HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE TREIZIÈME

 

 

ON est moins étonné de la fortune rapide et toujours croissante de Rome, lorsqu’on observe que la, masse imposante de ses armées attaquait des nations divisées ; que seule elle avait des troupes régulières et soldées, auxquelles les barbares n’opposaient qu’une foule intrépide, mais en désordre, mal armée et ne connaissant ni l’art des évolutions ni les moyens d’assurer ses subsistances. Ils ne savaient ni choisir leurs positions ni fortifier leurs camps. Le soldat romain, accoutumé dès son enfance à la fatigue, aux travaux, à tous les exercices du corps, couvert d’un large bouclier, armé d’un glaive court, pointu et tranchant, portait sans peine un poids de soixante livres, faisait journellement quinze milles avec ce fardeau, et fortifiait son camp dès qu’il y était arrivé. L’ordonnance des cohortes, la vélocité des troupes légères, les rangs serrés des légions leur donnaient un avantage immense sur leurs ennemis, qui s’efforçaient en vain de les ébranler et de les enfoncer. Leur fougue échouait contre ces phalanges invincibles ; et lorsque, découragés par l’inutilité de leurs attaques, ils prenaient la fuite en désordre, la cavalerie romaine en faisait un affreux carnage, et s’emparait de leur camp qui renfermait leurs femmes, leurs enfants et leurs richesses. Aussi la ruine d’une nation était soupent la suite d’une seule victoire ; et, dès, l’année 636, les conquêtes des Romains au-delà des Alpes se trouvaient assez étendues pour en faire une province qu’on nomma la Gaule narbonnaise.

La même année, une colonie gauloise, établie en Thrace, surprit et battit une armée romaine commandée par le consul Caton ; mais ces barbares, qu’on nommait Scordisci, ne surent pas profiter de leur succès. Les romains reprirent bientôt l’avantage. Cependant la difficulté du pays fit durer cette guerre près de six ans. Metellus s’y distingua ; Municius la termina, et la défaite complète de ces peuples lui valut le triomphe.

Depuis cette victoire, pendant cinq ans, aucun événement considérable n’eut lieu dans la vaste étendue de la domination romaine. Ce repos fut enfin troublé par la guerre de Numidie, que le corruption des Romains, les artifices, les crimes, les talents et la vaillance de Jugurtha rendirent fameuse.

Après la mort de Massinissa, Micipsa, son fils, hérita de son royaume. Ce prince eut deux enfants, Adherbal et Hiempsal ; il les fit élever dans son palais avec Jugurtha, fils de son frère Manastabal et d’une concubine. Jugurtha, à peine sorti de l’enfance, se fit remarquer par une force prodigieuse, par une rare beauté, par un caractère audacieux et par un esprit vif, souple et pénétrant. Loin de se laisser corrompre, comme la plupart des princes, par la mollesse et par la volupté, fidèle aux anciens usages de sa nation, il s’exerçait à dompter des chevaux fongueux, à lancer le javelot, à disputer le prix de la course aux compagnons de sa jeunesse.

Les Numides, charmés, croyaient voir revivre en lui Massinissa. Adroit et libéral, il savait se faire aimer même par ceux qu’il forçait de reconnaître sa supériorité. Passionné pour la chasse, il attaquait intrépidement les tigres et les lions. Toute la Numidie racontait ses exploits, dont seul il ne parlait jamais.

Micipsa admirait ses grandes qualités ; mais bientôt elles lui inspirèrent une juste inquiétude. Il craignit qu’avec tant de mérite ce prince, s’il devenait ambitieux, n’enlevât le trône à ses fils. D’un autre côté il ne pouvait tenter de le perdre, sans porter à la révolte les Numides qui ne dissimulaient point leur passion pour lui.

Ce roi, connaissant l’ardeur de Jugurtha pour la gloire, résolut de l’exposer aux périls de la guerre, espérant que la fortune délivrerait ses enfants d’un rival si dangereux.

Dans ce temps les Romains attaquaient Numance. Micipsa leur envoya un corps de Numides, dont il donna le commandement à Jugurtha. Ce jeune prince, vigilant, actif, intrépide, ardent au combat, sage dans le conseil, s’attira bientôt l’estime de Scipion, qui lui accorda sa confiance et le chargea des expéditions les plus difficiles. De nombreux et de brillants succès accrurent sa renommée et l’affection des Numides pour lui.

Jugurtha était insinuant et libéral. Il forma d’intimes liaisons avec plusieurs officiers romains, avides de richesses et de pouvoir. Ceux-ci enflammèrent l’ambition du jeune Africain, lui inspirèrent le désir de s’emparer du trône de Numidie après la mort de Micipsa, et l’assurèrent qu’il ne manquerait pas d’appui à Rome où l’on obtenait tout à prix d’argent.

La guerre de Numance terminée, Scipion, avant de quitter l’Espagne, combla Jugurtha d’éloges et de présents ; mais il l’avertit en secret qu’il ferait mieux, par une conduite loyale, de mériter l’estime et la bienveillance du peuple romain, que de cultiver l’amitié dangereuse de quelques factieux. Il lui conseilla de ne fonder sa gloire que sur ses talents et sur ses vertus, et lui prédit que s’il suivait la route de l’intrigue et de la corruption, elle le mènerait infailliblement à sa perte.

Le consul le chargea ensuite d’une lettre pour Micipsa, dans laquelle il félicitait ce monarque d’avoir un neveu digne de lui et de Massinissa.

Les éloges de Scipion, la gloire de Jugurtha ; l’amour qu’il inspirait au peuple, décidèrent le roi de Numidie à changer de système. Il entreprit de gagner, par, ses bienfaits celui qu’il ne pouvait tenter de perdre sans péril, et, résolut de lui céder un tiers de son héritage pour conserver le reste à ses enfants.

Sentant sa fin s’approcher, il appela près de lui les trois jeunes princes ; et, s’adressant à Jugurtha : Je vous ai toujours chéri, lui dit-il, comme si j’étais votre père, vous n’avez point trompé mon, attente ; vos exploits ont répandu un grand éclat sur mon règne et sur votre patrie. Votre gloire a triomphé de l’envie : je vous conjure d’aimer ces deux princes, vos parents par la naissance, vos frères par mes bienfaits. Ce ne sont point mes trésors, ce sera votre amitié qui fera leur force. Le trône que je vous laisse à tous trois, inébranlable si vous restez unis, sera renversé facilement si vous vous divisez. Jugurtha, vous êtes le plus âgé ; c’est votre expérience qui doit prévenir les malheurs que je crains. Pour vous, Adherbal et Hiempsal, respectez, imitez ce héros, afin qu’on ne puisse pas dire que j’ai été plus heureux par l’adoption que par la nature.

Bientôt le roi termina sa vie. Après ses funérailles, les trois jeunes princes se réunirent pour délibérer sur leurs affaires communes. Hiempsal, fier de sa naissance, prit arrogamment la première et place, que Jugurtha le contraignit ensuite de lui céder. Celui-ci ayant proposé de casser les ordonnances rendues par le roi dans les cinq dernières années de sa vieillesse, parce quelles se ressentaient de la décadence de son esprit, Hiempsal répondit vivement qu’il approuvait d’autant plus cette proposition que l’adoption de Jugurtha ne datait que de trois ans. Ce mot amer alluma une haine qui ne s’éteignit que dans le sang.

Les trois rois se partagèrent les trésors de leur père, et fixèrent les limites de leurs états. Hiempsal s’étant ensuite retiré dans la ville de Thernida, quelques émissaires de Jugurtha, au moyen de fausses clefs, introduisirent dans la maison du jeune roi des soldats qui lui coupèrent la tête. Le bruit de ce crime, se répandant avec rapidité, frappa de terreur Adherbal et ses partisans. Tous les peuples de la Numidie, divisés par ce forfait, coururent aux armes. Le plus grand nombre se déclara pour Adherbal, les plus belliqueux pour Jugurtha. Celui-ci, rassemblant promptement ses troupes, marcha contre son ennemi, l’attaqua, le défit, le chassa de ses états, et s’empara de toute la Numidie. Adherbal vaincu courut chercher un asile à Rome.

L’assassinat d’un roi allié avait excité dans cette ville une vive indignation ; Jugurtha y envoya des ambassadeurs chargés d’or, dans le dessein de s’assurer l’appui de ses anciens amis, et d’en acquérir de nouveaux. L’arrivée de ces députés et la distribution de leurs présents opérèrent dans Rome un changement soudain, et la plupart des patriciens passèrent sans pudeur, en un moment, de la haine la plus violente contre Jugurtha à la bienveillance la plus active.

Adherbal rappela vainement au sénat ses droits au trône et les services que son père et son aïeul avaient rendus à la république. Il représenta inutilement que, lors même qu’il n’aurait point d’autre titre que son malheur, il serait de la dignité du peuple romain de le secourir ; et qu’à plus forte raison le sénat ne devait pas souffrir qu’un fratricide le chassât des états que sa famille devait à la générosité de Rome.

Les ambassadeurs de Jugurtha répondirent que c’étaient les Numides qui avaient tué Hiempsal, parce qu’ils ne pouvaient supporter son caractère violent et sa tyrannie sanguinaire ; qu’Adherbal, ayant ensuite attaqué Jugurtha, ne pouvait se plaindre justement des revers et des malheurs que lui avait attirés cette agression ; qu’enfin le roi suppliait le sénat de croire plutôt ses actions que les injures de ses ennemis, et de ne pas supposer qu’il eût tout à coup perdu les qualités qui lui avaient mérité, dans la guerre de Numance, l’estime de Scipion et celle de l’armée romaine.

Les sénateurs, gagnés par l’or de Jugurtha, plaidèrent avec chaleur sa cause en rappelant ses services. Quelques-uns, plus attachés à l’honneur qu’aux richesses, opinèrent pour qu’on punît le crime et qu’on secourût le malheur. Cette opinion fut même appuyée par Scaurus, homme intrigant et habile, mais qui évitait le scandale et savait cacher sa corruption sous les apparences d’une vertu rigide.

Le parti le plus injuste prévalut. On décida que dix commissaires seraient envoyés en Afrique pour partager la Numidie entre Adherbal et Jugurtha. Opimius, meurtrier de Gracchus, était le chef de cette commission. Le roi de Numidie acheta facilement de lui le sacrifice de ses devoirs ; il gagna par les mêmes moyens les autres commissaires qui lui donnèrent en partage les contrées les plus fertiles du royaume.

L’Afrique, d’abord occupée par les Gétules et les Libyens, peuples sauvages, devint, dit-on, la conquête d’Hercule. Son armée était composée de différents peuples venus de l’Orient. Après sa mort, les Mèdes, les Perses et les Arméniens se partagèrent le pays. Les Perses, se mêlant aux Gétules, s’établirent près de la mer, et prirent le nom de Numides. Les Mèdes et les Arméniens se joignirent aux Lydiens, et portèrent celui de Maures. Enfin, les Phéniciens arrivèrent sur la côte, et fondèrent les villes d’Hippone, d’Adrumette, de Leptis et de Carthage. Quand la guerre de Numidie commença, les villes puniques étaient gouvernées par des magistrats romains. Les Numides, jusqu’au fleuve Malucha, obéissaient à Jugurtha ; le roi Bocchus possédait la Mauritanie, où l’on connaissait à peine le nom de Rome.

Dès que les commissaires furent partis, Jugurtha recommença ses attaques contre Adherbal, qui rassembla ses troupes et écrivit au sénat pour se plaindre de cette nouvelle agression.

Les deux armées se trouvèrent en présence près de la ville de Cirtha. Au milieu de la nuit les soldats de Jugurtha surprirent le camp ennemi et massacrèrent les troupes d’Adherbal, qui passèrent en un instant du sommeil à la mort.

Adherbal eut à peine le temps de se sauver avec quelques cavaliers dans la ville, dont son implacable ennemi forma le siège.

Rome envoya des députés aux deux princes, pour leur ordonner de mettre bas les armes. Jugurtha répondit qu’il avait assez prouvé son respect pour les Romains, et le désir de s’attirer la bienveillance des plus grands hommes de la république ; mais que plus il avait montré de vertus et de courage, moins il lui était possible de supporter l’insulte. Qu’informé des complots tramés par Adherbal contre lui, il ne faisait qu’en prévenir l’exécution : qu’au reste, il rendrait compte de sa conduite au sénat. Ayant ainsi congédié les ambassadeurs, il pressa le siège.

Les consuls reçurent une lettre touchante d’Adherbal, qui livrait son royaume à la république, et ne lui demandait, au nom de Massinissa, son aïeul, que de garantir sa vie des fureurs de Jugurtha. Quelques sénateurs, indignés de voir ainsi mépriser l’arbitrage de Rome, proposaient de faire passer sur-le-champ une armée en Afrique ; mais les partisans du roi numide firent rejeter cet avis. On se contenta d’envoyer à Utique, Scaurus, prince du sénat, et plusieurs autres consulaires. Dès qu’ils y furent arrivés ils ordonnèrent à Jugurtha de se rendre près d’eux. Jugurtha flottait entre la crainte que lui inspiraient de si grands personnages et la passion de dominer : l’ambition l’emporta ; il donna un assaut terrible, espérant terminer toute contestation par la prise de la ville, et par la ruine d’Adherbal ; mais ses troupes furent repoussées, et il alla trouver les ambassadeurs romains, dont les prières et les menaces ne purent rien gagner sur son esprit.

Le siège continuait cependant toujours. Quelques troupes italiennes, qui faisaient la principale défense de la ville, fatiguées de la longueur d’un blocus qui les privait de vivres, persuadèrent à Adherbal que, protégé par Rome, il pouvait capituler sans crainte, et que ses droits seraient mieux soutenus par la négociation, que par ses armes. Le faible prince suivit ce funeste conseil ; il se rendit à Jugurtha qui le fit périr dans des tourments affreux ; et, par ses ordres, on massacra les Numides et les Italiens qui avaient défendu la ville.

Lorsque la nouvelle de cette sanglante exécution parvint à Rome, les partisans de Jugurtha tentèrent et espérèrent de faire traîner les délibérations en longueur ; mais Caïus Memmius tribun du peuple, ardent ennemi de la noblesse, dévoilant hautement les intrigues des patriciens, corrompus par Jugurtha, fit craindre au sénat que le peuple irrité ne s’attirât la connaissance de cette affaire. On se décida, donc à déclarer la guerre au roi numide, et, les départements étant tirés au sort, l’Italie échut à Scipion Nasica, et l’Afrique à Lucius Calpurnius Bestia.

Jugurtha envoya encore à Rome des ambassadeurs, dans le dessein d’acheter son absolution par de nouveaux présents ; mais, le sénat ayant arrêté, qu’on n’écouterait le roi que s’il remettait sa personne et son royaume à la discrétion du peuple romain, ses envoyés retournèrent en Afrique.

Calpurnius, général brave et expérimenté, ternissait ses belles qualités par une sordide avarice. Fort contre les périls, il devenait faible à la vue de l’or. En levant son armée, il prit pour lieutenants des patriciens illustres par leur naissance et par leurs exploits, mais factieux et cupides, espérant que leur crédit couvrirait ses malversations : de ce nombre était Scaurus.

Le consul arrivant en Afrique, entra rapidement en Numidie, fit un grand nombre de prisonniers, et s’empara de plusieurs villes, Jugurtha, par ses émissaires, lui montra les difficultés de cette guerre et la facilité de s’enrichir. Le consul et Scaurus se laissèrent si promptement corrompre, que Jugurtha, qui m’avait espéré que le ralentissement de leurs opérations, crut qu’il pouvait acheter la paix ; il vint avec confiance dans le camp du consul, se justifia pour la forme en présence du conseil, et convint en secret avec Calpurnius des articles d’un traité qui, moyennant un tribut, le laissait en possession de son royaume.

Après la signature de cet acte, il livra aux questeurs trente éléphants, un grand nombre de chevaux et une somme d’argent peu considérable : Calpurnius retourna ensuite en Italie pour les élections.

La nouvelle de cette pacification devint à Rome le sujet des discussions les plus vives. La prévarication du consul était évidente, mais le crédit dont jouissait Scaurus empêchait le sénat de se déclarer ouvertement contre Calpurnius.

Le tribun Memmius, révolté de cette infamie, la dénonça au peuple. J’ai honte, dit-il, de vous rappeler à quel point vous êtes devenus, depuis quinze ans, le jouet de l’orgueil et de l’avidité de quelques ambitieux. Vous leur avez laissé massacrer vos défenseurs ; jugez combien cette lâcheté vous avilit, puisque après avoir repris l’avantage sur vos ennemis vous n’osez vous relever. Craindrez-vous toujours des hommes dont vous devriez être la terreur ? Les Gracques et Fulvius ont péri assassinés par vos tyrans ; dès qu’on défend vos droits, on est regardé comme coupable d’aspirer à la royauté ; et par qui ? par des tyrans ambitieux, par des hommes lâches et cupides, qui pillent le trésor public, s’emparent des tributs des rois, et accumulent toutes les dignités et toutes les richesses. J’ose lutter aujourd’hui contre leur puissance ; mon succès dépend de vous. Cessez de supporter leur joug ! L’impunité les enhardit ; loin de rougir de leurs crimes ils en font gloire ; leur union accroît leur force, et votre faiblesse fait leur sûreté.

Le désir de ne pas troubler votre repos me ferait supporter encore votre indulgence pour ces hommes impies, meurtriers et dilapidateurs, si elle ne devait pas vous conduire infailliblement à votre perte ; mais il est impossible de vivre en paix avec eux ; ils sont les ennemis de vos alliés et les alliés de vos ennemis ; vous voulez être libres, ils veulent dominer, et vous n’aurez bientôt de choix qu’entre la guerre civile et l’esclavage.

Il est temps de mettre un frein à leur criminelle ambition ; je vous conjure, Romains, de ne pas laisser impuni l’énorme attentat qu’ils viennent de commettre. Il ne s’agit plus ici de pillage ni de concussions ; ce sont des crimes devenus si vulgaires qu’on n’y attache plus aucune importance ; mais, en présence de l’armée, on a mis tout à l’heure à l’encan l’intérêt public et la majesté de Rome. Si vous ne châtiez les coupables, consentez donc à être leurs sujets ; car faire impunément tout ce qu’on veut, c’est être roi.

Ce discours de Memmius enflamma le peuple d’un tel courroux, qu’à la grande surprise des patriciens il rendit un plébiscite pour ordonner au préteur Cassius d’envoyer Jugurtha à Rome, avec un sauf-conduit, afin que, d’après ses dépositions, on pût vérifier l’accusation et punir les coupables.

Jugurtha ne résista point aux conseils de Cassius. La probité de ce préteur, était en si haute estime, que le roi se confia avec plus d’assurance à sa garantie personnelle qu’au sauf-conduit de la république. Il arriva à Rome, non avec la pompe d’un monarque puissant, mais dans l’appareil lugubre d’un accusé qui cherche à exciter la pitié.

Ses premières démarches eurent pour objet de s’assurer par ses prodigalités quelques appuis dans le peuple. Cependant la multitude irritée voulait qu’on le mît aux fers, et que, s’il ne déclarait ses complices, on le fit mourir comme ennemi public. Memmius, opposé à tout excès et fidèle aux principes de la justice, déclara qu’il ne souffrirait pas que l’on violât la foi publique.

Sa fermeté apaisa le tumulte. Faisant ensuite paraître Jugurtha, il lui rappela ses crimes, et l’avertit que le peuple connaissait ses complices, et voulait que son aveu complétât leur conviction. Il le prévint que, s’il confessait la vérité, il devait tout espérer de la clémence romaine, tandis que, s’il manquait de bonne foi, il se perdrait lui-même sans sauver les coupables.

Le tribun ordonna ensuite au roi de répondre ; mais un autre tribun, nommé Bébius, et gagné par l’or de Jugurtha, défendit à ce p rince de prendre la parole. Cette opposition excita une violente fermentation dans la multitude, Bébius résista avec opiniâtreté à ses clameurs et à ses menaces, et l’assemblée se sépara furieuse d’être si indignement jouée. Ce succès ranima le courage des accusés.

Il existait alors à Rome un Numide nomme Massiva, petit-fils de Massinissa. Il s’était sauvé de Cirtha après le meurtre d’Adherbal. Le nouveau consul, Spurius Albinus, conseilla secrètement à ce prince de demander au sénat le royaume de Numidie. Massiva suivit son avis. Jugurtha, informé de ses premières démarches, le fit assassiner par des hommes qu’avait apostés Bomilcar, un de ses favoris. Bomilcar fut arrêté, et l’on commença des informations contre lui. Jugurtha donna cinquante otages pour le mettre en liberté et le renvoya secrètement en Afrique. Le roi tenta ensuite vainement de réchauffer ses partisans par de nouveaux dons ; tous ses trésors ne purent l’emporter sur l’horreur qu’inspiraient tant de crimes. La guerre lui fut de nouveau déclarée, et le sénat lui ordonna de sortir de l’Italie. On raconte qu’en partant il tourna ses regards sur Rome, et s’écria : Ô ville corrompue et vénale ! pour te vendre et pour périr tu n’attends qu’un acheteur.

Le consul Albinus se rendit promptement en Afrique. Il voulait terminer la guerre avant les comices, ou par la victoire ou par un traité ; mais il était également difficile de vaincre ou de tromper Jugurtha.

Ce prince, voyant sa ruine résolue par le sénat, opposa aux forces de Rome celles de son génie. Vaillant, rusé, infatigable, il profita pour grossir ses troupes et pour gagner du temps, de toutes les ressources que lui offraient la connaissance du pays et l’orgueil confiant du général romain. Tantôt menaçant, tantôt suppliant, il se montrait un jour prêt à combattre, le lendemain disposé à se soumettre : vif dans ses attaques et prompt dans ses retraites, il déjoua tellement le consul par ses manœuvres et par ses artifices, que ce général perdit toute l’année sans faire de progrès et revint, pour les comités à Rome : aussi le peuple l’accusa d’incapacité ou de trahison.

Son frère Aulus, chargé du commandement de l’armée, voulut s’emparer d’une ville dans laquelle étaient renfermés les trésors de Jugurtha. Ce général, avide et présomptueux espérait effrayer le roi de Numidie par l’audace de cette entreprise, et le forcer à lui vendre la paix. Jugurtha, connaissant son impéritie, se montre effrayé pour augmenter sa confiance : il lui envoie des députés qui trompent son ambition et son avarice. Feignant de fuir, il engage Aulus, par l’appât d’un traité secret et lucratif, à le suivre dans des lieux écartés où ses intrigues pourraient être plus cachées. Ses agents subornent les officiers, qui lui promettent d’abandonner leurs postes au premier signal.

Tout étant ainsi disposé, il investit la nuit le camp romain, et s’en empare. Les légions prenaient la fuite, jettent leurs armes, et se trouvent enveloppées de tous côtés par les Numides embusqués. Le lendemain Jugurtha déclara au consul que, bien qu’il le tint enfermé, et qu’il pût le faire périr avec son armée, il consentait à lui accorder la paix, à condition que les légions passeraient s6üs le joug et qu’elles évacueraient dans dix jours la Numidie. La peur contraignit Aulus à signer cette paix ignominieuse.

Il est plus facile de concevoir que d’exprimer la surprise, et l’indignation que la nouvelle, de cet échec répandit dans Rome. Le sénat refusa de ratifier le traité, et déclara, que le consul n’avait pu en conclure sans son ordre : décision d’autant plus injuste qu’en rompant la paix, on ne replaçait pas l’armée dans la position périlleuse où elle s’était trouvée au moment de la capitulation.

Le peuple, irrité plus que jamais contre les patriciens, nomma une commission chargée de faire des informations contre tous ceux qui s’étaient laissé corrompre par Jugurtha. Scaurus eut l’audace et l’habileté de se faire élire commissaire ; juge de ses complices il les condamna et les exila sans pudeur.

La faction populaire, après ce succès obtenu contre les riches et les grands, se montra aussi insolente que la noblesse avait paru orgueilleuse. Telle est partout la multitude ; soumise dans les jours de prospérité, elle admire les fautes même du gouvernement, lorsqu’elles sont couronnées de succès, tandis que les revers les moins mérités la disposent toujours à la sédition.

On élut consuls Métellus et Silanus. Le premier obtint le département de d’Afrique. C’était un homme d’une probité sans tache, général habile, également estimé par les deux ordres de l’état. Comme il comptait peu sur les légions humiliées et vaincues, il en leva d’autres, et rassembla beaucoup de vivres, d’armes et de chevaux. Il trouva en Afrique une armée indisciplinée, hardie en paroles, faible dans l’action, molle pour les travaux, ardente au pillage, et plus redoutée par les alliés que par les ennemis.

Metellus, par sa sévérité, rétablit l’ordre, assujettit les soldats à des exercices continuels, et remit la discipline en vigueur. Jugurtha, redoutant un semblable adversaire, lui envoya des ambassadeurs, et lui proposa de soumettre lui et son royaume aux Romains, pourvu qu’on lui accordât une existence sûre et honorable.

Metellus fit publiquement à ces propositions peu sincères une réponse évasive. Combattant ce prince perfide et corrupteur avec ses propres armes, il gagna secrètement ses ambassadeurs, qui lui promirent de livrer le roi, et il entra ensuite promptement en Numidie.

La soumission apparente de l’Africain n’endormit pas sa vigilance : il savait que ce prince était aussi redoutable de loin que de près. Quoiqu’il ne rencontrât d’abord aucun obstacle, il éclairait sa marche, couvrait ses flancs, et se tenait lui-même toujours aux avant-postes de son armée.

Jugurtha, certain qu’il ne pouvait tromper Metellus, résolut de tenter le sort des armes. Réunissant toutes ses troupes, il en plaça une partie sur une colline, dans une position forte, et cacha le reste dans de hautes bruyères, près d’un fleuve.

Entre la rivière et la montagne se trouvait une plaine déserte que Metellus devait traverser. Dès qu’il s’y fut avancé, les Numides l’attaquèrent de toutes parts. Dans cette terrible mêlée toute manœuvre était impossible ; on combattait corps à corps, et la victoire semblait devoir dépendre plus du courage que de l’habileté.

L’action dura toute la journée ; enfin la chaleur et la fatigue ayant ralenti l’ardeur des Numides, Metellus parvint à rétablir les rangs, à former des cohortes, et, malgré la résistance de l’ennemi, il s’empara de la colline. Le roi n’avait pour lui que son génie et la force de sa position ; ses soldats étaient inférieurs en vaillance aux Romains ; dès que ceux-ci furent maîtres de la montagne, les barbares prirent la fuite.

Rutilius, qui commandait l’arrière-garde romaine, défit aussi l’aile gauche des Africains. Metellus, vainqueur, continua sa marche, prit plusieurs forteresses, ravagea les campagnes, et fit livrer beaucoup d’otages et une grande quantité de munitions.

 Jugurtha, battu, mais non découragé, changea de système. Il ne livra plus de bataille ; à la tête d’une nombreuse cavalerie, il harcelait sans cesse les Romains, s’emparait de leurs convois, et tuait tous ceux qui s’éloignaient des colonnes.

Il surprit dans la ville de Zicca Marius, lieutenant du consul ; ce guerrier, depuis si célèbre, né pour la gloire et pour le malheur de Rome, se tira de ce péril par une intrépidité héroïque et fit sa retraite sans être entamé.

Metellus forma le siège de Zama ; il croyait Jugurtha fort loin de lui ; mais au moment où il donnait l’assaut, ce prince infatigable fond sur le camp romain et s’en empare. Toute la garde était déjà massacrée ; quarante hommes seuls défendaient à l’extrémité du camp une porte élevée, lorsque Marius accourt avec quelques troupes, trouve les Numides occupés au pillage, les chasse du camp, et en fait un grand carnage.

Le lendemain Metellus renouvelle l’assaut, et Jugurtha, recommence son attaque à la tête de toute son armée. La bataille dura deux jours ; Metellus repoussa les Africains ; mais, affaibli par tant  de combats, il leva le siége de Zama, laissa des garnisons dans les villes conquises, et prit des quartiers d’hiver sur la frontière de la Numidie. Cherchant ensuite à s’assurer par la ruse un succès plus prompt et plus sûr que par les armes, il corrompit Bomilcar, et l’engagea par de grandes promesses à trahir son roi.

Le perfide favori rejoignit son maître qu’il trouva dévoré d’inquiétudes. Il lui représenta que ses campagnes étant dévastées et son trésor épuisé, le découragement porterait bientôt les Numides à traiter eux-mêmes avec les Romains, s’il ne prenait le parti de se soumettre et de négocier avec une république dans laquelle il avait de nombreux partisans qui garantiraient son existence de tout danger.

Jugurtha entraîné par ses conseils, envoya des ambassadeurs au consul pour déclarer qu’il abandonnait à Rome son royaume et sa personne. Metellus exigeait qu’on lui livrât sur-le-champ un grand nombre d’éléphants, beaucoup de chevaux et d’armes, et deux mille livres d’or. Jugurtha obéit et reçut l’ordre de se rendre à Tisidium : mais ce prince, soit par inconstance, soit par la crainte que lui inspirèrent peut-être des avis secrets, changea tout à coup ses résolutions, et se décida à continuer la guerre.

Dans ce même temps, Marius, qui, se trouvait à Utique, offrit un sacrifice aux dieux. Un aruspice, consultant les entrailles des victimes, lui prédit les plus hautes destinées. Ce présage fit éclater l’ambition qui le dévorait depuis longtemps. Marius, doué d’un grand génie pour la guerre, méprisant les plaisirs et les richesses, n’était avide que de gloire et d’autorité. Force, courage, intelligence, il avait toutes les qualités qui peuvent, dans des temps de troubles, élever un homme au faîte du pouvoir. Né dans les rangs du peuple, il partageait sa haine contre la noblesse. Dès sa plus tendre enfance il porta les armes ; négligeant l’instruction des Grecs et l’urbanité romaine, il n’étudia que la guerre, et s’y distingua tellement que, bien qu’inconnu personnellement de la plus grande partie des citoyens, sur le bruit de ses exploits, les suffrages des comices le nommèrent tribun militaire. Parcourant successivement tous les grades, ses succès lui donnèrent tant d’éclat, qu’on le jugeait toujours digne d’un emploi plus élevé que celui qu’il occupait. Malgré ce mérite éminent, il n’avait point encore porté ses vœux jusqu’au consulat, auquel peu de plébéiens osaient prétendre. La prédiction de l’aruspice l’enhardit, et il demanda à Metellus un congé, dans le dessein de solliciter à Rome cette dignité.

Metellus estimait son courage, son habileté, et, jusque-là, s’était montré un ami ; mais fier, comme tous les patriciens, il chercha à le détourner de son projet, lui conseillant de ne pas s’exposer à un refus ; et comme Marius insistait, il lui dit qu’il ferait bien d’attendre l’époque où Metellus son fils, encore enfant, pourrait solliciter cette charge de concert avec lui.

Cette raillerie blessa profondément Marius, qui, de ce moment, n’écoutant que son ambition, et indifférent sur les moyens de la satisfaire, se forma des partisans parmi les officiers, excita le mécontentement des soldats, fronda la conduite de son général, et dénigra ses talents. Exaltant sans cesse ses propres exploits, il se vantait qu’avec la moitié de l’armée il mettrait bientôt Jugurtha dans ses fers, et il accusait Metellus de prolonger la guerre pour jouir plus longtemps de l’autorité.

Ces propos, répétés fréquemment aux habitants des villes et aux négociants, produisirent une vive impression sur eux. La guerre faisait languir le commerce ; une paix prompte pouvait seule lui rendre la vie.

Marius mit encore dans ses intérêts Gauda, prince numide, qui devait hériter du trône de Jugurtha, et dont Metellus avait imprudemment choqué l’amour-propre. Ce prince, les chevaliers romains, les négociants, les soldats mêmes écrivaient sans cesse à Rome, blâmaient les lenteurs du consul, et répétaient tous que le seul moyen de terminer cette guerre était d’en confier la conduite à Marius.

Toutes ces lettres, circulant dans la ville faisaient perdre à Metellus la confiance publique, et assuraient à Marius la faveur populaire.

Tandis que le consul se voyait ainsi attaqué dans sa patrie par l’ingratitude d’un client de sa famille, longtemps protégé par lui, la fortune lui donnait d’autres sujets d’inquiétude. Les plébéiens de la ville de Vacca, de concert avec les soldats de la garnison égorgèrent dans un festin les patriciens et les officiers qui s’y trouvaient. Le consul attaqua les rebelles, les vainquit, et livra la ville au pillage.

Dans le même temps, Jugurtha, ayant intercepté une lettre qui lui découvrit le complot de Bomilcar contre ses jours, fit tomber la tête de ce traître ; mais, depuis ce moment, la crainte de la trahison et le remords de ses crimes ne lui permirent pas de goûter un instant de repos. Croyant voir dans chacun de ses sujets un conspirateur, il changeait sans cesse de ministres, de gardes, de logement et même de lit. Poursuivi dans son sommeil par des songes effrayants, souvent, au milieu de la nuit, il prenait ses armes, appelait ses gardes à son secours, et les accès de terreur de ce prince perfide et sanguinaire ressemblaient aux fureurs d’un homme en délire.

Metellus marcha contre lui, le défit complètement, et le força de traverser les déserts, et de se retirer ensuite à Thala, où il avait renfermé ses enfants et les débris de ses richesses.

Le consul le poursuivit avec plus d’ardeur que de prudence ; les troupes romaines, brûlées par le soleil et privées d’eau, se voyaient au moment de périr ; elles furent sauvées par une pluie abondante, très rare dans ces climats, et que le ciel semblait envoyer à leur secours. Jugurtha, découragé, se retira avec ses enfants chez les Maures. Leur roi Bocchus était son gendre ; il releva son courage, et contracta avec lui une alliance contre les Romains. Ceux-ci ne prirent que les murailles de Thala, les habitants mirent le feu à la ville, et périrent dans les flammes.

Marius, arrivé en Italie, fut porté au consulat par les suffrages unanimes du peuple, malgré tous les efforts des patriciens. Le nouveau consul, aigri par leur résistance, fit éclater violemment sa haine contre eux. Dans sa première harangue au peuple, après avoir retracé tous les devoirs que lui imposait sa charge, il s’efforça de prouver que l’homme nouveau, qui n’avait d’autre soutien que sa vertu, devait inspirer plus de confiance que ces hommes superbes qui se croyaient dispensés de tout mérite par l’illustration de leur race, par la richesse de leur famille, et par le nombre de leurs clients.

Romains, disait-il, ce que j’ai fait, avant d’avoir obtenu vos suffrages, vous dit assez ce que je saurai faire désormais pour les justifier. Ceux qui ont joué la vertu par ambition cessent de se contraindre dès qu’ils sont parvenus au pouvoir ; mais, moi, je l’ai pratiquée dès l’âge le plus tendre ; l’habitude l’a naturalisée dans mon âme. Je sais cependant que les nobles, jaloux, de mes honneurs et non de mes travaux, ne peuvent me pardonner la préférence que vous m’ayez accordée. Examinez donc, il en est temps encore, si vous ne feriez pas mieux de confier vos armées et la direction de la guerre contre Jugurtha, à l’un de ces illustres patriciens, si riches en aïeux, si pauvres en services. Vous savez ce qu’ils font en pareille circonstance. Connaissant eux-mêmes leur impéritie, ils s’entourent de quelques plébéiens dont ils forment leur conseil ; et, chargés par Rome de commander, ils s’empressent de choisir quelqu’un qui les commande.

Il est vrai que, dès qu’ils sont revêtus du consulat, ils commencent à lire l’histoire de nos ancêtres et les livres militaires des Grecs ; renversant ainsi l’ordre naturel , ils aspirent au gouvernement avant de s’instruire, et ne se mettent à étudier, que lorsqu’il est question d’agir.

Citoyens, comparez leur orgueil avec le mérite d’un homme nouveau ! Ce qu’on doit leur apprendre, je l’ai fait ; ce qu’il faut leur raconter, je l’ai vu ; ce qu’ils espèrent trouver dans les livres, je l’ai appris tous les jours en combattant. Décidez, donc si vous devez préférer mes actions à leurs paroles. Il est vrai que je ne puis étaler comme eux les images, les consulats, les triomphes de mes ancêtres ; mais je puis vous montrer des javelots, des harnois, des étendards, des couronnes, nobles dons de mes chefs, et ces nombreuses cicatrices dont ma poitrine est couverte. Voilà ma noblesse et mes titres ; je ne les possède point par héritage ; je les ai trouvés au milieu des périls. Mes discours sont sans art ; peu m’importe ! Ma vertu se montre toute nue ; je laisse les prestiges de l’éloquence à ceux qui veulent cacher la turpitude de leurs actions.

J’avoue que j’ai négligé les lettres grecques, parce qu’elles n’ont pas rendus plus braves et plus libres ceux qui les enseignent ; mais j’ai appris une science plus utile à la république, celle de frapper l’ennemi, d’exercer les troupes, de braver la rigueur des saisons, de coucher sur la dure, de supporter le travail et la misère, et de ne rien craindre que la honte. Cette instruction, je la donnerai à vos soldats ; gloire et dangers, tout sera commun entre nous. La noblesse me méprise, et me traite d’homme grossier, parce que je ne sais pas ordonner un repas splendide ; parce que je n’ai pas d’histrions à mes gages ; ni de cuisinier qui me coûte plus qu’un laboureur. Je me fais gloire de mériter ces reproches : j’ai appris de mon père que les vertus sont nos richesses et les armes notre parure ; que le luxe convient aux femmes et le travail aux hommes. Ces superbes patriciens, livrés aux voluptés, peuvent, j’y consens, passer leur vieillesse comme leur enfance dans les festins : les sueurs et la poussière nous plaisent mieux que leurs orgies ; mais ce que je ne puis souffrir c’est que des hommes ainsi dégradés vous enlèvent les récompenses dues à vos exploits, et que leurs vices, qui devraient les déshonorer, les conduisent à une élévation et à une autorité qui amènera la ruine de la république, victime et non complice de leur dépravation.

Après avoir repoussé leurs reproches en comparant nos mœurs simples et mâles à leur dérèglement efféminé, je veux vous entretenir des affaires publiques. La guerre de Numidie, citoyens, ne doit plus vous inspirer d’inquiétude ; puisque vous éloignez de l’armée l’avarice, l’orgueil, l’impéritie, qui seuls soutenaient les espérances de Jugurtha. Vos troupes connaissent parfaitement le pays ; mais il est nécessaire de les encourager, de les fortifier et de les compléter. Elles ont été jusqu’ici plus braves qu’heureuses ; l’imprudence ou la cupidité de leurs généraux en ont laissé détruire la plus grande partie.

Vous tous qui êtes en âge de combattre, joignez-vous donc à moi pour servir la patrie : que nos malheurs passés ne vous inspirent aucun effroi. Je serai votre compagnon dans la marche, dans les travaux, dans les périls. Tout est mûr pour nos succès : nous avons à cueillir une ample moisson de victoires, de butin et de renommée ; et quand même ces biens seraient douteux, il est du devoir de tout honnête homme de défendre son pays. La lâcheté n’a jamais immortalisé personne : un père ne souhaite pas que ses enfants soient éternels, mais qu’ils vivent avec honneur. Je parlerais plus longtemps si les discours pouvaient donner du courage aux timides ; pour les vaillants, j’en ai dit assez.

La confiance qu’inspirait Marius excitait l’ardeur de la jeunesse pour s’enrôler. Après avoir pris toutes les mesures qui pouvaient assurer le succès de son expédition, il partit pour l’Afrique. Metellus évita sa présence, et chargea Rutilius de lui remettre le commandement de l’armée.

Le consul, dans le dessein d’aguerrir et d’encourager les nouvelles levées, conduisit ses troupes dans une contrée fertile, attaqua  plusieurs forteresses et fit partager aux soldats un immense butin. Les deux rois africains coururent au fond de leurs états pour y rassembler des forces contre ce redoutable ennemi.

Metellus croyait, en arrivant à Rome, trouver les esprits aigris et animés contre lui par les intrigues de Marius. A sa grande surprise, le sénat et le peuple lui témoignèrent une égale bienveillance. L’envie était morte avec son autorité.

Marius, poursuivant sa marche rapidement, battit en plusieurs rencontres les Maures et les Numides. Il surprit la ville de Capsa dont il massacra les habitants. La crainte décida plusieurs autres cités à lui ouvrir leurs portes.

Les plus habiles généraux doivent toujours une grande partie de leur gloire à la fortune. Elle fit tomber dans les mains de Marius une forteresse qui renfermait les trésors de Jugurtha, et que sa position sur un roc escarpé faisait regarder comme imprenable. Un soldat ligurien, voulant prendre des escargots, découvrit un sentier caché par des broussailles. Les Romains, profitant de sa découverte montèrent en silence, au milieu de la nuit, par ce chemin sur le roc, escaladèrent la muraille, et s’emparèrent de la ville.

Marius reçut, peu de temps après, un renfort considérable qui lui arrivait d’Italie. Lucius Cornélius Sylla le commandait. Ce jeune patricien, qui s’immortalisa par son génie, par sa fortune et par ses cruautés, devait le jour à une famille ancienne, mais peu illustre. Savant dans les lettres, grecques et latines doué d’un esprit vaste, adonné aux voluptés, mais plus avide de gloire, il ne se livrait à ses goûts que dans les temps de repos. Jamais les plaisirs ne lui firent négliger les affaires ; son épouse seule y fut sacrifiée. Éloquent et rusé, facile avec ses amis, affable pour la multitude, profond dans ses desseins, habile à les cacher, prodigue de ses richesses y intrépide dans l’action, constant dans ses projets, il fut regardé comme le plus heureux des hommes jusqu’à l’époque de la guerre civile qui couronna son ambition et ternit sa gloire.

Jamais sa capacité ne fut inférieure à sa fortune, et l’on ne peut décider s’il eut plus de bonheur que d’habileté. Salluste, après avoir fait un magnifique éloge de ce Romain célèbre, ajoute ce peu de mots : Je ne parle que des temps qui ont précédé sa dictature ; j’ignore si je serais plus affligé que honteux de retracer ce qu’il a fait depuis ces jours funestes.

Sylla, lorsqu’il vint en Afrique, débutait dans la carrière militaire. Bientôt sa réputation éclipsa celle de tous ses compagnons d’armes. Familier avec les soldats, respectueux avec ses chefs, recevant des présents à regret, prodiguant ses dons avec plaisir, obligeant sans exiger de retour, généreux sans intérêt, il passait facilement de la conversation la plus enjouée à l’entretien le plus sérieux. Assidu à tous les exercices, surveillant tous les postes, il se montrait le plus infatigable dans les travaux ; on le trouvait toujours le premier dans les périls. Loin de suivre la marche vulgaire des ambitieux, il ne frondait jamais les opérations de ses généraux, et n’attaquait aucune réputation. Son amour-propre l’excitait seulement à se conduire de sorte que personne ne pût l’emporter sur lui en activité, en prudence et en courage. Ses grandes qualités lui attirèrent promptement l’estime de Marius et l’affection des soldats.

 Bientôt Bocchus et Jugurtha, ayant réuni toutes leurs forces, vinrent attaquer les Romains. La bataille fut longue et sanglante ; Marius, à la tête d’un corps d’élite, se montrait partout, ralliait ses soldats quand ils étaient trop pressés par les Africains, arrêtait les ennemis par de vives charges, lorsqu’ils commençaient à prendre quelque avantage. La nuit mit fin au combat, sans que la victoire se fût décidée d’aucun côté : mais, tandis que les deux armées, excédées de fatigue, se livraient au repos pour réparer leurs forces, tout à coup, avant le point du jour, Marius donne le signal du combat. Le bruit des trompettes, les cris des Romains réveillent en sursaut les barbares abattus et surpris. La vigueur de cette attaque soudaine répand parmi les Africains le désordre et la terreur. Un grand nombre périt en voulant se rallier et courir aux armés ; le reste prit la fuite, et cette déroute leur fit éprouver plus de pertes que les batailles les plus disputées.

Après cette victoire, Marius s’approcha des villes maritimes pour faire jouir son armée de l’abondance et du repos. Les peuples belliqueux de l’Afrique, opposant leur nombre au courage des Romains, remplaçaient sans cesse leurs armées détruites par de nouvelles armées. Bocchus et Jugurtha vinrent encore peu de temps après attaquer les Romains ; et tandis que Marius, à la tête de son aile droite repoussait avec vaillance les Numides, Bocchus, répandant le faux bruit de la mort du consul, mit le désordre dans l’aile gauche de l’armée romaine, et la poursuivit jusqu’au camp.

Sylla, accourant alors avec impétuosité, chargea les Maures, arrêta leurs progrès, et rétablit le combat. Marius, vainqueur des Numides, vint se joindre à lui : leurs efforts réunis mirent les barbares en pleine déroute, et Jugurtha, abandonné des siens, ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval.

Quelques jours après cette défaite, Bocchus découragé demanda la paix. Le consul ordonna à Sylla et à Manlius de se rendre auprès de lui. Sylla, dans un discours adroit, après avoir flatté l’amour-propre de ce prince par de grands éloges sur sa bravoure et sur sa puissance, lui conseilla de ne plus ternir sa gloire par une alliance avec Jugurtha, le plus méchant des hommes.

Ne nous placez pas, lui dit-il, dans la triste nécessité de punir également votre erreur et ses crimes. Le peuple romain a toujours mieux aimé se faire des amis que des esclaves. L’alliance lui paraît plus sûre que la soumission. La distance qui nous sépare vous offre en nous des alliés utiles, et qui ne peuvent vous nuire. Plût aux dieux que vous eussiez d’abord senti cette vérité ! Mais puisque les choses humaines dépendent des caprices de la fortune, ne négligez pas l’occasion qu’elle vous offre, et réparez par des services le mal que vous avez voulu nous faire. Apprenez que le peuple romain ne se laisse jamais vaincre en bienfaits ; quant à la force de ses armes, vous la connaissez.

Jugurtha, alarmé de cette négociation, redoubla d’intrigues pour la déjouer. Il y réussit quelque temps ; mais Bocchus, las de la guerre, résolut de la terminer, et envoya des ambassadeurs à Rome pour demander à quelles conditions il pourrait se réconcilier avec la république.

Le sénat répondit qu’on oublierait le passé, et qu’on accepterait son alliance lorsqu’il aurait su mériter l’amitié du peuple romain.

Bocchus écrivit au consul qu’il désirait revoir Sylla. Celui-ci partit avec quelques officiers pour se rendre près de lui : en chemin, il rencontre un corps de cavalerie maure, commandé par Volux, fils de Bocchus ; apprenant en même temps qu’à peu de distance de ce lieu Jugurtha est arrivé, et qu’il y campe avec ses troupes, il se croit trahi, et se prépare au combat, préférant une mort certaine, mais glorieuse, à une honteuse captivité.

Volux alors s’avance, demande à lui parler, proteste de son innocence, et l’assure qu’il ignorait le mouvement de Jugurtha. Il ajoute que les forces de ce prince sont peu nombreuses, qu’il ne s’est mis en marche que par inquiétude, et que, n’ayant d’autre espoir que dans la protection de Bocchus, il n’osera point, sous les yeux de ce monarque, attenter aux jours ou à là liberté d’un ambassadeur romain. Enfin il propose à Sylla de venir seul avec lui trouver son père. L’intrépide romain s’y décide. Jugurtha surpris de son audace lui laisse traverser son camp sans oser l’arrêter, et se contente de faire épier par ses agents les démarches du roi de Mauritanie.

Celui-ci, flottant entre les liens du sang qui l’attachaient au roi numide et la crainte que Rome lui inspirait, n’avait plus que le choix des trahisons, et ne savait encore s’il devait livrer Jugurtha aux Romains, ou Sylla à Jugurtha.

Dans la conférence publique on ne parla que de la paix générale ; mais, pendant la nuit, Bocchus et Sylla se virent secrètement. Le roi, incertain et faux comme tous les princes faibles, demanda d’abord que Rome lui permît de rester neutre entre elle et son gendre. Il ne put l’obtenir ; Sylla le menaçait d’un côté de la perte de son trône, s’il ne se déclarait pas entièrement pour la république, et lui offrait en même temps l’alliance de Rome et une partie de la Numidie, s’il livrait Jugurtha.

Bocchus, poussé par la peur, retenu par la honte, après avoir résisté longtemps, céda enfin à l’adresse et à l’éloquence de Sylla. Il fit dire à Jugurtha que le moment favorable pour faire la paix était arrivé, qu’on lui assurait des conditions honorables, et qu’il devait se hâter de venir conclure le traité.

Jugurtha désirait vivement la fin de la guerre ; mais, doutant de la sincérité des Romains, il répondit que, comme il se méfiait de Marius, il exigeait avant tout qu’on lui donnât Sylla en otage. Le perfide Maure le lui promit, et ses protestations trompèrent les agents de Jugurtha comme leur maître.

Au jour marqué pour la conférence, le roi de Numidie s’avança à la tête de ses troupes. Bocchus, dans l’intention apparente de lui faire honneur, vint au-devant de lui avec quelques officiers, et s’arrêta sur une éminence derrière laquelle on avait embusqué des soldats.

Le prince numide ne voyant rien qui pût, exciter sa défiance, se sépare de sa troupe, et, suivi de quelques amis, s’approche du roi. Des deux côtés, suivant les conventions faites pour cette entrevue, on était sans armes : mais aussitôt que Jugurtha fut arrivé près de Bocchus, au signal donné, les soldats cachés se lèvent, l’enveloppent, massacrent ceux qui l’accompagnaient, et le livrent enchaîné à Sylla qui le conduit au camp de Marius.

Tandis que le consul et son lieutenant, loin d’imiter les vertus et la générosité des Camille et des Fabricius, achevaient par la trahison une guerre qu’ils auraient dû terminer par les armes, l’Italie consternée apprenait l’entière défaite de ses légions vaincues par les sauvages habitants du Nord. Les Cimbres, accourus en foule de la Chersonèse qui porte aujourd’hui le nom de Danemark, traversant la Germanie et les Gaules, avaient mis en fuite et détruit l’armée commandée par Cœpion et par M. Manlius. Ce désastre répandait la terreur dans Rome, et lorsqu’on apprit que la Numidie était soumise et Jugurtha dans les fers, le peuple nomma de nouveau Marius consul, malgré son absence, et lui donna le département de la Gaule,

En arrivant à Rome il reçut les honneurs du triomphe. Jugurtha enchaîné suivait son char. Le sénat, abusant de la victoire, condamna ce prince à mourir de faim. Ses crimes méritaient ce supplice ; mais Rome n’avait sur lui d’autres droits que la force. Le bourreau déchira son manteau, et il fut jeté tout nu dans un cachot, où la mort ne termina ses souffrances qu’au brut de six jours, l’an 647 de Rome.

 

FIN DU PREMIER LIVRE