HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE TROISIÈME

 

 

LA guerre des Sabins commença sous le consulat de M. Valérius et de P. Posthumius. La jalousie qu’excitait la grandeur croissante de Rome en fut la cause ; elle ne produisit qu’une alternative de succès et de revers peu décisifs. Un parti assez nombreux chez les Sabins s’opposait à cette guerre. Le chef de ce parti, Atta Clausius, avec tous ses clients, composant cinq mille hommes armés, vint s’établir à Rome, et y prit le nom d’Appius Claudius. On le fit patricien et sénateur.

Valérius Publicola, un des trois fondateurs de la liberté, mourut l’an de Rome 251[1]. Il avait été quatre fois consul honoré de deux triomphes, sa modestie rehaussait sa gloire et sa popularité faisait aimer son pouvoir. Ce citoyen intègre mourut si pauvre que le trésor public fut obligé de payer ses funérailles. Il légua à ses enfants un immense héritage de vertus et de renommée. Les dames romaines portèrent son deuil un an.

La guerre continuait contre les Sabins ; les consuls Virginius et Spurius Cassius prirent la ville de Pométie. On leur décerna l’honneur du triomphe. Cette victoire inquiéta les Latins et les Fidénates, qui se disposèrent à embrasser la cause des Sabins.

Cette même année les esclaves formèrent dans Rome Une conspiration en faveur de Tarquin. Beaucoup de prolétaires et de citoyens ruinés se joignirent à eux. On découvrit le complot, et les chefs furent envoyés au supplice. Le sénat offrit des sacrifices aux dieux, et ordonna des jeux publics pendant trois jours.

Les Romains y poursuivant leurs succès battirent Tarquin, assiégèrent Fidène et la prirent d’assaut. Les Latins alarmés de ces succès se rassemblèrent à Férentin. Trente cités, ayant accusé sans fondement les Romains d’avoir enfreint les traités, leur déclarèrent la guerre. Sextus Tarquin et Octavius Manilius prirent le commandement de leurs armées réunies.

Tandis que cet orage menaçait Rome des troubles, intérieurs éclatèrent dans la ville. La classe la plus nombreuse et la plus pauvre des citoyens, accablée de dettes, en demandait l’abolition, refusait de s’enrôler, et menaçait de quitter ses foyers. Les consuls tentèrent inutilement de les ramener à l’obéissance par leurs exhortations : les opinions dans le sénat étaient divisées ; une partie des sénateurs voulait qu’on employât la rigueur ; les autres opinaient pour l’indulgence.

Valérius, frère de Publicola, prit la défense du peuple. Les pauvres, dit-il, vous exposent qu’il  leur est inutile de vaincre les ennemis du dehors, s’ils trouvent au dedans des créanciers plus impitoyables. Comment voulez-vous qu’ils combattent pour votre liberté, si vous ne protégez pas la leur ? Craignez que le désespoir ne les pousse à la révolte, et que la rigueur de leurs créanciers ne les livre au parti qui leur tend les bras. Dans une pareille circonstance, Athènes, suivant l’avis de Solon, abolit les dettes ; que pouvez-vous reprocher au peuple ? Il n’a d’autre tort que sa pauvreté ; elle doit exciter la pitié et non la haine. La justice vous ordonné de lui  accorder des secours indispensables, quand vous exigez qu’il verse son sang pour la patrie.

Appius Claudius, violent et dur comme toute sa- race, soutint que la loi devait être inflexible, qu’elle parlait pour les créanciers et qu’on ne pouvait abolir les dettes sans la violer. : Cette abolition, ajoutait-il, porterait atteinte à la foi des contrats, seuls liens de la société humaine ; par là vous détruiriez la confiance publique ; les pauvres eux-mêmes maudiraient bientôt votre faiblesse, une jouissance momentanée consommerait leur ruine. Ils n’auraient plus de crédit, et trouveraient à l’avenir toutes les bourses fermées. Ne les protégez pas injustement par votre autorité ; laissez aux propriétaires le mérite d’alléger le fardeau des débiteurs honnêtes ; quant aux hommes ruinés par le libertinage, pourquoi redouter leurs menaces ? Leur départ serait plutôt un gain qu’une perte pour la république. Soyez sévères, et vous serez, obéis. La faiblesse alimente les séditions, et l’ordre ne se maintient que par la crainte.

Après une longue discussion, le  sénat décida qu’on ne prononcerait sur ces contestations qu’à la fin de la guerre, et sur un nouveau rapport des consuls. En attendant, on accorda un sursis aux débiteurs.

Ce décret n’apaisa pas le peuple qui se méfiait du sénat. Cependant le danger croissait toujours : les Latins, dont on redoutait la puissance, formaient rapidement leurs légions ; le peuple persistait dans son refus de prendre les armes. Le sénat n’osait employer des moyens de rigueur qui auraient été sans effet puisque la loi de Publicola permettait d’appeler au peuple des ordonnances des consuls. D’un autre côté, en abrogeant la loi Valéria, on était certain d’exciter la fureur populaire.

Dans cette crise effrayante le sénat conçut l’idée d’une institution nouvelle ; la création d’un magistrat temporaire revêtu d’un pouvoir absolu. La nécessité, le plus impérieux des législateurs, fit adopter unanimement cette résolution.

Le décret qui créa cette autorité nouvelle portait que les consuls se démettraient à l’instant de leurs charges ainsi que tous les administrateurs, et qu’ils seraient remplacés par un seul magistrat, choisi par le sénat et confirmé par le peuple. Son pouvoir ne devait durer que six mois.

La multitude, qui semblable au malade, aime toujours à changer de position dans l’espoir de se trouver mieux, ne comprit pas les conséquences de ce décret, et l’approuva. La joie même qu’il lui causa fut telle, qu’il laissa au sénat l’élection définitive du maître qu’on allait lui donner. Ainsi ce remède violent, qui plus tard tua le liberté, sauva pour lors la république, et le sénat n’eut plus que l’embarras du choix.

Les deux consuls Lartius et Clælius étaient tous deux recommandables par leurs vertus et par leurs sui talents. Le sénat décida que l’un d’eux nommerait l’autre. Cette décision, loin d’exciter une lutte d’ambition, fit naître un combat de modestie. Chacun des consuls donna sa voix à son collègue qui la refusa. Cette rare dispute dura vingt-quatre heures : enfin les instances de leurs parents et de leurs amis communs forcèrent Lartius à consentir que son collègue le nommât magister populi (maître du peuple). Cette charge fut plus connue dans la suite sous le titre de dictateur[2].

Lartius, premier dictateur, créa un maître de la cavalerie (magister equitum), chargé d’exécuter tous ses ordres et donna cette charge à Spurius Cassius, consulaire, c’est-à-dire, qui avait été déjà consul. Le dictateur reçut le pouvoir illimité de faire la guerre ou la paix, de prendre seul toutes les décisions nécessaires en administration, et de juger sans appel. Il doubla le nombre des licteurs, et leur fit reprendre les haches, moins pour s’en servir que pour effrayer.

Ce pouvoir absolu saisit le peuple de crainte ; privé de la ressource d’un appel aux curies, son obéissance fut sans bornes comme l’autorité du dictateur.

Les plaintes cessèrent ; on prit les armes. Le dénombrement produisit cent cinquante mille sept cents hommes au-dessus de seize ans. Lartius en forma quatre corps d’armée, il commanda le premier, donna le second à Clælius, le troisième au général de la cavalerie, et le quatrième à son frère Spurius Lartius, qu’il chargea du soin de défendre la ville.

Un corps de Latins s’était avancé imprudemment sur le territoire de Rome ; Clælius le battit et fit beaucoup de prisonniers. Le dictateur prit généreusement soin des blessés, et renvoya les prisonniers sans rançon, avec des ambassadeurs patriciens qui déterminèrent les Latins à retirer leurs armées, et à conclure une trêve d’un an.

Après ce double succès des armes et des négociations, le dictateur rentra à Rome sans avoir exercé aucune rigueur ; et, sans attendre le temps présent, il abdiqua et nomma des consuls. Cette sagesse du premier dictateur fit aimer la dictature, seul remède efficace que l’imparfaite constitution de Rome pouvait appliquer aux maladies dé la liberté. Lartius traça par ses vertus une route que, pendant plusieurs siècles, tous les dictateurs suivirent jusqu’au moment fatal de la chute de la république.

Un décret du sénat, rendu sous les nouveaux consuls, permit aux femmes latines mariées avec des Romains et aux Romaines mariées avec des Latins, de se fixer dans celui des deux pays qu’elles préféreraient. Toutes les Latines restèrent à Rome ; toutes les Romaines y revinrent.

A l’expiration de la trêve, la guerre recommença. Les consuls Aulus Posthumius et Titus Virginius crurent une dictature nécessaire. Le choix tomba sur Posthumius, qui nomma Ébutius Elva général de la cavalerie. Des deux côtés on se mit en campagne, et les deux armées se rencontrèrent près du lac de Régille.

Les forces romaines montaient à trois mille chevaux et vingt-quatre mille fantassins, celles des Latins à quarante mille soldats et trois mille cavaliers. Sextus Tarquin commandait l’aile gauche des Latins ; Octavius Manilius la droite. Le centre, composé des Romains bannis, avait pour chef Titus Tarquin : Tite-Live met à sa place le vieux roi de Rome, âgé alors de quatre-vingt-dix ans. La gauche des Romains était dirigée par Ébutius, la droite, par Virginius ; le dictateur commandait le centre. Celui-ci voulait retarder le combat à cause de l’inégalité des forces ; mais dès que les Romains aperçurent les Tarquin la colère sembla doubler leur nombre. Ils demandèrent à grands cris qu’on laissa le champ libre à leur courage. Dans ce même moment le dictateur apprit que les ennemis attendaient un renfort. Trouvant alors tout délai dangereux, il donne le signal du combat.

Les deux armées volent l’une au-devant de l’autre ; on se heurte, on se presse, on se mêle : tous s’attaquent corps à corps. Les chefs se battent comme les simples soldats : le centre des Latins plie ; Titus est blessé ; il s’absente un moment. Sextus Tarquin accourt et rallie les fuyards : le combat se rengage ; Ébutius et Manilius se percent tous deux de leurs lances ; mais ce dernier, après s’être fait panser, revient au combat. Valérius, frère de Publicola, et lieutenant d’Ébutius, aperçoit Tarquin, l’attaque, et le force à se retirer. En le poursuivant, Valérius est blessé à mort ; et, les Latins reprennent l’avantage. Le dictateur, voyant sa gauche battue par les exilés, y fait passer de la cavalerie qui les enfonce et les met en fuite. Titus Tarquin périt dans la mêlée. Manilius veut secourir les siens ; un général romain, Herminius, le perce de sa lance, le tue, et se voit frappé d’un coup mortel au moment où il voulait enlever l’armure de son ennemi. L’aile gauche des Latins, commandée par Sextus Tarquin, résistait encore : le dictateur charge à la tête de sa cavalerie ; Sextus, se voyant vaincu, se précipite avec fureur au milieu des Romains, renverse tout ce qu’il rencontre, et, couvert de blessures, tombe et meurt plus glorieusement qu’il n’avait vécu. Les Latins prirent la fuite, et leur camp devint la proie du vainqueur. Ils perdirent trente mille des hommes dans cette journée.

Les Romains racontaient qu’ils avaient vu deux cavaliers d’une taille plus qu’humaine, marchant à leur tête, faisant un grand carnage des ennemis, et que le soir même ils parurent à Rome sur la place, annoncèrent la victoire, et disparurent. On les prit pour Castor et Pollux. Tite-Live ne parle pas de cette fable, et dit seulement qu’après cette guerre on érigea un temple à Castor.

Le dictateur rentra triomphant dans Rome ; les Latins se soumirent et demandèrent la paix.

Les Volsques, leurs alliés, arrivés trop tard à leur secours, s’étaient retirés. Le sénat, délibérant sur les propositions pacifiques des Latins, leur répondit : Vous méritez d’être punis ; mais Rome préfère la gloire de la clémence au plaisir de la vengeance. Notre origine est commune ; retournez dans vos foyers ; rendez-nous nos déserteurs ; chassez de chez vous nos bannis, et nous accueillerons vos demandes.

Peu de temps après, les ambassadeurs latins revinrent à Rome, amenant les déserteurs enchaînés, et déclarant que les bannis étaient sortis de leur territoire. Par ces sacrifices ils obtinrent la paix qui termina la guerre des Romains contre les tyrans. Elle avait duré quatorze ans.

Tarquin, âgé de quatre-vingt-dix ans, dépouillé mort de sa couronne, privé de sa famille, chassé par les Latins, par les Étrusques et par les Sabins, se retira en Campanie, à Cumes, chez le tyran Atistodème, et y mourut. La nouvelle de sa mort causa une joie universelle à Rome[3].

 

 

 

 



[1] An de Rome 251. — Avant Jésus-Christ 502.

[2] An de Rome 256. — Avant Jésus-Christ 497.

[3] An de Rome 258. — Avant Jésus-Christ 495.