HISTOIRE DE LA GRÈCE

 

QUATRIÈME ÂGE DE LA GRÈCE

 

 

GUERRE CONTRE ATHÈNES ET SPARTE

(An du monde 3736)

ANTIGONE, débarrassé d’un si redoutable adversaire, crut que l’instant était venu où il pouvait marcher sans obstacles sur les traces de Philippe et d’Alexandre, et rendre à la Macédoine l’empire de la Grèce : après avoir rangé sous son pouvoir les villes du Péloponnèse, que l’exemple de Sparte venait d’encourager à reprendre leur indépendance, il entra dans l’Attique. Athènes, accoutumée depuis longtemps à changer de maître, lui opposa une faible résistance ; il s’en empara, et y reçut les hommages que ce peuple léger prodiguait tour à tour à ses défenseurs et à ses ennemis.

Le roi de Macédoine croyait pouvoir ensuite triompher facilement de Sparte affaiblie par la guerre, qu’elle avait soutenue contre Pyrrhus, et par les divisions qui l’agitaient nouvellement ; mais un peuple, jusque-là peu connu, l’arrêta dans ses projets : ce peuple acquit bientôt une grande célébrité par son courage et par son amour pour la liberté.

Les Achéens formaient autrefois une petite république composée de douze villes : elle était faible mais sage ; obscure mais heureuse. Une liberté réglée par les lois garantissait le repos public. Les Achéens n’aspiraient point à la célébrité ; cependant la réputation de leur union et de leur probité s’étendit tellement, que plusieurs grandes cités, comme Tarente, Sybaris, Crotone, empruntèrent leurs lois pour terminer les troubles qui les tourmentaient. Dyme, Patra, Élis, Léontium, furent les principales villes de cette union. Le gouvernement était démocratique, et confié à un conseil composé des députés de chaque ville. Philippe et Alexandre détruisirent la liberté de cette confédération. Après leur mort, les Achéens restèrent sous la domination des Macédoniens : mais, lorsque Pyrrhus parut dans le Péloponnèse, les villes achéennes chassèrent les tyrans que leur avait donnés Antigone, reprirent leur liberté, et se formèrent de nouveau en corps de république.

A la même époque, Sicyone brisa les chaînes de Nicoclès qui s’en était rendu maître. Un jeune citoyen, nommé Aratus, échappé dans son enfance au massacre de sa famille, conçut, avec quelques bannis, le généreux projet de rendre la liberté à sa patrie : escaladant la nuit les murs de la ville, il surprit la garde, la mit en fuite, appela les citoyens à la défense de leur indépendance. Le peuple, ranimé par le cri de liberté, se souleva, finit le feu au palais du tyran, rappela les bannis, et se réunit à la ligue des Achéens.

Aratus servit dans l’armée achéenne, et prouva, par son obéissance à ses chefs, qu’il respectait autant la discipline qu’il aimait la liberté : sa valeur et surtout sa sagesse lui méritèrent la confiance publique ; la ligue le nomma général des troupes qu’elle levait pour se défendre contre le roi de Macédoine et contre le tyran d’Argos. Aratus, loin de se borner à attendre et à repousser des ennemis si puissants les attaqua. Corinthe était la barrière du Péloponnèse ; avec quatre cents hommes seulement il entreprit de s’en emparer, et y réussit. La citadelle de Corinthe passait pour imprenable ; Aratus vendit ses champs et les bijoux de sa femme pour payer un Corinthien qui lui indiqua un sentier taillé dans le roc, par lequel il parvint dans la forteresse, dont il se rendit maître. Il en chassa les Macédoniens, et y plaça une garnison achéenne.

La prise de cette ville donna tant de réputation à la ligue, que Mégare et plusieurs autres villes vinrent grossir sa force par leur alliance. Le roi d’Égypte, Ptolémée, voulut lui-même entrer dans la confédération ; il y fut admis : ce sage monarque n’effrayait point les républiques, car on le savait ennemi de toute tyrannie.

Ce fut dans ce temps que les Romains envoyèrent des ambassadeurs aux Athéniens et aux Étoliens[1] pour les inviter à s’allier avec eux contre Teuta, veuve d’un roi d’Illyrie. Les Illyriens alors exerçaient la piraterie sur toutes les côtes de la Grèce et de l’Italie. Les Corinthiens, flattés de la démarche de Rome, admirent leurs députés aux jeux Isthmiques. Les Athéniens, toujours extrêmes dans leur amitié comme dans leur haine, accordèrent chez eux le droit de cité aux Romains, et ne se doutèrent pas qu’ils ouvraient leurs portes à des maîtres.

Tous les tyrans de la Grèce, voyant dans Aratus le héros de la liberté, le craignaient et le détestaient. Aristippe, qui régnait dans Argos, tenta plusieurs fois de faire assassiner le général achéen. Aratus, sans gardes, n’avait pour défense que l’amour de ses concitoyens, tandis qu’Aristippe, rempli de terreur, se faisait entourer de soldats qui, portaient toujours l’épée nue, regardant tout homme comme un ennemi, se méfiant de ses courtisans, et craignant même sa famille : on ne voyait pas d’escalier dans sa maison ; sa chambre, très élevée, se fermait avec une trappe ; par laquelle on passait une échelle pour y monter ou pour en descendre. Aratus, voulant se venger de ses lâches complots, marcha contre lui et le défit complètement ; Aristippe perdit la vie dans cette bataille.

Peu de temps après, Aratus obtint un triomphe plus doux sur Lysiade, tyran de Mégalopolis ; il parvint par la force et la douceur de son éloquence, à lui persuader de déposer son pouvoir. Ainsi la ligue achéenne, fortifiée par tant de conquêtes et d’alliances, devint en peu de temps la puissance prépondérante en Grèce, et parut hériter de là gloire que Sparte, Athènes et Thèbes avaient perdue.

Dans le même temps, un roi vertueux et digne des beaux jours de Lacédémone, faisait de vains efforts pour rétablir dans sa patrie les lois de Lycurgue et les mœurs antiques. Les Lacédémoniens montraient encore du courage dans les grands dangers ; mais cette république avait perdu ce qui faisait sa véritable force, son mépris des richesses et son amour pour l’égalité. Un éphore, Épitadéus, par haine pour son fils, fit passer une loi qui permettait de donner ou de léguer son bien à qui l’on voudrait : cette loi et l’introduction de l’or étranger, fruit empoisonné des conquêtes, corrompirent la république, et firent naître l’inégalité des fortunes ; les vices du luxe et de la misère divisèrent les esprits, amollirent les caractères, et hâtèrent la décadence. Peu à peu les richesses se concentrèrent au point qu’on ne comptait guère plus de mille Spartiates propriétaires ; le reste de la population se composait d’artisans et d’étrangers. Les riches opprimaient les pauvres, et les incarcéraient pour se faire rendre l’argent qu’ils leur avaient prêté. Telle était la situation de Sparte lorsque Agis et Léonidas montèrent sur le trône.

Léonidas, avare, fier et voluptueux, suivait le torrent du siècle ; Agis, à vingt ans, offrait aux regards étonnés l’image d’un ancien Spartiate. Animé du double amour de la gloire et de la patrie, soumis aux lois, ami de la liberté, partisan des anciennes mœurs, profondément affligé de la corruption de ses concitoyens et de l’abaissement de son pays, il conçut la noble idée de réformer la république, de ressusciter les anciens règlements, et de rendre à Lacédémone son lustre et sa force : communiquant ses projets à ceux qu’il croyait propres à le servir, il trouva Lysandre, Agésilas et un grand nombre de jeunes citoyens, disposés à embrasser se cause. Il était sûr des pauvres, c’est-à-dire, de la plus grande partie du peuple, dont il soutenait les intérêts ; mais les vieillards défendaient obstinément leurs fortunes et leurs préjugés, et les femmes repoussaient avec effroi tout changement qui aurait détruit le luxe et troublé leurs plaisirs.

L’aïeule seule d’Agis, la vertueuse Archidamie, ainsi qu’Agésistrate sa mère, approuvaient ses nobles desseins, et l’encourageaient à les  exécuter.

Agis, fortifié par leurs conseils convoqua le peuple : il proposa sans détour le rétablissement des règlements, l’abolition des dettes et le partage des terres : Léonidas s’y opposa vivement. L’un invoquait les droits de propriété, le maintien de l’ordre public ; l’autre les antiques lois, les intérêts du peuple, et la gloire inséparable de la liberté. La lutte fut longue et violente : les riches avaient acheté les suffrages d’un grand nombre d’artisans ; la cupidité, se défendit avec acharnement contre la justice : enfin la proposition d’Agis passa ; mais elle ne fut adoptée qu’à la majorité d’une seule voix ; et, soit qu’on crût impossible de maintenir la tranquillité publique avec un roi si opposé aux lois qu’il devait faire exécuter, soit qu’on se laissât entraîner par cette violence qui porte toujours le parti vainqueur à mal user de la victoire, .on chassa du trône Léonidas, sous prétexte qu’il avait enfreint les lois en épousant une femme étrangère, et l’on mit à sa place Cléombrote son gendre, ami d’Agis, et zélé partisan de la discipline antique.

Tous les titres des dettes furent apportés sur la place publique et brûlés, à la grande douleur des créanciers, et à la grande joie du peuple et de la jeunesse, qui disaient n’avoir jamais vu un feu si beau et si clair.

Le succès de la révolution semblait certain ; mais l’avarice de l’éphore Agésilas fit tout échouer. Cet homme artificieux persuada au roi Agis qu’il se ferait trop d’ennemis en exécutant à la fois les deux lois nouvellement adoptées : selon lui, un changement aussi brusque devait produire un trop grand bouleversement ; c’était assez pour le moment d’avoir aboli les dettes, et la prudence voulait qu’on différât le partage des terres ; et qu’on l’opérât graduellement.

Agis le crut et se perdit. Ce délai mécontenta le peuplé, dont l’inconstance naturelle se tourna du côté des riches qui s’appliquaient alors à le séduire. Sur ces entrefaites Agésilas et Lysandre étant sortis de place, d’autres éphores furent nommés : ces nouveaux magistrats, choisis dans le parti contraire, accusèrent Agis et Cléombrote d’avoir porté atteinte par leurs innovations à la tranquillité publique. Agis, soutenu de ses partisans, se défendit avec vigueur ; et, à la faveur d’une loi qui ôtait toute autorité aux éphores quand les deux rois étaient d’accord, non seulement il triompha de l’accusation, mais il parvint même à faire déposer les éphores, pour avoir violé cette loi en l’accusant.

Ce succès devait rétablir solidement son pouvoir ; mais, par malheur, la république s’étant alors alliée avec les Achéens contre les Étoliens, Agis se vit forcé de sortir de la ville, de prendre le commandement de l’armée et de marcher au secours d’Aratus :

Pendant son absence, Agésilas, redevenu éphore, mécontenta tellement les citoyens par ses violences, par son mépris pour les ordres de Cléombrote, et par les gardes dont il se faisait insolemment entourer, qu’on ne douta plus de son projet de parvenir à la tyrannie. Le peuple, aigri par les riches qui prodiguaient leurs trésors pour le soulever, rappela Léonidas, et cassa tous les décrets précédemment rendus.

Agis, n’ayant point trouvé l’occasion de combattre revint à Sparte : il y vit la révolution faite et ses jours proscrits ; il se réfugia dans un temple pour mettre sa vie à l’abri de la fureur de ses ennemis. Cléombrote chercha aussi un asile près des autels des dieux ; mais il trouva un appui plus certain dans la tendresse courageuse de sa femme Chélonide, fille de Léonidas. Cette princesse vertueuse, toujours fidèle au malheur, avait suivi son père dans l’exil malgré les ordres de son mari ; mais, dès qu’elle vit Léonidas sur le trône et son époux près de l’échafaud, elle prit le deuil, et se déclara hautement pour Cléombrote : ses larmes, ses prières lui sauvèrent la vie ; il fut banni ; et Chélonide, toujours ferme dans ses devoirs de fille et d’épouse, le suivit dans l’exil malgré toutes les instances de son père.

On n’osait employer la force pour arracher Agis de son asile. Léonidas, afin de le tromper, lui proposa de remonter sur le trône avec lui : il ne fut point dupe de cet artifice ; mais il n’échappa ainsi à la puissance et à la ruse de ses ennemis, que pour périr par la trahison des hommes dont l’amitié lui inspirait le plus de confiance. Ampharès et deux autres traîtres l’engagèrent à sortir quelquefois la nuit, sous leur escorte, pour se rendre au bain ; et, comme il en revenait, ils se saisirent de lui et l’entraînèrent devant les éphores.

Dans ce péril imminent, sa fermeté ne se démentit pas ; il soutint avec éloquence la justice de sa cause ; mais sa perte était résolue ; on le condamna à mort ; et voyant dans cet instant un soldat qui répandait des larmes, il lui dit : Ne pleure pas la mort d’un citoyen vertueux ; pleure plutôt les méchants qui le condamnent.

On le conduisit au cachot. Le peuple, informé de l’arrêt se souleva, voulut forcer la prison et délivrer Agis. Les soldats bravant un ordre injuste, refusèrent de porter la main sur leur roi. Ampharès, alors magistrat, craignant ce tumulte, le fit étrangler par le bourreau.

Archidamie et Agésistrate, perçant la foule, se présentèrent dans cet instant à la porte de la prison. Le cruel Ampharès leur permit d’entrer ; et, après avoir joui des larmes qu’elles répandaient sur le corps de leur fils, il les fit tuer. Elles moururent en Lacédémoniennes. Agésistrate, présentant son cou au bourreau, dit : Puisse au moins mon  malheur être utile à Sparte !

Léonidas ne pût saisir Archidamus, frère d’Agis, qui se déroba par la fuite à ses coups.

Il arrêta sa femme, et la força d’épouser son fils Cléomène. Cette princesse infortunée conserva toujours une haine profonde pour Léonidas ; mais elle se laissa toucher par les soins et par l’amour de son jeune époux qui dans la suite fit briller sur le trône les vertus d’Agis.

Léonidas termina bientôt une vie souillée de crimes. Cléomène, son fils et son successeur, décidé à exécuter les grands desseins qu’Agis n’avait pu remplir, crut avec raison que la guerre pouvait seule lui donner les moyens d’acquérir assez de gloire et d’autorité pour faire la révolution qu’il méditait : profitant du premier prétexte, il engagea la république à rompre avec les Achéens, se mit à la tête des troupes, montra son génie dès son début, prit Mantinée, et força Aratus à se retirer. Quelque temps après, il remporta une grande victoire sur les Achéens, près de Mégalopolis. Certain alors de l’attachement des troupes et de l’affection du peuple lacédémonien, dont ses succès flattaient l’orgueil, il revint inopinément à Sparte, surprit à table les éphores, qui conspiraient sa perte, et les fit tuer par ses soldats. Agésilas seul se sauva dans une chapelle dédiée à la Peur, et qu’on avait placée à la porte du tribunal pour rendre plus sacrée la crainte salutaire des lois.

Cléomène bannit de la ville quatre-vingts citoyens du parti le plus contraire à l’ancienne discipline, il rassembla le peuple, déplora le sort d’Agis, vanta ses vertus, réhabilita sa mémoire, remit en vigueur ses décrets, fit adapter la loi du partage des terres, donna le premier l’exemple en se dépouillant de ses biens ; et, après avoir rétabli les repas publics et tous les règlements de Lycurgue, il revola à son armée pour consolider cette révolution par de nouveaux succès.

La fortune couronna encore quelque temps ses armes ; il s’empara de plusieurs places du Péloponnèse, remporta une nouvelle victoire sur les Achéens, et les força de lui demander la paix. Ils furent obligés de se soumettre aux conditions qu’il proposait, dont la première était qu’on le nommât général de la ligue achéenne.

Aratus, irrité, ne put se résoudre à perdre le commandement dont il jouissait depuis trente-trois ans : son ressentiment l’aveugla sur les vrais intérêts de sa patrie ; il envoya des émissaires à Antigone, pour lui faire entendre que Cléomène, méditait la conquête du Péloponnèse, dans l’intention de rendre les Lacédémoniens maîtres de la Grèce : où lui assurait que, s’il voulait s’opposer à l’ambition de Sparte, Aratus entrerait dans ses vues, et lui livrerait Corinthe comme place de sûreté. Bientôt Aratus qui avait encore un grand crédit dans la ligue, décida les Mégalopolitains à solliciter ouvertement les secours du roi de Macédoine. C’est ainsi que les passions dès Grecs les conduisaient à leur ruine.

La jalousie qui les divisait, mit un terme à leur gloire, en leur inspirant le fatal désir d’appeler d’abord dans leurs querelles les rois de Perse. L’or étranger perpétua ensuite la guerre et la discorde : toujours désunis, ils ne purent opposer que de faibles obstacles à l’ambition de Philippe et d’Alexandre. Les mêmes rivalités les soumirent au joug du conquérant de l’Asie ; et au moment où la mort de Pyrrhus, l’heureuse révolution de Sparte et les succès de la ligue achéenne donnaient un juste espoir de faire revivre l’ancienne liberté, ces mêmes Grecs, loin d’être éclairés par tant de malheurs, commettent encore les mêmes fautes qui les avaient perdus. Les Achéens, les Étoliens, les Spartiates, les Thébains et les Athéniens, au lieu de s’unir indissolublement pour résister aux rois qui voulaient les asservir, se divisent de nouveau. Aratus même, qui avait mérité par son courage le glorieux titre de restaurateur de la liberté, sacrifie l’intérêt public à sa jalousie contre Cléomène, et court en aveugle au-devant du joug macédonien. Enfin nous verrons bientôt ces peuples, incorrigibles dans leur égarement, implorer tour  à tour la protection des Romains et forger de leurs propres mains les liens qui les enchaînèrent.

L’habile Antigone saisit promptement cette occasion de se mêler des affaires du Péloponnèse : il accéda à toutes les propositions d’Aratus. Les Achéens, aigris contre Sparte par leur défaite, entrèrent dans l’alliance du roi de Macédoine ; rompirent toute négociation avec les Lacédémoniens et continuèrent la guerre.

Cléomène, sans s’effrayer de ces nouveaux obstacles, redoubla d’activité, et remporta de nouveaux avantages : mais Antigone, s’étant avancé avec vingt mille hommes, s’empara[2], malgré ses efforts d’Orchomène, de Mantinée, et le réduisit à défendre la Laconie. Le courage du roi de Sparte s’accrut avec ses dangers : il affranchit, il arma les Ilotes, et, avec ce surcroît de forces, trompant les ennemis par sa célérité, il parut tout à coup devant Mégalopolis, et la prit d’assaut. Les habitants de cette ville aimèrent mieux s’exiler et abandonner leurs biens et leurs foyers, que de reconnaître les lois de Sparte, et de se séparer des Achéens. Cependant, ceux-ci ne tardèrent pas à se repentir d’avoir appelé Antigone : il les traita non comme des alliés mais comme des sujets ; il les força de soudoyer ses troupes ; releva les statues de leurs tyrans et fit gémir Aratus du coup funeste qu’il avait porté à sa patrie.

Cléomène, profitant du moment où les Macédoniens étaient en quartiers d’hiver, tomba sur eux, les battit, et ravagea l’Argolide. L’été suivant, Antigone s’avança en Laconie avec trente mille hommes. Cléomène lui en opposait vingt mille[3]. Les deux armées se rencontrèrent à Sélasie ; près du mont Olympe. Le combat fut opiniâtre et la victoire longtemps indécise. Euclidas, frère de Cléomène, posté sur une hauteur, commandait l’aile gauche de l’armée lacédémonienne. Les Achéens et les troupes d’Antigone qui lui étaient opposées devaient suivant les ordres du roi, le contenir et non l’attaquer dans une position si forte. Le jeune Philopœmen alors simple capitaine dans les troupes achéennes, apercevant dans l’armée ennemie un mouvement dont on pouvait tirer avantage, n’attendit aucun ordre, entraîna par son exemple ceux qui l’entouraient, et marcha sur les Spartiates. Les Achéens et les Macédoniens le soutinrent, s’emparèrent des hauteurs, enveloppèrent Euclidas, et détruisirent toute sa troupe ; cet événement décida la victoire. Malgré tous les efforts du roi de Sparte, la phalange macédonienne, piques baissées, enfonça les Lacédémoniens. Il fallait les tuer pour les vaincre : six mille restèrent sur la place ; leurs auxiliaires périrent presque tous. Cléomène ramena à Sparte que deux cents hommes. Au moment où il vit son aile gauche enveloppée, et son frère massacré, il s’écria : Mon cher Euclidas tu es perdu ! mais au moins tu meurs en Spartiate ; ta mort sera donnée pour exemple à nos enfants, et chantée par les dames de Lacédémone.

Antigone ressentit une joie si vive à avoir vaincu Cléomène et Sparte, que  dans son transport en s’écriant : Ô l’heureuse journée !  Il vomit le sang, et fut attaqué d’une fièvre lente qui le conduisit au tombeau. Ainsi les faveurs de la fortune sont souvent aussi funestes que ses rigueurs.

Dans ce grand désastre, Sparte montra son antique fermeté, et parut au moment de sa ruine digne de son ancienne gloire. On y déplora le malheur public, non les malheurs privés ; les vieillards enviaient le sort des jeunes guerriers morts pour la patrie.

Cléomène ne put soutenir la vue de Lacédémone près de subir le joug du vainqueur ; ayant perdu l’espoir de la secourir, il résolût de la venger, et s’embarqua avec sa famille pour l’Égypte, dont il espérait tirer de puissants secours.

Un vieillard lui reprocha sa fuite, et lui dit qu’un descendant d’Hercule devait plutôt mourir sous le glaive d’Antigone, que d’aller ramper dans la cour d’un successeur d’Alexandre. Cléomène répondit : Quand on cherche la mort, il faut qu’elle soit utile et louable ; mais mourir pour fuir l’adversité, c’est manquer de courage et abandonner sa patrie.

Antigone entra dans la ville de Sparte : satisfait de sa victoire et du départ de Cléomène, il ne commit aucun excès ; mais s’il ne répandit point de sang, il porta un coup mortel à la république, en abolissant les lois de Lycurgue. Il retourna ensuite en Macédoine, où il ne vécut que trois ans[4]. Cependant Cléomène, arrivé à Alexandrie fut reçu par Ptolémée avec les égards que méritaient son rang, sa gloire, et son malheur. Le roi d’Égypte arma des vaisseaux et leva des soldats, qui devaient rendre à Sparte son héros et sa liberté ; malheureusement la mort empêcha Ptolémée d’effectuer ses promesses.

Le nouveau roi n’hérita point de ses grandes qualités : injuste, cruel, livré aux débauches, la vertu de Cléomène l’importunait ; de vils flatteurs rendirent suspect à ses yeux ce grand homme qui s’était attiré l’affection du peuple d’Alexandrie. Les tyrans croient coupables tous ceux qu’ils  soupçonnent ; la crainte est inséparable de la cruauté. Cléomène est jeté en prison ; ses amis lui en ouvrent les portes. Le roide Sparte, outré de cette injure, parcourt les armes à la main, les rues d’Alexandrie, en appelant le peuple à la liberté. Quelques braves Lacédémoniens l’entourent ; la multitude les suit, les plaint, mais ne les défend point. Les satellites du roi s’avancent, et les intrépides Spartiates, se voyant abandonnés, s’entretuent tous pour éviter la honte du supplice. Le roi d’Égypte ordonna sans pitié la mort de la mère, de la femme, des enfants de Cléomène, et fit attacher le corps de cet illustre prince à une croix.

A peu près dans ce temps, l’île de Rhodes, que n’avaient pu conquérir les rois de Perse, d’Égypte, ni même ce fameux Démétrius, vainqueur de tant de villes, fut presque détruite par un affreux tremblement de terre : il déracina les arbres, dévasta les champs, fendit les rochers, fit écrouler les édifices, et renversa ce fameux colosse placé à l’entrée du port, et qu’on admirait comme une des sept merveilles du monde.

Le courage des Rhodiens les avait défendus de leurs ennemis ; leur sagesse leur donna partout des amis. Les rois de Sicile, d’Égypte, de Syrie et de Macédoine prodiguèrent leurs trésors pour relever cette république, et Rhodes, en peu de temps, par leur secours, reprit son ancien éclat.

Un peuple bien différent, les Étoliens, aussi brave, mais plus remuant, plus ambitieux, surtout plus avide, et qui ne vivait que de brigandages, agitait alors la Grèce[5]. Profitant de la ruine de Sparte, de la retraite et de la maladie d’Antigone, ils ravagèrent le Péloponnèse. Aratus, sur le bruit de leurs excès, rassembla les forces des Achéens, et marcha contre eux : le sort trompa son courage ; il fut battu à Caphies. Les Achéens, trop faibles pour résister à des ennemis dont les hommes sans aveu de tous les pays grossissaient journellement l’armée, implorèrent de nouveau le secours du roi de Macédoine.

Antigone venait de mourir ; Philippe son fils lui succédait. La jeunesse de ce prince, les succès des Étoliens, et l’espérance qu’on avait encore à Sparte de voir revenir Cléomène avec des secours d’Égypte, ranimèrent l’amour de la liberté. La jeunesse lacédémonienne courait aux armes ; les vieillards la rappelaient à la gloire ; les femmes l’excitaient à la vengeance ; tout était en mouvement. Déjà un éphore du parti macédonien avait péri dans une émeute ; tout à coup on apprend la trahison du roi d’Égypte[6], la mort de Cléomène, la destruction de sa famille et de ses amis. On reçoit en même temps la nouvelle de l’arrivée de Philippe à Corinthe, de son alliance avec les Achéens et de la marche de ses troupes contre les Étoliens. Sparte alors passa subitement de la joie à la douleur, de l’espoir à la consternation ; le poids de ses chaînes lui parut d’autant plus insupportable qu’elle s’était crue plus près de les rompre.

Depuis ce moment, elle gémit sous le gouvernement de plusieurs tyrans, que la  peur du réveil de la liberté rendait sanguinaires et féroces. L’un d’eux, Chylon, fit égorger les éphores, et bannit ou tua tous les citoyens dont les vertus lui causaient quelque ombrage.

Philippe en montant sur le trône prouva promptement qu’il voulait imiter l’illustre père d’Alexandre dont il portait le nom. Ambitieux, actif et brave, il aurait peut-être acquis la même renommée, si la fortune de Rome n’eut dominé la sienne.

Avant d’entrer dans le Péloponnèse, il fit alliance avec plusieurs princes d’Illyrie, entre autres Démétrius de Phare, que les Romains venaient de chasser de ses états. Les Acarnaniens et l’Épire embrassèrent le parti des Achéens et du roi de Macédoine.

Dorimaque, général des Étoliens, entra dans l’Épire, qu’il dévasta : Philippe, sans être arrêté par cette diversion, pénétra en Étolie, s’empara des principales villes, et pilla l’Élide. Le favori de ce prince, nommé Apelles, abusant de son crédit, commit d’affreux excès dans les villes alliées, et se conduisit avec les Achéens comme le tyran le plus absolu. Tout tremblait devant sa puissance, et personne n’osait l’accuser : Aratus seul dit la vérité au roi, et lui fit entendre les justes plaintes des Achéens. Philippe, éclairé, répara ses injustices. Apelles s’en vengea en courtisan ; et après avoir cherché vainement à se défaire d’Aratus, il intrigua avec les ennemis du roi, et fit échouer plusieurs de ses opérations. Aratus, toujours les yeux ouverts sur lui, le démasqua enfin complètement, et Philippe, convaincu de ses crimes, ordonna sa mort.

Le roi de Macédoine, ayant battu ses ennemis et affermi son autorité en Laconie, conclut la paix avec les Étoliens parla médiation des républiques de Rhodes et de Byzance. Un plus vaste projet occupait alors son esprit : les Carthaginois, commandée par Annibal, étaient entrés en Italie, et venaient de gagner la bataille de Thrasimène. Philippe crut la circonstance favorable pour attaquer les Romains, et pour fonder sa grandeur sur leur ruine. 

Un premier revers, qu’il essuya près d’Apollonie, aigrit son caractère qu’altérait déjà l’orgueil de la puissance et le penchant à la débauche. Il se vengea sur ses alliés de l’échec que ses ennemis lui avaient fait éprouver, chargea les Achéens de contributions, et ravagea la Messénie. Aratus, que l’éclat du trône ne pouvait intimider, lui reprocha hautement ses injustices. Le roi, importuné par ce rigide censeur, le fit empoisonner ; mais, dans l’espoir de cacher un crime qui pouvait révolter toute la Grèce, le perfide, chargé de cet ordre funeste, lui administra un de ces poisons qui minent lentement le principe de la vie.

Aratus, mortellement atteint, n’ignorait point la cause du mal qui le consumait ; il attendit une mort certaine avec fermeté sans proférer de plaintes inutiles ; et comme un de ses, amis lui montrait de vives alarmes en le voyant cracher le sang avec abondance. Tu vois, mon cher Céphalion, lui dit-il, le fruit de l’amitié des rois.

Tant que Philippe écouta les conseils de ce grand homme, il combattit avec succès, et régna avec gloire : mais dès qu’il se fut privé par un crime de cet appui salutaire, la victoire déserta ses drapeaux, la sagesse s’exila de ses conseils ; son  despotisme sans frein fit détester son autorité ; et la plupart des Grecs, las de sa domination volèrent au-devant du joug de la république romaine qui consolait de leur défaite les nations conquises, en les associant à sa grandeur et à sa liberté.

Aratus avait commandé dix-sept fois les Achéens : peu d’hommes célèbres l’égalèrent en vertus. Son seul défaut était un peu d’incertitude dans les affaires épineuses : son hésitation donna quelques avantages à ses ennemis, mais dès que le moment du danger arrivait, son talent se développait dans toute sa force[7]. Sa mort causa un deuil général. Les Achéens voulurent lui élever un monument ; Sicyone, sa patrie, leur disputa cet honneur. Ses funérailles furent magnifiques ; on lui dressa des autels, et il emporta au tombeau le glorieux titre de libérateur des Achéens et de fondateur de leur république.

Le roi de Macédoine, favorisé par ses alliés, venait de faire quelques progrès en Illyrie, et de prendre la ville d’Issus. Les Romains, dont la fortune s’était relevée depuis la reprise de Syracuse et de Capoue, se décidèrent à tourner toutes leurs forces contre le roi de Macédoine. Cette lutte sanglante partagea la Grèce : les Lacédémoniens et les Étoliens se déclarèrent pour Rome ; les Acarnaniens et les Achéens suivirent le parti de Philippe.

Machanidas, alors tyran de Sparte, de concert avec les Étoliens, pénétra dans le territoire des Achéens[8]. Philippe repoussa leurs efforts, et, malgré les secours qu’ils reçurent d’Attale, roi de Pergame, Philippe les battit encore. Sa puissance donnait de l’ombrage aux Rhodiens, aux Athéniens et au roi d’Égypte ; ils craignaient de le voir conquérir toute la Grèce. Par condescendance pour eux, il proposa la paix aux Étoliens : ses offres furent rejetées. L’armée macédonienne, suivie de celle des Achéens, s’avança vers la ville d’Élis, dans l’intention de s’en emparer. Mais le proconsul Sulpicius y était arrivé avec quatre mille hommes : ce renfort, animant le courage des habitants, ils se précipitèrent sur les ennemis, forcèrent les Achéens à se retirer malgré la valeur de Philopœmen qui avait tué de sa main le général de la cavalerie des Éléens. La retraite de l’armée achéenne entraînait les Macédoniens : Philippe, furieux, se jeta au milieu de l’infanterie romaine. Le carnage fut grand des deux côtés : le roi, enveloppé, se tira avec peine de la mêlée par le secours de ses plus braves guerriers. Sauvé de ce péril, il se retira et courut défendre la Macédoine, attaquée par quelques princes illyriens, alliés de Rome.

L’année suivante[9], Sulpicius et Attale s’avancèrent avec leurs flottes vers l’Eubée, s’emparèrent d’Orée, échouèrent devant Chalcis, et se rendirent maîtres d’Opunte dans l’Achaïe, que Philippe ne put secourir à temps.

A la même époque, Machanidas menaçait tout le Péloponnèse, et faisait craindre aux Achéens la ruine de leur république. Dans ce grand danger, ils nommèrent Philopœmen, général de la confédération[10] : plusieurs, exploits le désignaient déjà comme un digne successeur d’Aratus.

Philopœmen, né à Mégalopolis, fit ses études dans l’école d’Acésilas, dont la philosophie avait pour but d’inspirer aux citoyens l’amour de la patrie, et de leur enseigner la science du gouvernement. Dès son enfance, il prit Épaminondas pour modèle, et préféra à toute autre lecture les livres militaires d’Angélus et l’histoire d’Alexandre le Grand. Lorsque les soins de l’administration ou de la guerre lui laissaient quelque repos, il conduisait lui-même la charrue, et endurcissait son corps à la fatigue par le travail et par l’exercice de la chasse.

Nous avons vu à quel point son courage contribua à la victoire de Sélasie : dans cette grande bataille, s’élançant avec ardeur sur les ennemis, il eut les deux cuisses traversées par un javelot. On craignait en l’arrachant que le cuir attaché au dard n’empêchât l’extraction ou ne rendît la plaie incurable : il le rompit lui-même, en retira les tronçons, continua de se battre, et décida la défaite des Spartiates.

Après la bataille, Antigone, surpris de ce mouvement de son aile droite, auquel il devait la victoire, et qu’il n’avait point commandé, demanda à son général Alexandre comment il s’était ainsi décidé, à marcher sans en recevoir le signal. Le général répondit qu’un jeune capitaine achéen, nommé Philopœmen, chargeant sans ordre avec sa troupe, avait entraîné par son ardeur toute l’armée. Alors le roi lui dit : Ce jeune Achéen s’est conduit comme un grand général ; et vous, général Alexandre vous avez agi en jeune capitaine.

Dans la suite, ce monarque voulut attacher Philopœmen à son service ; mais ce généreux citoyen aimait trop son pays et la liberté pour accepter les offres d’un prince étranger. Sa renommée s’accrut encore par la mort de Démophantus, chef des Étoliens, qu’il tua de sa propre main dans une charge.

Quand le vœu de ses concitoyens l’eut placé à la tête des armées et de l’état, il changea la tactique des troupes, donna plus de profondeur à leurs bataillons, les accoutuma à marcher et à combattre sans rompre leurs rangs, et fit porter aux soldats des piques plus longues et des boucliers plus larges. Bannissant le luxe de la république, il rétablit l’ordre dans les finances, et ne permit de magnificence que celle des armes.

Toujours simplement vêtu et paré de sa gloire on l’aurait plutôt pris pour un soldat, que pour un général. Étant invité à dîner chez un de ses concitoyens, il ne trouva dans la maison que la maîtresse du logis, qui ne le connaissait pas, elle le prit pour un domestique précédant son maître, et le pria de fendre du bois. Il quitta son manteau, et exécuta cet ordre sans rien dire. Le maître de la maison, arrivant alors, exprima sa surprise de le voir livré à une semblable occupation. Philopœmen lui dit : Que voulez-vous ; je paie l’intérêt de ma mauvaise mine.

Après avoir fait toutes les sages dispositions qui devaient assurer le succès de ses armes, il marcha contre Machanidas et lui livra bataille. Les Spartiates combattirent avec intrépidité ; ils enfoncèrent même l’aile droite des Achéens : mais tandis que Machanidas les poursuivait, Philopœmen prit son corps d’armée en flanc, le mit en désordre, et coupa la retraite du tyran. Celui-ci, se rencontrant sur son passage voulait éviter son approche ; mais Philopœmen lui lança sa javeline avec tant de force, qu’elle traversa sa cuirasse et son corps, et le renversa mort sur la place. Sparte perdit dans ce combat quatre mille de ses plus braves guerriers. La prise de Tégée fut la suite de cette victoire, et, les Achéens, pour en conserver le souvenir, élevèrent une statue de bronze à leur général.

Peu, de temps après, on célébra les jeux Néméens[11] : Philopœmen, entouré de la brillante escorte de ses compagnons de gloire, y parut au moment où le musicien Pylade chantait ces paroles d’un ancien poète : C’est moi qui couronne vos têtes des fleurs de la liberté. A ces mots, tout le peuple, se tournant vers Philopœmen, lui rendit hommage par de vifs applaudissements.

Nabis prit les rênes du gouvernement de Sparte : ce tyran surpassa son prédécesseur en cruauté ; il composa sa garde de troupes étrangères, envoya au supplice les hommes qu’il redoutait, bannit les citoyens les plus distingués, et s’empara de leurs richesses. Philippe mit en dépôt dans ses mains la ville d’Argos ; il y commit les plus grands excès ; ingénieux dans sa férocité, il inventa une machine en forme de statue, qui ressemblait à la reine Apaga, sa femme. On la voyait revêtue d’habits magnifiques, qui cachaient les pointes de fer dont son corps et ses bras étaient hérissés. Si quelque riche citoyen lui refusait l’argent qu’il exigeait, il lui disait : Je n’obtiens rien de vous ; mais j’espère que ma femme Apaga  aura plus que moi le talent de vous persuader. Nabis approchait alors le malheureux de la statue ; elle ouvrait ses bras redoutables, l’embrassait fortement, et percé de toutes parts, se hâtait de sacrifier sa fortune pour se soustraire au supplice.

Après la défaite de Sparte, les Étoliens et les Épirotes, faiblement secourus par les Romains, firent la paix avec Philippe. Chaque succès, loin de satisfaire l’ambition de ce prince, l’augmentait et la rendait plus insatiable : grossissant son armée et équipant une grande flotte, il déclara la guerre aux Rhodiens, et passa en Asie pour combattre Attale[12] ; il pénétra jusqu’à Pergame, et, repoussé près de ses murs, il ravagea le pays. Les Rhodiens battirent sa flotte.

Philippe prit Scies en Bithynie ; il massacra une partie des habitants, vendit le reste, et rasa la ville. Au siège d’Abydos, il refusa toute capitulation, et voulut qu’on se rendît à discrétion. Les habitants, désespérés, résolurent de périr sur leurs remparts : ils chargèrent cinquante citoyens, dès qu’ils versaient les Macédoniens approcher, d’égorger les femmes et les enfants renfermés dans le temple de Diane, de jeter dans la mer l’or et l’argent, et de mettre le feu à la ville. Ces horribles dispositions étant faites, ils se battirent avec fureur, sur la brèche : la nuit suspendît le combat et le carnage. Les citoyens chargés du massacre des victimes et de l’incendie de la ville n’eurent pas la force d’exécuter ces ordres inhumains. Philippe franchit les remparts, mais, malgré ses efforts pour arrêter la furie des habitants, ils immolèrent leurs familles infortunées et s’entretuèrent tous.

Peu satisfait de ce lugubre triomphe, Philippe, qui ne pouvait supporter le repos, repassa en Grèce, et entra dans l’Attique. Les Romains lui déclarèrent la guerre, et envoyèrent une flotte au secours d’Athènes. Les Athéniens combattirent le roi de Macédoine : il les défit, et les contraignit de rentrer dans la ville ; mais il ne put y pénétrer, et ses succès se bornèrent au ravage des champs.

Le roi, obligé de marcher contre les Romains, éprouva un échec et ouvrit des conférences avec Quintins Flaminius pour traiter de la paix : l’orgueil de Philippe et la fierté romaine rendaient toute conciliation impossible ; on ne conclut rien.

Sur ces entrefaites, une flotte romaine arriva dans le port d’Athènes : à sa vue, les Athéniens firent éclater leur joie, et renversèrent les statues de Philippe. La tyrannie des rois de Grèce et d’Asie était si détestée, qu’on croyait devenir libre en changeant de maîtres.

Pendant ce temps Nabis, maître de la plupart des villes du Péloponnèse, continuait à s’agrandir par la terreur, et à s’enrichir par le pillage. Les Achéens avaient changé de général et de fortune ; leurs troupes, privées du génie de Philopœmen, résistaient faiblement aux Spartiates. Plusieurs historiens reprochent à Philopœmen de s’être éloigné pendant la guerre et de n’avoir pas voulu servir dans une armée qu’il ne commandait plus : il est plus probable qu’un homme aussi vertueux s’absenta, non par orgueil, mais par prudence, et dans la crainte que son crédit sur l’armée et sur le peuple n’inspirât de l’ombrage au nouveau chef de la république. Il voyagea en Crète, et prit part aux guerres civiles qui divisaient alors cette contrée.

L’île de Crète, gouvernée en république depuis Idoménée, se rendit célèbre et florissante par la sagesse de ses lois, par la modération de sa politique et par le courage de ses habitants : jamais attaqués, parce qu’ils étaient toujours prêts à se défendre ; personne ne les haïssait, parce qu’ils étaient sans ambition. On ne les vit jamais armés en corps de nation ; mais ils fournissaient de braves soldats et d’excellents archers indistinctement a tous les princes, ce qui exerçait leurs guerriers sans compromettre leur gouvernement.

De toutes parts on venait étudier leurs lois, leur discipline, et leur tactique : Aratus dut une grande partie de son habileté militaire à leurs instructions, et sans doute Philopœmen vint aussi dans cette île pour y puiser de nouvelles lumières.

Pendant son absence, l’orage qui se formait contre Philippe grossit chaque jour : le roi de Pergame, les Étoliens, Nabis et les Thébains entrèrent dans d’alliance de Rome. Après plusieurs mouvements sans résultat, et quelques combats sans importance, l’armée romaine et celle du roi de Macédoine se rencontrèrent en Thessalie, sur des hauteurs appelées Cynocéphales[13] ; les forces de chaque côté montaient à vingt-cinq mille hommes. Quintius Flaminius choisit avec art ce champ de bataille, où l’inégalité du terrain empêchait la phalange de mouvoir sa masse, et de faire usage de ses forces. Les Romains l’enfoncèrent, tuèrent huit mille Macédoniens, et en firent cinq mille prisonniers. La cavalerie étolienne contribua beaucoup à la victoire.

Philippe, complètement vaincu, demanda la paix et se soumit aux conditions qu’il plairait au sénat de lui imposer. En attendant la conclusion du traité, on fit une trêve de quatre mois. Philippe paya provisoirement quatre cents talents, et donna en otage son fils Démétrius.

Le sénat nomma des commissaires pour régler toutes les affaires de la Grèce : ils conclurent un traité dont les dispositions étaient que les villes grecques en Asie, et en Europe seraient libres ; que Philippe en retirerait ses garnisons ; qu’il rendrait les prisonniers et les transfuges, paierait mille taleras, et laisserait Démétrius en otage à Rome.

On ignorait dans la Grèce les articles de la paix. Les jeux Isthmiques se célébraient à Corinthe : au moment où le peuple était assemblé dans le stade, un héraut parait, demande le silence, et prononce à haute voix ces paroles[14] : Le sénat, le peuple romain, et Titus Quintius Flaminius, général, ayant vaincu, Philippe et les Macédoniens, délivrent de toutes garnisons et de tous impôts les Corinthiens, les Locriens, les Phocéens, les Eubéens, les Achéens, les Magnésiens, les Thessaliens, les Perrhèbes, les déclarent libres, et veulent qu’ils se gouvernent par leurs lois et par leurs usages.

Le profond silence qui régnait dans l’assemblée fut prolongé quelques instants par la surprise. Les Grecs ne pouvaient croire ce qu’ils entendaient ; ils demandèrent une seconde lecture de la proclamation : alors les transports de joie éclatèrent de toutes parts ; tous les Grecs, entourant Quintius, baisaient ses mains, ses vêtements, et le couronnaient de fleurs. On s’écriait : Il existe donc une nation qui combat pour la liberté des autres peuples ? Elle n’est arrêtée ni par la mer, ni par aucun obstacle, et cette puissance généreuse, par la voix d’un héraut, abat la tyrannie, et délivre la Grèce et l’Asie.

La même proclamation fut publiée aux jeux Néméens ; partout elle excita des transports d’admiration, de joie et de reconnaissance ; jamais Rome dans ses conquêtes n’acquit une gloire plus pure.

Philopœmen, de retour dans sa patrie, voyait avec satisfaction l’abaissement de Philippe, qui opprimait la Grèce, et dont les émissaires avaient voulu plusieurs fois l’assassiner : mais cet homme d’état, clairvoyant ami de la liberté, démêlait l’ambition de Rome à travers sa feinte modération ; il regardait comme peu solide une liberté qui n’était due qu’à la protection d’une puissance étrangère ; et comme dans le conseil des Achéens, Aristenète exhortait ses concitoyens à complaire en tout aux Romains, Philopœmen, ne pouvant se contenir, l’interrompit, et s’écria : Aristenète, tu es donc bien pressé de consommer la ruine de la Grèce !

On obéit partout aux ordres du consul ; Nabis seul refusa de rendre Argos. Le sénat ordonna à Quintius de l’y forcer, et les Romains marchèrent contre Sparte. Nabis, repoussé dans une sortie, offrit de rendre Argos. Quintius exigeait l’affranchissement des villes maritimes, cent talents et des otages.

La négociation fut rompue : Quintius, à la tête de cinquante mille hommes, pressa vivement le siége. Les Spartiates se défendirent avec intrépidité : malgré leur courage les Romains franchissent enfin les remparts, pénètrent dans les rues. Les Lacédémoniens, furieux, mettent le feu aux édifices qui se trouvaient le plus près des murs : les flammes arrêtent l’ennemi, et les Romains, effrayés se retirent.

Nabis rendit Argos, et la paix fut conclue. Quintius, satisfait d’avoir délivré l’Argolide, parcoure les villes de la Grèce, rétablit partout l’ordre et la justice, rassembla les députés de tous les peuples grecs à Corinthe, rendit compte de ses opérations, déclara qu’il n’avait accordé la paix à Nabis que pour empêcher la ruine de Sparte ; enfin il exhorta les Grecs à l’union, et s’embarqua pour Rome, où il jouit des honneurs du triomphe le plus glorieux, et le mieux mérité[15].

 

 

 

 


[1] An du monde 3778.

[2] An du monde 3779.

[3] An du monde 3781.

[4] An du monde 3782.

[5] An du monde 3783.

[6] An du monde 3785.

[7] An du monde 3793.

[8] An du monde 3797. — Avant Jésus-Christ 207.

[9] An du monde 3798.

[10] An du monde 3798. — Avant Jésus-Christ 206.

[11] An du monde 3799. — Avant Jésus-Christ 205.

[12] An du monde 3802. — Avant Jésus-Christ 202.

[13] An du monde 3807. — Avant Jésus-Christ 197.

[14] An du monde 3808. — Avant Jésus-Christ 196.

[15] An du monde 3809. — Avant Jésus-Christ 195.