NOUVEAUX ÉVÉNEMENTS DANS LES RÉPUBLIQUES D’ATHÈNES ET DE SPARTE
(An du monde 3600. - Avant Jésus-Christ 404)
LES trente archontes, nommés par Lysandre pour gouverner
Athènes, éprouvèrent promptement la crainte qui accompagne toute domination
établie contre l’opinion publique par une force étrangère.
Dans de pareilles circonstances, le génie seul sait se
mettre au-dessus du danger ; il parvient par la douceur à se faire pardonner
l’usurpation. Les hommes vulgaires se font tyrans pour rester maîtres ; ils
veulent inspirer la peur qu’ils éprouvent, s’entourent de gardes, parce qu’ils
sont environnés d’ennemis, et ne se rassurent que par des supplices. Dès que
le gouvernement montre sa crainte, les citoyens pervers en profitent pour
marcher au pouvoir et à la fortune ; les délations se multiplient, et les
proscriptions s’accumulent ; chaque acte de rigueur, produisant de nouveaux mécontentements,
inspire de nouvelles terreurs, et nécessite de nouvelles cruautés : alors
la tyrannie, entraînée par un mouvement rapide, ne peut plus s’arrêter jusqu’à
sa chute.
Tel fut en effet le sort des trente archontes et le
malheur d’Athènes : ces magistrats, tremblants et cruels, s’étaient, pour
ainsi dire, associé trois mille hommes sans pudeur et sans réputation, qui
leur semblaient d’autant plus dévoués qu’ils étaient plus violents.
Cette tourbe, avide d’emplois et de fortune, épiait les
écrits, les paroles, les regards et jusqu’au silence : à leurs yeux, la
richesse était un délit, et la vertu un crime. Le sang coulait dans toutes
les rues ; le deuil était dans toutes les maisons. Critias, le plus fougueux
des trente archontes, ne mit bientôt plus de bornes à ses fureurs, et n’épargna
pas même ses collègues. L’un deux, Théramène, osa élever sa voix pour la
justice et pour la pitié. Il fut accusé de trahison ; et Critias, voyant les
juges balancer, les environna d’hommes armés, et les menaça de son poignard.
Dans la consternation universelle, Socrate seul eut l’audace
de plaider pour Théramène. Son éloquence fut inutile, les juges condamnèrent
l’acrusé à mort ; et, comme ils craignaient la contagion de la vertu, ils
défendirent à Socrate de donner des leçons à la jeunesse.
Théramène soutint son sort avec courage, et après avoir bu
la plus grande partie de la ciguë qu’on lui présentait, imitant les libations
qu’on fait dans les festins, il jeta le reste du poison, et dit : Ceci est pour l’illustre
Critias.
Accablée de tant de calamités, Athènes, repentante de ses
injustices, portait ses tristes regards sur les lieux qu’habitait Alcibiade,
et concevait un faible espoir de lui devoir encore sa délivrance ; mais sa
destinée lui enleva bientôt cette dernière ressource.
Le roi de Perse, Darius Nothus, venait de mourir : vainement
sa femme Parysatis avait voulu lui faire désigner pour successeur Cyrus, le
deuxième de ses enfants ; Arsame, l’aîné de ses fils, monta sur le trône, et
régna sous le nom d’Artaxerxés Mnémon.
Cyrus, furieux de voir ses prétentions trompées, voulut
assassiner son frère. Le complot fut découvert : un juste supplice attendait le
coupable ; mais Parysatis eut encore le crédit d’obtenir sa grâce. Artaxerxés
ajouta à sa générosité l’imprudence de lui donner le gouvernement de Sardes. Cyrus
profita de sa confiance pour le trahir : à peine arrivé dans son
gouvernement, il prétexta la nécessité de soumettre quelques peuples voisins,
et engagea Cléarque à lever pour lui un corps de troupes grecques. En même
temps il gagna Lysandre par ses largesses, et s’assura de son appui.
Alcibiade, retiré en Phrygie, pénétra promptement les vues
secrètes du prince, et se rendit dans la province où commandait Pharnabaze,
afin d’instruire Artaxerxés des mesures que Cyrus prenait pour le détrôner.
Il espérait qu’en reconnaissance de ce service, le roi de Perse lui donnerait
les moyens de délivrer Athènes de la tyrannie des archontes et du joug de
Lacédémone. Mais ses intelligences avec sa patrie ne furent pas assez secrètes
: les opprimés ne savent pas dissimuler leurs espérances. Les tyrans, alarmés,
écrivirent à Lysandre que le fruit de ses victoires serait perdu, sil ne
traversait promptement les projets d’Alcibiade.
Lysandre partagea leurs craintes, et exigea de Pharnabaze
la mort de ce héros.
Le satrape obéissant envoya des gardes dans la maison qu’il
habitait. Sa gloire était sa seule défense ; mais elle imposait encore à ses
ennemis. Ils n’osèrent l’attaquer ouvertement ; ils entourèrent sa maison, et
y mirent le feu. L’intrépide Alcibiade s’élança du milieu des flammes l’épée
à la main, se précipita sur les barbares, en tua plusieurs, épouvanta le
reste qui ne put soutenir sa vue ; mais tous, enfuyant, lui lancèrent leurs
dards, et le tuèrent.
Ainsi mourut, à quarante ans, cet homme célèbre, qui fut tour
à tour la gloire et le fléau de sa patrie.
Les Athéniens, privés de son bras et désolés de sa perte,
tombaient sous les coups des tyrans sans force et sans espoir. Au milieu de
cette ville épouvantée, Socrate seul bravait les assassins et consolait les
victimes.
Les citoyens les plus distingués et les plus courageux se
dispersèrent dans la
Grèce ; mais l’implacable Sparte, les poursuivant partout ;
les faisait chasser des villes soumises à son influence, voulait les forcer à
rentrer dans les murs d’Athènes et dans les cachots qui les attendaient.
Mégare et Thèbes osèrent seules donner asile aux bannis.
Thrasybule les y rassembla. L’orateur Lysias leva à ses
dépens cinq cents soldats ; tous jurèrent de mourir ou de délivrer leur pays.
Thrasybule, à la tête de cette poignée de guerriers
intrépides, attaqua sans hésiter trois mille hommes commandés par les
archontes, les enfonça, les mit en déroute, et extermina un corps de
Spartiates qui défendaient le poste de Phyle.
Ce premier succès réveilla les courages et ranima les
espérances sept cents hommes vinrent augmenter ses forces. Les tyrans,
craignant une défection générale, massacrèrent dans la ville les jeunes
citoyens en état de porter les armes, qui refusaient de suivre leurs
drapeaux. En même temps, joignant la ruse à la violence, ils essayèrent de
négocier avec Thrasybule, et lui proposèrent de l’associer à leur pouvoir.
Il refusa leurs propositions avec mépris. A la tête de
mille hommes, il entra dans le Pirée, força les ennemis à la fuite, et tua
Critias dans le combat.
En poursuivant ses concitoyens, il leur reprochait de
servir la tyrannie qui les égorgeait. Enfin par sa voix fut écoutée ; le
peuple soulevé déposa et chassa les archontes : mais, pour plaire à Sparte,
il nomma à leur place des décemvirs qui suivirent le système de leurs prédécesseurs,
et voulurent chasser Thrasybule du Pirée où il s’était retranché.
Lysandre et Pausanias accoururent pour appuyer les
décemvirs, battirent quelques corps athéniens venus au-devant d’eux, et les forcèrent
à rentrer dans la ville.
Thrasybule, qu’aucun danger, n’arrêtait, parut tout à coup
au milieu du peuple : au lieu de plaindre ses malheurs, il lui reprocha sa
faiblesse. Sa véhémente éloquence fit sentir, à ses concitoyens qu’on n’était
opprimé que parce qu’on était lâche ; que Sparte et la tyrannie ne restaient
puissantes que parce qu’on leur obéissait, et que pour qu’un peuple fût
libre, il lui suffisait de le vouloir.
Toutes les passions parlaient pour lui ; elles n’attendaient
qu’une étincelle pour s’enflammer : on courut de toutes parts aux armes ; on
rétablit la démocratie, on poursuivit les restes de la faction des trente
jusqu’à Éleusis, où ils se renfermèrent.
Les archontes, attirés à une conférence, y furent immolés.
Leurs crimes, qui méritaient la mort, ne peuvent justifier cette trahison.
Thrasybule ayant détruit les tyrans, rétabli l’ancien
gouvernement, et repoussa les Spartiates, fit encore plus pour sa gloire et
pour le bonheur de son pays. Abjurant tout sentiment de haine et de
vengeance, il publia une franche amnistie ; exigea de tous les citoyens le
serment d’oublier le passé, et, par ce moyen, le seul que le génie emploie et
que la faiblesse ne peut concevoir, il éteignit le flambeau de la discorde,
et consolida le bonheur de sa patrie.
Peu d’hommes sont assez grands pour supporter dignement
les faveurs de la fortune ; Lysandre abusait de plus en plus de la sienne.
Milet avait résisté à ses ordres ; il en fit égorger les principaux habitants.
Sa présence était partout accompagnée de pillages et d’excès : loin de
respecter le droit des peuples, il cassait dans toutes les villes les élections,
et nommait les magistrats qui lui plaisaient.
Le satrape Pharnabaze, recevant de tous côtés des plaintes
contre lui, écrivit à Sparte pour l’accuser. Les éphores le rappelèrent : il
se défendit sans pouvoir se justifier. Ses victoires passées, le crédit dont
il jouissait comme tuteur du jeune roi Léotychide, lui épargnèrent une
condamnation qu’il n’avait que trop méritée ; mais on lui ôta ses emplois, et
il crut convenable de s’exiler lui-même.
Les rois et le sénat de Sparte, accueillant alors les
réclamations des villes grecques, y rétablirent la démocratie qu’elles
redemandaient, et chassèrent les magistrats placés par leur superbe
vainqueur. Mais, peu de temps après, lorsqu’on apprit que la révolution de
Thrasybule était consommée, qu’Athènes, délivrée de ses tyrans, secouait le
joug des Lacédémoniens et reprenait une attitude menaçante, Lysandre crut les
circonstances favorables à son retour ; il revint à Lacédémone, y reprit
quelque influence, et voulut engager la république à remettre Athènes dans sa
dépendance.
Cet avis flattait assez les passions du peuple ; mais la
sagesse de Pausanias prévalut, et fit avorter ses desseins : il fit sentir au
sénat la nécessité de maintenir la paix, et de modérer une ambition qui
finirait par réunir contre Sparte toute la Grèce.
Ce fut dans ce temps que le jeune Cyrus exécuta le projet
qu’il avait conçu d’attaquer son frère, et de lui ravir le trône de Perse.
Cyrus, comme tous les hommes qu’une grande ambition destine
à répandre beaucoup d’éclat sur leur vie et beaucoup de malheurs sur la terre,
offrait un rare mélange de vices et de vertus. Sa hauteur asiatique était
telle qu’il fit périr des princes de sa famille, parce qu’ils avaient paru
devant lui sans suivre l’étiquette qui exigeait que leurs mains fussent
couvertes par les manches de leur robe.
Son ambition n’avait point de bornes ; et pour la
satisfaire, on le trouvait toujours prêt à violer les serments les plus
saints et à commettre les plus grands crimes. La volonté de son père, les
lois de l’empire, étaient des liens trop faibles pour l’arrêter, et le poignard
avait été le premier moyen dont il avait voulu se servir pour arracher le
sceptre à son frère. Mais, d’un autre côté, personne ne réunissait plus de
qualités propres à gagner les cœurs qu’il voulait séduire : son esprit était
fin, étendu, ses formes attrayantes ; il était instruit, éloquent, généreux,
habile dans tous les exercices ; sa valeur héroïque enflammait le cœur des soldats
; ses éloges excitaient l’ardeur des officiers ; et personne ne savait mieux
que lui pénétrer les desseins des autres et cacher les siens ; son adroite politique
avait l’art de gagner également les Grecs et les barbares. L’Ionie espérait
lui devoir sa liberté ; Sparte comptait sur son appui ; Athènes même
pensait qu’il lui serait favorable ; et les peuples qu’il gouvernait, croyant
revoir en lui le grand Cyrus, se flattaient déjà qu’il rendrait à l’empire
son antique force et son premier éclat.
Lorsqu’il crut avoir assez grossi son parti pour exécuter
avec succès sa vaste entreprise, il réunit les troupes qui lui étaient
dévouées, et treize mille Grecs que le Lacédémonien Cléarque avait rassemblés
pour lui.
A la tête de ces forces, qui montaient à cent treize mille
hommes, et secouru par une flotte que Sparte lui avait prêtée, il s’empara de
plusieurs villes du gouvernement de Tissapherne, et écrivit à Suze pour
accuser ce satrape de concussion et de rébellion.
Son langage et sa conduite voilaient tellement ses vues,
qu’Artaxerxés, sans défiance, approuva ses premières opérations, et ne se mit
point en garde contre lui.
Cyrus, devenu maître des contrées voisinés de son
gouvernement, s’en éloigna, et arriva à Tarse, après avoir franchi le pas de
Cilicie. Jusque là Cléarque avait été seul dans la confidence de ses desseins
secrets ; mais il n’était plus possible de déguiser aux troupes le but d’une
marche si longue, et qui semblait les diriger au centre de l’Asie. Il déclara
donc ouvertement à l’armée qu’il allait combattre Artaxerxés. Cette étrange
nouvelle troubla tous les esprits chacun mesurait avec effroi les dangers de
l’entreprise, et bientôt des murmures on passa à la révolte ouverte ; mais le
prince et Cléarque, employant tour à tour la prière, la menace et les plus magnifiques
promesses, parvinrent à calmer l’émeute. L’ordre se rétablit, et l’on se
remit en marche. Cependant Tissapherne était arrivé à Suze : les yeux du roi
s’étaient ouverts ; il rassembla promptement une armée de douze cent mille
hommes. Tissapherne, Gobryas et Arsace la commandaient sous lui ; et, à la
tête de cette masse redoutable, il s’avança pour combattre son frère.
Les deux armées se rencontrèrent à Cunaxa, dans les
plaines de la Babylonie.
Cléarque pria instamment Cyrus de ne point compromettre sa
fortune en risquant sa vie dans la mêlée : mais ce jeune prince, qui aurait
mérité par sa valeur un meilleur sort, si sa cause eut été plus juste, lui
répondit : Comment voulez-vous que, par une
honteuse timidité, je me montre indigne du trône que je viens ici disputer !
Le choc fut terrible ; mais, malgré la supériorité du
nombre, l’infanterie d’Artaxerxés, enfoncée par les Grecs, prit la fuite. Cet
événement pouvait décider de l’empire ; l’ardeur bouillante de Cyrus trompa
la fortune qui le favorisait.
Ce prince, impatient et téméraire, poursuivant les
fuyards, découvre le roi son frère qui se retirait, entouré des Immortels, l’élite
des guerriers de la Perse
; il fond sur lui avec six cents chevaux, écarte tout ce qui s’oppose à son
passage ; et tue le cheval du roi. Le monarque se relève et s’élance sur un
autre coursier. Cyrus le blesse encore ; mais Artaxerxés lui lance son
javelot et le renverse. Mérabate alors se précipite sur le prince, et lui
tranche la tête. Son armée, consternée, se disperse, et se dérobe par la
fuite à la vengeance du vainqueur. Les Grecs seuls restent serrés, résistent
intrépidement à toutes les attaques, et se retirent en bon ordre au-delà d’un
fleuve.
Artaxerxés les atteignit bientôt, les entoura, leur
demanda de livrer leurs armes : ils refusèrent, préférant la mort à la
honte.
Étonné de cette fierté, Artaxerxés se souvint des
Thermopyles, où trois cents Grecs avaient fait payer leur trépas par la mort
de vingt mille Perses : il résolut de détruire par la ruse ceux qu’avec douze
cent mille hommes il n’osait attaquer de vive force ; il négocia avec eux, et
promit de les laisser retourner dans leur pays.
Conformément à cette capitulation, il les fit conduire
dans des villages où ils trouvèrent des vivres en abondance ; peu de jours
après ils se mirent en marche. Tissapherne était chargé ostensiblement de
favoriser leur retour, et secrètement de les perdre.
Dès qu’on fut dans les déserts de la Médie, on s’aperçut
de sa mauvaise foi : les subsistances manquaient ; les manœuvres des Perses
et la hauteur de leur langage annonçaient de sinistres projets : l’inquiétude
se répandit dans les troupes. Cléarque s’étant rendu à la tente de
Tissapherne avec Ménon, Proxène, Agias, Socrate, et tous les principaux
officiers de l’armée, le perfide satrape les fit égorger.
L’armée, abattue, sans chefs, isolée, au milieu d’un monde
ennemi, à six cents lieues de la Grèce, se livrait au découragement ; chacun, n’écoutant
que son désespoir, voulait chercher son salut dans une fuite impossible.
Xénophon servait alors dans ces troupes comme simple
volontaire ; rien ne pouvait étonner son intrépide courage. Dans les grandes
crises, les grands caractères prennent l’autorité : Xénophon rassemble les
soldats, réveille leur valeur, ranime leur espoir. Dans sa harangue, il leur
rappelle Marathon, Salamine, Platée, et, par un de ces miracles que produit le
génie d’un grand homme, ces fugitifs dispersés, que les Perses allaient égorger
comme de vils troupeaux, se transforment tout à coup en héros invincibles, dont
la fierté fait trembler les ennemis. L’ordre est rétabli ; on nomme de
nouveaux officiers ; on brûle les tentes, les bagages ; on se forme en
bataillon carré : pour faire face partout. Les Grecs poursuivent alors,
tranquillement leur retraite. Tissapherne tente en vain quelques attaques ;
il est repoussé avec perte ; et, après avoir harcelé quelques jours leur
phalange intrépide, les trouvant partout inébranlables, il se décide à les
abandonner.
Ces braves guerriers, délivrés de l’armée qui les poursuivait,
devaient encore surmonter des obstacles innombrables pour rentrer dans leur
patrie.
Le Tigre arrêta d’abord leur marche ; ils furent obligés
de faire un grand détour, et de traverser pendant cinq jours les défilés des
montagnes des Carduques, défendus par une population belliqueuse. Enfin ils
passèrent ce fleuve près de sa source, et défirent les troupes d’un satrape
qui voulait les surprendre et les détruire, après leur avoir offert des
vivres pour les tromper.
Ayant traversé l’Euphrate, ils se trouvèrent dans une
contrée couverte de neige ; la rigueur du froid leur enleva beaucoup d’hommes.
Après avoir pris quelque repos dans des maisons bâties sous terre par des
espèces de sauvages plus hospitaliers que les peuples civilisés, ils
passèrent le Phase, combattirent les Chalybes, franchirent les montagnes de la Colchide, trouvèrent
dans la plaine les vivres et les secours dont ils étaient privés depuis longtemps,
découvrirent enfin la mer tant désirée, et arrivèrent à Trébisonde, colonie
grecque, où ils retrouvèrent avec transport le langage de leur patrie, le
culte de leurs dieux et les soins de l’amitié.
Après avoir exprimé leur reconnaissance par des
sacrifices, ils goûtèrent un mois de repos acheté par tant de fatigues et de
dangers. On embarqua ensuite les vieillards et les infirmes ; le reste
continua sa route par terre jusqu’à Cérase, et de là à Cotyore. Arrivés dans
cette ville, ils y trouvèrent des vaisseaux qui les conduisirent à Sinope,
colonie de Milet, dans la
Paphlagonie.
Pendant toute leur marche, ils avaient été gouvernés
républicainement par un conseil ; mais à Sinope, ils voulurent nommer un
générai en chef. Tous les suffrages élurent Xénophon. Cet Athénien, aussi
modeste que courageux, refusa cet honneur, et fit tomber le choix de l’armée
sur Chrysophore de Lacédémone.
Celui-ci maintint dans sa troupe une exacte discipline, et
l’empêcha de commettre aucun désordre dans les colonies grecques qui leur
donnaient asile.
Quelque temps après, ils se divisèrent en trois corps :
Lycon et Callimaque commandèrent le premier, Chrysophore le second, Xénophon
le troisième. Ils s’embarquèrent sur des vaisseaux d’Héraclée, et arrivèrent
à Byzance. La richesse de cette ville tenta leur cupidité et fut l’écueil de leur
gloire : ils voulaient la piller ; l’éloquence et la fermeté de Xénophon les préservèrent
de cette honte.
Il les conduisit en Thrace, où ils rétablirent sur son
trône le prince Ceuthe, qui les avait appelés à son secours. Ce prince ingrat
leur manqua de foi, et s’exposait à leur vengeance. Xénophon, ayant appris
que Tissapherne et Pharnabaze voulaient punir les villes d’Ionie qui avaient
pris le parti de Cyrus, et que Sparte venait de déclarer la guerre à ces deux
satrapes, décida ses infatigables compagnons à rejoindre l’armée
lacédémonienne.
Ils se rendirent par Lampsaque à Pergame, et de là à
Parthénie, où le général spartiate, Thymbron, les reçut avec l’enthousiasme
qu’inspiraient universellement leur constance et leur valeur.
Le sort des combats, les fatigues de la route, la, rigueur
des éléments avaient moissonné une grande partie de ces dix mille héros ; six
mille guerriers, échappés à tous ces dangers, purent seuls jouir de la gloire
de leurs exploits et de la reconnaissance de leur patrie.
Ainsi finit cette fameuse retraite : elle avait dure dix-neuf
mois, pendant lesquels ils avaient fait une marche de six cents lieues.
Dans le temps que ces dix mille héros accroissaient la
renommée de la Grèce,
Athènes flétrit la sienne par la mort de Socrate.
Cet homme illustre, que l’oracle de Delphes avait déclaré
le plus sage des mortels, ne dut point sa célébrité, comme la foule des
grands hommes, à des exploits sanglants, à une science vaine, à une éloquence
éclatante, au pouvoir d’un rang illustre, aux triomphes d’Olympie, ni aux
applaudissements des théâtres ; la morale la plus pure fut son seul titre à
l’immortalité, et il dut toute sa gloire à sa vertu.
Socrate naquit l’an 3533 du monde ; il était fils d’un sculpteur.
Le philosophe Criton voulut lui enseigner l’astronomie ; mais il préféra l’étude
du cœur humain à toutes les autres : il apprit et enseigna la morale. Cette
science, qui devrait être la première de toutes, parut moins austère quand il
la professa : il tempérait la gravité du sujet par l’enjouement de son
esprit, et semait de fleurs le chemin de la vertu pour la faire aimer. Loin d’imiter
les déclamations, le ton tranchant et l’arrogance des sophistes qu’il
tournait en ridicule, ses leçons se passaient en entretiens : s’abaissant
modestement au niveau du disciple qu’il éclairait, il avait l’air, de s’instruire
lui-même en enseignant.
Il interrogeait ses interlocuteurs, les conduisait
doucement de question en question à des conclusions absurdes qui leur
faisaient sentir la fausseté de leurs principes et la sottise de leurs
paradoxes.
Plusieurs sectes de philosophie prirent naissance dans son
école : Xénophon, Aristippe et Platon furent ses principaux disciples.
Socrate donna l’exemple de toutes les vertus qu’il
enseignait. Intrépide guerrier, il se distingua au combat de Potidée et dans plusieurs
autres batailles ; citoyen courageux, il défendit les opprimés, et résista
ouvertement à la tyrannie ; sobre et tempérant, au lieu d’envier la fortune et
le luxe d’autrui, il ne sentait que le bonheur de pouvoir s’en passer.
Une médiocre somme d’argent avait été son seul héritage ; il
la prêta à un ami, et la perdit sans regrets. Archélaüs, roi de Macédoine,
voulut le combler de présents ; il refusa ses dons, leur préférant l’indépendance.
Sa vertu fut d’autant plus admirable qu’elle se montra toujours simple, enjouée,
exempte de tout orgueil et de toute affectation. Le but de sa philosophie
était de maintenir l’âme dans un calme parfait ; il y parvint, et conserva l’égalité
de son humeur, dans les circonstances les plus critiques.
Souvent le courage, qui résiste avec fierté aux grands
malheurs, cède aux contrariétés journalières, et s’aigrit par les chagrins
domestiques : Xantippe, femme de Socrate, était capricieuse et violente
; elle exerça sa patience sans la lasser.
Il prétendait avoir un esprit familier qui l’avertissait
des dangers qu’il pouvait courir, et de ce qu’il devait faire et éviter : ce
génie était probablement une conscience droite et un esprit juste.
Quoiqu’il fût disgracié par la nature et extrêmement laid,
la beauté de son âme faisait oublier sa figure. La foule, empressée de l’entendre,
le suivait partout ; et, dans les promenades publiques, on voyait la plus
brillante jeunesse quitter les plaisirs pour écouter ses leçons.
Tant de vertus ne pouvaient échapper à la haine des hommes
qui n’en avaient pas : il devint l’objet de la satire des écrivains sans mœurs
et de la persécution des hypocrites sans piété.
Aristophane le traduisit en ridicule sur la scène dans la
comédie des Nuées, et fit sortir d’une
bouche si pure des obscénités et des blasphèmes. Socrate avait une âme trop
élevée pour qu’elle ne s’approchât pas de l’Être suprême : il croyait à
un Dieu unique, et méprisait les fables des poètes, la superstition des peuples
et les divinités de son temps ; nous en trouvons là preuve dans son entretien
avec Euthydème sur la Providence,
qui nous a été conservé par Xénophon.
Son amour pour la vérité fut regardé par ses ennemis comme
un crime. Mélitus l’accusa devant l’aréopage de ne pas croire aux dieux de la Grèce, de vouloir
introduire un culte nouveau, et de corrompre l’esprit de la jeunesse.
L’orateur Lysias composa un éloquent discours pour sa
défense, mais il refusa cette apologie, disant qu’il ne voulait pas emprunter
les secours de l’art pour émouvoir en sa faveur. Sa défense fut simple comme
sa vertu, et ses réponses claires comme son innocence.
Il dit qu’on ne pouvait lui reprocher de manquer de
respect aux lois religieuses, puisqu’il sacrifiait dans les temples, qu’on ne
pouvait lui faire un crime de croire à un esprit familier dans un pays où
tous les peuples ajoutaient foi à la divination, aux auspices et aux augurés
; que, loin de corrompre les mœurs, tout Athènes était témoin que la doctrine
qu’il soutenait se réduisait à ces deux principes : Il faut préférer l’âme au corps et la vertu aux richesses.
Vous me reprochez,
disait-il, de manquer à mes devoirs de citoyen,
et de ne point opiner dans les assemblées du peuple : demandez aux guerriers
qui combattaient à Potidée, à Amphipolis, à Delium, si j’ai servi ma patrie.
Interrogez les chefs du sénat ; ils vous diront si je ne me suis pas opposé
fermement à la mort des dix capitaines, vainqueurs aux Argineuses, et victimes
de vos injustes rigueurs. Il est vrai que mon esprit familier m’a depuis longtemps
empêché de me mêler des affaires publiques : si je ne lui avais pas
obéi, je serais mort depuis longtemps, car j’ai trop appris qu’un homme seul
ne s’oppose pas impunément aux injustices d’un peuple entier. On m’accuse d’impiété,
examinez ma vie, mes actions et mes discours, et vous serez convaincus que je
crois plus à la Divinité
que mes accusateurs. On blâmera peut-être aussi mon orgueil, en voyant que je
ne me conforme pas à l’usage, et que je n’adresse pas de supplications à mes
juges : mais si je m’en abstiens, ce n’est point par fierté c’est par
principe ; je pense que la justice doit obéir non à la prière, mais aux lois.
D’ailleurs je ne regarde pas
la mort comme un mal, et, à mon âge, je ne veux point, pour l’éviter démentir
les leçons que j’ai données pour apprendre à la mépriser.
Cicéron en admirant ce noble plaidoyer, dit que Socrate se
montra au tribunal, non comme un accusé, mais comme le juge de ses juges.
La haine l’emporta sur la justice ; le sage fut condamné :
l’arrêt ne statuait pas la peine qu’il devait subir ; et, suivant l’usage dans
ce cas, l’accusé pouvait choisir lui-même, et se condamner à la prison ou à l’amende.
Socrate ne voulut pas obéir à cet arrêt : Je ne puis, dit-il, me
reconnaître coupable ; et puisqu’on veut que je prononce sur le sort que je
mérite, je déclare qu’ayant consacré ma vie à la patrie et à la vertu, je me
condamne à être nourri le reste de mes jours aux dépens de la république.
Les juges, irrités de cette fierté, ordonnèrent qu’il
boirait la ciguë.
Socrate, après avoir entendu sa sentence, dit aux juges : La nature avant vous m’avait condamné à la mort ; mais la
vérité condamne, vous et mes accusateurs, à des remords éternels.
Il demeura trente jours en prison, avant de subir sa
sentence : son courage ne parut pas un instant ébranlé, ni son humeur altérée
: ses amis l’entouraient, il montrait, toujours en causant avec eux, le même
enjouement et la même douceur.
Criton, étant parvenu à gagner le geôlier, voulut l’engager
à s’échapper de sa prison : mais Socrate soutint que l’iniquité d’un arrêt n’autorisait
pas un citoyen à se dérober aux lois et à la justice de son pays.
Il employa son dernier jour à s’entretenir avec ses amis
sur l’immortalité de l’âme. Platon nous a conservé, dans le dialogue qu’on
appelle le Phédon, les principaux arguments qu’employait Socrate pour prouver
que l’âme est immortelle, et pour réfuter les objections des matérialistes.
Lorsque le moment fatal fut arrivé, le courageux
philosophe, tenant à sa main la coupé funeste, dit à ses amis : Je regarde la mort non comme une violence qu’on me fait,
mais comme un moyen que me donne la Providence pour monter au ciel : en sortant de
la vie on trouve deux chemins, dont l’un conduit la vertu dans le centre du
bonheur, et l’autre entraîne le crime dans un lieu de supplice.
Après avoir dit ces mots, et ordonné, sans doute
ironiquement, de sacrifier un coq à Esculape, il embrassa ses enfants, et
pria la Divinité
de rendre son dernier voyage heureux.
Lorsqu’il sentit l’effet du poison, il se coucha, et mourut
paisiblement, après avoir reproché à ses amis de gémir sur son repos.
L’envie meurt avec les grands hommes qu’elle a poursuivis
; mais ils sont toujours vengés d’un peuple ingrat par une reconnaissance
tardive.
Les Athéniens passèrent bientôt de la fureur au repentir :
ils proclamèrent l’innocence de Socrate, révoquèrent l’arrêt qui l’avait
condamné, envoyèrent à la mort Mélitus, et bannirent ses autres accusateurs.
Enfin le célèbre Lysippe lui éleva une statue de bronze, moins durable que le
souvenir de sa vertu.
AUTRES ÉVÉNEMENTS DANS LA
GRÈCE
LES rois de Perse, profitant de la discorde qui régnait
parmi les Grecs, augmentaient leur puissance. La même division qui la
favorisait dans la
Grèce, étendit leur
domination dans l’île de Chypre.
Cette île, que les anciens nommaient aussi Vénus, avait dans leur opinion une origine
fabuleuse ; ils la disaient formée de l’écume de la mer. Selon leur récit, la
déesse de la beauté s’y était établie avec les Jeux et les Amours, et Bacchus
la combla de bienfaits. La beauté de son climat et sa fertilité expliquent
ces allégories : on y trouve de l’huile renommée, du miel excellent, des
vins fameux ; elle était très riche en mines de cuivre.
Les Phéniciens la découvrirent, et y fondèrent une
colonie. Les Égyptiens, les Athéniens, les Arcadiens s’y fixèrent aussi, et y
portèrent leurs différentes mœurs. Les Cypriotes, amollis et adonnés aux voluptés,
ne se mêlèrent que fort tard aux querelles sanglantes qui agitaient l’Europe,
l’Asie et l’Afrique.
L’île, partagée en plusieurs petits royaumes, ne montrait
point d’ambition, n’attirait que le commerce et n’offrait aux étrangers que
des plaisirs. Ce fut en Chypre que vécut le fameux statuaire Pygmalion, la
fable dit qu’il avait fait une statue si belle qu’il en devint amoureux :
Vénus, prenant pitié de son délire, anima cette statue. Pygmalion l’épousa ;
et son fils fut le premier roi de Chypre.
L’an du monde 2499, le roi de Perse, comptant que tous les
petits princes de Chypre, désunis, ne lui opposeraient aucun obstacle, voulut
ranger cette île au nombre de ses provinces.
Onésile, l’un de ces rois, les confédéra, se mit à leur
tête et, avec l’appui des Grecs, entreprit de résister aux Perses ; mais
il fut tué dans un combat. Le grand roi devint souverain de l’île et la laissa
partagée entre neuf princes, qui lui payaient un tribut.
En 2662, Évagore, roi de Salamine, soutenu par les
Athéniens, se révolta : malgré plusieurs victoires, il fut obligé de se
soumettre.
Lorsque les successeurs d’Alexandre le Grand se partagèrent
son empire Chypre passa sous la domination des rois d’Égypte : enfin l’un d’eux,
nommé Alexandre, légua cette île au peuple romain ; et depuis elle tomba sous
la domination des Musulmans.
Pendant ce long espace de temps, l’histoire n’a consacré
dans ses éloges que les noms de deux princes, qui méritèrent leur célébrité
par leurs vertus.
Le royaume de Salamine avait été usurpé par un tyran :
Évagore, prince de la famille détrônée, était au berceau ; on le sauva seul
du massacre de ses parents. Devenu grand, il osa, n’étant accompagné que de
cinquante sujets fidèles, attaquer l’usurpateur : le succès couronna son
audace ; il remonta sur son trône.
Sa justice, sa douceur, ses lumières, accrurent sa
réputation. Ce fut chez lui que le fameux général athénien, Conon, chercha un
asile après la défaite d’Ægos-Patamos.
Conon ne s’occupait que de l’espoir de relever les murs d’Athènes,
et de la délivrer du joug de Sparte ; l’amitié d’Évagore lui en donna les
premiers moyens : il parvint à engager aussi les Perses à faire la guerre aux
Lacédémoniens. On le chargea de commander les flottes de Perse et de Chypre,
et quelques succès brillants prouvèrent à Lacédémone qu’Athènes sans
murailles gardait encore des défenseurs redoutables.
Évagore voulut se servir des forces qu’il avait rassemblées
pour s’emparer de toute l’île de Chypre, afin d’en faire un état puissant et
respectable ; mais les princes cypriotes, qu’il prétendait ranger sous sa loi,
appelèrent à leur secours Artaxerxés Mnémon, dont l’intérêt s’opposait à la
réunion des différents états de Chypre en un seul royaume.
Évagore, secouru par le roi d’Égypte, ne put réunir que
quatre-vingt-dix galères et quatre-vingt mille hommes. Artaxerxés avait
envoyé contre lui trois cent mille hommes, et trois cents galères. Malgré
cette inégalité de forces, le courage et l’habileté d’Évagore rendirent
quelque temps la fortune incertaine : il remporta par mer et par terre
plusieurs victoires sur les Perses. Mais ses troupes, s’affaiblissaient par
ces combats ; ses ennemis recevaient sans cesse des renforts ; enfin,
battu et assiégé dans Salamine après une longue résistance il capitula ; son
royaume fut réduit à la seule ville de Salamine, et on l’assujettit à payer le
tribu accoutumé. Depuis cet événement, il passa le reste de ses jours en paix,
chéri par ses sujets et respecté par ses ennemis. Il mourut en 3632.
Nicoclès, son fils, lui succéda. Le célèbre orateur Isocrate
composa l’éloge funèbre d’Évagore : dans ce discours il le représenta comme le
modèle des guerriers, des rois et des citoyens, Le but d’Isocrate était de
donner à Nicoclès des leçons indirectes : ce prince en profita ; et s’il
n’est pas compté au nombre des conquérants et des, dévastateurs de la terre,
il eut la gloire plus rare de faire passer son nom à la postérité, avec le
titre du prince le plus juste, le plus sage, et le plus fidèle à ses
engagements.
Lorsque Artaxerxés eut terminé la guerre de Chypre, il
porta ses armes contre les Cadusiens. Cette guerre serait peut-être,
totalement oubliée, si elle n’avait fait briller le caractère d’un de ses
généraux, nommé Datame, si fécond en ruses, et si audacieux dans ses
entreprises, que Cornélius Nepos le compare à Annibal.
Un guerrier féroce, nommé Thyus, profitant de la rébellion
des Cadusiens, avait fait révolter la Paphlagonie contre le roi de Perse, et s’en
était rendu le tyran. Sa bravoure repoussait tous les généraux d’Artaxerxés ;
son habileté et la terreur qu’il répandait faisaient avorter tous les
complots traînés contre lui. Datame, plus heureux que ses prédécesseurs, le battit
; et, entrant dans son palais sous le déguisement d’un chasseur, il s’empara
de sa personne, de sa femme et de ses enfants. Sans quitter ce costume de chasseur,
il se rendit à Suze ; et présenta au roi son captif, dont la figure colossale
et hideuse inspirait encore l’effroi : il le conduisait, chargé de chaînes,
comme une bête féroce. Le peuple en foule sur son passage, admirait à la fois
la stature gigantesque du vaincu et l’intrépidité du vainqueur.
Un autre usurpateur, nommé Aspis, s’était emparé de la Cappadoce : Datame le défit
et le livra au roi qui le nomma, pour prix de cette victoire général en chef
de toutes ses armées. Les courtisans, qui ne pouvaient égaler la gloire de Datame,
devinrent jaloux de sa fortune : la calomnie est toujours l’arme des envieux
; on noircit le héros dans l’esprit du roi ; on lui supposa le projet d’usurper
la puissance souveraine. Artaxerxés, trop crédule, ordonna sa mort.
Datame, indigné s’échappa de Suze ; rassembla ses amis et
des soldats dévoués ; par leur secours, il s’empara de la Paphlagonie et de la Cappadoce.
Le roi fit marcher contre lui Antophrade avec deux cent
mille hommes. Datame n’en avait que vingt mille : le talent supplée au nombre
; il manœuvra si habilement, qu’il défit les Perses, les mit en déroute, et
força Artaxerxés à traiter avec lui.
Une dangereuse maxime des cours est de regarder comme
nulle toute convention faite avec des rebelles ; principe qui rend les
révoltes plus opiniâtres, et la foi des rois moins sacrée. Artaxerxés, n’espérant
plus réussir par la force, employa la ruse : Mithridate, fils d’Ariobarzane,
exécutant ses ordres, surprit la confiance de Datame, et l’assassina.
Dans le même temps, le roi de Perse, irrité des secours
que les villes grecques d’Asie avaient donnés au jeune Cyrus, menaçait de ses
armes l’Ionie.
Nous avons dit que Tymbron le Spartiate rejoint par
Xénophon et ses héroïques guerriers, s’était préparé à le combattre ; mais il
se conduisit si mollement, que Sparte le rappela, et lui donna pour
successeur Dercilidas.
Celui-ci, plus actif, s’empara de la province de
Pharnabaze : reprit les villes d’Ionie dont les Perses s’étaient rendus
maîtres, et força le roi à conclure une trêve.
Ce fut dans cette guerre qu’une femme, nommée, Mania, se
rendit célèbre par son courage et par sa valeur ; son mari Zénig, gouverneur
d’Étolie sous l’autorité du satrape Pharnabaze, ayant été tué dans un combat
livré contre Thymbron, elle demanda et obtint son gouvernement, commanda elle-même
les troupes, enflamma les esprits par son exemple, gagna des batailles, et
défendit avec succès l’Étolie contre les Grecs.
Cette femme héroïque, qui avait résisté au glaive de ses
ennemis, succomba sous le poignard de son gendre, Midias. Cet homme perfide,
jaloux de sa gloire et de son autorité, l’assassina, et fit périr son fils ;
mais il ne sut pas conserver, par sa valeur le pouvoir acquis par un crime ; Dercilidas
le battit, le dépouilla de son bien et de son rang. Une mort honteuse punit
ses forfaits.
Dercilidas, vainqueur, fit fortifier l’isthme de la Chersonèse, et
conclut une trêve avec les Perses. Ainsi Lacédémone, après avoir renversé les
murs d’Athènes et vaincu le roi de Perse, se trouvait parvenue au plus haut
degré de gloire et de puissance ; mais l’orgueil aveugle les états comme les
hommes ; ils s’enivrent des faveurs de la fortune, et l’abus qu’ils en font
cause leur ruine.
Sparte devait protéger la Grèce : elle employa ses forces à la
tyranniser. Les Éléens venaient de s’allier avec les villes d’Athènes et d’Argos
: le roi de Lacédémone, Agis, les punit de cet usage légitime de leurs
droits, ravagea leur pays, et les força de se soumettre. Un tel abus de la
victoire excita la haine des Grecs contre Lacédémone, dont le joug, plus
pesant que celui des Athéniens, devait paraître insupportable à des peuples
jaloux de leur liberté : ce fut alors que Conon se joignit à Tissapherne, à
Pharnabaze et au roi de Perse pour attaquer les Lacédémoniens. Leurs troupes
réunies combattirent avec succès Dercilidas, et le forcèrent d’évacuer la Carie. Une trêve
conclue entre eux n’eut pas une longue durée : Sparte, généralement haïe, vit
lever contre elle, de tous côtés, des armées qui la mirent peu après dans un
tel danger, qu’elle aurait éprouvé le sort d’Athènes, si dans le même temps
le hasard ne lui eût donné pour roi un grand homme, dont le génie se trouva
proportionné au péril qui la menaçait.
Agis venait de mourir ; et quoiqu’il eût reconnu
Léotychide pour son fils, un prince de la famille royale, le célèbre
Agésilas, soutint que cet enfant était un fils naturel d’Alcibiade.
Les imprudences indiscrètes de la reine Timéa et le crédit
de Lysandre, parent d’Agésilas, décidèrent l’opinion publique : Léotychide fut
exclu du trône, qu’on donna, ainsi que ses biens, à Agésilas.
Ce prince, élevé conformément aux lois de Lycurgue et aux
coutumes de Lacédémone, était sobre, patient, simple, humain et populaire.
Son habileté pour la guerre, la gaîté de son esprit, son aversion pour la
flatterie, son attachement aux lois de son pays et sa déférence pour les
éphores, dont les autres rois s’étaient toujours montrés jaloux, lui
attirèrent tous les cœurs : il se fit tellement aimer, que les éphores,
le condamnèrent à l’amende, pour avoir réuni sur lui seul l’affection de tous
les citoyens. Aucun éloge ne vaut une telle condamnation.
La nature ne l’avait pas bien traité ; il était boiteux et
de petite taille : aussi ne voulut-il point qu’on fît sa statue vu son
portrait. Il disait que ses actions lui tiendraient lieu de monuments. Son règne
commença par un acte de modération : au lieu de jouir des biens de
Léotychide qu’on lui avait donnés, il les partagea entre les citoyens.
Il monta sur le trône au moment où Sparte, attaquée par
les Perses et menacée par la haine des Grecs, voulait éloigner du Péloponnèse
les armes de ses ennemis, en portant les siennes dans l’Asie.
Le succès des dix mille Grecs qui avaient traversé l’empire
d’Artaxerxés en bravant toutes les forces du grand roi, faisait concevoir l’espérance
de conquérir cet empire avec une armée plus considérable ; Sparte tenta cette
entreprise, dont la réussite était réservée par le destin au grand Alexandre.
Les Lacédémoniens envoyèrent en Asie Agésilas : Lysandre
et trente capitaines spartiates commandaient sous lui les troupes de la république.
Le roi étant arrivé dans le port d’Aulide, où les Grecs s’étaient
autrefois embarqués pour faire la conquête de Troie, un fantôme lui apparut
la nuit, et lui dit qu’étant le premier roi, depuis Agamemnon, que les dieux
eussent placé à la tête des peuples de la Grèce pour marcher en Asie, il devait faire le
même sacrifice que le ciel avait exigé du malheureux roi d’Argos.
Agésilas, plus sensible qu’Agamemnon et moins
superstitieux, ne crut pas devoir sacrifier sa fille pour obéir à un songe ;
il se contenta d’immoler à Diane une biche, comme la victime qui devait être
la plus agréable à cette déesse. Le sacrifice venait de s’achever, lorsque
les Béotiens, irrités de voir le roi de Sparte faire un acte de souveraineté
dans leur pays en y ordonnant un sacrifice, accoururent en tumulte,
chassèrent les pontifes, et dispersèrent les membres de la victime immolée.
Cette insulte resta gravée dans l’âme d’Agésilas ; et le
ressentiment qu’il en conserva, contribua peut-être beaucoup aux malheurs
dont Thèbes et Sparte furent tour à tour la proie.
Le satrape Tissapherne, cherchant à écarter l’orage qui
allait fondre sur lui, trompa Agésilas par une feinte soumission : il négocia
secrètement avec lui pour suspendre sa marche, et se donna par ce moyen, le
temps de lever des troupes, et de faire venir les secours qu’il attendait de
Suze.
Agésilas crut pouvoir le gagner, et avancer ainsi sa
conquête sans combattre. Après lui avoir accordé un délai, il parcourut les
villes d’Asie pour relever le courage des alliés, et pour détacher d’autres
villes du parti d’Artaxerxés. La simplicité de ses vêtements, sa petite
taille, le firent, d’abord regarder avec mépris, tandis que la hauteur de
Lysandre, le souvenir de ses exploits et sa brillante renommée lui attiraient
tous les hommages.
Le roi voulut en vain, l’engager par ses conseils à
montrer plus de modestie ; Lysandre, accoutumé à commander partout, redoubla
d’insolence, Agésilas alors, usant de son autorité pour le remettre à sa
place, le traita avec fierté, et, afin de l’humilier davantage, le chargea
des emplois qu’on ne donnait qu’aux subalternes ; il le nomma
commissaire des vivres.
Le superbe Lysandre, indigné de ce mépris retourna à Sparte,
et porta son ressentiment au point de tramer une conjuration pour renverser
le gouvernement : comme il descendait d’Hercule, il espérait qu’une
révolution lui ouvrirait le chemin du trône, et il s’assura du secours de la
prêtresse de Delphes pour y parvenir.
Un jeune homme d’une rare beauté, nommé Silène, devait
paraître dans le temple comme fils d’Apollon, et annoncer aux Grecs les
ordres de ce dieu pour couronner Lysandre ; mais, au moment marqué pour
exécuter ce dessein, Silène disparut : la conspiration échoua. Toute cette
intrigue ne fut découverte qu’après la mort de Lysandre.
Cependant Tissapherne, qui avait profité de la trêve pour
rassembler toutes ses forces, leva le masque, et ordonna aux Grecs de sortir
d’Asie : Agésilas réunit ses troupes, et feignit de vouloir entrer en Carie.
Tissapherne y marcha promptement pour le prévenir : mais, le roi de
Sparte changeant tout à coup de direction, s’empara de la Phrygie qui était
presque sans défense et y fit un grand butin.
Après avoir exercé quelque temps ses troupes à Éphèse pour
y rétablir l’ordre et la discipline, il répandit le bruit d’un projet d’invasion
en Lydie. Tissapherne, croyant que c’était encore une ruse, marcha de nouveau
vers la Carie
: mais Agésilas entra promptement en Lydie et s’approcha de Sardes, où se
trouvaient tous les trésors du satrape.
Celui-ci, craignant de perdre ses richesses et la capitale
de son gouvernement accourut si précipitamment pour les défendre, qu’il
laissa derrière lui la moitié de son armée. Agésilas, profitant de cette faute,
tomba brusquement sur ses troupes, en fit un grand carnage, pilla son camp,
le força lui-même de se renfermer dans Sardes, et leva des contributions dans
toute la province.
Tissapherne fut accusé de trahison à la cour de Perse ;
son malheur y parut un crime. Artaxerxés dépêcha un officier, nommé
Trithaüst, qui le surprit dans le bain, le poignarda, et envoya sa tête à Suze.
Trithaüst demanda ensuite la paix à Agésilas : ce
prince n’accorda qu’une trêve, voulant attendre les ordres de Sparte ; il
consentit seulement à s’éloigner de Sardes, et à recevoir trente talents pour
son armée qui s’établit en Phrygie.
Les Lacédémoniens refusèrent la paix aux Perses, et,
ajoutèrent au commandement confié au roi de Sparte celui de l’armée navale : jamais,
avant lui, personne n’avait commandé à la fois sur terre et sur mer les
forces de la république.
Agésilas aurait dû laisser, sous ses ordres, l’armée
navale au général qui l’avait dirigée jusque là avec succès : mais les plus
grands hommes ont leurs faiblesses ; le roi de Sparte, entraîné par des
affections de famille, qui devraient toujours céder à l’intérêt public, mit à
la tête de la flotte Pisandre, son beau-père, homme vain, comme tous ceux à
qui la faveur tient lieu de mérite et de talent.
Le satrape Pharnabaze, voyant la Phrygie ruinée par l’armée
grecque, vint trouver Agésilas, et obtint de lui, en offrant de fortes
contributions, qu’il sortirait de cette province.
On remarqua dans leur conférence le contraste du luxe
asiatique et de la simplicité spartiate. Pharnabaze s’y montra à la tête d’un
superbe cortège : il était couvert d’étoffes somptueuses, éclatantes de
pierreries ; on étendait sous lui des tapis magnifiques. Il trouva le roi de
Sparte, vêtu comme un simple citoyen ; armé comme un soldat, et couché sur l’herbu
au pied d’un arbre. Du temps de Plutarque, on voyait encore la lance de ce
roi : elle n’avait rien qui la distinguât des lances communes, et ne brillait
que par l’éclat de la gloire du héros qui l’avait portée.
L’esprit, le courage et la modestie d’Agésilas excitaient
l’admiration générale. Les alliés s’attachaient à lui avec
enthousiasme ; et dans tous les lieux où il passait, on se disposait à
embrasser son parti. Son armée grossissait, chaque jour, et il se préparait à
marcher au centre de l’Asie pour faire trembler le roi de Perse dans son
palais de Suze, et pour l’empêcher de jamais troubler le repos de la Grèce. Mais Artaxerxés,
qui connaissait la valeur des Grecs, et comptait peu sur le fer et sur la
force pour les arrêter, employa l’adresse et l’or à les désunir : il n’ignorait
pas à quel point l’orgueil de Sparte irritait les différentes villes de la Grèce, et il profita
des divisions de ce pays pour sauver le sien.
Timocrate, chargé de l’exécution de ses ordres et de la
distribution d’une somme d’argent considérable, parcourut toute la Grèce s’efforçant de
gagner les magistrats des principales villes, et de les soulever contre
Lacédémone.
Les Thébains secouèrent les premiers son joug ; les
Athéniens firent alliance avec eux, et leur promirent des secours.
Conon vint alors à la cour de Perse pour l’engager à
joindre ses armes à celles de la ligue thébaine.
Le succès de la négociation ne pouvait être douteux,
puisque cette guerre, était l’ouvrage de la politique d’Artaxerxés.
Le prétexte des premières hostilités fut une querelle
entre les Phocéens et les Locriens qui se disputaient la propriété d’un
terrain. Les Spartiates chargèrent l’un de leurs rois, Pausanias, de rejoindre
Lysandre qui était avec des troupes en Béotie, et d’appuyer les prétentions
des Phocéens.
Les Thébains se décidèrent alors à commencer la guerre, et
à attaquer Lysandre pour empêcher sa jonction avec Pausanias : ils
remportèrent une victoire complète : Lysandre périt dans le combat.
Ce guerrier, justement célèbre, avait renversé Athènes et
élevé Lacédémone sur toute la
Grèce ; ses nombreux succès prouvent son habileté :
mais, s’il porta au comble la gloire de sa patrie, il prépara son abaissement
en la rendant insatiable de richesses et de pouvoir. Comme il avait dépouillé
beaucoup de villes de leurs trésors, on le crut longtemps avare. Il mourut pauvre
et après sa mort, on reconnut que l’ambition avait été sa seule passion :
elle développa sans doute ses grands talents : mais comme elle était
immodérée, elle lui fit commettre beaucoup de violences et de perfidies.
Je crois qu’on a eu tort de le compter au nombre des grands
hommes : on n’est digne de ce titre, qu’en unissant la justice à la
gloire, et peut-on l’accorder à celui qui, abusant de sa victoire pour
détruire la liberté, soumit Athènes à l’odieux pouvoir de trente tyrans ?
L’histoire, plus juste, devrait réserver pour la vertu le
titre de grand, et ne donner que celui de célèbre à ceux dont
la renommée est souillée par des injustices et tâchée par des vices.
Sparte, apprenant les défaites de Lysandre, en accusa la
lenteur de Pausanias : ce roi fut condamné à mort, et se déroba au supplice
par la fuite.
Les éphores écrivirent à Agésilas de revenir en Laconie
avec son armée : cet ordre lui arriva au moment où il se croyait certain de
conquérir la Perse
; il obéit modestement, prouvant par là qu’à Lacédémone les lois commandaient
aux hommes, et non les hommes aux lois. Mais comme il attribuait la guerre civile
qui le rappelait, à l’or répandu dans la Grèce par Artaxerxés, dont une monnaie portait
le titre et l’effigie d’un archer, il dit en raillant : Toutes les forces des Perses ne m’auraient pas fait
quitter l’Asie ; mais trente mille
archers m’en ont chassé.
Avant son retour, les Athéniens, les Thébains et les
Corinthiens, réunis au nombre de vingt-quatre mille hommes, marchèrent contre
les Spartiates. Les armées se rencontrèrent près de Sicyone. Le combat fut
long : les Lacédémoniens remportèrent l’avantage. Les Athéniens se retirèrent
en bon ordre ; mais les alliés prirent la fuite.
Dans le même temps, Conon, à la tête de cent vaisseaux de
Perse et d’Athènes, fit voile vers la Chersonèse, et rencontra vis-à-vis de Cnide,
ville de Carie, la flotte lacédémonienne, forte de cent vingt vaisseaux.
Pisandre eut d’abord l’avantage ; mais il périt dans le combat. La flotte de
Sparte prit la fuite, et Conon, victorieux s’empara de cinquante galères.
Agésilas, débarqué en Grèce, était près d’arriver en
Laconie. Les éphores lui firent dire de se rendre en Béotie pour y prendre le
commandement de l’armée campée dans la plaine de Coronée. Les Orchoméniens s’étaient
joints à elle ; d’un autre côté les Thébains, unis aux Argiens, arrivèrent
aussi à Coronée. Agésilas leur livra bataille : Xénophon, qui était présent
en parle comme de la plus furieuse et de la plus disputée qu’il eût vue.
Les Thébains furent enfin forcés de se retirer mais
Agésilas faillit perdre la victoire en voulant la compléter. Par une marche
rapide, il avait tourné les Thébains, et leur coupait la retraite. Ceux-ci,
désespérés, firent de toute leur infanterie une masse qui renversait tout
obstacle, et que les Lacédémoniens ne purent jamais percer. Agésilas, s’y
précipitant pour l’enfoncer, fût entouré et blessé de plusieurs coups de
pique : cinquante jeunes Spartiates, par des prodiges de valeur, le tirèrent
de ce danger. Revenu au gros de sa troupe, il ouvrit ses bataillons pour faire
un passage aux braves Thébains, qu’il se contenta de harceler quelque temps
dans leur retraite.
Malgré ses blessures, il ne voulut rentrer dans sa tente
qu’après avoir vu relever les morts, et les avoir fait placer sur leurs
boucliers. Lorsqu’il eut rempli ce devoir, il dressa un trophée dans la
plaine, et revint à Sparte, où il jouit des transports qu’excitait sa
victoire. Ce qu’on admira autant que son courage, ce fut cette antique
simplicité lacédémonienne qu’il avait conservée intacte au milieu des faveurs
de la fortune et du luxe de l’Asie.
La modestie n’est pas incompatible avec la fierté : comme
on donnait un jour devant lui le titre de grand roi au roi de Perse, il
répondit : Comment ce prince serait-il plus
grand que moi, s’il n’est pas plus vertueux ? Son âme élevée
aimait sans doute un peu trop la gloire qu’on achète à la guerre au péril de
la vie ; il se plaisait même à la lutte et aux exercices du corps, qui
préparent aux fatigues militaires en augmentant la force ; mais il se moquait
des triomphes Olympiques, et pour en faire sentir la vanité il engagea sa
sœur Cynisca à envoyer son char en Élide. Elle y gagna le prix de la course.
Il apprit par là aux Grecs que cette gloire ne prouvait d’autre mérite que
celui de la richesse.
Ce fut peu de temps après son retour à Sparte, qu’il
découvrit, dans les papiers de Lysandre, le complot tramé par celui-ci pour s’emparer
du trône ; il y trouva même un discours qu’il devait prononcer pour séduire
le peuple, et, qui avait été composé par l’orateur Cléon. Agésilas, irrité,
voulait communiquer au sénat tous les détails de cette conspiration : mais
un éphore lui dit : Au lieu de déterrer Lysandre,
je vous conseille d’enterrer ses lettres et sa harangue. Il sentit
la sagesse de ce conseil, et le suivit.
Après quelques jours de repos, il retourna à son armée, et
attaqua la ville de Corinthe par terre, tandis que Téleutius, son frère, la
bloquait avec sa flotte.
Cependant Conon, victorieux, poursuivant le cours de ses
triomphes, obtint de Pharnabaze cinquante talents pour rétablir les murs du
Pirée. Il parcourut d’abord avec sa flotte les côtes de la Laconie qu’il ravagea,
et revint à Athènes, où il fut reçu en triomphe comme le restaurateur de sa
patrie. Il se servit de l’or de Pharnabaze pour en relever les murs : ainsi
Athènes, autrefois brûlée par les Perses, fut alors rebâtie avec leur argent.
On ne peut exprimer la douleur et la rage des Spartiates
lorsqu’ils apprirent la résurrection d’Athènes : on craint toujours ceux qu’on
a opprimés. Lacédémone voyait, dans la renaissance de cette république, la
perte de sa souveraineté sur la Grèce, et l’annonce d’une vengeance prochaine.
La colère est à la fois le plus aveugle, le plus violent
et le plus vil des conseillers : Sparte se vengea bassement de Conon, et
sacrifia les intérêts de la
Grèce à ses ressentiments. Elle envoya, Antalcide à Sardes
pour négocier avec le satrape Théribaze aux dépens de la liberté des villes ioniennes.
Conon, chargé par Athènes de croiser cette funeste négociation, n’y put
réussir. Les Spartiates l’accusèrent auprès d’Artaxerxés d’avoir trahi les
intérêts de ce prince, en employant ses trésors à relever une ville ennemie ;
ils lui sue posèrent le projet d’enlever aux Perses l’Éolie et l’Ionie ;
enfin ils vendirent à Artaxerxés les villes grecques d’Asie pour acheter la
perte d’un héros.
Théribaze ne conclut pas encore la paix, mais il envoya
des secours en argent aux Lacédémoniens, et, après avoir fait arrêter Conon,
il fit transporter cet homme célèbre à Suze. On croit qu’il y fat décapité ;
l’histoire n’en donne aucune certitude : ce qu’on sait, c’est qu’il disparut,
et ne laissa derrière lui que la trace brillante de ses exploits et de ses vertus.
La chaîne dont Sparte avait lié la Grèce était rompue
; la discorde se montra partout pour alimenter le feu de la guerre Corinthe
se trouvait divisée par des factions ; les Spartiates en profitèrent pour y pénétrer.
On y commit d’affreux massacres ; mais les Argiens et les Béotiens battirent
les troupes lacédémoniennes et les forcèrent à la retraite.
La république de Rhodes, qui avait longtemps vécu sous la
protection d’Athènes, était alors agitée par les querelles sanglantes de la
démocratie et de l’oligarchie. Sparte, pour soutenir les oligarques, envoya
Téleutius â’Rhodes avec vingt-sept vaisseaux : il y débarqua, et renversa la
démocratie qui triomphait dans cette île.
Les Athéniens, voulant la relever chargèrent Thrasybule d’y
marcher ; mais, comme il était en route, quelques paysans, maltraités par ses
soldats, l’assassinèrent : ainsi l’indiscipline athénienne fit périr le
libérateur d’Athènes.
Cette ville voyait tomber ses héros. Cependant un jeune
guerrier, Iphicrate, donnait l’espoir, à vingt ans, de les voir revivre en
lui : chargé, malgré son âge ; du commandement d’un corps d’armée, il battit
à Léché les troupes qu’Agésilas y avait placées, et força les Spartiates à
laisser en paix les Thébains. Pour prix de ce succès, Athènes lui donna le
commandement général, jusque là confié à Thrasybule. Son habileté justifia ce
choix ; il défendit avec succès toutes les villes de la côte de l’Hellespont,
et défit dans une embuscade le Spartiate Anaxibias. Mais, tandis qu’il
remportait ces avantages, un corps de troupes d’Egine et de Lacédémone
ravageait l’Attique. Chabrias marcha contre elles, et les repoussa. Son
absence avait dégarni Athènes ; Téleutius en profita, entra de nuit dans le
Pirée, prit, détruisit plusieurs vaisseaux, et jeta l’alarme dans la ville.
Enfin, l’an du monde 3617, Athènes et Sparte, lasses de se
déchirer mutuellement, firent la paix et la conclurent aussi avec la Perse. Ce traitée que
Plutarque appelle, aven raison la ruine et le déshonneur de la Grèce, prit le nom
du Spartiate Antalcide, qui l’avait négocié et signé.
Par cette paix, les villes d’Asie rentrèrent sous la domination
des Perses ainsi que l’île de Chypre. Les Athéniens ne conservèrent de souveraineté
que sur Lemnos et Scyros : la domination de Lacédémone se réduisit à la Laconie et à la Messénie. Le
reste de la Grèce
recouvra son indépendance, et fut délivré du joug de Sparte, d’Athènes, de
Corinthe et de Thèbes.
Ce fut ainsi que les rois de Perse, tant de fois vaincus
par l’union des Grecs, devinrent victorieux par leurs discordes. Soixante ans
auparavant le fameux Cimon avait dicté la loi au roi Artaxerxés Longue-Main,
et la Grèce
la reçut d’Artaxerxés Mnémon par le traité d’Antalcide.
La honte de cette paix fut généralement attribuée à Sparte
qui l’avait provoquée, et cette humiliation excita contre elle une haine qui
ne tarda pas à éclater.
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