HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE ONZIÈME

 

 

UN objet plus important fixa bientôt l’attention du monde. La paix qui existait depuis cinquante ans entre Rome et Carthage fut rompue. L’inexécution du traité servit de prétexte à cette nouvelle guerre, dont la ruine totale des Carthaginois était le but. On avait stipulé dans ce traité que Carthage rendrait à Massinissa les possessions qu’elle lui avait enlevées. Ce prince, comptant sur la partialité de ses alliés et sur la faiblesse de ses ennemis, éleva ses prétentions, au-delà de ses droits, et s’empara de Leptine, ainsi que d’autres places qui ne lui appartenaient : pas. Les Carthaginois se plaignirent à Rome, et réclamèrent ou l’observation du traité, ou la permission de se défendre contre celui qui voulait l’enfreindre. Le sénat envoya des commissaires en Afrique, avec l’apparente intention de rendre justice, et dans le dessein réel de fomenter la discorde.

Caton le censeur se trouvait parmi ces commissaires. Orateur éloquent, guerrier intrépide, historien savant, républicain sévère, il mérita sa renommée par ses talents ; mais, trop passionné pour la puissance de sa patrie, il n’écoutait plus la justice dès qu’elle lui semblait opposée aux intérêts de la grandeur romaine ; de plus Caton ternissait ses vertus par un défaut incompatible avec la vraie gloire. Jaloux d’un héros, il n’avait jamais pu supporter la supériorité de Scipion. Les Carthaginois lui représentèrent maladroitement que la moindre infraction du traité serait une injure faite à la mémoire du plus grand des Romains, qui l’avait signé. Il n’en fallut pas davantage pour ranger Caton du parti de Massinissa.

A son retour à Rome, il n’y parla que des richesses que conservait Carthage, de la beauté de ses ports, de la force de ses vaisseaux, du nombre imposant de ses soldats ; et la nécessité de consommer la ruine de cette ville rivale lui semblait si évidente que, sur quelque affaire qu’on opinât, il concluait toujours par ces mots : Je pense surtout qu’il faut détruire Carthage.

Scipion Nasica combattait fermement cet injuste avis : ce Romain, distingué par ses exploits, ne parvint pas à la renommée brillante des autres Scipion ; mais il acquit une gloire plus pure et plus rare. Dans une circonstance importante, le sénat et le peuple le reconnurent unanimement pour le plus honnête homme de la république. Ce sage sénateur sentait que, pour maintenir dans Rome la force des lois et des mœurs, il fallait conserver et non détruire la seule puissance capable d’exciter son émulation, et que si l’on voulait arrêter les progrès de sa corruption, il fallait ralentir ceux de ses conquêtes. L’existence de Carthage était à ses yeux une digue salutaire contre le débordement des vices et contre le relâchement de la discipline. Il s’adressait à la raison, et Caton parlait aux passions ; le dernier fut seul écouté.

Carthage, attaquée, et ne pouvant obtenir justice, prit les armes. Le jeune Scipion Émilien, destiné par le sort à la détruire était alors ambassadeur près de Massinissa. Il fut témoin d’une bataille que ce prince, âgé de quatre-vingts ans, livra aux Carthaginois, et dans laquelle, déployant la force de la maturité et l’ardeur de la jeunesse, il remporta une victoire signalée.

Le sénat, entraîné par Caton, déclara la guerre à Carthage pour avoir attaqué un prince allié de la république. Les consuls embarquèrent les légions, et se rendirent en Afrique. Après leur départ, les ambassadeurs de Carthage, arrivés à Rome, déclarèrent au sénat que leur république se soumettait à la discrétion du peuple romain. On leur répondit qu’ils conserveraient leurs lois, leurs terres et leur liberté sous la condition d’envoyer trois cents otages à Lilybée, et de faire tout ce que leur prescriraient les consuls. Dans cette réponse artificieuse, indigne d’un gouvernement grand et fort, on ne s’était servi que des mots de cités, de lois et de terres ; on ne parlait pas de la conservation des villes : la destruction de Carthage était résolue.

Le consul Marcius Censorinus reçut à Lilybée les ambassadeurs, et leur dit qu’il leur répondrait à Utique, où il débarqua bientôt à la tête de quatre-vingt mille hommes. L’effroi les précédait ; Utique, ne voulant pas se laisser entraîner dans la ruine des Carthaginois, abandonna leur cause, et se donna aux Romains.

Les magistrats de Carthage vinrent humblement demander au consul ce qu’il exigeait d’eux. Il leur commanda de lui livrer toutes les armes et toutes les machines de guerre que possédait leur république, et que la protection de Rome lui rendait désormais inutiles.

Cet ordre rigoureux répandit la consternation ; cependant on obéit. Lorsque le consul se vit maître de tous les moyens de défense de ses ennemis, il leur dit : Je vous loue de votre prompte obéissance ; connaissez à présent les volontés du sénat et du peuple romain. Ils vous ordonnent d’abandonner Carthage et de vous établir dans le lieu que vous choisirez, pourvu qu’il soit à dix milles des côtes.

Le plus faible ennemi devient redoutable lorsqu’il est réduit au désespoir. L’excès du malheur ressuscita le courage des Carthaginois ; l’amour de la patrie réunit les factions : trente mille bannis menaçaient alors Carthage, elle les rappela, et donna le commandement de ses troupes à leur chef Amilcar. La fureur forgea des armes, l’industrie créa des machines, les cheveux des femmes fournirent des cordages. Hommes, enfants, vieillards, tout devint soldat.

Le consul ne s’attendait à aucune résistance. Se croyant sûr du succès de sa perfidie, il n’avait point pressé ses opérations ; et lorsqu’il marcha enfin contre des esclaves qu’il regardait comme soumis, il trouva des ennemis intrépides et une nation debout et sous les armes.

Repoussé dans plusieurs assauts, il se vit bientôt attaqué à son tour, et reçut d’assez grands échecs. Asdrubal, général carthaginois, brûla la plus grande partie de la flotte des Romains ; et, pour mettre le comble à ces revers, la peste se répandit dans leur camp et l’indiscipline dans leur armée.

Tandis que Rome rencontrait en Afrique des obstacles imprévus, un jeune aventurier lui enlevait la Macédoine qu’elle avait laissé se gouverner républicainement et par ses propres lois. Cet imposteur, nommé Andriscus, se faisait passer pour le fils de Persée. On l’arrêta d’abord ; mais il s’échappa et leva une armée en Thrace. Les Macédoniens le reconnurent et le placèrent sur le trône. A leur tête, il justifia son audace par quelque vaillance, et conquit la Thessalie. Les légions qu’on envoya contre lui furent taillées en pièces, et le général qui les commandait périt dans l’action.

L’année suivante, Cécilius Metellus, plus habile ou plus heureux, remporta deux victoires sur les Macédoniens. Andriscus, vaincu, se sauva chez le roi de Thrace, qui le livra aux Romains.

Dans le même temps, les Achéens et les Spartiates se firent la guerre. Rome voulait humilier les Achéens, qui, seuls dans la Grèce, montraient encore quelque esprit de liberté. Un décret du sénat, favorable à Sparte, détacha cette ville, ainsi qu’Argos et Corinthe, de la ligue achéenne. Cette décision arbitraire excita le ressentiment des confédérés rassemblés alors à Corinthe. Ils éclatèrent en menaces coutre les commissaires romains, et maltraitèrent les envoyés de Sparte.

Le sénat, dont les forces étaient occupées de la guerre d’Afrique et de celle d’Espagne, croyant devoir dissimuler son courroux, entama des négociations avec les Achéens. Ils prirent sa modération pour de la faiblesse, s’associèrent les Béotiens, et continuèrent la guerre contre Sparte.

Diéus, chef de leur confédération, consultant plus son amour pour la liberté et sa haine contre les Romains que les forces de son pays, rejetait toutes les propositions de paix que lui faisait Metellus qui travaillait alors à rétablir l’ordre en Macédoine. Ce Grec, digne des anciens temps, mais déplacé dans son siècle, bravait les remontrances du Péloponnèse épuisé ; il excitait tous les Grecs au soulèvement, leur répétant sans cesse que pour être libre il suffisait de le vouloir. Ce mot était fort et vrai ; mais, pouvait-il ignorer que cette volonté ferme, qui donne et garantit la liberté, n’existait plus dans la Grèce amollie et divisée ?

Metellus marcha contre lui, enfonça ses troupes du premier choc, et les mit en déroute. Diéus, découragé par ce revers, courut à Mégalopolis, et s’y tua, après avoir égorgé sa femme et ses enfants.

Les Achéens abandonnèrent Corinthe, dont une faible garnison défendit l’existence avec un courage digne d’une meilleure fortune. Mummius, qui venait de succéder à Metellus, attira les ennemis dans      un piége, les défit, leur coupa la retraite, entra dans Corinthe, massacra les habitants, vendit les femmes et les enfants, enleva les vases, les statues, les tableaux, et livra la ville aux flammes. La liberté en province grecque périt avec Corinthe ; la Grèce fut réduite en province romaine, sous le nom d’Achaïe.

Le consul Calpurnius Pison avait succédé en Afrique à Marcius Censorinus et à Manilius. Il ne montra pas plus de talents, et n’obtint pas plus de succès. L’espoir de Carthage renaissait avec ses forces. Elle couvrait la campagne d’une armée nombreuse, sa flotte devenait formidable ; plusieurs rois d’Orient lui promettaient leur alliance. Rome commençait à concevoir une inquiétude fondée. Dans ce moment Scipion Émilien, qui avait servi avec éclat en Grèce, en Espagne, en Afrique, qui s’était montré le premier sur les remparts de plusieurs villes prises d’assaut, et dont la vaillance active et sage venait de préserver d’une ruine totale l’armée des consuls, lorsque Phanéas, général carthaginois, se voyait au moment de s’emparer du camp romain ; Scipion, fils du grand Paul-Émile, adopté par l’illustre vainqueur d’Annibal, revint à Rome pour solliciter modestement l’édilité. La confiance publique, jugeant son mérite et, non son âge, lui donna le consulat, et, sans tirer les provinces au sort, lui assigna le département de l’Afrique.

Arrivé à la tête de l’armée, il ne s’occupa d’abord qu’à réparer ses pertes et à rétablir la discipline. Marchant ensuite rapidement contre l’armée africaine il la détruisit presque entièrement.

Ayant après, dans un combat naval, dispersé la flotte des ennemis, leur dernier espoir, il resserra la ville par ses travaux, poussa ses attaques avec vigueur, et s’empara d’un quartier qui lui ouvrait les autres ; et, après un assaut où l’on combattit six jours et six nuits sans trêve et sans repos, il se vit enfin maître de Carthage et la rasa totalement. Cinquante mille hommes, enfermés dans la citadelle, capitulèrent et se dispersèrent dans la campagne. Les bannis et les réfugiés, qui n’espéraient aucune clémence, se brûlèrent avec le temple qui leur servait de refuge. Leur chef seul, Asdrubal, se rendit, et tandis qu’il demandait à genoux la conservation d’une existence achetée aux dépens de l’honneur, il entendit les malédictions de sa femme, qui, après lui avoir reproché sa lâcheté, se jeta dans les flammes avec ses enfants, et périt aux yeux d’un époux si peu digne d’elle et de Carthage.

Le sénat romain défendit, sous d’horribles imprécations, de rebâtir cette cité, dont sa haine, aurait voulu pouvoir effacer le nom comme la puissance. Son territoire fut donné à Utique. On dit que Scipion, qui reçût, après la ruine de cette ville, le surnom de second Africain, se rappelant, sur les débris de Carthage, la splendeur et la destruction de Troie, pressentir celle de Rome, et versa des larmes.

Massinissa et Caton étaient morts avant ces événements et ne purent jouir de la ruine de leur ennemie. Massinissa en mourant, changea Scipion de la tutelle de son fils Micipsa. Carthage et Corinthe périrent toutes deux, 145 ans avant Jésus-Christ, l’an 608 de Rome, 3859 du monde, 363 depuis l’expulsion des Tarquin.