mais, comme il prétendait avoir été envoyé à ce rebelle par Crassus, les amis de celui-ci accusèrent le dénonciateur de faux témoignage, et obtinrent par leur crédit qu’on le jetât dans une prison. Chacun, dans les moments de troubles, veut profiter de l’inquiétude publique pour perdre ses ennemis. Catulus et Pison répandirent des soupçons sur la conduite de César. L’opinion générale le croyait favorable à Catilina : ils firent même des démarches pour engager les Allobroges à les appuyer dans leur accusation. Plusieurs chevaliers romains, animés par leurs discours, menacèrent César de leurs glaives à la sortie du sénat ; Cicéron les contint, et le sauva de leur ressentiment.

Cependant les nombreux clients des accusés travaillaient activement à corrompre la populace ; ils en soulevèrent une partie, qui s’efforça de mettre les conspirateurs en liberté. Le consul vigilant déjoua leurs complots, multiplia les gardes, convoqua de nouveau le sénat, et le pressa vivement de délibérer sans perdre de temps sur le sort des prisonniers, qui tous étaient déjà convaincus de crime d’état par leurs propres aveux.

Le salut de la patrie exigeait leur châtiment, mais, dans une république où l’aristocratie conservait tant de pouvoir, Cicéron s’exposait à de grands périls et à de longs ressentiments en provoquant la perte de tant de patriciens puissants par leurs clients, leurs familles et leurs dignités. Il ne l’ignorait pas ; mais il n’écouta que son devoir, et sacrifia son intérêt à celui de Rome.

Le sénat assemblé, Silanus, consul désigné, opina le premier, et dit que, pour expier les crimes des conjurés, il fallait les condamner à la mort. Tibère Néron fut d’avis qu’on devait prendre de plus amples informations : plusieurs sénateurs se rangeaient à l’opinion de Silanus, lorsque César se leva pour la combattre : Pères conscrits, dit-il, tous ceux qui veulent juger une cause importante et douteuse doivent se défendre avec soin de toute haine, de toute affection, de toute colère, de toute pitié. L’esprit, troublé par de pareils sentiments, est incapable de distinguer la vérité ; on ne peut écouter à la fois l’intérêt et la justice, et l’âme qui se laisse pénétrer par une passion est bientôt dominée par elle. Je pourrais sans peine vous rappeler une foule de décisions injustes, prises par des rois ou par des peuples qui sacrifièrent l’intérêt général et le bien public à la faveur ou au ressentiment. Mais j’aime mieux citer les traits de justice et de sagesse de nos ancêtres, qui ont toujours su généreusement maîtriser toutes ces faiblesses.

Tandis que nous combattions le roi Persée, la ville de Rhodes, célèbre par son opulence, et qui devait sa grandeur aux bienfaits du peuple romain, nous manqua de foi, rompit les traités, et porta ses armes contre nous. La guerre achevée, on délibéra sur le sort des Rhodiens ; nos ancêtres les renvoyèrent impunis, afin qu’on ne crût pas que Rome ne cherchait à se venger d’une injure que pour s’enrichir.

Dans le temps des guerres puniques, les Carthaginois, violant des trêves conclues, commirent contre nous plusieurs crimes atroces. Rome les combattit sans les imiter, et se contenta de les vaincre sans user de représailles.

Nos aïeux consultaient plutôt leurs devoirs que leurs droits ; vous devez éviter de même, pères conscrits de vous laisser emporter par les crimes de Lentulus et de ses complices, au-delà des bornes que vous prescrit votre dignité. Écoutez moins votre colère ; occupez-vous plus de votre renommée.

S’il n’était question que de trouver une peine proportionnée à la grandeur du délit, j’approuverais l’innovation que vous propose Silanus ; mais, quoique l’atrocité de ce forfait surpasse tout ce que l’imagination pouvait craindre et concevoir, je pensé que l’horreur qu’il nous inspire ne doit pas nous faire sortir des règles que nous nous sommes tracées, et que nous ne pouvons lui appliquer que les peines établies par nos lois.

Les orateurs qui m’ont précédé ont employé leur magnifique éloquence à nous effrayer sur la situation de la république. Ils ont fait un tableau pathétique des horreurs de la guerre civile et du malheur des vaincus. Ils nous ont rappelé la cruauté des proscripteurs, les violences du soldat, les vierges outragées, les enfants arrachés des bras de leurs parents, les mères de famille exposées à la licence des vainqueurs ; les maisons démolies, les temples profanés ; Rome en deuil, inondée de sang et consumée par les flammes. Mais, par les dieux immortels ! où tendent ces discours ? leur objet est-il de nous faire détester la conjuration ? Celui qui serait assez insensible pour n’être point ému par un crime si atroce, croyez-vous que vos harangues enflammeraient son indignation et son courage ? Rassurez-vous ; personne ne peut être indifférent à des injures personnelles et au péril qui menace son existence. Ce que vous devez plutôt craindre, c’est que de pareils forfaits ne nous irritent plus que la justice et la raison ne le permettent.

Nous ne pouvons pas, pères conscrits, nous abandonner à notre ressentiment comme des particuliers : peu importe qu’un citoyen obscur se laisse égarer par son courroux ; sa renommée ne s’étend pas plus loin que sa fortune ; mais les hommes qu’un rang élevé et qu’un grand pouvoir mettent en lumière doivent penser que tous les mortels jugent leurs actions. Plus ils sont puissants, plus ils sont obligés à se contenir. Comme hommes publics, il ne leur est permis ni d’aimer ni de haïr, encore moins de s’emporter. Ce qu’on appellerait chez les autres colère, prend pour eux le nom et les couleurs de la cruauté.

Quant à moi, pères conscrits, je crois qu’il n’est pas de supplices qui ne soient trop légers pour des hommes aussi coupables : mais telle est l’opinion publique, elle ne se souvient que de la fin des choses ; elle oublie les forfaits des criminels, et ne condamne que leur châtiment pour peu qu’il ait été trop sévère.

Je suis convaincu que Décimus Silanus, aussi vertueux qu’intrépide n’a consulté que son zèle pour la république, et que, dans une si grande circonstance, il ne s’est laissé aveugler ni par la faveur ni par la haine : je connais ses mœurs, ses actions, sa modestie, son courage ; aussi je n’accuse point son opinion de cruauté : et qui pourrait en effet paraître cruel, lorsqu’il s’agit de tels hommes ? mais je combats son opinion, parce qu’elle me paraît contraire à nos lois et à nos usages.

Qui peut donc porter le consul désigné à nous proposer cette grande innovation ? Ce n’est sûrement pas la crainte, il en est incapable ; et d’ailleurs l’illustre consul qui nous préside nous a mis par sa vigilance, par ses conseils et par ses armes, à l’abri de tout danger. Serait-ce pour trouver une peine aussi forte que le délit ? Je crois qu’à cet égard il se trompe, car, dans les grands chagrins et dans l’extrême misère, la mort est plutôt un repos qu’un supplice ; elle termine toutes les souffrances : au-delà du tombeau il n’existe plus ni peines ni plaisirs.

Mais, par les dieux immortels ! pourquoi faire jouir de ce repos de tels coupables ? Pourquoi Silanus, n’avez-vous pas au moins proposé qu’avant de les tuer on les frappât de verges ? La loi Porcia, dites-vous, défend qu’on inflige ce châtiment à un Romain ; mais d’autres lois, aussi inviolables, défendent qu’on ôte la vie aux citoyens. Comment craignez-vous d’enfreindre une loi moins grave lorsque vous en violez une autre plus importante ? Et qui osera, me dira-t-on, blâmer un décret rendu contre des parricides ? Qui ? le temps, la postérité. Tous les hommes sont gouvernés comme nous par les circonstances, par les vicissitudes de l’opinion, par les caprices de la fortune. Quelle que soit votre décision, les accusés ne recevront sans doute que ce qu’ils ont mérité ; mais vous, pères conscrits, considérez les conséquences de l’arrêt que vous allez rendre. Les exemples les plus funestes doivent quelquefois leur naissance à de bons principes. Mais, lorsque l’autorité passe ensuite entre les mains d’hommes moins vertueux, on s’autorise de ces exemples pour en faire le plus indigne usage.

Les Lacédémoniens, vainqueurs des Athéniens, chargèrent trente hommes de les gouverner : ces magistrats commencèrent par tuer les factieux les plus coupables : le peuple entier applaudit à leur supplice ; mais bientôt la rigueur du gouvernement devint despotique, arbitraire, cruelle ; il immola dans sa furie la vertu comme le crime, et cette grande cité, réduite en servitude, expia sévèrement sa joie insensée.

De nos jours, lorsque Sylla vainqueur ordonna la mort de Damasippe et de quelques autres scélérats souillés d’un grand nombre de forfaits, quel est celui d’entre les citoyens qui ne loua pas sa sévérité ? L’approbation fut universelle, et cependant leur mort devint le signal des plus horribles proscriptions et du plus affreux carnage. On vit bientôt les hommes ambitieux ou cupides, inscrire, sur la liste fatale, tous les citoyens dont ils enviaient les palais, les jardins, la richesse. La plupart de ceux qui s’étaient réjouis de l’exécution arbitraire de Damasippe se virent traînés eux-mêmes au supplice, et le massacre ne cessa que lorsque Sylla eut rassasié d’or ses avides partisans.

Je ne crains point de semblables malheurs aujourd’hui, et sous le consulat de M. Tullius. Mais notre grande cité renferme tant d’hommes d’esprit et de caractères différents ! N’est-il pas possible que, dans un autre temps, un autre consul, revêtu du même pouvoir et maître de l’armée, ne se laisse égarer par de funestes passions ; et lorsque ce consul, autorisé par le décret qu’on vous propose de rendre, aura tiré le glaive, qui se chargera d’arrêter son bras ? qui pourra modérer ses coups ?

Nos ancêtres, pères conscrits, montrèrent toujours autant de prudence que d’audace. Un fol orgueil ne les empêchait pas d’imiter ce qu’ils trouvaient de bon et d’utile dans les lois et dans les coutumes étrangères. C’est ainsi que, plus disposés à l’émulation qu’à la jalousie, ils prirent l’armement des Samnites, les formes et les signes de la magistrature des Toscans ; ils adoptèrent même l’usage des Grecs, qui punissaient les coupables par les verges ou par la mort : mais lorsque la république perdit la pureté de ses mœurs en même temps qu’elle s’élevait à un plus haut degré de puissance et de fortune, lorsque l’esprit de parti et la chaleur des factions mirent souvent en péril l’innocence comme le crime, alors nos sages mieux publièrent la loi Porcia et plusieurs autres semblables, qui, prévenant toute erreur, permettaient aux citoyens condamnés d’éviter la mort par l’exil.

La sagesse qui éclaira nos aïeux peut nous servir encore de guide, et doit nous empêcher d’adopter l’innovation qu’on nous propose. Ne nous flattons pas d’être plus sages que nos pères ; avec de faibles moyens ils ont fondé un grand empire ; et nous, à peine savons-nous conserver l’édifice élevé par leur génie.

Quelle est donc la conséquence de toutes mes observations ? Serait-ce de mettre en liberté les conspirateurs, afin qu’ils puissent se jeter dans l’armée de Catilina ! Je suis loin d’ouvrir un pareil avis : je pense qu’il faut confisquer leurs biens, et qu’on doit les retenir prisonniers dans quelques villes fortes d’Italie. Je demande de plus qu’aucun citoyen ne puisse jamais parler en leur faveur dans les assemblées du sénat et du peuple, et que celui qui contreviendrait à cette défense soit déclaré ennemi de la république.

Lorsque César se fut assis, les autres sénateurs parlèrent, les uns pour appuyer son opinion, les autres pour soutenir celle de Silanus : l’assemblée était indécise les paroles énergiques de Caton la tirèrent d’incertitude. Il prouva que, dans une affaire d’une nature différente, on pouvait délibérer avec maturité et attendre la consommation du crime pour le punir ; mais que dans cette circonstance, pour peu que l’on retarde la décision du sort des conjurés, la fureur, et peut-être le triomphe de leurs complices, ne permettraient plus d’avoir recours à la justice, et que, dans un moment où il s’agissait de savoir non si la république serait plus ou moins puissante, mais si elle existerait encore, il était bien étrange d’entendre invoquer la clémence, et proposer le sacrifice de tous les gens de bien au salut de quelques scélérats. César, dit-il, ne croit pas à une autre vie ; c’est pour ne pas abréger leur supplice que sa sévérité leur refuse la mort : il veut qu’on éloigne ces factieux de Rome, dans la crainte sans doute que leurs complices ne trouvent moyen de les enlever. Il demande qu’on les enferme dans d’autres villes ; mais n’existe-t-il donc pas des méchants autre part que dans Rome ? J’avoue, pères conscrits, que nous devons trembler vous et moi, soit que César redoute tant les conjurés, soit qu’il se trouve seul à ne pas les craindre. Songez-y bien, sénateurs ! Ce que vous allez prononcer, sur la destinée de Lentulus décidera du sort de Catilina : tout dépend ici de votre vigueur ou de votre faiblesse ! Eh quoi ! Manlius immola son propre fils parce qu’il avait enfreint les règles de la discipline, et vous épargneriez des hommes qui n’ont rien respecté ! Si le salut de votre patrie vous touche si peu, que le vôtre au moins vous réveille ! Mes mains et mon cœur ont toujours été purs : je vous ai souvent reproché votre avarice, vos concussions ; j’ai souvent tonné contre votre luxe indécent, contre l’énormité de vos richesses : eh bien ! c’est aujourd’hui pour la conservation de ces mêmes richesses que je vous conjure de vous armer ; ce n’est plus la fortune publique seulement, c’est la vôtre que vous devez dérober à l’avidité des conspirateurs ! Espérez-vous sauver vos richesses du pillage, vos palais de l’incendie, vos jours du carnage ? Catilina furieux s’avance avec son armée : son glaive nous menace, ses partisans sont dans nos murs, ses complices au milieu de nous. Ils épient nos démarches, ils examinent notre maintien, ils entendent nos délibérations. N’hésitons plus, sénateurs, frappons. Mon avis est que les conjurés sont convaincus par leurs aveux d’avoir projeté la ruine de la république, et que nous devons, suivant l’usage de nos aïeux, faire subir à ces scélérats le dernier supplice.

Tout, le sénat applaudit à la fermeté de Caton. Cicéron, résumant les opinions, répondit avec ménagement à celle de César ; et fit sentir avec force la nécessité de la rigueur. On alla aux voix, et le décret qui condamnait les coupables à la mort fut rendu conformément à l’avis de Caton.

Le consul, qui avait tranquillisé le sénat sur l’exécution de ses volontés, plaça partout des corps de garde ; bravant les murmures d’une multitude égarée, que les factieux s’efforçaient de soulever, il mena lui-même Lentulus et ses complices dans une prison, les fit étrangler en sa présence et dit en sortant au peuple agité : Ils ont vécu.

Catilina n’avait pu rassembler encore qu’une partie de ses forces ; il attendait le succès des conjurés dans Rome pour compléter son armée. La nouvelle de leur supplice détruisit son espoir, et la désertion lui enleva beaucoup de soldats. Dans cette circonstance critique, il prit le parti de se retirer sur les montagnes par le territoire de Pistoie, avec l’intention de chercher un asile dans les Gaules ; mais sa marche fut coupée par Metellus Céler, qui se porta rapidement au pied des Alpes. D’un autre côté Antoine s’avançait à grandes journées contre lui ; Catilina, ne voyant plus aucun moyen de retraite, se décida à tenter le sort des armes. Haranguant ses soldats avec énergie, il leur fit sentir l’impérieuse nécessité de vaincre ou de mourir, et descendit de cheval pour combattre à pied avec eux.

Le consul Antoine, se trouvant alors retenu par une maladie feinte ou réelle, Pétréius, son lieutenant, prit le commandement des troupes. Les deux armées se joignent et se chargent avec impétuosité. Catilina, au premier rang de ses guerriers, déploie l’habileté d’un général et la valeur d’un soldat. Il appuie ceux qui avancent, rallie ceux qui plient, porte devant lui la mort et l’effroi ; malgré la supériorité du nombre, par son opiniâtre résistance il rend longtemps la fortune incertaine : mais enfin Pétréius, à la tête des prétoriens, enfonce le centre de l’ennemi, et, l’ouvrant à droite et à gauche, jette le désordre dans les rangs des rebelles. Catilina, voyant la défaite de ses troupes, prit une résolution digne du rang qu’il avait occupé ; il se précipita au milieu des légions, et tomba percé de coups et entouré de victimes. Après le combat, l’aspect du champ de bataille fit admirer au vainqueur l’intrépidité des vaincus. Chacun des soldats de Catilina, blessé à la poitrine, s’était fait tuer dans le poste que le général lui avait assigné. Nul d’eux ne rendit les armes ; tous moururent. Le triomphe de l’armée victorieuse fut mêlé de tristesse et de deuil ; chacun retrouvait parmi les morts le corps d’un parent ou d’un ami.

Les Romains, délivrés d’un si grand péril, rendirent aux dieux de solennelles actions de grâces, et décernèrent au consul le nom glorieux de Père de la patrie ; titre que la flatterie de Rome asservie prodigua aux empereurs, et que Rome libre ne donna qu’au seul Cicéron.

Tandis que l’activité du consul et la fermeté du sénat sauvaient la république de l’ambition d’un nouveau Sylla, Pompée étendait ses limites dans l’Orient, et achevait la conquête de l’Asie. Après avoir détruit Mithridate, soumis Tigrane, conquis la Judée, réduit le Pont et la Syrie en provinces romaines, il s’embarqua pour retourner dans sa patrie.

Tous les pas de son voyage furent marqués par des actes d’une généreuse magnificence ; il combla de présents les savants de Rhodes, les philosophes d’Athènes, et donna aux Athéniens cinquante talents pour relever les murs de leur port. Il affranchit Mitylène de tout tribut ; et fit lever le plan du théâtre de cette ville, pour servir de modèle à celui qu’il voulait faire construire à Rome.

Si le bruit de ses triomphes avait enorgueilli les Romains, la nouvelle de son retour les saisit de crainte : chacun crut qu’il arrivait avec son armée, dans le dessein de s’emparer du pouvoir suprême. Crassus et un grand nombre de sénateurs s’étaient déjà éloignés de la ville ; Pompée, pour dissiper cette terreur, licencia son armée dès qu’il fut débarqué en Italie, et renvoya tous ses soldats dans leurs foyers.

Sa modestie apparente ne fit qu’augmenter les jouissances de son orgueil : tous les peuples de la campagne, tous les habitants des villes, voyant avec admiration un si fameux conquérant sans armée, et le vainqueur de tant de rois isolé comme un simple citoyen, s’empressèrent à l’envi, malgré ses instances, de l’accompagner jusqu’à Rome. Il arriva ainsi aux portes de cette ville, avec un cortège dix fois plus nombreux et plus imposant qu’une armée.

Comme suivant l’usage, il ne pouvait entrer dans la capitale qu’en triomphe, il pria le sénat de différer l’élection des consuls jusqu’au moment où cette cérémonie serait terminée. L’inflexible Caton s’opposa à cette innovation ; et, quoique Pompée, pour l’attirer dans ses intérêts, lui demandât sa fille en mariage, il ne put vaincre sa résistance, ni lui faire accepter un lien qu’il regardait comme une chaîne.

Le triomphe du vainqueur de l’Asie dura deux jours. Les tableaux qu’on y portait contenaient les noms de quinze royaumes conquis, de mille châteaux emportés, de neuf cents villes prises d’assaut, de trente-neuf cités rebâties, et de huit cents vaisseaux enlevés. L’état des acquisitions du trésor prouvait que ses conquêtes avaient doublé les revenus de la république.

Le chef des corsaires de Cilicie, le fils de Tigrane, Zozime, reine d’Arménie, Aristobule, roi des Juifs, cinq fils de Mithridate, plusieurs femmes scythes, les otages livrés par les peuples d’Ibérie, d’Albanie et de Commagène, suivaient le char du vainqueur. Pompée jouissait d’un honneur que n’avait pu recueillir encore aucun général romain ; il avait triomphé des trois parties du monde, et l’on aurait peut-être comparé sa gloire et sa fortune à celle d’Alexandre le Grand, si ce dernier triomphe eût terminé sa vie ; mais, depuis ce moment, son bonheur et sa renommée ne firent que décroître, et les débris de sa puissance ne parurent offrir encore une masse imposante que pour servir de base à l’élévation de César.