HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE HUITIÈME

 

 

Nous avons vu, pendant près de cinq cents ans, les Romains poser péniblement les fondements de leur puissance ; l’édifice de leur grandeur va s’élever ; mais, avant de dominer le monde, cet édifice colossal chancellera sûr sa base, et sera au moment d’être renversé. Rome, ébranlée par Carthage, triomphera enfin de sa superbe rivale, et étendra ensuite facilement son empire sur l’Orient amolli et divisé.

Depuis longtemps les armes et le commerce avaient agrandi la domination de Carthage. Elle possédait ce qu’on appelle aujourd’hui la Barbarie en Afrique, la Sardaigne, la Corse, une grande partie de la Sicile ; presque toutes les îles de la Méditerranée lui étaient soumises ; et Pyrrhus, en quittant Syracuse, prédit avec raison que la Sicile deviendrait bientôt le champ de bataille des Romains et des Carthaginois.

Après la mort du tyran Agathocle, les Mamertins, soldats de sa garde, s’étaient emparés de Messine dont ils avaient égorgé les principaux habitants, pour épouser leurs veuves et pour s’approprier leurs richesses. S’unissant ensuite aux légions romaines, coupables des mêmes crimes à Rhége, ces deux armées usurpatrices exerçaient de grands ravages dans les environs des deux villes, et leurs corsaires infestaient les côtes de Sicile et d’Italie. Les Romains assiégèrent, vainquirent et châtièrent, comme on l’a vu, les rebelles de Rhége ; et les Mamertins se virent bientôt attaqués par Hiéron, roi de Syracuse. Ce prince gagna une bataille sur eux, et assiégea Messine. Il était sur le point de s’en emparer, lorsque Annibal, général carthaginois, qui se trouvait à Lipari avec une flotte, vint offrir son appui aux Mamertins, et fit entrer ses trompes dans leur citadelle, quoiqu’il n’eût obtenu que d’une partie d’entre eux la permission de s’y établir.

Les autres habitants, craignant autant les armes de Carthage que celles d’Hiéron, invoquèrent le secours de Rome : ils croyaient qu’une république qui n’avait point de marine les protégerait sans les asservir, et serait moins dangereuse pour eux qu’une nation qui possédait déjà les deux tiers de la Sicile, et dont les innombrables vaisseaux couvraient les mers.

La démarche des Mamertins devint à Rome l’objet d’une vive discussion. Il existait alors un traité d’alliance entre les Romains et les Carthaginois ; mais la jalousie des deux peuples rendait ce lien peu solide. Rome, attaquée par Pyrrhus, avait dédaigneusement refusé les secours que lui offrait Carthage, et celle-ci venait récemment de donner des troupes auxiliaires aux Tarentins. Enfin l’occupation de Messine par Annibal faisait craindre au sénat romain que les Africains, marchant rapidement à la conquête entière de la Sicile, ne se vissent bientôt en état de porter leurs armes en Italie.

D’un autre côté on ne pouvait, sans offenser la morale et la justice, après avoir puni les brigands de Rhége, soutenir ceux de Messine. Cette dernière considération prévalut dans le sénat. Fidèle à ces maximes d’équité qui l’avaient rendu jusque-là si respectable, il n’accueillit point la demande des Mamertins ; mais le peuple, plus passionné, laissant éclater sa haine contre Carthage, déclara qu’on devait défendre Messine, punir les Carthaginois d’avoir secouru Tarente, et les éloigner de l’Italie en les chassant de la Sicile. Le sénat se vit forcé d’y consentir, et la guerre fut résolue.

Appius Claudius, consul, se trouva chargé de l’exécution des ordres du sénat. Ayant envoyé d’abord un officier à Messine pour s’assurer de la disposition des habitants, cet ambassadeur, au milieu de l’assemblée du peuple, prouva évidemment l’injustice de l’occupation de la citadelle par les Carthaginois, qui se montraient par là plutôt en maîtres qu’en alliés. Les Mamertins applaudirent à ce discours ; et les Carthaginois, contraints d’évacuer la citadelle, se réunirent aux troupes d’Hiéron, et déclarèrent la guerre aux Mamertins.

Le consul pouvait difficilement porter en Sicile les secours qu’il avait promis à Messine. Le port de cette ville était bloqué par une escadre carthaginoise ; les flottes africaines défendaient le passage du détroit, et Rome n’avait point de vaisseaux.

Claudius, ayant rassemblé son armée à Rhége, ne put y réunir que des bateaux semblables aux canots des sauvages. Au défaut de la force, il eut recours à la ruse ; il feignit de trouver le passage impossible, et publia que, renonçant à un projet inexécutable, il allait retourner à Rome avec son armée.

Les agents de Carthage qui se trouvaient à Rhége informèrent Annibal de cette nouvelle résolution. Ce général, trompé par ces fausses nouvelles, cessa de garder la côte, et son escadre s’éloigna de Messine.

Le consul, profitant de sa négligence, embarqua rapidement ses troupes, pendant la nuit, sur ces frêles bâtiments qu’on appelait caudiceani, et aborda en peu d’heures sans obstacle en Sicile. Trop habile pour laisser à l’ennemi le temps de revenir de sa surprise, il marcha précipitamment contre l’armée syracusaine qui assiégeait Messine, la surprit et la tailla en pièces en si peu de temps, que Hiéron disait qu’il avait été vaincu par les Romains avant de les avoir vus. Tournant ensuite ses efforts contre l’armée carthaginoise, il la défit complètement ; et, après avoir fait un grand butin en Sicile, il revint à Rome jouir d’un triomphe d’autant plus éclatant qu’il signalait la première victoire que les armes romaines eussent remportée au-delà des mers. On lui donna le surnom de Caudex, en mémoire des frêles bâtiments sur lesquels il avait bravé les flots.

L’année suivante, Valerius, élu consul, rejoignit les troupes restées en Sicile ; il y obtint de nouveaux succès, défit les ennemis en plusieurs rencontres, attacha indissolublement Messine à Rome, s’approcha de Syracuse et conclut un traité de paix avec Hiéron. Ce prince, admirant la valeur romaine, et craignant la mauvaise foi carthaginoise, paya six cents talents pour les frais de la guerre, et devint l’allié le plus fidèle de Rome.

Valérie s’empara de Catane, de plusieurs autres villes, et reçut le surnom de Messina, qu’on changea depuis en Messala. Il obtint les honneurs du triomphe, et apporta dans Rome le premier cadran solaire qu’on y eût vu. Quelques historiens croient que, trente ans avant, Papirius Cursor en avait fait construire un plus imparfait. Cinq ans après, Scipion Nasica fit connaître une horloge qui servait le jour et la nuit. On l’appelait clepsydre ; elle indiquait les heures par le moyen de l’eau qui tombait goutte à goutte dans un vase.

L’alliance conclue avec Hiéron donnait un grand avantage aux Romains pour la guerre de Sicile. Elle leur assurait de bons ports, un fort appui et des subsistances. Aussi le sénat crut qu’il suffisait d’y laisser deux légions.

Posthumius Gémellus et Mamilius Vitulus, consuls, assiégèrent Agrigente. Ce siège dura cinq mois. Les Romains repoussèrent toutes les sorties des Africains. Hannon descendit avec une forte armée en Sicile pour secourir cette cité. Le consul Posthumius, feignant de craindre ces nouveaux ennemis, excitait leur témérité en se renfermant dans son camp ; et lorsqu’il vit les Carthaginois s’approcher de lui, sans ordre et pleins d’une folle confiance, sortant rapidement avec ses légions, il fondit sur eux, les mit en déroute, et s’empara de leur camp.

Agrigente, épuisée de vivres, se rendit. Les troupes carthaginoises échappèrent, en s’embarquant de nuit, à la vigilance des Romains.

Hannon justifia dans ce temps, par une atroce perfidie, les reproches que l’on faisait à la foi punique. Furieux d’avoir été vaincu et irrité des plaintes que quatre mille Gaulois mercenaires se permettaient sur le retard de leur solde, il les envoya dans une ville voisine, et fit informer secrètement Posthumius de leur marche. Celui-ci se plaça en embuscade sur leur route et les passa tous au fil de l’épée.

Carthage, punit la défaite d’Hannon par une amende. Sa tête aurait dû expier sa cruauté.

La cinquième année de la guerre allait commencer ; les succès des armées de Rome augmentaient sa gloire, mais ne portaient qu’une atteinte légère à la puissance de son ennemie. Carthage restait maîtresse de la mer, et la tranquillité régnait en Afrique, tandis que les côtes de l’Italie se trouvaient livrées aux incursions des Carthaginois.

Le sénat ordonna la construction d’une flotte, et cette magique création s’opéra si rapidement qu’on pouvait croire comme le dit Florus, que les dieux de Rome avaient tout à coup changé les forêts en vaisseaux. Une galère carthaginoise échouée servit de modèle à l’industrie romaine. En soixante jours, on vit sur leurs ancres cent galères à six rangs de rames, et, vingt-trois de moindre force. Il aurait fallu des matelots et des pilotes, on n’eut que des soldats ; mais leur courage suppléa aux talents qui leur manquaient.

La science maritime était alors très bornée. Les galères n’étaient que de très grands bateaux plats : les escadres s’éloignaient le moins possible des côtes et, pour se garantir de la tempête, on échouait sur le rivage et on tirait les vaisseaux à terre.

L’ambition romaine, contenue jusque-là par la mer, comme l’incendie dont un fleuve arrête les flammes, franchit enfin les flots avec le secours des vents pour s’étendre sur la riche proie qui tentait son avidité.

Les consuls Cornélius et Duillius s’embarquèrent avec la confiance que leur inspirait la fortune de Rome. Cornélius, devançant son collègue, et se portant sur Lipari fût rencontré et pris par la flotte ennemie. Cet échec ne tarda pas à être réparé. Duillius, trouvant sur son chemin cinquante galères africaines, s’en rendit maître, et joignit enfin l’armée ennemie.

Ses bâtiments lourds, grossiers, informes, étaient l’objet de la raillerie des Carthaginois : ils semblaient peu propres par leur pesanteur à combattre avec succès les galères africaines légères comme des oiseaux et conduites par des rameurs agiles et expérimentés.

Duillius, prévoyant ces difficultés, avait imaginé une machine nommée corbeau. C’était un pont volant, et armé de grappins qu’on faisait tomber sur le vaisseau ennemi pour l’accrocher. Les galères carthaginoises, fondait rapidement sur les Romains, se virent avec une extrême surprise, retenues et enchaînées par les galères italiennes. Toute manœuvre devenait impossible ; le champ était fermé à l’adresse et ouvert à la force. Ainsi, avec le secours de leurs ponts, les Romains, au milieu des flots, avaient changé un combat de mer en un combat de terre.

Les Carthaginois ne purent résister à la vaillance romaine ; ils furent vaincus, et perdirent cinquante vaisseaux. Duillius, ne rencontrant plus d’obstacles à sa marche, fit lever le siège d’Égeste, prit d’assaut la ville de Macella, et revint à Rome où il donna au peuple le premier spectacle d’un triomphe naval.

Une colonne, à laquelle on attacha les proues des vaisseaux pris, a bravé les siècles ; et la colonne rostrale nous rappelle encore la gloire de Duillius.

Le sénat, croyant qu’une victoire d’un genre si nouveau méritait une nouvelle récompense, accorda à Duillius l’honneur d’être reconduit tous les soirs chez lui à la clarté des flambeaux et au son des instruments. Nulle part on ne sut mieux l’art de multiplier les grands hommes par les hommages rendus à la victoire. Rome consolait le malheur et récompensait le succès ; Carthage, au contraire, ingrate pour ses généraux vainqueurs, les châtiait avec sévérité lorsqu’ils étaient vaincus.

Annibal, craignant les lois révérées de sa patrie, envoya, après sa défaite, un officier à Carthage, pour demander ce qu’il devait faire, étant en présence d’une armée supérieure à la sienne. Qu’il combatte ! répondit le sénat : Eh bien ! dit l’officier, il l’a fait et il a été vaincu. Le sénat n’osa pas condamner une action qu’il venait d’ordonner.

L’année suivante, Amilcar surprit les Romains en Sicile, les battit et leur tua quatre mille hommes. Cornélius Scipion, nommé consul, rétablit bientôt les affaires de la république dans cette île, remporta une grande victoire sur Hannon, le tua et s’empara de la Corse et de la Sardaigne. Peu de temps après Annibal, revenant d’Afrique, rencontra la flotte romaine : il n’osa la combattre, et prit la fuite. Ses propres soldats, indignés de sa faiblesse, le mirent en jugement et le crucifièrent.

En 492, le consul, Attilius Collatinus, s’étant engagé imprudemment en Sicile dans un défilé, se vit enveloppé par les Carthaginois. Il allait périr avec son armée, lorsque Calpurnius Flamma, tribun d’une légion, aussi vaillant, aussi dévoué et plus heureux que Léonidas aux Thermopyles, prend avec lui trois cents hommes d’élite, fond brusquement sur les ennemis, s’empare d’une hauteur, et attire tellement sur lui seul les efforts de la plus grande partie de l’armée africaine, que celle du consul parvient à se faire jour, et à se dégager. Les trois cents intrépides Romains périrent tous, après avoir immolé un grand nombre d’ennemis. Calpurnius, mortellement blessé, survécut quelques heures au combat, et n’expira qu’après avoir joui de sa gloire et du salut de l’armée. On l’enterra sur le champ de bataille avec ses illustres compagnons. On leur éleva un monument que le temps a détruit : l’histoire leur en consacre un plus durable.

Le sénat, effrayé par des phénomènes naturels, qu’on regarda comme des prodiges, nomma un dictateur pour faire des sacrifices expiatoires[1]. La multiplicité des dictateurs faisait perdre à ce remède extraordinaire une partie de sa considération, et peut-être de son danger. Régulus et Manlius, élus consuls, s’emparèrent de l’île de Mélite (Malte). Voulant ensuite porter un coup plus décisif à l’ennemi, ils dirigèrent trois cent trente voiles sur les côtes d’Afrique. Les Carthaginois effrayés leur opposèrent trois cent cinquante vaisseaux. Les deux armées, divisées chacune en trois escadres, se livrèrent le même jour trois différentes batailles : les Romains remportèrent trois victoires, et ne perdirent que vingt-quatre vaisseaux. Ils en coulèrent trente aux ennemis, et leur en prirent cinquante-quatre.

Les consuls, après avoir vaincu et dispersé la flotte carthaginoise, descendirent sans obstacle en Afrique, où ils prirent la citadelle de Clypéa, qu’autrefois les Siciliens avaient bâtie sur le promontoire Herméa. Leur cavalerie ravagea la côte et poussa ses courses jusqu’aux portes de Carthage.

Rome, dans le dessein de consommer la conquête de la Sicile, commit alors une grande faute. Elle rappela Manlius avec la plus grande partie de l’armée, et ordonna à Régulus de rester comme proconsul en Afrique, en ne lui laissant que vingt cinq mille hommes, d’autres disent quinze mille d’infanterie et cinq cents chevaux. On se repent presque toujours d’avoir méprisé son ennemi : si Rome, trop enivrée de ses victoires, n’eût pas affaibli l’armée de Régulus, probablement la première guerre punique aurait été la dernière, et Rome ne se serait pas vue, depuis, au moment de céder l’empire à Carthage.

Régulus supplia le sénat de le rappeler, disant que sa présence était nécessaire pour cultiver sept arpents qui composaient son patrimoine, et qu’un fermier infidèle, venait d’abandonner en emportant ses troupeaux et ses instruments aratoires. Il n’obtint point son rappel, et le peuple romain se chargea de la culture de ses champs.

Plusieurs historiens racontent que Régulus se vit obligé de combattre, sur les bords du Bograda, un monstre, qui parut alors plus redoutable aux Romains que les cohortes carthaginoises et que leurs éléphants : c’était un serpent énorme qu’aucun trait ne pouvait percer ; ce serpent dévorait tous les soldats qui s’exposaient à sa furie. Le courage et le nombre faisaient de vains efforts contre lui. Après plusieurs attaques inutiles, dont beaucoup de braves légionnaires firent victimes, Régulus employa contre lui des machines de guerre, et on ne parvint, peur ainsi dire, à tuer ce monstre qu’en le démolissant.

Régulus envoya la peau de cet animal au Capitole. Aulu-Gelle prétend qu’elle avait cent vingt pieds de long.

Au premier moment de l’invasion des consuls, Carthage s’était crue perdue. Elle aurait peut-être ouvert ses portes au vainqueur, et souscrit aux conditions les plus dures pour obtenir la paix. Mais la retraite de Manlius lui ayant laissé le temps de se rassurer, elle rassembla toutes ses forces, et les fit marcher contre les Romains.

Le général carthaginois vint attaquer Régulus et choisit malhabilement un pays montueux et coupé, où sa cavalerie et ses éléphants lui devenaient inutiles : Régulus profitant de cette faute des Carthaginois leur livra bataille, les enfonça, les mit en déroute, en fit un grand carnage, et s’empara de Tunis (Tunetum).

Le sénat de Carthage lui envoya des députés pour demander la paix. Régulus, loin de prévoir les vicissitudes de la fortune, répondit qu’il ne l’accorderait que si les Carthaginois abandonnaient la Sicile, la Corse, la Sardaigne, la mer, et payaient un tribut ; ajoutant que, lorsqu’on ne savait pas vaincre, il fallait savoir obéir au vainqueur.

Carthage ne put accepter une paix si humiliante ; mais, croyant sa perte certaine, elle retombait dans sa première consternation, lorsqu’un secours, arrivé de Lacédémone, fit renaître tout à coup son espérance et releva sa fortune.

Xantippe, général spartiate, fameux par ses exploits et par son expérience, était à la tête de ces troupes auxiliaires. Il prouva aux Carthaginois qu’ils n’avaient été battus que par l’ignorance et par les mauvaises manœuvres de leurs généraux. La confiance publique lui donna le commandement de l’armée : Xantippe l’instruit, l’exerce, et la fait sortir des murs. Régulus, aveuglé à son tour par la fortune, traverse imprudemment une rivière, et livre bataille aux ennemis dans une plaine, où la supériorité de la cavalerie numide devait leur assurer la victoire. Cependant les Romains enfoncèrent d’abord les Africains, mais les éléphants jetèrent le désordre dans les légions ; la cavalerie numide les attaqua en flanc ; la phalange grecque, s’avançant alors, les mit en pleine déroute. Xantippe les poursuivit vivement ; l’armée romaine fut presque entièrement détruite ; Régulus, à la tête de cinq cents hommes, se vit accablé par le nombre, et pris, malgré des prodiges de valeur. Deux mille Romains seuls se firent jour ; ils se renfermèrent dans Clypéa, et le général lacédémonien ramena dans Carthage l’armée victorieuse, chargée de dépouilles, et traînant à sa suite Régulus dans les fers avec un grand nombre de prisonniers.

Les Carthaginois, dans l’ivresse d’un succès qui dissipait toutes leurs craintes, abusèrent lâchement de leur prospérité, et accablèrent d’outrages le héros dont le nom seul, peu de jours avant, les faisait trembler.

Xantippe avait trop blessé par sa gloire l’orgueil des généraux carthaginois, pour espérer quelque reconnaissance d’une nation dont il connaissait la perfidie. Il ne demanda pour prix de ses services que la liberté de retourner dans le Péloponnèse ; il l’obtint et s’embarqua. La plupart des historiens prétendent que, dans la traversée, les Carthaginois le précipitèrent au milieu des flots.

Dès qu’on apprit à Rome le malheur de Régulus ; on redoubla d’activité pour réparer ce désastre. Les consuls Émilius Paulus et Fabius Nobilion partirent de Sicile avec trois cent cinquante vaisseaux, attaquèrent la flotte carthaginoise sur les côtes d’Afrique ; la défirent complètement, détruisirent cent quatre bâtiments, en prirent trente, firent lever le siége de Clypéa, exercèrent de grands ravages dans la plaine, mais ne voulurent point rester en Afrique, soit parce qu’ils préféraient à toute autre conquête celle de la Sicile, soit parce que les légions effrayées ne voulaient point s’exposer de nouveau à la fureur des éléphants.

A leur retour, méprisant les conseils des pilotes expérimentés, ils s’opiniâtrèrent à rester longtemps sur la côte méridionale de Sicile pour s’emparer de quelques villes maritimes. Une tempête effroyable les surprit, dispersa les vaisseaux, et les brisa sur les rochers. En peu d’heures, le rivage fut couvert des débris de cette flotte victorieuse, des cadavres des consuls et de ceux de leurs légions. Peu d’hommes échappèrent à ce naufrage : le roi Hiéron les accueillit avec humanité, et les envoya à Messine. Carthalo, général carthaginois, profitant de cet événement, reprit plusieurs places, assiégea Agrigente et rasa ses fortifications.

L’adversité, qui abat les cœurs faibles, grandit les âmes fortes. Les Romains se montrèrent toujours plus redoutables après leurs défaites qu’après leurs succès. C’est en bravant l’inconstance de la fortune qu’ils méritèrent l’empire du monde. Le sénat, loin d’être découragé, remit en mer deux cent vingt navires, et quoique l’élite des troupes africaines fût arrivée en Sicile, les consuls Atilius et Cornélius y reprirent plusieurs villes.

L’année suivante, leurs successeurs Sempronius et Servilius, dans le dessein de diviser les forces ennemies, descendirent sur les côtes d’Afrique, et y répandirent la terreur ; mais, à leur retour, les vents, qui semblaient déchaînés contre ces nouveaux dominateurs de la mer, attaquèrent encore avec furie la flotte romaine, et engloutirent dans les flots cent cinquante navires.

Tandis que les Romains employaient toute leur activité pour réparer tant de pertes, les censeurs veillaient au maintien des mœurs, véritable source de la force des empires. Ils bannirent du sénat dix patriciens convaincus de malversation ; et les ennemis de Rome durent voir avec découragement qu’au milieu d’une guerre si meurtrière le dénombrement, fait par ces mêmes censeurs, produisit près de trois cent mille citoyens en état de porter les armes.

Les consuls Cécilius et Metellus, envoyés en Sicile, se tinrent quelque temps sur la défensive, n’osant livrer bataille, parce que, depuis la défaite de Régulus, la crainte des éléphants avait frappé les légions de terreur.

Le sénat, croyant inutile d’employer tant de forces lorsqu’on ne pouvait pas attaquer, rappela Cécilius en Italie avec une partie de l’armée. Asdrubal, enhardi par son départ, ravagea le pays jusqu’aux portes de Palerme. Les Africains provoquaient et insultaient les Romains enfermés dans la ville. Metellus, s’apercevant que le général carthaginois s’approchait de lui sans prudence, et s’engageait dans un pays coupé, où les éléphants devenaient plus embarrassants qu’utiles, se décide à profiter de cette faute : il fait attaquer l’ennemi par des troupes qui feignent de fuir pour l’attirer ; les Africains les poursuivent avec ardeur ; lorsque les éléphants s’approchent des remparts, ils sont accablés de traits. Ces animaux furieux se retournent, et écrasent des rangs entiers de Carthaginois. Metellus, sortant alors avec ses légions, se précipite sur les ennemis, leur tue vingt mille hommes, prend leur camp, et s’empare de vingt-six éléphants, qui depuis décorèrent son triomphe.

Cette victoire soumit aux Romains toute la Sicile, à l’exception de Lilybée et de Drépane. Asdrubal s’enfuit à Carthage, où sa mort expia sa défaite. Les gouvernements faibles ne trouvent de remède aux malheurs que les supplices, et la peur engendre toujours la cruauté.

Les Carthaginois, humiliés depuis quatorze ans, se décidèrent alors à envoyer des ambassadeurs à Rome, dans le dessein d’obtenir une paix honorable. Ils espéraient qu’une longue captivité et le désir de vivre dans sa patrie détermineraient Régulus à appuyer leurs négociations, et ils exigèrent que cet illustre captif accompagnât l’ambassade. On lui fit promettre de revenir à Carthage dans le cas où la paix ne serait pas conclue.

Lorsque les ambassadeurs, admis dans le sénat romain, eurent exposé l’objet de leur mission, Régulus dit : En qualité d’esclave des Carthaginois, j’obéis à mes maîtres, et c’est en leur nom que je vous demande la paix et l’échange des prisonniers. Après ces mots, il refusa de s’asseoir comme sénateur, jusqu’à ce que les ambassadeurs le lui eussent permis. Dès qu’ils furent sortis de la salle, la délibération commença, et les opinions se partagèrent ; les unes inclinant pour la paix, et les autres pour la continuation de la guerre. Régulus appelé à son tour pour donner son avis, s’exprima en ces termes : Pères conscrits, malgré mon malheur je suis Romain ; mon corps dépend des ennemis, mais mon âme est libre. J’étouffe les cris de l’un, j’écoute la voix de l’autre ! Je vous conseille donc de refuser la paix, et de ne point échanger les prisonniers ; si vous continuez la guerre cet échange vous sera funeste, car vous ne recevrez que des lâches qui ont rendu leurs armes, ou des hommes cassés de vieillesse et de fatigues comme moi, et vous rendrez à Carthage une foule de jeunes guerriers dont je n’ai que trop éprouvé le courage et les forces.

Quant à la paix, je la regarde, comme préjudiciable à la république, si elle ne traite pas les Carthaginois en vaincus, et si vous ne les forcez pas à se soumettre à vos lois.

Je sais que la guerre a ses vicissitudes ; mais comparez la situation des deux peuples : je vois ici toutes les ressources qui peuvent promettre la victoire : les ennemis nous ont battus une seule fois par ma faute ou par celle de la fortune. Nous avons taillé toutes leurs armées en pièces. Si ma défaite a relevé un moment leur courage, vos triomphes à Palerme viennent de l’abattre. Ils ne possèdent plus que deux villes dans la Sicile ; les autres îles sont à vous. Nos naufrages et nos pertes sur la mer n’ont fait que mûrir notre expérience ; je sais que les deux peuples manquent d’argent, mais vous pouvez compter sur vos alliés ; votre équité a conquis l’affection de l’Italie : les Carthaginois, au contraire, sont détestés en Afrique ; leurs cruelles vengeances ont récemment accru cette haine, et tous les peuples africains n’attendent pour se soulever que l’apparition d’une armée romaine.

Vos légions ne comptent dans leurs rangs que des soldats intrépides ; ils parlent tous le même langage, montrent les mêmes mœurs, adorent les mêmes dieux, servent la même patrie. Cet avantage est immense ! Que peuvent contre de telles armées des troupes mercenaires de différents pays, qu’aucun noble sentiment n’anime, qu’aucun lien solide n’unit, et qui ne combattent que pour un vil intérêt ? Ces mercenaires mêmes sont révoltés de l’ingratitude de Carthage, depuis que cette ville perfide n’a donné aux services de Xantippe d’autre prix que la mort, et depuis qu’elle a fait exposer et périr les soldats étrangers que son avarice ne voulait pas solder. Voilà, pères conscrits, les considérations qui me portent à vous conseiller de poursuivre vos succès, et de refuser la paix et l’échange qu’on vous propose.

Ce noble discours entraîna tous les avis ; mais les sénateurs, en adoptant l’opinion de Régulus, le pressaient vivement de rester à Rome. Ils prétendaient qu’en vertu de la loi de révision, qui permettait aux captifs échappés de demeurer dans leur patrie, il était à l’abri de toute revendication. Le grand-pontife lui-même, se joignant à leurs instances, l’assurait qu’il pouvait sans parjure violer un serment extorqué par la force : Régulus reprenant alors un ton sévère et majestueux, leur répondit : Abjurons tous ces vains détours, suivez mes conseils, et oubliez-moi ; si je cédais à vos sollicitations, vous sériez dans la suite les premiers à condamner ma faiblesse ; cette lâcheté me couvrirait d’infamie sans être utile à la république : votre bienveillance se refroidirait ; et vous détesteriez plus mon retour que vous ne regretterez mon absence.

Mon parti est pris : esclave des Carthaginois, je ne resterai point à Rome, n’y pouvant vivre avec honneur. Quand même les hommes me rendraient libre, les dieux m’enchaînent ; car je les ai pris à témoin de la sincérité de mes promesses. Je crois à l’existence de ces dieux ; ils ne laissent pas le parjure impuni, et leur vengeance, en me frappant, s’étendrait peut-être sur le peuple romain. Je ne pense pas qu’une vaine expiation et que le sang d’un agneau lavent la tache dont nous couvre un crime.

Je sais qu’on me prépare à Carthage des supplices ; mais je crains plus la honte du parjure que la cruauté de l’ennemi : l’une ne blesse que le corps, l’autre déchire l’âme. Ne plaignez point mon malheur, puisque je me sens assez de force pour le soutenir. La servitude, la douleur, la faim sont des accidents que l’habitude rend supportables : si ces maux deviennent excessifs, la mort nous en délivre, et je me serais déjà servi de ce remède, si je ne faisais consister mon courage plutôt à vaincre la douleur qu’à la fuir. Mon devoir m’ordonne de retourner à Carthage ; je le remplis. Quant au sort qui m’y attend c’est l’affaire des dieux.

Les sénateurs, touchés de cette rare vertu, ne pouvaient se résoudre à le livrer. Les consuls ordonnèrent qu’on le laissât libre de suivre son généreux dessein.

Le peuple en larmes voulait cependant employer la force pour le retenir. Sa famille éplorée faisait retentir l’air de ses gémissements ; lui seul, froid et inflexible au milieu de cette ville émue, refuse d’embrasser sa femme et ses enfants, et sort de Rome plus grand que tous les généraux qui y étaient, entrés en triomphe.

La négociation étant rompue, les ambassadeurs s’embarquèrent et ramenèrent Régulus à Carthage. La fureur de cette nation perfide la porta aux plus honteux excès. Après avoir coupé les paupières cet illustre captif pour le priver du sommeil, on le tirait d’un sombre cachot, et on l’exposait nu à l’ardeur du soleil. Enfin on l’enferma dans un tonneau étroit et hérissé de longues pointes de fer. Ce grand homme y périt dans les plus affreux tourments.

Le sénat romain, pour le venger, livra à Marcia, sa veuve, les prisonniers carthaginois les plus distingués. Elle les entassa dans une armoire garnie de clous pointus, et les y laissa cinq jours sans nourriture. Un d’eux, nommé Amilcar, résista à ce supplice et à l’infection des cadavres qui l’entouraient. Le sénat en eut pitié ; il lui rendit la liberté, renvoya la cendre des autres à Carthage, et traita, humainement le reste des prisonniers ; pour apprendre à l’ennemi que Rome savait se venger et mettre des bornes à sa vengeance.

Le désir d’achever la conquête de la Sicile était un des motifs qui avaient décidé le sénat à continuer la guerre. Il ne restait dans cette île que Drépane et Lilybée à soumettre ; mais leur résistance et l’inconstance de la fortune trompèrent encore l’espoir des Romains. Le peuple élut pour consul Claudius Pulcher : ce patricien, altier, téméraire et irréligieux, avait hérité des défauts de ses aïeux et non de leurs talents. Disposant mal sa flotte, et attaquant sans ordre celle d’Adherbal près de Lilybée, il laissa couper sa ligne, ne sut point rallier ses galères et en perdit cent vingt.

Avant le combat, les augures annonçaient que les auspices paraissaient contraires, et que les poulets sacrés refusaient de manger. Eh bien, qu’ils boivent ! reprit le consul, et il les fit jeter dans la mer. Lorsque la superstition règne sur la terre, le génie doit profiter de son secours au lieu de la braver. Claudius, par son mépris pour les auspices, affaiblit la confiance de son armée.

Son collègue Junius ne montra pas plus de prudence. Méprisant les conseils des pilotes, comme Claudius celui des augures, il s’exposa à une tempête qui brisa ses vaisseaux sur les rochers.

Rome, épuisée par ces désastres, renonça pour quelque temps aux armements maritimes. Le sénat permit seulement aux particuliers d’équiper des vaisseaux à leurs frais, et leur accorda tout le butin qui résulterait de leurs courses. Par ce moyen on ruina le commerce de l’ennemi sans charger le trésor public.

Le dénombrement fait par les censeurs prouve, que la guerre et les naufrages avaient diminué la population de plus de cinquante mille hommes.

Peu de temps après, Claudia, sœur de ce Claudius dont la témérité avait coûté la vie à tant de citoyens, voyant que son char était arrêté par la foule lorsqu’elle revenait du théâtre, s’écria : Ah ! pourquoi mon frère est-il mort et que ne commande-t-il encore les troupes, je ne me trouverais pas si pressée. Ce mot cruel, plus sanglant peut-être contre son frère que contre Rome, ne demeuré pas impuni. Le peuple romain, passionné comme Horace pour la patrie, mit en jugement cette nouvelle Camille, et la condamna à une forte amende, dont le préteur employa le produit à construire une chapelle dédiée à la liberté.

Metellus continuait le siége de Lilybée, et Fabius commença celui de Drépane. Les Carthaginois, maîtres de la mer, ravitaillaient les villes assiégées ; et leurs armées, sous la conduite d’Amilcar, luttaient avec égalité contre les Romains.

Après plusieurs campagnes qui n’amenèrent aucun résultat décisif, le sénat se décida à équiper encore une flotte. Il en confia le commandement au consul Lutatius. Les Carthaginois firent sortir de leurs ports quatre cents vaisseaux. Ces deux armées qui devaient décider du sort de la Sicile se trouvèrent en présence, l’an 511, près des îles Égades. Le vent était contraire aux Romains ; ils avaient à combattre un ennemi supérieur en nombre ; mais leurs soldats, leurs matelots étaient braves, remplis d’ardeur et bien exercés. Carthage, n’ayant point eu d’adversaires à combattre sur la mer depuis huit ans, avait négligé sa marine ; les équipages de ses galères se trouvaient composés de nouvelles levées et de matelots peu aguerris et sans expérience. Au premier, choc, la terreur les saisit ; ils ne surent ni résister avec courage ni se retirer avec ordre : Lutatius, plus sage que Régulus, consentit à négocier, et il conclut un traité par lequel on convint que les Carthaginois évacueraient la Sicile ; qu’ils y céderaient aux Romains toutes leurs possessions ; qu’ils abandonneraient toutes les îles situées entre la Sicile et l’Italie ; qu’ils rendraient sans rançon les prisonniers, paieraient les frais de la guerre, et cesseraient toute hostilité contre Hiéron et ses alliés.

Le sénat ratifia cette paix : elle fut consommée par un sacrifice solennel et par les serments des deux peuples. Ainsi Rome atteignit le grand objet de la guerre ; elle éloigna sa rivale de ses côtes, et réduisit en province toute la Sicile, à l’exception du royaume de Syracuse. On établit dans cette île un préteur pour la gouverner, et un questeur pour y lever des tributs.

Tandis que Rome, qui ne devait sa gloire qu’à ses propres moyens, en jouissait avec sécurité, Carthage se vit menacée par les mercenaires dont elle avait acheté le sang et le courage. Ils se soulevèrent contre elle, et offrirent de livrer Utique aux Romains. Le sénat refusa leurs propositions avec mépris, et se montra même disposé à donner des secours à Carthage pour soumettre ses soldats rebelles ; mais elle termina cette guerre sans accepter son appui. Si Rome eût persisté dans cette route de justice et de modération, elle aurait conquis le monde par ses vertus, au lieu de l’opprimer par ses armes. Mais les peuples comme les individus, résistent aux dangers et aux malheurs, et cèdent promptement aux amorces de l’ambition et aux poisons de la fortune.

Les troupes mercenaires de Carthage se révoltèrent en Sardaigne comme en Afrique : Amilcar les chassa de cette île ; elles se réfugièrent à Rome, et le sénat, à leur instigation, déclara aux Carthaginois que la Sardaigne appartenait à Rome par droit de conquête ; qu’ils devaient la lui restituer, et, payer même les frais de l’armement que la reprise de cette île exigeait. Les vaincus invoquent en vain la justice ; Carthage se vit contrainte de se soumettre à cette nouvelle humiliation, et ne chercha plus à se dédommager de ses pertes que par des conquêtes en Espagne. L’ambition de sa rivale ne lui aurait probablement pas permis d’y faire de grands progrès ; mais les menaces des Gaulois, qui prenaient les armes de nouveau, forcèrent Rome à laisser aux Africains une tranquillité précaire.

Rome, en augmentant sa puissance, voyait chaque jour sa richesse s’accroître. Les arts et les lettres, fils de l’aisance et du loisir, commençaient à joindre leurs palmes aux lauriers de la gloire. Livius Andronicus composait des tragédies et des comédies régulières. On vit naître dans ce temps Ennius, le premier poète qui fit connaître aux Romains l’élégance du style. Caton le Censeur brilla peu d’années après, et se rendit aussi célèbre par la force de sa mâle éloquence que par l’austérité de ses vertus républicaines.

Les Gaulois Boïens et les Liguriens continuaient leurs armements. Publius Valerius conduisit une armée contre eux. Battu dans un premier combat, il rallia ses troupes, marcha de nouveau à l’ennemi, et remporta une victoire qui coûta quatorze mille hommes aux Gaulois. Son premier échec le priva du triomphe. Titus Gracchus, son collègue, battit les Liguriens, s’empara de leurs forteresses, et livra leurs côtes au pillage. Ensuite, avec le secours des mercenaires réfugiés en Sardaigne, il descendit dans cette île, soumit les habitants qui s’étaient révoltés, et emmena une si grande quantité de captifs, qu’un esclave sarde passait alors pour une marchandise commune et de vil prix.

La guerre contre les Gaulois devenait plus vive. Lentulus, consul, leur livra bataille au-delà du Pô, leur tua vingt-quatre mille hommes, et fit cinq mille prisonniers.

L’ambition du sénat croissait en proportion de ses succès. Jetant ses regards sur l’Orient, il offrit à Ptolémée des secours contre Antiochus, roi de Syrie. Ce sage prince les refusa. Il savait sans doute qu’un allié trop puissant devient souvent plus redoutable qu’un ennemi.

Les jeux séculaires se célébrèrent à Rome dans un moment de grande prospérité intérieure et extérieure. Le roi Hiéron vint assister à ces fêtes ; on devait à son amitié une grande part des succès de la guerre punique, et ce premier hommage d’un prince puissant flattait l’orgueil romain. Il donna au peuple deux cent mille boisseaux de blé. La joie que causa sa présence fut universelle.

La Corse, destinée à désirer éternellement la liberté sans pouvoir jamais en jouir, venait de se révolter, et les Carthaginois l’y excitaient secrètement. Claudius Glycia, envoyé pour combattre les rebelles, conclut un traité avec eux sans la participation du sénat qui refusa de le ratifier : Glycia, livré aux insulaires et renvoyé par eux à Rome, fut condamné à mort. Le consul Varrus dompta les rebelles et les contraignit à se soumettre.

La turbulence d’un tribun du peuple, Caïus Flaminius, fit renaître dans Rome la discorde que la condescendance du sénat pour le peuple semblait en avoir bannie pour toujours. Ce tribun, excitant, pour se populariser, les passions de la multitude, voulait exiger en faveur des pauvres le partage des terres conquises sur les Gaulois. Bravant l’opposition des consuls et les menaces même du sénat qui avait ordonné d’employer la force contre lui, il convoque le peuple, les commande de lire le décret proposé. On vit alors combien les mœurs sont plus fortes que les lois. Un vieillard s’avance sur la place ; c’était le père du tribun : il monte au tribunal et en arrache son fils. Ce magistrat séditieux, qui dirigeait les flots de la multitude et qui bravait l’autorité des consuls et du sénat, perd l’audace et la voix à la vue d’un vieillard, et obéit en tremblant à son père, sans que le peuple osât proférer le moindre murmure contre cet acte éclatant de la puissance paternelle.

Ce fut dans ce temps que Rome vit l’exemple du premier divorce. Spurius Carvilius Ruga répudia sa femme pour cause de stérilité : la loi parlait pour lui, on la laissa exécuter ; mais les mœurs étaient contraires à cette séparation, et Carvilius se vit puni par le mépris public d’une action légale, mais honteuse.

Avant la révolte de la Corse, le temple de Janus avait été fermé pour la première fois depuis le règne de Numa Pompilius. Peu de mois après on le rouvrit, et il ne se referma depuis que sous le règne d’Auguste. Rome devait donner au monde l’unique exemple d’une ville et d’une guerre éternelles.

La vestale Tutia, condamnée à mort pour s’être livrée à un esclave, prévint son supplice en se tuant. La même année, un incendie et une inondation causèrent de grands ravages à Rome, qui s’était plus instruite dans l’art de détruire les hommes que dans celui de les conserver.

On vit dans ce temps les premières pièces de théâtre du poète Névius, dont Horace dit que de son vivant, on vantait encore les ouvrages, à cause de leur ancienneté, quoique personne ne voulût plus les lire.

La république, toujours occupée de la guerre opiniâtre que lui faisaient les Gaulois et les Liguriens, se vit bientôt obligée d’en soutenir une autre contre les Illyriens. Ils exerçaient impunément la piraterie : leurs corsaires infestaient les côtes, emmenaient en esclavage des négociants de Brindes, et venaient de piller l’île d’Issa qui s’était depuis peu donnée à Rome.

Avant d’employer les armes pour obtenir la réparation de ces outrages, le sénat chargea deux patriciens, nommés Coruncanius, de se rendre comme ambassadeurs en Illyrie, et de demander, une satisfaction éclatante à Tenta, belle-mère du roi Pinéus et régente du royaume.

La reine répondit aux envoyés romains que ses vaisseaux de guerre respecteraient ceux de leur patrie ; mais que la coutume des rois d’Illyrie n’était pas d’empêcher leurs sujets de s’enrichir par leurs armements maritimes.

Eh bien, Tenta, dit le plus jeune des ambassadeurs, je vous déclare que la coutume de Rome est de se servir de ses forces pour venger les injures faites à ses citoyens, et dans peu nous saurons contraindre vos rois à changer leurs injustes maximes.

La reine, dissimulant, son courroux, laissa partir les ambassadeurs ; mais elle envoya promptement après eux des corsaires qui s’emparèrent des vaisseaux romains, jetèrent leurs capitaines dans les flots, enchaînèrent les équipages, et massacrèrent le jeune Coruncanius.

Rome déclara la guerre à l’Illyrie ; elle fut courte et heureuse. Ces peuples barbares, sans tactique et sans discipline, n’étaient pas capables de résister aux Romains qui s’emparèrent promptement de Corfou.

Durazzo et Apollonie se soumirent volontairement, préférant la domination d’une république éclairée à la tyrannie presque sauvage des princes d’Illyrie. Teuta, vaincue, voulut traiter ; le sénat refusa de négocier avec elle, et accorda la paix au jeune roi Pinéus. On convint qu’il paierait un tribut, céderait une partie de l’Illyrie, et s’obligerait à n’avoir sur mer que deux barques sans armes. Teuta descendit du trône ; Démétrius de Phare la remplaça dans la régence de l’Illyrie.

Tandis que les forces de Rome étaient occupées contre les Gaulois et les Illyriens, Carthage, pour s’indemniser de ses pertes, étendait ses conquêtes en Espagne. Asdrubal, gendre d’Amilcar, venait de bâtir Carthagène sur la côte méridionale de l’Ibérie. Le sénat romain, inquiet de cet accroissement de puissance, résolut d’en arrêter les progrès ; il força les Carthaginois à conclure un traité qui leur donnait l’Èbre pour limites, et qui garantissait spécialement aux Sagontins leur tranquillité et leur indépendance.

Rome, aussi activé pour étendre ses alliances et son autorité que pour enlever à sa rivale ses possessions et ses amis, cherchait déjà les moyens de pénétrer en Grèce, et d’y poser les fondements de sa grandeur future. Le proconsul Posthumius, qu’elle avait laissé en Illyrie, envoya de Corfou des ambassadeurs aux Étoliens et aux Achéens, pour les informer de la guerre entreprise contre Teuta, dans le dessein de délivrer la Grèce et l’Italie des pirates illyriens. Une autre ambassade fut chargée de la même mission pour Corinthe et pour Athènes.

Ces ambassadeurs se virent partout accueillis avec la considération qu’attire la victoire. La faiblesse ne voit dans la force qu’un appui, et ferme les yeux sur les chaînes qu’elle prépare. Ces peuples désunis recherchaient, pour se détruire, l’amitié d’une puissance qui devait bientôt les dominer tous.

Les Corinthiens accordèrent aux Romains le droit d’assister aux jeux Isthmiques ; les Athéniens firent un traité d’alliance avec eux, les admirent aux mystères d’Éleusis, et leur donnèrent le droit de cité.

Le sénat venait de permettre aux habitants de Corfou de se gouverner par leurs propres lois : ce fut cette politique habile qui lui valut l’amitié des Grecs, peuple léger qu’on enchaînait facilement, pourvu qu’on lui montrât l’ombre de la liberté.

Mais dans le temps où Rome comprimait Carthage dans l’Occident par ses menaces, et s’ouvrait les portes de l’Orient par son adresse, elle se vit tout à coup menacée d’une nouvelle invasion des Gaulois, ennemis opiniâtres et redoutables, dont le nom seul répandait l’effroi dans ses murs.

On consulta les livres Sibyllins ; et comme on y vit que des Gaulois et des Grecs s’empareraient un jour de la terre romaine, on crut éluder cet oracle, en enterrant vifs un Gaulois et une Gauloise, un Grec et une femme grecque. Telle est la force de la superstition, que Tite-Live lui-même semble excuser cette action atroce. Après avoir ainsi tenté d’apaiser le courroux des dieux par un crime, le sénat employa un moyen plus efficace pour écarter l’orage qu’il redoutait. Tout le peuple courut aux armes, tous les alliés fournirent les secours stipulés par les traités, et la plupart des historiens prétendent que Rome arma pour cette guerre près de sept cent mille guerriers. Les Vénètes seuls lui donnèrent vingt mille hommes.

Les Gaulois, attirés par la fertilité du pays, par la douceur du climat, par l’ardeur du pillage, avaient de leur côté rassemblé une foule innombrable de combattants qui se précipitèrent comme un torrent dans la Toscane. Les barbares tombèrent sur le consul Émilius avant qu’il eût réuni toutes ses forces ; ils auraient pu, malgré sa résistance, détruire son armée, si le désir de conserver leur butin n’avait ralenti leur marche. Cette faute les perdit. L’autre consul, Attilius, revenant alors de Sardaigne avec ses légions, se jeta sur leur arrière-garde. Émilius, informé de son arrivée, attaqua vivement les ennemis ; qui se trouvèrent ainsi enveloppés. Cependant la valeur des Gaulois disputa longtemps la victoire ; mais leur résistance ne fit que rendre le carnage plus affreux. On leur tua quarante mille hommes, dix mille furent faits prisonniers ; un de leurs rois tomba dans les fers ; l’autre se donna la mort. Le consul Attilius périt dans le combat. Émiliiis jouit seul des honneurs du triomphe et conduisit enchaînés au Capitole le roi captif et les princes gaulois qui avaient juré d’y monter en vainqueurs.

L’année suivante, les Romains, profitant de nouvelles leurs succès, portèrent leurs armes sur le territoire des Gaules ; mais divers présages, un tremblement de terre et la chute du colosse de Rhodes ayant fait croire au sénat que les dieux désapprouvaient ses consuls, Caïus Flaminius et Publius Furius, il leur écrivit de revenir à Rome. .

Flaminius aimait plus la gloire qu’il ne craignait les auspices. Il persuada à son collègue de livrer bataille avant d’ouvrir la lettre du sénat. La fortune couronna son audace : les lances des Romains rendirent inutiles les sabres des Gaulois ; leur défaite fut complète ; ils perdirent neuf mille hommes, et on livra leur pays au pillage.

Flaminius, vainqueur, ne voulut pas obéir au sénat, et répondit que son succès réfutait suffisamment les augures. La campagne terminée, il revint à Rome ; l’orgueil du sénat lui refusa le triomphe ; la reconnaissance du peuple le lui accorda ; et comme les Gaulois, toujours présomptueux, avaient promis au dieu Mars un collier d’or fait avec les dépouilles des Romains, Flaminius offrit à Jupiter des colliers et des bracelets conquis sur eux.

Les consuls, satisfaits de leur triomphe, cédèrent enfin au sénat, et abdiquèrent : Claudius Marcellus et Cornelius Scipion prirent leur place.

Marcellus, à la tête des légions romaines, passa rapidement le Pô, et livra une grande bataille aux ennemis près d’Acéra, entre ce fleuve et les Alpes. Au commencement du combat, les cris des barbares effrayèrent le cheval de Marcellus, qui se retourna vivement pour s’éloigner de ce bruit : le consul, craignant qu’un tel mouvement ne parût un mauvais présage, arrête son coursier, se tourne du côté du soleil, et promet à Jupiter Férétrien la plus riche armure des ennemis.

Dans le même instant, il aperçoit le roi Viridomare, couvert d’armes éclatantes d’or et d’argent, qui s’avançait fièrement à la tête des Gaulois, appelait à haute voix : le consul, et le défiait au combat.

Marcellus dirige sa course sur lui, le renverse de sa lance, le perce avec son glaive, lui enlève son armure, et s’écrie : Jupiter, je suis le second général romain qui remporte les dépouilles opimes ; je les dois à ton secours ; protège-nous toujours ainsi, tant que la guerre durera.

La chute de Viridomare avait répandu l’épouvante parmi les barbares ; les Romains, se jetant sur eux, les mirent facilement en fuite, et en firent un grand carnage.

Marcellus, après les avoir longtemps poursuivis, rejoignit son collègue qui venait de prendre Acéra et qui investissait Milan. Ils s’emparèrent de cette grande ville et de Cosme.

Les Gaulois, abattus, demandèrent la paix, se soumirent à payer un tribut, et cédèrent à Rome une partie de leur territoire.

Pendant cette glorieuse campagne on entendit parler pour la première fois des Germains. Un corps nombreux de leur nation avait passé le Rhin, et s’était joint aux Gaulois, dans l’espoir de ravager avec eux l’Italie.

Le triomphe de Marcellus eut un éclat proportionné à l’importance de sa victoire. Il porta solennellement les dépouilles de Viridomare au temple de Jupiter Férétrien. Le sénat envoya une coupe d’or à Delphes, et fit des présents magnifiques au fidèle allié de Rome, le roi Hiéron.

Ce fut à cette époque si glorieuse pour les Romains, dit Tite-Live, qu’un astre qui devait être funeste à plusieurs peuples se montra sur l’horizon. Le célèbre Annibal prit le commandement des armées de Carthage, et parut en Espagne avec un éclat menaçant.

Avant de combattre cet ennemi formidable, les Romains eurent à soutenir une nouvelle guerre contre l’Istrie et l’Illyrie révoltées. Émilius les soumit, et se rendit maître de la ville de Phare. Le régent Démétrius, vaincu, se sauva près de Philippe, roi de Macédoine, et s’efforça d’inspirer à ce prince contre les Romains une haine qui causa dans la suite la perte de sa famille et de son royaume. Le sénat fit la paix avec le roi d’Illyrie. Émilius reçut les honneurs du triomphe. Sous son consulat, Archagatus apporta du Péloponnèse à Rome l’art de la médecine. Quoiqu’on y eût bâti un temple à Esculape, la tempérance avait été, pendant plusieurs siècles, la seule égide que les Romains opposassent aux maladies : ce qui n’empêcha pas la population de s’y accroître rapidement. La naissance du luxe et la corruption des mœurs firent seules sentir l’utilité et le besoin de l’art médical.

Les Romains, afin de contenir les Gaulois, établirent deux colonies à Plaisance et à Crémone. Un frein si menaçant irrita les barbares, et disposa comme on le verra bientôt, les Boïens et les Insubriens à favoriser l’invasion d’Annibal. Ce grand homme, qui fit chanceler la puissance romaine, rompant alors les traités, et bravant les menaces de Rome, assiégeait Sagonte. Son audacieuse entreprise devint le signal d’une nouvelle guerre entre deux républiques trop ambitieuses, trop jalouses, trop puissantes, pour subsister ensemble sur la terre.

 

 

 

 



[1] An de Rome 493.