HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE CINQUIÈME

 

 

IL était sage et nécessaire de substituer la règle à l’arbitraire et un code aux caprices des consuls ; mais la rédaction des lois exige une méditation profonde et une grande impartialité. Le législateur, uniquement occupé de l’intérêt public, ne doit en être distrait par aucun soin, par aucun intérêt privé. Rome commit donc une grande faute en confiant le gouvernement aux décemvirs qu’elle chargeait de la rédaction de ses lois. C’était à la fois leur enlever le temps nécessaire polir un si grand travail, et opposer dans leur esprit l’ambition au civisme et l’intérêt à la raison. Mais les passions ont un flambeau qui aveugle au lieu d’éclairer. Conduit par elles, le sénat, en abrogeant toutes les magistratures, détruisait le tribunat qu’il ne pouvait souffrir ; et le peuple renversait le consulat, objet de sa jalousie.

Les sénateurs croyaient augmenter leur autorité en remettant la puissance aux mains de dix patriciens : ils ne voyaient pas que ces dix hommes, une fois nommés, cessaient de faire corps avec le sénat, et qu’ils auraient des intérêts opposés aux siens.

Conformément à la loi rendue, tous les magistrats sortirent de charge, et les décemvirs les remplacèrent. Ces nouveaux chefs de la république portaient tous les ornements consulaires. Celui qui les présidait se faisait seul précéder par des licteurs portant des faisceaux ; les licteurs des autres n’étaient point armés. Son autorité ne durait qu’un jour ; il convoquait le sénat, proposait les décrets et les faisait exécuter. Le tribunal des décemvirs s’assemblait tous les matins on y jugeât les procès des particuliers et les contestations extérieures.

Pendant tout le cours de cette première année, les décemvirs, protecteurs des faibles, appui des pauvres, sages dans leur administration, justes dans leurs arrêts, montrèrent tant de vertus, de modération et d’équité, que l’ordre le plus parfait régna dans la ville. On n’y voyait plus de brigues, de dissensions ni d’intrigues ; et le peuple, jouissant à la fois du repos et de la liberté, disait que sous un tel gouvernement on ne pouvait regretter ni les consuls ni les tribuns.

Appius trouva, plus que tous les autres, le moyen de s’attirer l’estime et la confiance publiques. Cet homme, qu’on avait vu si violent, se montrait doux, humain et affable. Ce fier ennemi des plébéiens ne s’occupait que des besoins du peuple, saluait les plus pauvres citoyens, les appelait par leur nom, et s’entretenait familièrement avec eux. La plus grande union régnait entre les décemvirs ; ils travaillèrent de concert toute l’année, sous l’influence d’Appius, à rédiger le nouveau code, dans lequel ils placèrent ce qu’ils trouvèrent de plus sage dans les ordonnances des rois et dans les lois de la Grèce. Ils firent traduire ces lois grecques par un banni d’Éphèse, nommé Hermodore. Pour prix de son travail on lui érigea à Rome une statue.

Le code étant achevé, on le grava sur dix tables d’airain, que les décemvirs présentèrent au peuple pour les soumettre à son examen. Appius exhorta tous les :citoyens à en méditer, à en discuter toutes les dispositions, et à communiquer ensuite aux décemvirs leurs observations, afin que le peuple romain pût avoir des lois, non pas seulement consenties, mais dictées par lui-même.

Les législateurs profitèrent ainsi des réflexions des hommes les plus éclairés de la république, et après avoir modifié ces lois sur leur avis, on les fit d’abord adopter par le sénat, ensuite par le peuple assemblé en centuries et en présence des pontifes et des augures.

Ce code, si solennellement ratifié, fut de nouveau gravé sur des tables d’airain qu’on plaça sur une colonne élevée au milieu de la place publique.

Ces tables, dit Tite-Live, dominant ainsi la foule immense des lois qui les ont suivies, sont encore aujourd’hui la source de tout droit public et privé. Le plus savant et le plus éloquent des Romains, Cicéron, fait de ces lois un éloge magnifique.

Un an s’était écoulé depuis la nomination des décemvirs ; leur pouvoir expirait : on délibéra dans le sénat sur la forme de gouvernement qu’on devait donner à la république ; car les tables nouvelles étaient un code de lois et non une constitution. Quelques sénateurs ayant fait remarquer que le code était encore incomplet, qu’on devait y ajouter deux tables et perfectionner cet ouvrage, le sénat crut qu’il serait utile de continuer encore pour un an cette magistrature suprême, dont tous les ordres de l’état avaient également paru satisfaits. Il ordonna donc qu’on nommerait de nouveaux décemvirs, et le peuple confirma avec joie cette décision.

Les comices se rassemblèrent pour l’élection : on vit alors les sénateurs les plus distingués briguer avec ardeur le choix du peuple. Le plus ambitieux de tous, Appius, cachant ses vues sous un feint désir de repos, parut s’éloigner de son but pour y être plus rapidement porté. Plus il affecta d’indifférence, plus la multitude montra d’empressement à le forcer de se mettre sur les rangs. Cédant enfin, il se mêle avec le peuple, se promène familièrement sur la place avec les plus fougueux plébéiens, les Duillius, les Icilius, les Siccius. Moins cette popularité était conforme à son caractère, plus il en chargeait les apparences. Rien ne s’agenouille si bas que l’orgueil qui veut s’élever.

Cette conduite, qui trompait le peuple, éclaira les sénateurs sur l’ambition d’Appius ; et, n’osant pas s’opposer directement à ses vues, ils le choisirent pour présider les comices ; espérant que, chargé par cet emploi de nommer les aspirants au décemvirat, un reste de pudeur l’empêcherait de s’inscrire lui-même sur la liste : Quelques tribuns factieux avaient seuls jusque-là donné de rares exemples d’une si scandaleuse audace, toujours punie par une désapprobation générale.

Ils connaissaient mal le fier Appius. Cet homme arrogant s’inscrivit le premier sur la liste, écarta du concours tous ceux dont il redoutait le talent et le caractère, et fit tomber le choix du peuple sur neuf sénateurs qui lui étaient dévoués. Le deuxième élu après lui fut Quintus Fabius, trois fois consul, homme jusque-là irréprochable, mais séduit par ses intrigues. Les autres, M. Cornélius, M. Servilius, L. Minutius, T. Antonius et Manius Rabuléius, patriciens, n’avaient d’autre mérite qu’une soumission entière à ses volontés. Cessant enfin ouvertement de ménager le sénat, il proposa et fît élire trois plébéiens : Q. Pétilius, Cæso Duellius, et Spurius Opius, dont les menées lui avaient valu les suffrages du peuple.

L’élection faite, les nouveaux décemvirs prirent possession de leur charge le jour des ides de mai[1].

Arrivé à son but, Appius lève hardiment le masque qui le couvrait ; rassemblant ses collègues, il leur fait jurer de partager tous également l’autorité, de n’avoir que rarement recours au sénat et au peuple, de se soutenir mutuellement, et de se perpétuer dans leurs charges.

Il avait cru sa popularité nécessaire pour parvenir à l’autorité ; la terreur lui parut le seul moyen de la conserver. Dès le premier jour, les décemvirs se montrèrent dans la place publiques précédés chacun de douze licteurs armés de haches, annonçant aux citoyens, par ce signe effrayant, qu’ils s’arrogeaient sur eux le droit de vie et de mort.

Dés lors, les nouveaux tyrans se rendent inabordables, rejettent les prières, repoussent les plaintes, punissent les murmures, écoutent avec dédain, répondent avec dureté, concertent les jugements avant d’entendre les plaidoyers, et aggravent les châtiments dont on ose appeler.

Le peuple, s’apercevant qu’il s’est donné des maîtres, implore le sénat, qui, dans ces premiers moments, au lieu de le plaindre, jouit de ses souffrances et de son humiliation.

Les décemvirs corrompent les jeunes patriciens, favorisent leurs vices, et en font des ministres complaisants de leurs caprices. Se livrant sans frein à leurs passions, ils enlèvent aux citoyens leurs richesses, aux femmes leur pudeur ; ils font frapper de verges ou périr sous la hache tous ceux qui se permettent la résistance ou la menace. Sous cette tyrannie, l’opulence devient un crime ; la plainte une conspiration ; la beauté un malheur ; la liberté mène à la mort, et la vertu ne se fait entendre que dans les prisons et sur l’échafaud.

Tous les Romains, gémissant de cette servitude, attendaient avec impatience les ides de mai qui devaient les délivrer de leurs tyrans. Enfin ce jour arriva ; mais Appius et ses collègues, au mépris des coutumes et des lois mêmes qu’ils venaient de publier, rendirent, de leur propre autorité, sans consulter le peuple ni le sénat, un décret qui les continuait dans leurs charges ; et ils ajoutèrent à leurs tables une nouvelle loi qui défendait expressément tout mariage entre les plébéiens et les patriciens.

Ce peuple romain, déjà vainqueur de tant de nations, tremblait devant dix magistrats, à la vue de cent vingt licteurs. Ces superbes ennemis des rois n’osaient plus défendre la liberté ; ils ne voyaient aucune ressource pour le présent, aucun espoir dans l’avenir : Rome n’était plus Rome ; elle n’offrait aux regards surpris qu’un lieu de débauches, un théâtre de crimes, un repaire de tyrans qui s’enrichissaient des dépouilles de l’opulence et de la vertu. Les décemvirs partagèrent les fruits de leur rapines avec leurs nobles satellites, dont ils favorisaient les désordres ; protégeant ainsi la licence de quelques-uns afin d’opprimer la liberté de tous.

 La terreur exilait de la ville tous les plébéiens qui avaient à conserver quelque honneur et quelque fortune. La plupart des sénateurs s’étaient retirés à la campagne ou dans les villes voisines. Il ne restait à Rome que les coupables amis des décemvirs, et cette tourbe funeste d’hommes dont l’obscurité fait la sûreté, et dont la servile indifférence grossit toujours le parti dominant.

L’asservissement des Romains inspira aux Èques et aux Sabins un juste mépris. Ils espéraient se venger facilement d’un peuple mécontent, humilié, qui devait plus à craindre son gouvernement que ses ennemis.

Leurs troupes ravagèrent le territoire de Rome, et campèrent à six lieues de la ville. Les décemvirs furent saisis d’effroi ; car la tyrannie ne s’aperçoit de ses erreurs qu’au moment où elle sent le besoin de l’esprit public qu’elle a détruit. Ils se virent enfin forcés de convoquer le sénat : le peuple disait hautement que c’était une grande obligation qu’on avait aux ennemis. Les sénateurs étant assemblés, le président des décemvirs leur exposa la triste situation de la république et le danger dont une invasion étrangère la menaçait. Lucius Valérius Potitus prit alors précipitamment la parole, sans attendre son tour. En vain Appius voulut lui imposer silence : Je ne parle pas pour vous répondre, dit Valérius, un soin plus important m’occupe : je vous accuse de conspiration contre l’état. ; souvenez-vous que je suis sénateur et que je m’appelle Valérius. Fabius Vibulanus, c’est à vous seul que je m’adresse ! Nous vous avons nommé trois fois consul ; si vous avez encore ce zèle pour la république et ces vertus qui vous ont valu notre estime et nos suffrages, secondez-moi ! Levez-vous ! Et délivrez-nous de l’insupportable tyrannie de vos collègues ; tout le sénat jette les yeux sur vous, et vous regarde comme son unique appui.

Fabius, déconcerté, hésitait ; et, comme on l’avait plutôt entraîné que perverti, il flottait entre ses nouveaux engagements et ses anciens devoirs. Ses collègues, craignant sa faiblesse, l’entourent et l’empêchent de répondre. L’assemblée devient tumultueuse. M. Horatius Barbatus, descendant du fameux Horace, s’écrie : On nous parle de guerre étrangère ! Est-elle plus dangereuse que celle qu’on nous fait ici ? Connaissons-nous des ennemis plus cruels que ces dix tyrans qui ont violé notre loi et détruit notre liberté ? Ont-ils oublié que ce sont des Valérius et des Horaces qui ont chassé les rois ? Ou pensent-ils que notre haine ne s’attachait qu’à un vain titre ? Ils se trompent ; ce nom de roi nous le donnons encore à Romulus et à Jupiter ; nous en décorons encore le premier de nos sacrificateurs : ce que nous haïssions, c’étaient leur orgueil, leurs violences, et l’abus d’une autorité légitime. J’en atteste les dieux ! Ce que nous n’avons pas supporté de nos rois, nous ne le souffrirons pas de quelques citoyens dont le pouvoir précaire est expiré ; et qui n’exercent une autorité illégale qu’au détriment de la république.

Appius déguisant sa fureur, ne répondit point aux attaques d’Horace et de Valère : feignant de sacrifier, tout intérêt privé à l’intérêt public, il ne parla que des dangers de la patrie et de la nécessité de se préparer à la guerre. Mais Appius Claudius, son oncle, dont il demandait d’abord l’avis, espérant le trouver plus favorable, appuya l’opinion d’Horace, et conjura les décemvirs, par les mânes de ses aïeux, de renoncer à la tyrannie, et de prendre volontairement un parti auquel on les réduirait bientôt par la force. Enfin il conclut en disant que le sénat, illégalement convoqué, ne devait rendre aucun décret.

Cette opinion semblait entraîner les suffrages, lorsque Cornélius, frère de l’un des décemvirs et gagné par eux, représenta au sénat que l’usage de Rome était de combattre au lieu de discuter ; et de suspendre toutes querelles intérieures lorsqu’un ennemi étranger menaçait l’indépendance publique. Chassons, dit-il, d’abord les Sabins : sauvons l’existence de Rome avant de défendre sa liberté ; nous examinerons, après la campagne la conduite des décemvirs, et nous discuterons les opinions d’Horace et de Valère.

Dans les grandes crises la faiblesse penche toujours pour les avis mitoyens. : la majorité des sénateurs rendit un décret conforme à l’opinion de Cornélius. Les décemvirs, ayant ainsi obtenu ce qu’ils voulaient, firent promptement des levées, et partirent à la tête de deux armées, les uns contre les Sabins, et les autres contre les Èques. Appius et Opius restèrent à Rome.

Les légions ne voulant point faire triompher leurs chefs qu’elles détestaient, se laissèrent vaincre ; et les ennemis s’emparèrent du camp romain. Cette nouvelle répandit l’alarme à Rome. Appius leva de nouvelles troupes ; et leur ordonna de prendre l’offensive ; mais deux nouveaux actes de violence, l’un dans le camp, l’autre dans la ville, accrurent la haine, et hâtèrent la révolution qui devait détruire le tyrannie.

La longue patience des peuples trompe les gouvernements injustes ; le silence cache le danger ; mais quand la fermentation est mûre, une étincelle fait l’explosion.

Les décemvirs, qui commandaient les armées, redoutaient l’ancien tribun Siccius, dont l’audace s’exprimait librement contre leur autorité. Ils lui confièrent une expédition, et le mirent à la tête d’un détachement composé de soldats gagnés et chargés secrètement de l’assassiner. Siccius vendit chèrement sa vie, et périt après avoir tué plusieurs de ces ennemis. Leurs compagnons, de retour au camp, racontèrent que leurs ennemis les avaient entourés, battus, et que leur chef était mort dans le combat.

La perte d’un si brave guerrier répandit la douleur dans l’armée. Une cohorte, partie dans le dessein d’ensevelir les morts, vit avec surprise qu’ils n’étaient pas dépouillés ; elle n’aperçut aucune trace de troupes ennemies, et ne trouva que des cadavres romains. Le crime n’était plus douteux : le corps de Siccius fut porté dans le camp ; les légions indignées demandaient justice des assassins ; les décemvirs les avaient fait disparaître : dès ce moment l’armée se montra disposée à la révolte.

Dans ce même temps un plus grand crime se commettait à Rome : Lucius Virginius, plébéien, avait une fille âgée de quinze ans remarquable par sa beauté. Elle devait épouser Icilius, un des derniers tribuns du peuple. Cette jeune fille, ayant perdu sa mère, vivait sous la conduite des femmes chargées de son éducation. Tous les jours, pour se rendre aux écoles publiques, elle passait sur la place devant le tribunal d’Appius. Le fier décemvir ne put voir tant de charmes sans s’enflammer.

Une loi rendue par lui-même lui défendait d’épouser une fille plébéienne. Il tenta tous les moyens de séduction pour satisfaire ses coupables désirs : la vertu de Virginie, et l’incorruptibilité des femmes qui la gardaient, détruisirent l’espoir sans éteindre la passion de cet homme qui ne connaissait plus de frein à ses volontés ; et, l’adresse devenant inutile, il eut recours à la violence.

Un de ses vils clients, suborné par lui, Marcus Claudius, intrigant effronté et ministre habituel de ses débauches, rencontre Virginie accompagnée de sa nourrice, l’arrête, la revendique comme une esclave qui lui appartient et veut l’emmener de force dans sa maison. La nourrice appelle du secours, et réclame l’appui du peuple pour la fille de Virginius et l’amante d’Icilius. Leurs amis accourent ; on s’attroupe ; on la défend : Claudius, faible contre le courage, comme le sont tous les hommes vils, prend un langage plus doux, proteste qu’il ne veut pas user de violence, et appelle la jeune file en jugement devant le décemvir.

Arrivé au tribunal d’Appius, Claudius déclare que Virginie est fille d’un de ses esclaves, qui, l’ayant enlevée de sa maison, l’avait portée chez Virginius, et que la femme de celui-ci, étant stérile, la faisait passer pour sa fille. Il prétendait fournir des preuves de ce fait, telles que Virginius n’y pourrait rien opposer, et comme il n’était pas possible de juger définitivement ce procès pendant l’absence de Virginius, il concluait par demander qu’on ordonnât provisoirement à l’esclave de suivre son maître.

L’oncle de Virginie, Numitorius, répondit qu’une loi portée par le décemvir voulait, que toute personne dont l’état serait contesté jouit provisoirement de sa liberté ; il réclama en conséquence un sursis jusqu’au moment où Virginius pourrait venir défendre sa fille.

Appius dit que la loi citée existait en effet, et que, si le père était présent, sa fille prétendue devrait lui être remise ; mais que son absence rendait la loi inapplicable ; qu’à son retour il pourrait réclamer Virginie, et qu’en attendant, Claudius devait l’emmener, sous condition de la représenter sur la demande de Virginius. Les cris et les pleurs de Virginie et de ses femmes éclatèrent en entendant cet injuste arrêt : il excitait l’indignation générale ; mais elle n’osait éclater ; la terreur forçait la fureur au silence. On allait exécuter l’ordre du décemvir ; tout à coup l’ardent Icilius perce la foule ; il accourt pour défendre Virginie ; le licteur veut en vain le repousser. Perfide Appius, s’écrie cet amant furieux, ce n’est point par un décret, c’est par le fer seul qu’il faut que tu m’éloignes d’ici, si tu veux envelopper dans le silence le secret de tes desseins criminels. Je dois épouser cette jeune fille, et je dois la trouver chaste et vierge : rassemble tous tes licteurs et ceux de tes collègues, lève tes faisceaux et tes haches, je jure par les dieux que l’épouse d’Icilius ne demeurera pas un seul instant hors de la maison de son père. Tu nous as ravi, je le sais, le secours des tribuns et l’appel au peuple, ces deux remparts de la liberté, mais quelque absolue que soit ton autorité, ne crois pas qu’elle livre impunément à tes d’ébauches nos femmes et nos enfants ! Que tes bourreaux se contentent de déchirer notre sein et de briser nos têtes ; mais que leur violence respecte au moins la pudeur de nos vierges. Je défends ma femme et ma liberté, et la vie me manquera plutôt que la fidélité et le courage.

Ces paroles émurent tout le peuple : Appius, le voyant éclater, se crut forcé de céder à l’orage : Je m’aperçois, dit-il, qu’Icilius, nourri dans la fierté tribunitienne, cherche à exciter des troubles. Je ne veux pas lui en donner le prétexte ; je consens donc, en faveur de Virginius et par respect pour la liberté, à remettre le jugement à demain : mais si Virginius ne comparaît pas, je déclare à Icilius et à ses turbulents amis que je maintiendrai mon arrêt. Pour comprimer les factieux, je n’aurai point recours aux licteurs de mes collègues les miens seuls suffiront.

Dissimulant alors son ressentiment, il s’occupa quelque temps d’autres affaires, et personne ne se présentant plus au tribunal, il rentra dans sa maison, transporté de fureur et dévoré d’inquiétude.

Son premier soin fut d’envoyer un courrier à ses collègues pour leur recommande d’arrêter Virginius ; mais l’amour, plus prompt que la haine, l’avait prévenu. Virginius, informé du danger de sa fille, partit du camp avant l’arrivée des ordres d’Appius, prit une route détournée, et rassura, par son retour, l’ardent Icilius et la craintive Virginie.

Le lendemain il se rend avec elle sur la place publique. La pâleur de cette jeune fille, sa beauté qui brillait à travers ses larmes, la grave douleur de son père tendant aux citoyens ses mains guerrières et réclamant leur secours, attendrissaient tous les cœurs. Son infortune avertissait chaque famille des dangers dont elle était menacée par la tyrannie. Appius monte à son tribunal avec un maintien menaçant : les troupes descendent du Capitole et garnissent la place. Le peuple, dans un profond silence, semblait attendre sa propre condamnation.

L’insolent Claudius reproche à Appius la lenteur du jugement : sa bassesse prend les formes du courage il se plaint d’un déni de justice et renouvelle son accusation. Virginius prouve avec évidence l’absurdité de ses assertions calomnieuses. Sa femme, loin d’être stérile, avait été mère de plusieurs enfants ; elle avait même nourri Virginie de son lait : ses parents et ses amis nombreux attestent la vérité de ses déclarations. Toute réplique devenait impossible.

La conviction, qui pénétrait tous les esprits, rend le juge furieux : aveuglé par la violence de sa passion, il ne veut plus entendre les défenseurs de Virginie, et prononce qu’elle appartient à Claudius.

Les assistants lèvent les mains au ciel ; l’air retentit de leurs clameurs ; Appius, ne se possédant plus dit que, si les factieux ne font silence, les troupes sauront bien les punir. Il ordonne enfin aux licteurs d’écarter le peuple et de livrer l’esclave à son maître. La multitude effrayée se retire, et l’infortunée Virginie se voit la proie du crime qui l’entraîne.

Virginius, n’écoutant alors que son désespoir, demande pour unique grâce à Appius qu’il lui permette de donner une dernière consolation à sa fille, d’approfondir la vérité, et d’interroger devant elle en particulier l’esclave qui a soigné son enfance. Appius y consent.

Virginius conduit sa fille à l’écart, près de l’étal d’un boucher, et, saisissant un couteau : Voilà, dit-il, ma chère fille l’unique arme qui me reste pour défendre ton honneur et ta liberté. A ces mots, il lui plonge le couteau dans le sein, et le retirant tout ensanglanté : Appius, s’écria-t-il, par ce sang innocent je dévoue ta tête aux dieux infernaux.

Cet horrible spectacle excite un affreux tumulte ; le décemvir immobile sur son siége, reste glacé d’horreur et d’effroi ; Virginius, couvert du sang de sa fille, lève son poignard fumant, parcourt la place, appelle avec fureur les citoyens à la liberté, s’ouvre sans obstacle un chemin jusqu’aux portes de la ville ; monte à cheval et vole vers le camp, suivi de près de quatre cents plébéiens.

Icilius et Numilorius sont prosternés aux pieds de Virginie ; ses femmes éplorées l’entourent et s’écrient en gémissant : Tel est donc le prix réservé à la chasteté ! Nous ne devons plus mettre au jour des enfants que pour les voir victimes de ces tyrans infâmes ! Bientôt la douleur fait place à la rage ; Icilius et ses amis font entendre les cris de vengeance et de liberté, la foule les répète ; Appius ordonne d’arrêter Icilius ; une partie du peuple le défend ; Valère et Horace s’y joignent. Le décemvir, suivi d’une troupe de jeunes patriciens, vient lui-même animer ses licteurs ; on brise leurs faisceaux, on les frappe, on les disperse. Appius s’éloigne et convoque imprudemment l’assemblée du peuple. Horace et Valère le suivent ; ils placent sur une estrade le corps de Virginie, accusent les décemvirs et leur reprochent leur usurpation et leurs attentats.  

En vain Appius veut calmer l’émeute ; la vue de Virginie, de ce témoin irrécusable, soulève tout le peuple contre lui. Il ne peut se faire entendre, son parti même l’abandonne, et, se croyant perdu, il se couvre de son manteau, et court dans une maison voisine cacher sa honte, sa frayeur et son désespoir.

Le peuple, qui aurait dû défendre Virginie, s’empresse de rendre les derniers honneurs à sa mémoire. On lui fait de magnifiques funérailles. Les dames romaines la couvrent de fleurs, de couronnes, et on la porte en triomphe au tombeau.

Tandis qu’on la pleurait à Rome, Virginius cherchait à la venger. A la nouvelle de son malheur, toute l’armée accourt autour de lui : Compagnons, dit-il, ne me regardez pas comme un coupable, comme un meurtrier ; ma fille ne pouvait conserver à la fois l’existence et l’honneur ; et, quoique sa vie me fût plus chère que la mienne, j’ai tranché ses jours. La pitié m’a rendu cruel ; j’aime mieux perdre mes enfants par la mort que par l’infamie. Mais je n’ai survécu à ma fille que pour la venger. Vous avez des sœurs, des femmes, des filles : la passion d’Appius n’est pas morte avec Virginie : si vous la laissez impunie, elle n’aura plus de frein. Armez-vous donc, et défendez ce que vous avez de plus sacré, votre liberté, votre honneur et celui de vos enfants.

Une acclamation universelle répond à ses paroles ; on jure de le venger. Les nouvelles de Rome arrivent dans le moment ; on crie aux armes, on prend les enseignes, on se précipite sur le chemin de la ville. Les décemvirs veulent en vain apaiser la sédition ; les soldats bravent leurs ordres, et disent qu’ils sauront faire un noble usage de leurs épées. L’armée traverse Rome en appelant les citoyens à la liberté, et elle établit son camp sur le mont Aventin.

An milieu de ces troubles, le décemvir Opius convoque le sénat, qui envoie à l’armée trois députés choisis dans son corps pour la calmer et négocier un accommodement. Les légions déclarent qu’elles ne répondront qu’à Valère et à Horace. Elles n’avaient point de chef ; Virginius leur conseille d’élire dix tribuns militaires ; on les choisit, et Virginius est nommé le premier. Il refuse cet honneur, incompatible avec le deuil de son âme. La seconde armée romaine, suivant l’exemple de la première, vint la rejoindre sur le mont Aventin.

Dans cette déplorable circonstance, où le peuple était en sédition, l’armée en révolte et la magistrature sans pouvoir, le sénat s’assemblait tous les jours vainement, et ne pouvait obtenir décemvirs qu’ils se démissent de leurs charges avant d’avoir achevé la rédaction complète des lois. Horace et Valère refusaient de négocier avec les légions, tant que le décemvirat subsisterait. Cette incertitude augmentait le désordre et le danger. Les deux armées, mécontentes de ces lenteurs, se retirèrent sur le mont Sacré ; la plus grande partie du peuple les y suivit, et Rome ne fut plus qu’une vaste solitude.

Alors on demande aux décemvirs s’ils veulent commander à des murailles. Quel est, leur dit-on, votre aveugle espoir ? Le nombre de vos licteurs passe celui des citoyens qui sont restés dans la ville ; attendez-vous que le peuple et l’armée se précipitent sur nous et nous égorgent ?

L’opiniâtreté des tyrans cède enfin à la nécessité. Ils promettent de se démettre de leur magistrature, pourvu qu’on les garantisse de la vengeance du peuple. Horace et Valère, satisfaits, vont trouver l’armée, qui leur demande le rétablissement du tribunat, celui du droit d’appel, et le châtiment des décemvirs.

Horace et Valère acceptent leurs deux premières propositions ; ils les pressent en même temps de renoncer à la vengeance, et de mettre fin aux troubles, qui désolent la république.

Le peuple et l’armée, vaincus par leur sage éloquence, déclarèrent qu’ils s’en rapportaient sur tous les points à la sagesse du sénat. Lorsque les députés rendirent compte de leur mission, Appius  dit : Je prévois mon sort ; on ne diffère la vengeance que pour la rendre plus sûre ; mais, puisque l’intérêt public le veut, je consens à donner ma démission.

Le décret du sénat ordonna aux décemvirs d’abdiquer, au grand pontife Furius de nommer des tribuns du peuple, et défendit de faire aucune recherche contre les auteurs de la révolte de l’armée.

Ce décret fit succéder la joie à l’abattement, et rétablit la tranquillité. Le peuple revint dans la ville ;  on nomma tribuns Virginius, Icilius, Numitorius Siçinius et Duillius. Horace et Valère furent élus consuls.

La révolution qui renversait les décemvirs était le triomphe du peuple ; il ne se borna pas à détruire la tyrannie, il en profita pour demander et pour obtenir de nouveaux droits au détriment des patriciens.

Horace et Valère se croyaient obligés par leurs noms à se montrer populaires ; ils donnèrent une arme terrible au tribunat, en établissant que les décisions des tribus seraient aussi obligatoires que celles des centuries. Un autre décret défendit, sous peine de mort, de créer une autre magistrature dont on ne pût appeler au peuple. On appliqua la même peine à tout homme qui maltraiterait un tribun. Enfin le dépôt des décrets du sénat, placé dans le temple de Cérès, fut confié à la garde du peuple. Le sénat se vit forcé d’accepter toutes ces lois qui l’affaiblirent sans le rendre plus populaire. Ce qu’on cède par crainte est un échec qu’on reçoit, et non un bienfait qu’on accorde. Tout sacrifice arraché inspire la méfiance et nourrir la haine.

Les tribuns appelèrent Appius en jugement ; la des jeunes patriciens qui l’entouraient rappelait le souvenir de ses vices et de ses attentats. La vertu seule est courageuse ; Appius, aussi bas dans le malheur qu’insolent dans la prospérité, employa vainement la prière pour fléchir un peuple offensé : il vanta la justice de son code, et prétendit que son amour pour ses concitoyens lui avait, seul attiré l’inimitié des patriciens. Virginius, ne le laissant pas plus longtemps s’écarter du fait de l’accusation, lui dit : Appius, avez-vous ordonné, contre le texte de la loi, de livrer provisoirement à Claudius, Virginie qui était en possession de sa liberté ? Répondez sans évasion à cette question directe ; sinon je vous fais conduire en prison.

L’aveu condamnait l’accusé ; la dénégation était impossible. Le silence lui ravissait la liberté ; il se borna a dire : J’en appelle au peuple. Les assistants virent, dans ces paroles, son premier châtiment : l’appel qu’il avait aboli devenait son seul recours, et il n’invoquait d’autre protecteur que ce même peuple qu’il avait opprimé.

Le tribun lui assigna un jour pour être jugé par le peuple, comme il le demandait ; mais en attendant, il le fit mettre en prison, sous prétexte qu’il ne pouvait jouir du privilège d’une loi violée par lui. Cette rigueur parut vengeance et non justice. Il faut suivre les formes légales, même quand elles protègent un ennemi.

Le vénérable oncle d’Appius l’avait hardiment attaqué lorsqu’il était puissant ; il prit généreusement, mais vainement, sa défense lorsqu’il le vit accusé. Il produisit cependant quelque impression en rappelant les services d’Appius, ses exploits, les triomphes de sa famille et la sagesse de ses lois ; mais Virginius, évoquant l’ombre de sa fille, réveilla les passions ; et le décemvir, perdant tout espoir d’échapper à la vengeance publique, se tua dans sa prison. Opius imita ce courage ou cette faiblesse, qu’un faux honneur conseille quelquefois, que la vertu défend toujours.

Les autres décemvirs furent exilés ; on confisqua leurs biens. Claudius était condamné à mort ; Virginius fit commuer sa peine en bannissement.

Tout faisait craindre une réaction aussi redoutable que la tyrannie. Le tribunat comme tout parti qui se relève, passait les règles de la justice. La sagesse de Duillius mit enfin des bornes aux fureurs de ses collègues : Nous avons, dit-il, assez vengé la liberté, assez puni nos ennemis ; je ne souffrirai pas que, pendant tout le reste de l’année, on arrête un seul citoyen. Oublions le passé ; et pour l’avenir, reposons-nous sur le zèle de deux consuls amis de la liberté. Cette déclaration ferme et modérée rétablit la paix dans la ville.

Les douze tables, gravées de nouveau, furent soumises à l’approbation du peuple. Cicéron rend à ce code un immortel honneur ; il l’appelle la raison écrite.

Les ennemis de Rome, enhardis par les dissensions de la république, continuaient leurs courses et leurs pillages. Les consuls, forts de l’union rétablie, les battirent et s’emparèrent de leurs camps. Ils méritaient le triomphe ; le sénat le refusa à leurs victoires ; le peuple l’accorda à leur popularité. Ainsi l’on vit, pour la première fois, deux généraux triompher dans Rome sans le consentement du sénat et par un décret populaire.

Si les patriciens étaient égarés par leur orgueil, celui des tribuns ne se montrait pas plus traitable. Ils voulurent se faire continuer dans leurs charges ; mais Duillius, qui présidait le jour de l’élection, déclara qu’il ne souffrirait pas que le choix tombât sur aucun de ceux qui étaient en place. On nomma d’autres tribuns et d’autres consuls, et l’estime universelle récompensa Duillius de son désintéressement.

Quelque temps après de nouveaux troubles, excités par la jalousie des deux ordres de l’état, inspirèrent tant de confiance aux Volsques, qu’ils poussèrent leurs dégâts jusqu’aux portes de Rome. Les plébéiens animés par leurs tribuns, refusaient de prendre les armes ; Quintius Capitolinus convoqua le peuple et lui représenta vivement la honte dont il se couvrait : Est-ce-nous ? dit-il, est-ce vos consuls que l’ennemi méprise ? Alors prononcez notre exil. Mais à vos erreurs seules l’enhardissent, repentez vous et punissez son audace. Ne vous y trompez pas ! Ce n’est point notre manque de courage que les Volsques dédaignent, ils connaissent notre vaillance : c’est sur nos dissensions qu’ils comptent. Quand finiront-elles ? Vous vouliez établir l’égalité, elle existe. Vos prétentions s’accroissent chaque jour ; vous avez violé tous nos droits et nous l’avons souffert. L’ennemi pille aujourd’hui vos terres ; les discours de vos tribuns répareront-ils vos pertes ? Leurs éternelles accusations contre nous rempliront-elles vos trésors ! Souvenez-vous de votre gloire, cessez d’épouvanter vos sénateurs. Je pourrais vous adresser des paroles plus flatteuses ; mais j’aime mieux vous sauver que vous plaire. Si vous ouvrez vos yeux que ferment vos tribuns ; si vous revenez à vos anciens principes de justice et de sagesse, je réponds sur ma tête que je chasserai vos ennemis ; et que je porterai dans leurs villes la terreur qu’ils répandent chez vous.

Jamais harangue populaire n’eut un succès pareil à celui de ce discours sévère. Quand la vérité ne choque pas, elle excite l’admiration, et la porte jusqu’à l’enthousiasme.

 Toute la jeunesse prit les armes, et le sénat chargea, par un décret, les consuls de veiller à la sûreté de la république. Ils devaient tous deux partager cette autorité absolue ; mais Agrippa voulut la laisser tout entière à l’habile Quintius, dont sa modestie reconnaissait la supériorité.

On livra une grande bataille aux ennemis ; leur résistance rendit longtemps, le succès incertain, Agrippa, voyant son aile plier, tandis que celle de Quintius avait l’avantage, saisit une enseigne, et la jeta dans les rangs des Volsques. Les Romains se précipitèrent, avec fureur pour la reprendre ; la victoire fut complète.

Les consuls ne demandèrent pas le triomphe, refusé à Valère et à Horace, craignant, s’ils l’obtenaient, qu’on ne le crût donné à la faveur plus qu’au mérite.

A peu d’exceptions près, tout portait alors dans Rome l’empreinte de la grandeur et de la vertu ; cependant cette vertu se ternit à cette époque par un jugement intéressé et contraire aux mœurs de la république.

Les habitants d’Aricie et ceux d’Ardée se faisaient la guerre pour la possession d’un territoire dont ces deux villes réclamaient la propriété. Le respect qu’inspirait dans ce temps la sévère équité du peuple romain décida les deux partis à se soumettre à son arbitrage. Les députés d’Aricie et d’Ardée plaidèrent leur cause devant lui. On allait prononcer, lorsqu’un Romain octogénaire, prenant vivement la parole, dit qu’ayant assisté autrefois au siège de Corioles, il pouvait assurer que le territoire en question dépendait de cette ville qui depuis, avait passé sous la domination des Romains, et qu’ainsi c’était à Rome qu’il appartenait.

Les consuls combattirent en vain cette honteuse opinion, dont l’effet était de substituer l’intérêt à la justice, de transformer le juge en plaideur, et de tromper la noble confiance des peuples qui comptaient sur l’impartialité de leurs arbitres. Les tribuns n’appuyèrent pas avec plus de succès ces sages remontrances ; le peuple, échauffé par le discours du vieux guerrier, et aveuglé par la cupidité, adjugea à Rome le territoire en litige, se faisant ainsi sans pudeur juge et partie. Cette décision inique, et surtout honteuse, souilla la gloire de Rome, et grossit le nombre de ses ennemis.

Les Ardéates se joignirent aux Volsques et aux Èques pour s’emparer de la forteresse de Verrugo, bâtie par les Romains sur leurs frontières. Loin de s’unir pour dissiper cet orage, les patriciens et les plébéiens se montraient plus divisés que jamais.

Il était presque impossible de mettre fin à ces troubles ; on avait élevé entre le sénat et le peuple une barrière, à la fois trop haute et trop faible : les lois humiliaient trop les plébéiens, et leur accordaient en même temps trop de pouvoirs ; et Rome, après avoir remplacé l’autorité monarchique par la puissance aristocratique marchait à grands pas, sans pouvoir s’en défendre, vers la démocratie qui, au milieu d’une population nombreuse, mène tôt ou tard à la tyrannie.

Le sénat n’avait pour lui qu’un antique respect, les triomphes et les vertus de ses membres. La force était du côté du peuple ; son refus seul de prendre les armes contraignit ses adversaires à des sacrifices continuels ; et le droit qu’il s’était attribué de juger par appel toutes les causes, d’approuver, ou d’improuver toutes les lois, et de mettre en accusation les généraux, les magistrats, les consuls, plaçait réellement la puissance dans, les mains de la classe qu’on irritait constamment en l’écartant de tous, les honneurs. Il était donc évident, qu’après avoir conquis le partage du pouvoir, les plébéiens exigeraient celui des dignités, et c’est ce qui ne tarda pas à arriver.

Sous le consulat de M. Génutius et de C. Curtius, le tribun Canuléius proposa deux lois ; l’une avait pour objet de permettre les mariages entre les plébéiens et les patriciens, l’autre voulait que les plébéiens pussent parvenir au consulat. Ces deux propositions répandirent l’alarme dans le sénat ; les vrais ennemis de Rome, disait-on, sont les tribuns du peuple : ils attaquent successivement toutes les institutions ; chacun de nos sacrifices encourage-les séditieux, chaque révolte a sa récompense. Le mélange des races qu’on nous propose enlèvera au sénat toute sa majesté ; la confusion remplacera l’ordre et le consulat sera réservé aux plus factieux : on ne devrait répondre que les armes à la main à ces tribuns turbulents qui préfèrent l’invasion de l’ennemi au joug des lois.

D’un autre côté les partisans du peuple répondaient : Que voulons-nous ? Être traités en citoyens. Le sénat ne nous regarde que comme des esclaves ; il refuse à des Romains les liens du mariage qu’il accorde à des étrangers. Ces fiers patriciens croient que notre approche les souille ; ils pensent que le consulat serait déshonoré par nous comme il pourrait l’être par des affranchis. La naissance seule leur paraît un titre à cette dignité ; aucune vertu, aucun mérite, ne peuvent nous y donner des droits ; les grands nous regardent à peine comme des hommes ; ils nous accordent à regret la forme et la parole humaine ; ils s’indignent de respirer le même air que nous. Beaucoup d’étrangers sont devenus patriciens et sénateurs ; mais cet honneur est interdit aux citoyens romains. Le peuple est la force de l’état ; on ne l’avoue que pour lui en faire porter les charges. Ce peuple a le droit de faire les lois et on lui défend d’en proposer qui lui soient favorables ! On convient que sans lui il n’existerait point d’armées, et on ne veut pas qu’un homme sorti de son sein puisse les commander. Puisque les patriciens veulent être seuls maîtres de Rome : qu’ils la défendent donc seul. Nous ne prendrons point les armes, tant qu’on refusera de nous rendre justice.

Le sénat, à la fois pressé par la violence du peuple et par l’approche de l’ennemi, adopta la loi des mariages. Les tribuns insistaient toujours sur celle du consulat, et le sénat, éludant la difficulté, décida qu’on élirait au lieu de consuls des tribuns militaires, choisis indifféremment dans les deux ordres de l’état. L’élection eut lieu[2] ; et le peuple, se montrant généreux parce qu’il était vainqueur, choisit trois patriciens, Sempronius, Attilius et Coccilius.

 

 

 

 



[1] An de Rome 304. — Avant Jésus-Christ 449.

[2] An de Rome 310.