HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE SIXIÈME

 

 

LA tranquillité, rétablie momentanément à Rome, permit de songer à sa défense. La guerre ne produisit aucun événement décisif ; mais les levées qu’elle nécessita découvrirent un nouveau désordre qui s’était introduit dans l’état.

Depuis dix-sept ans on avait négligé de faire le dénombrement des biens et des personnes ; et, dans cet intervalle, un grand nombre de citoyens, n’étant inscrits sur aucun registre, pouvaient facilement se soustraire aux charges militaires et civiles. Pour remédier à cet abus, on résolût de confier le soin du dénombrement des personnes et des biens, c’est-à-dire, du cens, à deux magistrats qu’on nomma censeurs.

Le peuple, ne prévoyant pas l’extension que devait avoir cette magistrature, l’abandonna aux patriciens. Une loi si importante passa sans difficulté ; elle avait été proposée par Géganius Massérinus et Quintius Capitolinus, que le peuple venait de nommer consuls après la démission des tribuns militaires.

Les censeurs obtinrent bientôt de nouvelles attributions : chargés de la surveillance des mœurs et du maintien de la discipline, ils reçurent le droit de punir l’inconduite par la dégradation. On les vit dans la suite rayer des sénateurs, priver des chevaliers de leurs titres, et faire passer des citoyens de la première centurie dans la dernière. On leur confia depuis l’entretien des édifices, des routes, et l’intendance des revenus publics. Excepté des licteurs, on leur accorda toutes les marques de la dignité consulaire, et cette magistrature égala presque la puissance du consulat.

La durée du pouvoir des censeurs varia ; elle fut tantôt de dix-huit mois, tantôt de cinq années. Il fallait avoir été consul pour parvenir à la censure. Les premiers qui exercèrent cette charge furent Papirius et Sempronius. Montesquieu regarde avec raison l’institution de la censure comme la digue qui arrêta le plus longtemps les progrès de la corruption et de la décadence de la république.

Les mêmes consuls qui créèrent un si fort obstacle aux innovations, une barrière si puissante contre l’immoralité, réparèrent les premiers l’injustice commise par les Romains contre Ardée. Le peuple de cette ville, révolté contre les nobles, s’était joint aux Volsques pour piller leurs terres. Ils assiégèrent les patriciens dans Ardée. Géganius battit complètement les Volsques ; et les contraignit à capituler et à passer sous le joug. Il rétablit la tranquillité parmi les Ardéates, en faisant décapiter les chefs des factieux, et il rentra en triomphe dans Rome, précédé des riches dépouilles de l’ennemi, et traînant, enchaîné devant son char, Cluilius, général des Volsques.

Les vertus, et la sage fermeté de son collègue Quintius lui valurent une gloire brillante, mais plus rare ; réprimant l’orgueil patricien et la licence plébéienne, il maintint la paix intérieure, et se concilia le respect du peuple et l’affection du sénat.

Sous l’influence de ces sages consuls, Rome se lava totalement de la tache que lui imprimait un arrêt injuste : elle rendit aux Ardéates les terres enlevées, et leur envoya une colonie pour réparer les pertes que leur population venait d’éprouver par les discordes civiles.

L’état continuel de guerre des Romains et leur mépris pour le commerce les exposaient à des disettes fréquentes. Rome se vit désolée par une famine si affreuse qu’un grand nombre de citoyens se précipitèrent dans le Tibre. Spurius Mélius, chevalier romain, crut pouvoir profiter de cette calamité pour aspirer à la tyrannie. Il acheta en Étrurie une grande quantité de blés qu’il distribua aux pauvres et aux prolétaires, dans le dessein de se faire des partisans.

Lucius Minutius était alors préfet des vivres : ses agents découvrirent les intrigues de Mélius ; il en informa le sénat, lui apprenant en même temps qu’on tenait des assemblées nocturnes dans la maison de ce conspirateur, qu’on y rassemblait des armes, que son parti voulait le faire roi, et que plusieurs tribuns, corrompus par lui, étaient entrés dans la conjuration.

Le danger semblait imminent ; le consul Quintius proposa de nommer un dictateur ; et, conformément son avis, le sénat revêtit de cette autorité Cincinnatus qui nomma général de la cavalerie Servilius Ahala.

Le lendemain le peuple fut aussi surpris qu’effrayé de voir paraître sur la place, le dictateur précédé de ses haches et de ses licteurs. On se demandait quel péril imprévu, au milieu de la paix, pouvait menacer la république. Mélius seul connaissait l’ennemi qu’on voulait combattre. Cincinnatus le somme de comparaître devant lui : le coupable, incertain du parti qu’il devait prendre, différait d’obéir, et cherchait à s’éloigner. Servilius ordonne aux licteurs de l’arrêter, Mélius implore le secours du peuple, qui, trompé par ses prodigalités, s’émeut et l’arrache aux mains des licteurs. Il fuit à travers la foule ; le général de la cavalerie le poursuit, l’atteint, lui plonge son glaive dans le corps, et, couvert de son sang, revient près du dictateur : Je vous approuve et vous loue, dit Cincinnatus, vous avez délivré Rome d’un tyran qui voulait la rendre esclave.

Cependant ce meurtre excitait une grande agitation dans le peuple ; toute la ville était en tumulte ; l’air retentissait de murmures et de clameurs. Le dictateur convoque l’assemblée : Citoyens, dit-il, quand Mélius ne serait pas coupable, on l’aurait tué légitimement puisqu’il m’a désobéi. J’étais assis sur mon tribunal pour le juger ; sa résistance à la justice est une rébellion. Cet homme, né sous vos lois, allait les renverser ; il voulait se faire tyran de la ville qui a chassé les rois. Le fils du fondateur de votre liberté a subi la mort pour le même crime ; Cassius, convaincu d’un semblable délit, a éprouvé le même sort ; vous avez puni  Appius et les décemvirs, parce qu’ils usurpaient l’autorité ; et cependant tous ces hommes pouvaient fonder leur ambition sur des consulats et des triomphes. Ce que vous n’avez pas souffert de si grands personnages, l’auriez-vous supporté d’un Mélius qui devait à peine oser prétendre au tribunat, et qui croyait insolemment acheter de vous un trône pour quelques livres de pain ? Son sang n’a pas assez expié son crime ; j’ordonne que la maison dans laquelle il conspirait soit rasée, et que ses biens soient vendus au profit du trésor public.

L’ordre du dictateur fut exécuté ; mais on ne rechercha pas les complices de Mélius. Cette rigueur austère, cette condamnation sans formalités, excitèrent la fureur des tribuns qui menaçaient d’appeler en justice Servilius Ahala après la fin de la dictature. La plus grande partie du peuple les appuyait ; le sénat les apaisa en décrétant qu’on nommerait six tribuns militaires au lieu de consuls. Leur ambition se flattait d’obtenir une de ces places ; mais leur espoir fut déçu ; et le peuple habitué à respecter le sénat lorsqu’on n’irritait pas ses passions, ne voulut élire que trois tribuns militaires, et les choisit parmi les patriciens.

Peu de temps après les Véiens commirent des hostilités, et entraînèrent dans leur parti Fidènes, colonie romaine. Le sénat leur envoya des ambassadeurs pour se plaindre de l’infraction des traités. Tolumnius, roi des Véiens, fit massacrer ces ambassadeurs.

La nécessité de se venger d’une si grave offense contint l’esprit turbulent des tribuns du peuple. Ils laissèrent sans opposition élire des consuls. Sergius, l’un d’eux, gagna une bataille, qui lui valut le surnom de Fidénate ; mais cette victoire n’était pas décisive, et elle coûtait tant de sang qu’elle fit répandre dans Rome plus de larmes qu’elle n’y causa de joie.

Les Falisques grossirent le nombre des ennemis ; l’imminence du danger décida le sénat à nommer dictateur Mamercus Émilius. Une nouvelle bataille eut lieu ; l’infanterie étrusque plia d’abord sous l’effort des Romains ; mais la cavalerie, commandée par le roi Tolumnius, combattit avec avantage celle du dictateur. Dans cet instant, un guerrier romain, Cornélius Cossus, voyant que Tolumnius répandait partout la mort, et l’effroi : Voilà donc, dit-il, ce perfide infracteur du droit des gens ! S’il existe des dieux vengeurs du crime, ils permettront à mon bras d’immoler ce parjure aux mânes de nos ambassadeurs !

A ces mots, il court sur le roi et le renverse d’un coup de lance. Le prince se relève, Cossus saute à terre, l’attaque de nouveau, le renverse encore, et, le perçant d’outre en outre, le tient attaché à la terre. Alors il le dépouille de son armure, lui coupe la tête, et la place au bout de sa lance. Ce trophée sanglant ranime le courage des Romains et frappe de terreur les ennemis qui prennent la fuite. On en fit un affreux carnage ; la victoire fut complète. Le dictateur obtint la pompe, et Cossus l’honneur réel du triomphe. Depuis la fondation de Rome, il fut le second qui plaça des dépouilles opimes dans le temple de Jupiter Férétrien.

La peste s’unit aux maux de la guerre pour atténuer les forces de Rome. Ce fléau n’empêcha pas cependant un nouveau dictateur, Servilius, de combattre les Véiens et de s’emparer de Fidènes[1]. Aucune paix ne termina cette guerre acharnée on eut encore recours à la dictature ; et, malgré l’opposition des consuls, le peuple, d’accord avec le sénat, les força d’élire Posthumius qui remporta une victoire signalée sur les Volsques, s’empara de leur camp, vendit un grand nombre de prisonniers, et abdiqua après avoir triomphé.

Ce fut dans ce temps qu’un peuple, alors peu connu, mais qui devint depuis fort redoutable aux Romains, accrut sa puissance par un crime. Les Samnites, après avoir fait la guerre contre les Étrusques pour la possession du territoire de Vulturne, obtinrent, par un traité, la permission d’établir une colonie dans une partie de ce territoire ; mais, à peine arrivés, ils entrèrent la nuit dans la ville, surprirent les habitants au milieu des désordres d’une fête, les massacrèrent et leur chef Capis donna le nom de Capoue à cette sanglante conquête.

Pendant l’espace de plusieurs années, la guerre, qui continua entre Rome, les Véiens et les Volsques, ne put amener aucun résultat, et ne valut que des triomphes sans fruit, tantôt à des consuls, tantôt à des tribuns militaires. Le consul Sempronius, combattant contre les Volsques, se vit abandonné par ses légions, qu’une terreur panique mit en fuite. Le courage intrépide d’un seul décurion nommé Tympanius sauva l’armée. Quelques cavaliers qui le suivaient mirent par ses ordres pied à terre, défendirent héroïquement un défilé et arrêtèrent l’ennemi qui, se croyant attaqué de nouveau, se retira, de sorte qui les deux armées se crurent vaincues, tandis que Tympanius resta seul maître du champ de bataille.

Les fuyards avaient répandu l’alarme dans Rome ; déjà les sénateurs armés couraient aux portes pour les défendre, lorsqu’on apprit que le danger n’existait plus.

Les tribuns jugèrent l’occasion favorable pour accuser les consuls : ils comptaient sur le témoignage de Tympanius ; mais ce guerrier, aussi généreux que brave, justifia Sempronius, loua le courage de ses chefs, ne parla pas du sien, et s’acquit encore plus d’honneur par sa modestie que par sa vaillance.

Ce fut dans ce temps qu’on établit auprès de l’armée des questeurs chargés de la caisse militaire, de la fourniture des vivres et du partage du butin. Ils exercèrent depuis les mêmes fonctions dans les pays conquis et réduits en province romaine ; et cette magistrature devint le premier degré pour arriver aux grandes charges de la république.

On découvrit, à cette époque, une conspiration des esclaves qui voulaient incendier Rome. Le supplice des chefs étouffa la révolte. Les tribuns, qui ne pouvaient laisser le peuple jouir de la paix intérieure, parce que les troupes seules favorisaient leur ambition, recommencèrent leurs plaintes et leurs déclamations sur l’inégalité du partage des terres. La discorde qu’ils excitaient dans la ville passa dans les camps. Les tribuns militaires, divisés, se laissèrent enveloppes par les Èques ; une partie de l’armée romaine fut taillée en pièces, l’autre prit la fuite. Les généraux et leurs lieutenants se sauvèrent à Tusculum.

Servilius Priscus, nommé dictateur, répara cet échec. Les ennemis, au lieu de profiter de la victoire, se livraient à la débauche ; Servilius les surprit dans ce désordre, s’empara de leur camp, prit une de leurs villes, fit un riche butin, et abdiqua une dictature qui n’avait duré que huit jours.

Le partage des terres excita bientôt dans l’armée une nouvelle révolte. Posthumius, tribun militaire, qui s’était emparé de la ville de Voles, avait promis à ses soldats de leur en partager le territoire. Cet homme léger et violent manqua de parole, on se souleva ; et, comme il voulait opposer la rigueur à la sédition, il fut lapidé par son armée. Le sénat, consterné de cet évènement, n’osait punir des soldats soutenus par le peuple, et ne pouvait absoudre des hommes coupables d’une telle violation des lois de la discipline. Les consuls proposèrent de renvoyer l’information de cette affaire au peuple ; le peuple la renvoya aux consuls ; de part et d’autre on voulait la justice, et l’on craignait l’armée.

Cornélius Cossus et Furius Médullinus, consuls, condamnèrent au supplice quelques soldats. Cette modération n’apaisa pas les esprits, et la discorde continua de régner dans le camp ainsi que dans la ville. La guerre, la peste et la famine ne purent calmer l’esprit de faction, et le malheur même n’était pas capable de réunir ses victimes.

Profitant de ces dissensions, les Èques et les Volsques s’emparèrent d’une ville et d’une garnison romaines. Les consuls ne pouvaient obtenir du tribunat les moyens de lever une armée : le sénat se vit encore obligé de céder au peuple et de nommer des tribuns militaires : mais comme le nombre et l’audace des ennemis croissaient, on sentit la nécessité d’élire un dictateur. Au milieu de ce désordre qui pouvait en se prolongeant exposer Rome au plus grand danger, l’un des tribuns militaires, Servilius Ahala, se sépara de ses collègues, obéit au sénat, et nomma dictateur Publius Cornélius, qui chassa les ennemis, porta le ravage sur leurs terres, et abdiqua.

Trois nouveaux tribuns militaires battirent les Volsques, et se rendirent maîtres d’Anxur, nommée depuis Terracine. Les généraux se concilièrent la bienveillance du peuple en accordant à l’armée le pillage de cette ville.

Si une lutte continuelle des Romains avec les nations belliqueuses qui les entouraient leur donna cet esprit guerrier, cette habitude des périls et des armes, et cette forcé invincible qui les destinait à la conquête de la terre, les intrigues des tribuns, la fréquence des séditions, la crainte des jugements populaires, et la fière ambition des plébéiens obligeaient le sénat à faire une étude constante de la politique, à se placer par l’habitude et par la vertu au-dessus des reproches et de l’accusation, à joindre l’adresse à la forée pour diriger des esprits si remuants, et à se préparer ainsi au gouvernement du monde.

Cette habile compagnie s’aperçut du vice radical qui minait sa grandeur, qui favorisait les factions, et qui rendait inutiles les efforts des plus braves guerriers et des généraux les plus expérimentés. Le soldat n’était point payé ; les citoyens, servant à leurs frais, voyaient souvent leurs héritages ruinés et leurs terres en friche. Ces malheurs les forçaient aux emprunts, les livraient aux usuriers, et les disposaient aux séditions. On prenait les armes à regret, en était pressé de les quitter. Les guerres n’étaient que des courses ; les campagnes ne duraient qu’un mois, et un prompt licenciement faisait perdre le fruit des plus brillantes victoires.

Le sénat, par un décret, commença une grande révolution et posa le plus solide fondement de la puissance romaine. Il accorda une solde à l’infanterie ; jamais loi ne parut plus agréable au peuple : il accourait en foule, baisait les mains des sénateurs, les appelait ses pères, et jurait de verser tout son sang pour défendre une patrie si bienfaisante.

Les armées soldées, dans d’autres pays, arment l’autorité d’une force destructive de la liberté ; mais à Rome, où le peuple surveillait les dépenses publiques par les questeurs, effrayait l’ambition par ses jugements, participait à la législation par ses votes et au gouvernement par ses élections, on pouvait fortifier l’armée sans menacer l’indépendance.

Les tribuns seuls, loin de partager la joie publique, désapprouvaient une innovation qui leur enlevait leurs plus grands moyens d’intrigues. Ils représentèrent au peuple qu’on ne lui donnait que son propre bien, et qu’on achetait son obéissance, en le payant avec le produit des impôts levés sur lui.

Beaucoup de citoyens, égarés par ces discours, se montraient disposés à refuser la contribution exigée ; mais les patriciens commencèrent à s’acquitter. La vue de leur argent, porté sur des chariots, excita l’amour-propre des plébéiens ; ils imitèrent cet exemple, et les prolétaires mêmes voulurent y contribuer.

Le sénat, disposant alors des troupes régulières, forma de plus vastes projets ; et, aspirant à la conquête de l’Italie, il résolut d’assiéger une de ses plus fortes villes, Véies, presque égale à Rome en population, en richesse et en courage[2].

Les tribuns militaires partagèrent leurs forces ; les uns combattirent les Volsques, les défirent et prirent Artéria, une de leurs villes ; les autres attaquèrent Véies et l’investirent. Le siège dura plus de dix ans ; après beaucoup de tentatives inutiles pour prendre cette ville d’assaut, on se vit obligé de changer le siége en blocus.

Les Véiens, craignant que les troubles intérieurs n’accrussent le danger qui les menaçait, élurent un roi. Cette mesuré leur devint fatale ; l’assemblée générale des Étrusques décida qu’on ne donnerait aucun secours à Véies, si elle n’abolissait la royauté. Personne n’osa s’exposer au ressentiment du roi, en répandant cette nouvelle dans la ville ; de sorte qu’elle resta sans appui, livrée à ses propres forces.

Le blocus de Véies obligeait les soldats romains à passer tout l’hiver dans le camp ; ce qui ne leur était jamais arrivé. Le mécontentement que leur absence répandait dans la ville, fit croire aux tribuns du peuple que le moment était favorable pour recommencer leurs déclamations contre le sénat. Son secret est enfin découvert, disaient-ils aux plébéiens ; son masque est levé ; il ne solde la jeunesse que pour l’éloigner et pour l’enchaîner. Ce ne sont plus des citoyens qu’ils appellent, mais des esclaves qu’ils paient. Si vous ne revenez à vos anciens usages, c’en est fait de votre liberté.

Ces paroles artificieuses faisaient impression : elles opposaient à la loi tous les sentiments blessés et la force des habitudes.

Appius, tribun militaire, resté à Rome, craignait que ces intrigues ne renversassent le nouvel édifice élevé par la sagesse du sénat. S’adressant alors vilement au peuple : Si l’on avait jamais douté, dit-il, de l’esprit séditieux de vos tribuns, il n’y aurait plus à présent d’incertitude. Jamais acte de rigueur ne les à autant affligés que cette libéralité du sénat. L’union des deux ordres de l’état est ce qu’ils redoutent le plus ; ils ne fondent leur autorité que sur vos troubles ; et ne cherchent qu’à rompre cette bonne intelligence qui seule peut nous rendre le plus puissant des peuples. Si les soldats qu’on affecte de plaindre entendaient mes paroles, ils les applaudiraient. S’ils n’étaient que des mercenaires, je leur dirais qu’on proportionne le travail qu’on exige d’eux aux récompenses qu’ils reçoivent, et que, soldés toute l’année, ils doivent servir toute l’année. Mais ce sont des Romains. L’intérêt de Rome doit seul les persuader. Les Véiens ont enfreint sept fois nos traités, ils ont ravagé nos terres, soulevé les Fidénates, égorgé une de nos colonies, assassiné nos ambassadeurs : ils veulent, enfin armer toute l’Étrurie contre nous. Est-ce avec de tels ennemis qu’on doit agir mollement ? Abandonnerons-nous nos travaux et nos retranchements pour laisser le champ libre à de nouveaux brigands ? Mais quand tous ces motifs n’exigeraient pas la continuation du siége, croyez que rien ne nous importe plus  que d’établir la discipline dans nos armées. Jusqu’à présent, nous avons su vaincre et non profiter de la victoire. Nous quittions nos camps au milieu de l’automne, comme des oiseaux de passage qui disparaissent avec l’été. Apprenons, quand la guerre tourne en longueur, à en attendre courageusement l’issue. Bravons les frimas pour la gloire, comme nous les affrontons, pour les vains plaisirs de la chasse. Que vos ennemis sachent enfin que Rome, aussi constante qu’impétueuse, ne finit un siége que par la prise d’une ville et ne termine une guerre que par la victoire. Déclarez à vos tribuns que vous ne les avez pas élus pour être les défenseurs de la mollesse, et de la lâcheté, et défendez-leur de tromper les soldats, en leur présentant la désobéissance sous les traits du courage, et la licence sous ceux de la liberté. La fermeté de cette harangue imposa aux factieux.

Peu de temps après, on apprit que les Véiens, ayant fait une sortie pendant la nuit avaient renversé les travaux des Romains et incendié leurs machines. Cette nouvelle, répandue à Rome, enflamma le peuple de colère. Les plébéiens qui jouissaient de quelque aisance offrirent de combattre à cheval, s’engageant volontairement à servir jusqu’à ce que Véies fut prise.

Le sénat, profitant de leur zèle pour compléter son système, accorda à la cavalerie une solde de vingt sous, triple de celle de l’infanterie. Quelque temps après, les généraux patriciens s’étant laissé battre par les Volsques, -les vœux du peuple furent comblés par la nomination de tribuns militaires pris dans la classe plébéienne.

Sur ces entrefaites, un phénomène, très naturel sans doute, mais dont on ne peut expliquer les causes, excita une grande inquiétude à Rome. Le lac d’Albe grossit tout à coup d’une manière effrayante, quoique aucune pluie n’eut précédé ce débordement. La crédulité prit cet événement pour un prodige. On vantait beaucoup alors la science d’un vieillard de Véies, qui passait pour devin. Les Romains s’étant emparés de sa personne, il leur dit, sur la foi d’une ancienne prédiction ; que Rome était menacée d’un grand désastre si l’eau du lac débordait jusqu’à la mer ; mais que, si elle s’arrêtait avant d’y arriver, ce serait le signal de la ruine de Véies.

Le sénat envoya à Delphes des députés qui consultèrent l’oracle, et rapportèrent une réponse conforme à celle du vieillard.

On creusa des canaux qui éloignèrent de la mer les eaux du lac, et la politique profita ainsi de la superstition pour augmenter le courage des assiégeants et la crainte des assiégés.

Deux nouveaux tribuns militaires s’étant encore laissés vaincre par les Capénates et par les Falisques, la terreur se répandit dans l’armée et dans la ville : on disait au camp de Véies que les ennemis marchaient sur Rome ; à Rome, on répandait le bruit d’une victoire complète des Véiens. La consternation devint générale.

Dans de grands périls toute intrigue cesse, toute ambition se tait, et l’envie même invoque le génie. On nomma Camille dictateur : il prit Cornélius Scipion pour général de la cavalerie.

Les vertus et les exploits de Camille lui avaient déjà acquis l’estime universelle. Il appelle la jeunesse romaine à la défense de la patrie ; elle répond à sa voix avec ardeur et confiance. Celle des Latins et des Herniques accourt lui offrir ses services. Le dictateur promet aux dieux que, s’il termine heureusement la guerre, il célébrera les grands jeux du cirque, et qu’il rebâtira le temple de la déesse Ino, nommée par les Romarins la mère Matuta.

Camille, après avoir battu  les Falisques et les Capénates, se rendit  au camp de Véies, qui n’avait point été attaqué comme on le croyait mais dans lequel régnait un désordre plus dangereux souvent que les défaites. Il y rétablit d’abord la discipline.

Convaincu que la force ne pouvait triompher d’une ville aussi populeuse, il eut recours à la ruse, et fit ouvrir secrètement une mine qui conduisait jusque sous la citadelle. Cet ouvrage étant achevé sans que les assiégeants en eussent la moindre connaissance, il écrivit au sénat pour lui demander quel usage il devait faire du riche butin que la victoire lui promettait. Le sénat décida qu’on le livrerait au peuple et qu’il serait distribué à tous les citoyens qui voudraient se rendre au camp. La moitié de Rome y accourut.

Le dictateur, se conformant aux anciens usages, qui exigeaient qu’on se rendit favorables à la fois les dieux de Rome et les dieux de Véies, prit les auspices, et dit : Apollon Pythien, c’est par vos ordres que je vais ruiner cette ville ennemie. Je vous consacre la dixième partie de ses richesses, et vous, reine Junon, qui aujourd’hui habitez Véies, je vous conjure, après la victoire, de nous suivre dans notre ville de Rome, qui va devenir la vôtre : vous y trouverez un temple digne de vous.

Camille, afin de détourner l’attention des assiégés du péril réel qui les menaçait, ordonna un assaut général ; et, tandis que les légions s’avançaient contre les murailles en jetant de grands cris, un corps d’élite, marchant sous la terre, perce la mine, et sort, avec grand bruit, dans le temple même où le roi des Véiens sacrifiait aux dieux, et au moment où le devin, consultant les entrailles des victimes, déclarait vainqueur, celui qui consommerait ce sacrifice. Les Romains, entendant ces paroles, se précipitent sur les Véiens, et accomplissent l’oracle en offrant l’holocauste au ciel. Tite-Live, en rapportant ce fait, que sa raison n’osait ni croire ni réfuter, convient qu’il est plus propre au théâtre qu’à l’histoire.

Les Romains, maîtres de la citadelle, se répandirent dans la ville et embrasèrent les maisons, tandis que les légions franchissaient les remparts. Le carnage fut épouvantable ; Camille parvint enfin à le faire cesser. Il ordonna d’épargner les vaincus désarmés, et, dès qu’il furent soumis, on donna le signal du pillage.

Le dictateur se voyant maître d’une si grande cité, s’écria : Si ma fortune, ou celle de Rome, paraît trop éclatante aux hommes et aux dieux, et si elle doit être compensée par quelques disgrâces, je demande au sort de les faire tomber sur moi plutôt que sur la république. En disant ces mots, il se heurta contre une pierre, tomba, et, dans la suite, la superstition regarda cette chute comme un présage de l’exil de Camille et de la prise de Rome par les Gaulois.

Le dictateur fit vendre à l’encan toits les prisonniers. Le produit de cette vente fut la seule part du trésor public dans le butin.

L’élite des Romains, revêtue de robes blanches, conduisit en pompe à Rome la statue de Junon[3]. La crédulité racontait que Camille ayant demandé à la déesse si elle voulait s’y laisser transporter, elle marqua son consentement par un signe de tête.

Le siège avait duré dix ans. Véies, résistant à toutes les forces romaines, fut surprise plutôt que vaincue.

Jamais une victoire ne causa dans Rome une joie plus vive, et jamais dictateur n’obtint un triomphe plus magnifique. Camille se montra le premier avec quatre chevaux blancs attelés à son char, tel qu’on représentait Jupiter et Apollon. Cet orgueil déplut. Quel grand homme en est exempt ! Mithridate sut se rendre inaccessible à tous les poisons ; mais il est plus difficile de résister à ceux de la fortune et de la gloire.

Camille, après avoir donné les ordres nécessaires pour l’érection du temple de Junon, fit la dédicace de celui de Matuta, et se démit de la dictature.

Le sénat accorda la paix aux Èques et aux Volsques ; mais il se vit dans un grand embarras pour trouver la quantité d’or qu’exigeait le présent promis par Camille à l’Apollon de Delphes.

Les dames romaines, qui savaient faire à leur patrie le sacrifice de leur vanité, comme les Romains celui de leur vie, offrirent au sénat leurs ornements et leurs bijoux. Ils servirent à fabriquer une coupe d’or de quatre-vingt mille écus. Un honneur immortel les dédommagea de la perte d’un vain luxe. On leur permit de se rendre aux jeux publics dans des chars suspendus, et le sénat leur accorda le privilège dont jusque-là les hommes les plus distingués jouissaient exclusivement, celui d’être louées publiquement après leur mort.

Les Falisques n’avaient pas voulu se soumettre : Camille, élu tribun militaire, les battit s’empara nomination de leur camp, et y fit un riche butin qu’il réserva tout entier pour le trésor. Sous tout autre général, cette mesure aurait peut-être porté les soldats à la révolte ; mais ils craignaient sa sévérité et admiraient sa vertu. Le respect contint les murmures.

Camille forma le siège de Falérie. Les enfants des familles les plus distinguées de cette ville vivaient sous la discipline d’un seul maître qui conçut le vil projet de fonder sa fortune sur une infâme trahison. Il avait l’habitude de conduire tous les jours ses élèves hors de la ville pour les exercer. Prolongeant peu à peu ces promenades, il finit par les conduire à Camille, et lui dit : En  remettant entre vos mains les enfants des hommes les plus puissants de Falérie, c’est la ville même que je vous livre. — Vil scélérat ! lui répondit le héros d’un air menaçant, tu offres un présent odieux à un général et à un peuple qui n’ont aucune ressemblance avec toi. Il est vrai que nul traité fondé sur des conventions humaines ne nous lie aux Falisques, mais il existe et il existera entre eux et nous un lien sacré formé par la nature. La guerre a ses droits comme la paix, et nous avons appris à les respecter également. Nous prenons les armes, non contre les êtres faibles dont on épargne la jeunesse, même dans les cités conquises, mais contre les hommes qui, sans être offensés, se sont armés contre nous, et ont attaqué notre camp près de Véies. Tu veux les vaincre par un crime jusqu’à présent inconnu, moi, je les vaincrai par les seuls moyens dignes des Romains, la vertu, le travail et les armes.

Après ce discours, Camille fit dépouiller le perfide maître de ses vêtements, lui fit attacher les mains derrière le dos, et, donnant des verges à ses jeunes disciples, il leur ordonna de le ramener dans la ville en le frappant.

Les Falisques pleuraient la perte de leurs enfants : ce retour imprévu changea leur désespoir en joie et leur haine en admiration. Décidés jusque-là, comme les Véiens, à vaincre où à périr, ils demandèrent la paix à Rome. Leurs députés dirent au sénat : Pères conscrits, nous sommes vaincus par vous et par votre général ; mais c’est une victoire dont vous pouvez jouir sans exciter la jalousie des dieux ni des hommes, et que nous pouvons avouer sans honte. Nous nous rendons à vous, persuadés que nous serons plus heureux sous votre empire que sous nos propres rois. Nous donnons dans cette guerre deux grands exemples au genre humain ; vous, celui de la bonne foi, qui préfère des dangers honorables à un triomphe certain, mais criminel ; et nous, celui de la générosité qui cède volontairement la victoire aux vertus. Nous nous soumettons donc à votre discrétion. Envoyez des commissaires, qu’ils s’emparent de nos armes, reçoivent des otages, et prennent possession de la ville, dont les portes leur seront ouvertes. Vous n’aurez point à vous plaindre de notre fidélité, ni nous de votre domination.

Ainsi la vertu d’un homme valut aux Romains une importante conquête.

Le vaisseau qui portait à Delphes la coupe d’or envoyée par le sénat fut pris par les pirates de Lipari. Timasithée, leur chef, digne d’être romain par sa générosité et par son respect pour les dieux, rendit le vaisseau, la coupe, et voulut lui-même escorter les députés jusqu’à Delphes et les ramener à Rome.

Le sénat, croyant que la situation prospère de la république lui permettait de revenir sans danger aux anciens usages, fit élire des consuls. On n’en avait pas nommé depuis quinze ans. Le peuple procéda sans résistance à l’élection ; mais cette inconstante multitude donna bientôt aux consuls et aux sénateurs un nouveau sujet de crainte. Elle voulut quitter Rome et s’établir à Véies. Camille s’opposant à ce projet, s’attira sa haine Il parvint cependant à faire renoncer le peuple à une résolution si funeste. Le sénat, satisfait, accorda, sur le territoire de Véies, sept arpents à chaque enfant mâle romain, ce qui multiplia les mariages et accrut à population.

L’envie est l’ombre de la gloire, et la suit toujours. Le peuple ingrat oubliait les exploits de Camille, et s’irritait de son opposition constante aux intrigues et aux déclamations des tribuns. La haine est si aveugle qu’elle ne cherche pas même des prétextes vraisemblables pour se satisfaire. On accusa sans fondement Camille de s’être approprié une part du butin de Véies, et comme il vit qu’il ne pouvait attendre aucune justice de cette multitude passionnée, il prévint son arrêt, se condamna lui-même à l’exil, et se retira dans Ardée. Avant de sortir de la ville, moins grand qu’Aristide, il pria les dieux de mettre bientôt ses ingrats concitoyens dans la nécessité de le regretter. Son vœux coupable ne fut que trop accompli.

L’orage qui devait fondre sur Rome sortit d’une contrée dont elle savait à peine le nom ; la Gaule, si longtemps redoutable pour les Romains, et qui depuis devint une de leurs plus brillantes conquêtes, était divisée en trois parties : l’Aquitaine, la Celtique et la Belgique ; l’Océan, le Rhin, les Alpes et les, Pyrénées marquaient ses limites ; limites qu’étendaient et que variaient irrégulièrement les guerres continuelles que se livraient toutes les hordes sauvages dont la population belliqueuse habitait, dans ces temps reculés, les Gaules, la Germanie, et toute cette partie de l’Europe devenue, depuis, le centre de la civilisation et des lumières.

Sous le règne de Tarquin, Ambigate était roi de la Gaule celtique. Son peuple trop nombreux, fut obligé d’envoyer dans d’autres contrées des colonies qui cherchèrent, les armes à la main, une nouvelle patrie : Sigovèse parcourut l’Allemagne, la Bohême et la Hongrie. Béllovèse, à la tête d’une partie des peuples de Sens, d’Autun, de Chartres, du Mans et de Bourges, franchit les Alpes, conquit quelques provinces, et fonda les villes de Milan, de Brescia et de Vérone. Les Gaulois, recevant dans la suite de nouveaux renforts de leur pays, étendirent leurs possessions, et la contrée dont ils s’étaient rendus maîtres prit le nom de Gaule cisalpine.

Peu de temps après l’exil de Camille, un habitant de Clusium nommé Aruns, voulant se venger de ses compatriotes qui l’avaient injustement maltraité, se retira chez les Gaulois établis près des Alpes, et leur vanta la fertilité de son pays et l’excellence de ses vins. Ses récits tentèrent la cupidité de ces hommes belliqueux et intempérants. Guidés par le perfide Aruns, ils portèrent leurs armes en Étrurie et assiégèrent Clusium.

La haute taille, la longue chevelure, les glaives larges et tranchants, et les mœurs sauvages de ces nouveaux ennemis répandaient l’effroi sur leur passage. Clusium invoqua le secours des Romains.

Le sénat fit partir comme ambassadeurs les trois fils de Fabius Ambustus. Ils se rendirent au camp des Gaulois et les invitèrent à cesser leurs hostilités contre les Clusiens, dont Rome devait en cas de guerre, embrasser la défense.

Brennus, chef des Gaulois, reçut les ambassadeurs en présence de son peuple assemblé et leur répondit : Nous ne connaissons point les Romains ; mais nous devons les croire courageux puisque c’est leur appui que les Çlusiens invoquent au moment du danger. Nous consentirons volontiers la paix, si les Clusiens, qui possèdent plus de terres qu’ils n’en cultivent, veulent nous en céder une partie. Ils, en ont trop et nous en manquons : mais si nous éprouvons un refus, nous voulons les combattre devant vous, afin que vous puissiez attester à Rome que les Gaulois l’emportent, en vaillance sur tous les autres peuples de la terre. — Mais, reprit l’aîné des Fabius, s’emparer d’un pays qui ne vous appartient pas, et enlever une terre à celui qui la possède, c’est déclarer la guerre ; et quel droit les Gaulois ont-ils, sur la Toscane ?Les mêmes, répliqua Brennus, les mêmes que vous sur tant de contrées que vous avez envahies. Nos droits sont écrits sur nos glaives ; tout appartient aux braves. Les Fabius, trop jeunes et trop ardents pour écouter la prudence, sortent en courroux de l’assemblée ; oubliant la modération qui convient à des médiateurs, non seulement ils poussent les Clusiens à la guerre ; mais ils prennent eux-mêmes les armes, et se placent à la tête des habitants qui font une sortie contre les barbares.

Le sort, pour hâter la ruine de Rome, voulut que Quintus Fabius perça de sa lance un chef gaulois, fût reconnu par les ennemis lorsqu’il enlevait l’armure du vaincu. Tout à coup cette nouvelle se répand dans l’armée ; elle excite la fureur, et change les projets de Brennus. Tout son peuple partage ses ressentiments ; on lève le siège, on abandonne Clusium. Rome devient le seul objet de la haine et de la vengeance. La jeunesse gauloise voulait y marcher sur-le-champ ; mais ses chefs, respectant le droit des gens violé par les Romains, décidèrent qu’on enverrait d’abord des députés à Rome pour demander justice, et pour exiger le châtiment de Fabius :

Ils partirent ; le sénat, après les avoir écoutés, délibéra sur leur demande. Ne pouvant nier l’infraction dont on se plaignait, et craignant d’infliger une peine méritée à de jeunes patriciens illustres par leurs exploits et soutenus par le crédit de leur famille, il renvoya au peuple le jugement de cette affaire. Le peuple romain, imprudent admirateur d’une vaillance déplacée et d’une témérité coupable, refusa toute satisfaction aux députés, et porta même à l’excès l’oubli de tout égard et de toute convenance ; car il élut tribuns militaires, pour l’année suivante, les trois Fabius avec Q. Sulpicius Longus, Q. Servilius et S. Cornélius Maloginensis.

Rome, exposée à de moindres dangers, avait souvent, créé un dictateur. Son aveuglement fût tel que, dans cette circonstance critique, elle n’en nomma pas ; et pourtant la terreur, grossie par la superstition, précédait ce nouvel ennemi ; car on prétendit que, longtemps avant, une voix inconnue avait annoncé l’arrivée de ces barbares.

Cependant les Gaulois, furieux, marchaient rapidement ; ils répandaient l’effroi sur leur route, quoiqu’ils ne commissent aucune violence, et que même ils fissent retentir l’air de ce cri mille fois répété : Nous allons à Rome ; nous n’en voulons qu’aux Romains.

Le sénat ne leur opposa qu’une levée de quarante mille hommes faite à la hâte, sans ordre et sans choix. Les deux armées se rencontrèrent à quatre lieues de Rome, au confluent du Tibre et de l’Allia. L’armée gauloise se composait de soixante-dix mille guerriers, dont les hurlements répétés par les montagnes, répandaient une épouvante jusque-là inconnue.

Le téméraire Quintus Fabius, qui commandait les Romains, oublia de consulter les auspices, n’offrit point de sacrifices aux dieux, et crut inutile de retrancher son camp : appuyant sa gauche à la rivière, sa droite à une montagne, et plaçant sa réserve sur une hauteur, il étendit trop ses ailes dans la crainte d’être débordé, et affaiblit ainsi son corps de bataille.

Brennus, après avoir culbuté la cavalerie qui se trouvait devant lui, commença très habilement par l’attaque de la colline sur laquelle était placée la réserve. Ce fut là seulement qu’il éprouva une vive résistance. Le reste de l’armée romaine, saisi d’épouvante, ne put soutenir la vue des longs sabres des Gaulois, l’aspect de leurs, chevelures flottantes et le bruit effrayant de leurs cris. Les généraux manquèrent d’habileté et les soldats de courage.

L’aile gauche voulait se sauver du côté de Véies ; une grande partie se noya dans le Tibre. Un combat si court aurait coûté peu de sang, mais le désordre de la fuite occasionna un affreux carnage. Rome apprit cette défaite par les fuyards de l’aile droite. Les Gaulois pouvaient sans obstacle y entrer avec eux ; le pillage du camp et la débauche leur firent perdre trois jours.

Les Romains, d’abord consternés, mais reprenant enfin leur ancien courage, font passer dans le Capitole et dans la citadelle les dernières ressources de la république, la fleur de la jeunesse, l’élite du sénat, le trésor, les armes et les vivres. Le prêtre de Quirinus et les vestales emportèrent, loin de Rome les images des dieux, les ornements, les vases et les livres sacrés.

On était décidé à ne sauver que ce qui pouvait défendre la patrie, et à livrer à la mort une population sans armes. On ne laissa dans la ville que des vieillards et tous ceux qui se trouvaient hors d’état de combattre. Les anciens dictateurs, les consulaires, les sénateurs les plus vénérables par leurs triomphes, par leur âge et par leurs dignités, déclarèrent qu’ils ne consumeraient pas sans nécessité les vivres de la citadelle, et, qu’ils mourraient dans la ville avec les citoyens que leur faiblesse rendait inutiles à la patrie. Ils recommandèrent au courage de la jeunesse le sort d’une république illustrée par quatre siècles de victoires.

Quel sublime et déchirant spectacle Rome offrait alors ! D’un côté on voyait avec admiration ces jeunes guerriers qui emportaient dans le Capitole le dernier espoir de la liberté ; de l’autre, on contemplait avec douleur ces vieillards courageux, résolus à s’ensevelir sous les ruines de leur patrie. Les femmes en pleurs ne savaient si elles devaient suivre leurs époux et leurs enfants, ou s’arracher de leurs bras pour servir de dernier appui à leurs pères. L’amour et la nature déchiraient leurs cœurs.

La foule des pauvres se dispersa dans les campagnes ; on enterra dans les souterrains d’une chapelle tout ce qu’on put enlever des temples.

Le respect pour la religion était alors gravé si profondément dans les esprits qu’au milieu de ce grand désastre, un plébéien, Lucius Albinus, qui emmenait sa fille sur un chariot chargé de ses richesses, rencontrant sur la route du Janicule les vestales qui se traînaient à pied péniblement, portant les vases sacrés, s’arrête à la vue de ces vierges, descend avec sa femme et ses enfants, jette sur la terre ses trésors, et abandonne son char aux prêtresses.

Le Capitole seul est armé, les temples sont vides, la ville est déserte. Les vieillards, les sénateurs et consulaires sont les seules ombres qui l’habitent encore : préférant la mort à la fuite, ils se revêtent de leurs robes de pourpre, ils s’assoient dans les vestibules de leurs maisons, sur leurs chaises d’ivoire. Dans cet instant Brennus avance ; il trouve les murs sans défense, les portes ouvertes ; il s’arrête : cet abandon lui fait soupçonner un stratagème ; mais un long calme, un profond silence le rassurent. Il entre dans Rome comme dans un vaste tombeau.

Les Gaulois, arrivés sur la place publique, ne voient d’apparence de vie et de guerre que sur les remparts de la citadelle et du Capitole. Après avoir placé des gardes, ils se répandent et se dispersent dans les rues. Toutes les maisons du peuple sont fermées ; celles des grands seuls étaient ouvertes. Les barbares y pénètrent, et regardent avec étonnement ces nobles vieillards, qui, suivant la croyance du temps, avaient dévoué leurs têtes aux dieux infernaux pour attirer leur courroux sur celles de l’ennemi. Ils admirent ces vénérables consulaires, assis sur leurs sièges, parés des marques de leurs dignités, silencieux, immobiles, appuyés sur leurs bâtons d’ivoire et ne donnant aucune marque de surprise ni d’effroi. Leur aspect enchaînait l’audace, leur noble gravité inspirait une vénération religieuse ; et ces guerriers féroces, saisis de crainte, les prirent d’abord pour des dieux. Enfin un Gaulois plus téméraire, s’approchant de Marcus Papirius, lui passa légèrement la main le long de la barbe. Papirius ne pouvant supporter l’outrage le frappe de son bâton : le barbare irrité lui enfonce son glaive dans le sein. Dès lors le carnage commence ; les Gaulois massacrent sur leurs sièges tous ces illustres patriciens. Ils égorgent le peu de citoyens qui n’avaient pu échapper à leurs coups, livrent la ville au pillage, et embrasent les maisons, dans l’espoir que la crainte, se répandant avec les flammes, porterait les défenseurs du Capitole à se rendre.

Les Romains renfermés dans leur dernière forteresse, voyaient avec désespoir l’incendie qui dévorait leurs pères et leurs foyers. Les cris des ennemis, les gémissements des victimes déchiraient leurs âmes. L’horreur de cette fatale journée se renouvela et s’accrut encore dans les ténèbres de la nuit. Chaque instant ajoutait un nouveau poids, à leurs douleurs ; mais plus l’excès du désespoir pénétrait leur cœur, plus il gravait profondément la résolution de défendre jusqu’au dernier soupir, le seul asile de la liberté de Rome.

Les Gaulois, perdant l’espérance de les effrayer, veulent s’emparer de vive force du Capitole. Ils y montent avec ardeur, couverts de leurs boucliers, et jetant de grands cris, selon leur coutume. Mais lorsqu’ils sont arrivés au milieu de la colline, les Romains sortent de leurs murs, se précipitent avec fureur sur eux, les renversent, et les mettent en pleine déroute.

Brennus, découragé par l’inutilité de cette attaque, convertit le siége en blocus ; attendant la victoire du temps et de la famine ; et comme l’incendie de la ville privait son armée de tous moyens de subsistance, il ne laissa qu’une partie de ses troupes à Rome, et envoya le reste dans les campagnes voisines pour y chercher des vivres.

Le hasard conduisit un de ces corps près d’Ardée. Camille y vivait dans l’exil, pleurant les malheurs de sa patrie, et ne pouvant concevoir comment la terreur s’était emparée de ces braves Romains, tant de fois victorieux sous ses ordres. Tout à coup il apprend que les Gaulois s’approchent, et que les Ardéates consternés délibèrent timidement sur les moyens d’échapper aux périls qui les menacent.

Camille n’avait jamais paru dans leurs assemblées ; il y court : Ardéates, dit-il, autrefois mes amis, aujourd’hui mes concitoyens, ne croyez pas que j’ai oublié la loi qui m’exile ; mais, dans un si grand danger, chacun peut et doit contribuer au salut public. Je ne saurais mieux vous prouver ma reconnaissance qu’en combattant pour vous. La fortune ne m’a trahi que pendant la paix ; pendant la guerre, elle a toujours couronné mes armes. Accordez quelque confiance à mes conseils ; profitez de l’occasion qui se présente pour prouver votre amitié aux Romains et pour acquérir une gloire immortelle.

Les Gaulois s’avancent : croyez-moi, ces hommes sont plus effrayants par leur haute stature que redoutables par leur courage. Ce n’est point eux, c’est la fortune qui nous a vaincus. Qu’ont-ils fait depuis la bataille d’Allia ? Ils se sont emparés d’une ville déserte ; ils ont massacré des vieillards sans défenses et quelques soldats romains ont suffi pour les chasser du Capitole. A présent ils se dispersent dans les campagnes comme des animaux voraces, sans ordre, sans discipline, sans gardes. Ils consacrent le jour au pillage et la nuit à la débauche. Ne souffrez pas que toute l’Italie perde son nom, et prenne honteusement celui de Gaule. Saisissez-vos armes cette nuit, et suivez-moi. Je vous promets, non un combat, mais un carnage certain. Si je ne vous livre pas les Gaulois comme des victimes, je consens qu’Ardée me châsse comme Rome m’a banni.

Les Ardéates, entraînés par ces nobles paroles, se confient à son génie et exécutent ses conseils. Camille, ayant fait reconnaître les ennemis qui campaient en désordre, les surprend au milieu de la nuit, les effraie par de grands cris et par le son des trompettes, et les égorge à demi endormis. Ceux qui cherchaient à se sauver à Antium furent poursuivis et taillés en pièces.

Dans ce même temps, les Toscans voulurent perfidement profiter de la chute de Rome pour attaquer Véies ; mais les Romains retirés dans cette ville les battirent et en firent un grand carnage.

Le siège du Capitole continuait cependant toujours, et ses braves défenseurs étonnaient fréquemment leurs ennemis par des traits d’une rare intrépidité. Un jour, Caïus Fabius Dorso, voulant accomplir un sacrifice imposé par un ancien usage à sa fa mille, descend du Capitole, portant les vases sacrés, traversé le camp ennemi, accomplit son vœu sur le mont Quirinal, et retourne à son poste avec une gravité si imposant que les Gaulois, soit par respect religieux, soit par admiration pour sa témérité, n’opposèrent aucun obstacle à sa marche.

La victoire de Camille avait fait renaître l’espoir et le courage dans le cœur des Romains qui habitaient Véies et les villes voisines. Ils s’arment tous, se rassemblent et défèrent à Camille le commandement de leurs forces. Ce généreux guerrier, fidèle aux lois de sa patrie, même après sa ruiné, refuse l’autorité qu’on lui accorde tant qu’elle ne sera pas confirmée par le sénat.

Pontius Cominius, jeune soldat, chargé des dépêches de l’armée, descend le Tibre sur une écorce de liège, franchit, à la faveur de la nuit, le rocher du Capitole, apprend la victoire de Camille au sénat qui le nomme dictateur, et revient à Véies avec la même audace et le même succès.

Les traces des pas de cet intrépide jeune homme furent aperçues par les Gaulois, et leur apprirent que ce rocher n’était pas impraticable comme ils le croyaient. Au milieu d’une nuit profonde, ils veulent profiter de cette découverte ; s’accrochant aux herbes et aux broussailles, ils parviennent au pied des murs, et, se soutenant mutuellement, échappent par leur silence à la vigilance des sentinelles, et même à celle des chiens fidèles. Les Romains, dépourvus de vivres, n’avaient point osé, par respect pour Junon, se nourrir des oies qui lui étaient consacrées. Ce scrupule religieux sauva Rome.

A l’approche de l’ennemi, les oies effrayées jettent des cris et battent des ailes. Marcus Manlius, consulaire, réveillé, par ce bruit, sonné l’alarme, et, en attendant que les troupes soient armées, il court rapidement à la muraille et renverse dans le précipice un barbare qui embrassait déjà les créneaux. Sa chuté entraîne plusieurs de ses compagnons ; les Romains arrivent en foule, culbutent les assaillants et sauvent ainsi le Capitole.

Manlius fut comblé d’honneurs et d’éloges ; au milieu d’une affreuse disette, chacun lui céda une portion considérable de ses vivres : un décret condamna toutes les sentinelles à la mort ; mais la clémence adoucit l’arrêt, et le trépas seul du commandant de la garde expia la négligence de tous. Camille, nommé dictateur, grossissait journellement ses forces, détruisait tous les détachements ennemis, occupait les environs de Rome, fermait tous les passages, et affamait ainsi l’armée gauloise que désolait en même temps une peste cruelle.

On ignorait au Capitole les progrès de Camille, et la garnison était épuisée par le manque absolu de subsistances. Cependant, pour déguiser sa détresse, elle jetait de temps en temps des pains dans le camp ennemi.

Également fatigués, les assiégeants et les assiégés avaient conclu une trêve ; mais enfin les soldats romains, succombant au besoin, forcèrent le sénat à capituler ; Sulpicius, tribun militaire, chargé des pleins pouvoirs eut une entrevue avec Brennus, et l’on y convint que les Romains paieraient un tribut de mille livres d’or et que les Gaulois évacueraient le pays.

Le traité conclu l’on commençait à peser l’or ; le perfide Gaulois employa sans pudeur de faux poids : le tribun se plaignait vivement de cette fraude ; Brennus alors, posant sa lourde épée dans la balance, lui dit avec une raillerie amère : Malheur aux vaincus !

Dans cet instant, Camille, dont l’armée s’était approchée de Rome, s’avance, suivi de ses principaux officiers ; on lui rend compte de la négociation, de l’artifice et de l’insolence du Gaulois : Romains, dit Camille, remportez votre or ; et vous, Gaulois, vos balances ; ce n’est qu’avec le fer que nous recouvrerons notre liberté. Brennus, surpris de sa fierté, lui reproche de rompre un traité conclu : Tout traité conclu sans la participation du dictateur, répond Camille, est nul. Gaulois, je déclare la trêve rompue, préparez-vous au combat !

Terminant la conférence par ces mots, il retourne à ses troupes, les range en bataille avec habileté sur les débris de Rome, et leur rappelle qu’ils combattent pour tout ce qu’ils ont de plus cher et de plus sacré, leurs dieux, leur patrie, leurs foyers et leur liberté.

Les Gaulois, prennent les armes ; la fureur les guide ; le génie conduit les Romains. La fortune des Gaulois avait changé : malgré leur opiniâtre résistance, les Gaulois furent vaincus et mis en déroute. Camille, ardent à là poursuite, les atteignit à huit milles de Rome, les défit complètement, et pilla leur camp. La fuite ne put les dérober à la vengeance du vainqueur ; on les passa tous au fil de l’épée, et il n’en resta pas un seul qui pût porter dans les Gaules la nouvelle de leur défaite.

Ainsi Rome, envahie depuis sept mois, se vit délivrée aussi rapidement qu’elle avait été conquise.

Les vainqueurs des Gaulois et les défenseurs du Capitole, réunis, mêlèrent leurs larmes, et la joie sur les débris de leurs temples, sur les tombeaux de leurs pères ; et Camille reçut les honneurs du triomphe, au milieu des ruines d’une ville dont il devint le second fondateur.

 

 

 

 



[1] An de Rome 318. — Avant Jésus-Christ 435.

[2] An de Rome 351. — Avant Jésus-Christ 402.

[3] An de Rome 359. — Avant Jésus-Christ 394.