GUERRE DU PÉLOPONNÈSE
RICHE de talents, de sciences, d’arts et de grands hommes,
la Grèce aurait pu jouir en paix de sa splendeur,
et devenir par son urbanité le centre du monde civilisé. L’empire des lumières
est le plus doux à conquérir, et le plus facile à conserver : mais l’ambition
des armes et du pouvoir égara tous les esprits ; plus dangereuse que les
Perses, elle brisa le faisceau qui avait résisté à l’Asie, et prépara la
ruine des peuples qui se livrèrent à ses illusions. Jamais une guerre
n’éclata dans un moment qui dût faire prévoir plus de passions et de
désastre. L’amour de la liberté avait armé toute la Grèce ; la
nécessité d’opposer l’héroïsme au nombre, et de vaincre ou de périr sous la
masse des Perses, avait électrisé toutes les âmes.
Après la victoire, la jalousie des villes les unes contre
les autres alimenta le feu qu’une longue paix aurait pu éteindre. L’esprit
guerrier se soutint et changea seulement de direction. On n’avait plus à
combattre pour l’indépendance ; on courait aux armes pour se disputer la
prééminence ; et les plus petites cités, ne pouvant prétendre, comme Athènes
et Sparte, à dominer la Grèce,
se groupaient autour de ces deux villes et leur prêtaient des armés pour
déchirer la commune patrie.
Thèbes seule souffrait impatiemment cette suprématie, et
leur disputa bientôt le premier rang.
Nous avons présenté plus haut le tableau des forces
d’Athènes. Sparte pouvait armer huit mille citoyens, dont chacun se faisait
suivre par plusieurs Ilotes armés. On faisait combattre les esclaves dans une
extrême nécessité.
Dans toute la Grèce, les citoyens étaient conscrits et
obligés de servir depuis l’âge de trente ans jusqu’à celui de soixante.
L’infanterie pesante portait de grands boucliers, des
lances, des javelots et des sabres. L’infanterie légère combattait avec l’arc
et la fronde : ces troupes étaient divisées en corps de cinq cents hommes, et
chacun de ces corps en quatre compagnies. On voyait dans ces armées peu de
cavalerie ; les plus riches citoyens la composaient.
La marine consistait en vaisseaux de charge allant à la
voile, et en vaisseaux de guerre ou galères allant à la rame. Ces galères
étaient appelées birèmes, trirèmes,
quinquérèmes, suivant le nombre des rangs de rames. Les rameurs
étaient disposés obliquement par rang et par étage. On appelait éperon
une poutre armée d’une pointe de fer, et placée à la proue du vaisseau pour
enfoncer les vaisseaux ennemis.
Les matelots, rameurs et soldats, recevaient une paie de
cinq sous par jour ; on en donnait une plus forte au pilote. Les plus riches
citoyens armaient ces vaisseaux.
Démosthène fit ordonner que tout citoyen possédant dix
talents équiperait une galère. Celui qui la commandait s’appelait Triérarque.
La jeunesse se préparait aux travaux de la guerre, dans
les gymnases, par des exercices qui donnaient à la fois de la force et de la
grâce au corps. La musique était fort honorée : on l’employait, pendant la
guerre, à exciter les courages, elle servait, pendant la paix, à calmer les
passions, à rendre les fêtes plus augustes, les festins plus joyeux, les
mœurs plus douces. Le théâtre la corrompit en s’en servant presque
exclusivement pour peindre et pour inspirer l’amour et la volupté.
Jaloux de tout genre de gloire, les jeunes gens étudiaient
les arts, récitaient des vers, s’appliquaient à l’étude de la philosophie, et
cultivaient surtout l’éloquence qui, dans ces anciens temps, pouvait ouvrir
la porte des plus grands emplois, et placer à la tête du gouvernement ceux
qui en étaient doués.
Toutes les écoles étaient tenues par différents maîtres,
qu’on appela sophistes, nom, qu’ils devaient justifier par une grande sagesse
; mais la présomption, la subtilité, les paradoxes et la cupidité de la
plupart d’entre eux, justement tournés en ridicule par Socrate, firent depuis
regarder le nom de sophiste comme une injure.
Les hostilités ne tardèrent pas à suivre la rupture entre
Athènes et Sparte. Les Lacédémoniens avaient pour eux toutes les villes du
Péloponnèse, excepté Argos, et, hors de la presqu’île, les Mégariens, les
Locriens et les Béotiens.
Athènes avait pour elle Chio, Lesbos, Platée, l’Ionie, les
peuples de l’Hellespont, les villes de la Thrace.
Une armée béotienne attaqua la ville de Platée : les
troupes athéniennes marchèrent à son secours. Archidamus, roi de Sparte, vint
à Corinthe, où il rassembla une armée, que les secours de ses alliés
portèrent au nombre de soixante mille hommes. Il envoya encore un député à
Athènes pour engager la république à renoncer à ses prétentions : il fut
congédié sans être entendu.
Les Spartiates et leurs alliés entrèrent dans l’Attique.
Les Athéniens n’avaient que dix-huit mille hommes à leur opposer ; mais trois
cents galères faisaient à la fois leur force et leur espérance.
On suivit le plan de Périclès, et, sans opposer dans la
plaine une résistance inutile, tous les habitants de la campagne se
réfugièrent dans la ville.
Les Spartiates firent le siège d’une forteresse nommée
Ænoé : mais la résistance des assiégés trompa leurs efforts ; ils renoncèrent
à cette entreprise, ravagèrent l’Attique sans obstacle, et vinrent camper à
une demi lieue d’Athènes. De là ils provoquèrent les Athéniens par des
railleries insultantes, se moquant de la timidité qui les retenait derrière
leurs murailles.
Périclès eut besoin de tout son talent pour apaiser les
murmures, et contenir l’indignation du peuple. Bravant les outrages de
l’ennemi, il poursuivit tranquillement son plan, mena sa flotte sur les côtes
de la Laconie,
y fit une descente, ravagea le territoire de Sparte ; et, comme il l’avait
prédit, il obligea par ce moyen les Lacédémoniens à se retirer de l’Attique.
Pendant qu’il dirigeait cette expédition, il survint une
éclipse de soleil, qui effraya les matelots. Le pilote de Périclès,
consterné, quittait le gouvernail : celui-ci pour dissiper son effroi, et lui
expliquer ce phénomène, lui jeta son manteau sur les yeux, en lui disant que
la lune s’interposait ainsi entre nous et le soleil, ce qui nous privait,
momentanément de sa lumière.
Les Athéniens, délivrés de leurs ennemis, ordonnèrent par
un décret qu’on mettrait toujours en réservé cent talents et cent vaisseaux,
et défendirent, sous peine de mort, de s’en servir hors le cas d’une nouvelle
invasion.
Ces premiers succès leur donnèrent des alliés ils conclurent
un traité avec les rois de Thrace et de Macédoine, s’emparèrent de
Céphalonie, du port de Nysée, et ravagèrent le territoire de Mégare.
Tels furent les événements de la première campagne. On
rendit de grands honneurs aux guerriers qui avaient péri : leurs os,
rassemblés sous une tente, furent couverts de fleurs ; on les porta ensuite
au monument élevé dans le Céramique et destiné à les conserver. Périclès,
pour immortaliser la mémoire de ces généreux citoyens, prononça une oraison
funèbre que Thucydide nous a transmise.
L’année suivante l’Attique se vit une seconde fois ravagée
; Périclès conduisit de nouveau quatre mille hommes d’infanterie et trois
cents chevaux dans le Péloponnèse, qu’il dévasta, et l’Attique fut encore
évacuée. On proposa là paix aux Lacédémoniens qui la refusèrent. Pendant
cette campagne la peste se joignit à tous les malheurs de la guerre : jamais
ce fléau terrible n’étendit si loin ses ravages ; sorti de l’Ethiopie, après
avoir parcouru l’Afrique et l’Asie, il vint dépeupler la Grèce.
Thucydide nous en a laissé une horrible description : ce
mal attaquait successivement tous les organes ; ses symptômes inspiraient
l’effroi ; ses rapides progrès étaient presque toujours suivis de la mort.
Dès la première atteinte l’âme était accablée ; le corps semblait redoubler
de forces pour sentir plus vivement la douleur. Les malades tourmentés par de
violentes convulsions que ne calmait aucun repos, faisaient retentir l’air de
leurs cris. Les ulcères de leurs corps, la couleur sanglante de leurs yeux
frappaient d’horreur. Un feu cruel déchirait leurs entrailles ; une odeur
fétide s’exhalait de leur bouche, et éloignait les secours qu’elle
invoquait ; ils se traînaient en gémissant dans les rues, et se
précipitaient dans les puits et dans les rivières pour éteindre la soif qui
les dévorait.
D’abord l’amour et l’amitié se dévouèrent pour arracher
des victimes à ce fléau ; mais une prompte mort qui suivait ces sacrifices
les rendit bientôt trop rares : la terreur l’emporta sur tout autre sentiment
; les plus doux et les plus forts liens de la nature furent rompus ; la mort
fit un désert autour d’elle, et la plupart des mourants expirèrent au sein de
leur patrie, dans la plus affreuse solitude.
Non seulement la peur éteignit la pitié, mais elle eut encore
des suites plus funestes ; elle corrompit les cœurs ; on ne crut plus à la
justice des dieux, qui frappaient également le vice et la vertu ; et les
hommes, voyant que leur nature était si fragile, et leur vie si courte, en
conclurent qu’ils devaient se hâter de jouir et de livrer sans contrainte à
toutes leurs passions les courts moments de leur existence.
Le célèbre Hippocrate, dont tous les médecins modernes
suivent encore les leçons, et qu’aucun n’a encore surpassé, existait alors à
Cos. Le roi de Perse invoqua ses secours et lui offrît ses trésors.
Hippocrate répondit qu’il devait ses services à ses concitoyens plutôt qu’à
leurs ennemis ; il partit pour Athènes, où sa présence fut regardée comme
l’apparition d’un dieu.
Luttant sans relâche contre l’horrible fléau, il exposait
sans crainte sa vie pour lui arracher quelques victimes, et il ne quitta
l’Attique qu’après la cessation de la peste. Le peuple Athénien lui décerna
le droit de citoyen ; une couronne d’or de cinq mille livres, et on ordonna qu’il
serait entretenu aux dépens du Prytanée.
Cependant l’Attique ravagée, les pertes causées par la
guerre, la dépopulation effrayante qui augmentait sans cesse la contagion,
avaient dissipé les illusions des citoyens les plus ambitieux : le peuple
regrettait les douceurs de la paix, et accusait Périclès de l’avoir rompue.
Il fut mis en jugement, condamné à une amende et privé de ses emplois.
Mort Tout se réunissait alors pour l’accabler : son fils
Xantippe, qu’il chérissait malgré ses vices et son ingratitude, fut enlevé
par la peste ; la plupart de ses amis périrent victimes de ce fléau, et
l’injustice de ses concitoyens ne laissait aucune consolation à son cœur.
Mais bientôt les Athéniens attaqués de nouveau par leurs ennemis, sentirent
vivement combien les lumières de Périclès leur étaient nécessaires ; ce
peuple inconstant le rappela avec enthousiasme, comme il l’avait chassé avec
légèreté :
La prise de Potidée couronna encore cette année les armes
d’Athènes. A l’ouverture de la troisième campagne, les Lacédémoniens
attaquèrent la ville de Platée ; qui se signala par une défense digne de sa
réputation : on put reconnaître pendant ce siège les progrès des Grecs dans
l’art militaire ; les assiégeants et les assiégés déployèrent pour l’attaque
et pour la défense une grande industrie, et employèrent un grand nombre de
machines.
Les habitants de Chalcis, attaqués par les Athéniens, les
battirent et les poursuivirent jusqu’aux portes d’Athènes.
Sparte et ses alliés, voulant garantir le Péloponnèse des
ravages auxquels la marine athénienne l’exposait annuellement, venait de
créer une armée navale forte de quarante-six vaisseaux. La flotte des
Athéniens, commandée par Phormion, mit en déroute celle du Péloponnèse, et
lui prit douze navires.
Cette victoire fut le dernier triomphe qui signala
l’administration de Périclès : ce grand homme mourut, selon Plutarque, de la
peste ; et selon d’autres, de la consomption. La fin de sa vie avait été
troublée par de grands chagrins : la contagion, qui s’était renouvelée, avait
enlevé toute sa famille et une grande partie de ses amis ; victime de
l’ingratitude d’un peuple auquel il avait consacré ses jours il s’était vu
dégradé par lui et condamné à une amende. Le repentir tardif de cette nation
légère l’avait rappelé ; mais s’il pardonna à ses concitoyens leur injustice,
il ne put reprendre avec le commandement son ancienne confiance et ses
premières illusions. Aux portes de la mort et respirant à peine, il entendait
les magistrats d’Athènes, près de son lit, exhaler leur douleur, rappeler les
actes de son administration, et compter ses nombreux trophées. Mes victoires, dit-il en faisant un dernier
effort, sont l’ouvrage de ma fortune et la gloire,
de mes compagnons d’armes : le mérite dont je m’honore le plus est celui de n’avoir
fait prendre le deuil à aucun citoyen.
Tant il est vrai qu’à l’heure dernière le prestige des
actions éclatantes disparaît : le cœur ne conserve que le souvenir des
bienfaits, et la vertu reste seule pour consoler la gloire.
Périclès avait gouverné quarante ans le plus inconstant
des peuples ; Athènes fut florissante tant qu’il dirigea ses conseils. On
peut le regarder comme un des plus célèbres orateurs, puisque Cicéron, qui
leur sert de modèle, dit qu’il donna le goût de la parfaite éloquence. Sa
politique sage était plus adroite qu’audacieuse : économe dans son intérieur,
fastueux pour l’état, il n’employa les richesses qu’il avait conquises qu’à
l’accroissement des forces de la république et à l’embellissement d’Athènes.
Il la remplit de monuments magnifiques, et elle devint par ses soins
l’ornement et la merveille du monde.
La renommée des grands hommes s’augmente par la médiocrité
de leurs successeurs : l’envie se tait alors, et laisse sentir plus vivement
leur perte. Après la mort de Périclès deux citoyens se disputèrent
l’autorité, et prirent tour à tour les rênes du gouvernement.
L’un était Cléon, homme vain, téméraire et agréable au
peuple, parce qu’il parlait à ses passions et les partageait. Il exaltait
toujours la puissance d’Athènes et méprisait celle de Lacédémone. La liberté,
la justice étaient toujours sur ses lèvres, l’injustice et la cupidité dans
son cœur.
L’aristocratie lui opposait Nicias qui avait commandé les
armées avec quelque succès. Ses libéralités captivaient, pour un temps la
multitude ; mais sa raison et ses talents étaient éclipsés par la timidité de
son caractère. Le peuple veut être fortement ému, et le froid langage de
Nicias pouvait rarement le retenir et le détourner des entreprises téméraires
où Cléon l’entraînait par la violence de ses déclamations.
Les sages conseils de Périclès furent oubliés : si on
les avait suivis, le Péloponnèse, toujours attaqué par la flotte athénienne,
se serait vu forcé de reconnaître la supériorité d’Athènes. Mais, ne se
bornant plus à une défense légitime, la république révolta ses voisins par
son ambition, sacrifia sa sûreté à des projets de conquêtes, et prépara sa
ruine en voulant porter trop loin ses armes et sa domination ; car, en fait
de puissance, tout ce qui se divise et s’étend trop s’affaiblit.
L’Attique se vit ravagée une troisième fois : Lesbos se
révolta ; une victoire des Athéniens sur la flotte de Mitylène amena une
suspension d’armes. On envoya de part et d’autre des députés aux jeux
Olympiques ; les ambassadeurs athéniens n’y montrèrent que leur injustice
opposant sans pudeur l’intérêt à la raison, et le droit de la force au droit
des gens.
Lesbos entra dans l’alliance de Sparte. Un grand armement
des Athéniens répandit l’effroi dans le Péloponnèse. Mitylène fut assiégée :
les secours n’arrivèrent point à temps ; elle se rendit. On prit mille des
principaux citoyens de cette ville malheureuse, et le peuple athénien,
abusant de sa victoire, les mit à mort ; un décret barbare ordonna même le
massacre du reste des habitants : on le révoqua au moment de l’exécution
; mais le territoire de Lesbos fut partagé entre les citoyens d’Athènes.
Les Lacédémoniens ne montrèrent pas plus de générosité
pour leurs ennemis : ils assiégeaient depuis longtemps Platée ; cette place,
dénuée de vivres, ne pouvait plus prolonger sa défense ; une partie de ses
habitants chercha son salut dans la fuite ; le reste se rendit aux Spartiates
qui les firent égorger, emmenèrent leurs femmes en captivité, et détruisirent
de fond en comble une ville dont le nom sacré rappelait la défaite des Perses
et la gloire de la
Grèce.
Corcyre fut dans ce temps le théâtre de pareilles
horreurs. Les magistrats et les plus riches citoyens de cette ville avaient
pris le parti de Corinthe : le peuple, voyant arriver soixante vaisseaux
athéniens, massacra tous les partisans de l’aristocratie ; pendant un jour
entier on se battit, on se tua dans toutes les maisons, et le sang coula
jusqu’au pied des autels.
La cinquième et la sixième années de la guerre furent
marquées par plusieurs incursions des Spartiates dans l’Attique, et des
Athéniens dans le Péloponnèse. Athènes envoya Démosthène avec trente
vaisseaux en Étolie : il y fut d’abord battu ; mais, revenant avec de
nouvelles forces, il s’empara de Pyle en Messénie.
Les Lacédémoniens l’y attaquèrent par terre et par mer. Un
corps considérable, composé de l’élite des citoyens de Sparte, descendit
imprudemment dans la petite île de Sphactérie. Il y fut bloqué par les forces
athéniennes. Les Lacédémoniens, sans vivres et sans espoir de secours, se
virent contraints, pour sauver l’élite de Sparte, d’envoyer demander la paix
à Athènes : c’était le moment le plus glorieux pour cette république ;
elle pouvait consolider sa puissance, et terminer les maux de la Grèce. Nicias
voulait qu’on signât la paix : l’impétuosité de Cléon entraîna le peuple, et
la fit refuser.
Lacédémone au désespoir arma toute sa population et même
les esclaves pour secourir les assiégés. Cléon se joignit à Démosthène, et
entra dans Sphactérie. Les Spartiates se défendirent avec un courage digne de
leur nom : mais on est toujours trahi par ceux qu’on opprime. Les Messéniens,
leurs tributaires, les prirent à dos, et ils furent enfin obligés d’abaisser
leurs boucliers et de se rendre.
Les Athéniens dressèrent un trophée, et le souillèrent en
massacrant cent vingt-huit des braves guerriers qu’ils avaient vaincus. Les
autres furent conduits à Athènes, et gardés en otages.
Ce fut, dans ce temps qu’Artaxerxés mourut. Xerxès II lui succéda, et fut bientôt tué par
Sogdien. Celui-ci se rendit par ses vices l’objet de la haine de ses sujets ;
on l’égorgea. Ochus, son frère, monta sur le trône, et prit le nom de Darius
Nothus. Sous son règne la
Perse perdit son éclat et son repos : les eunuques
gouvernèrent ; les troubles éclatèrent de toutes parts ; l’Égypte se révolta,
et les Perses en furent chassés.
Depuis huit ans la Grèce déchirée par la guerre intestine, était
loin encore d’en prévoir la fin. Nicias à la tête des forces athéniennes,
s’empara de Cythère, de Thyrée, et mit à mort les Éginètes qui s’y étaient
réfugiés. On peut dater de cette époque le commencement de la guerre de
Sicile.
Les habitants de Léontium avaient envoyé demander des
secours à Athènes contre Syracuse ; on leur envoya vingt vaisseaux. Mais les
Grecs de Sicile, craignant que des alliés si puissants ne devinssent leurs
maîtres, prévinrent ce danger en faisant la paix.
Il s’était élevé dans Mégare un parti en faveur des
Athéniens : le peuple soulevé voulait leur ouvrir ses portes : Brasidas,
l’un des meilleurs généraux de Sparte, accéléra sa marche, et arriva dans
Mégare assez promptement pour réprimer cette sédition et en prévenir les
suites funestes. Il prit ensuite plusieurs villes de Thrace, et s’empara
d’Amphipolis.
Thucydide, envoyé par Athènes pour la sauver arriva trop
tard. Cléon lui en fit un crime, et obtint son bannissement.
Les Athéniens éprouvèrent encore un autre échec. Leurs
généraux Démosthène et Hippocrate se laissèrent battre près de Délie par les
Thébains, qui se rendirent maîtres de cette place.
Les trois années suivantes furent marquées par des pertes
réciproques et des avantages balancés. Cette égalité de position porta les
deux républiques à conclure une trêve d’un an. La paix aurait pu la suivre ;
mais l’orgueil des deux peuples, les prétentions des alliés, et surtout
l’ambition de Brasidas et de Cléon, firent recommencer la guerre. Cléon
marcha avec une armée pour reprendre Amphipolis. Brasidas, qui connaissait
son impétuosité, tendit un piège à son imprudence, l’attira dans une
embuscade, le surprit, tomba sur son aile gauche, le mit en déroute, et lui
tua six cents hommes. Cléon, obligé de prendre la fuite, fut atteint et tué
par l’ennemi.
La victoire des Spartiates leur coûta peu d’hommes ; mais
ils firent une grande perte ; Brasidas périt dans le combat. Sa mémoire fut
honorée par des regrets universels ; on le vantait comme un héros devant sa
mère : Oui, dit cette femme plus
citoyenne que mère, mon fils avait du courage ;
mais Sparte a beaucoup de citoyens aussi braves que lui.
Les Spartiates donnèrent dans ce temps un affreux exemple
de la dureté de leurs mœurs. La population des Ilotes augmentait et leur
donnait de l’ombrage : ils firent appeler à Sparte les plus braves d’entre
eux, sous prétexte de les mettre en liberté, et les égorgèrent sans pitié.
La mort de Cléon avait placé Nicias à la tête de
l’administration : ses talents pour la guerre ne l’empêchaient pas d’aimer la
paix. Les conjonctures étaient favorables à ses vues ; Lacédémone voulait
rendre la liberté à ses principaux citoyens pris à Sphactérie. La vanité dès
Athéniens était abattue par la victoire de Brasidas. Dans ces dispositions on
négocia, et Nicias parvint à conclure un traité de paix et d’alliance pour
cinquante ans : mais ce calme ne fut que passager ; et l’ambition du jeune
Alcibiade, troublant bientôt la tranquillité publique, devint la cause d’une
nouvelle guerre et de la ruine de sa patrie.
SUITE DE LA GUERRE DU
PÉLOPONNÈSE
EN ne consultant que les intérêts des peuples, on aurait
cru qu’éclairés par de si longs malheurs ils ne renouvelleraient jamais cette
guerre désastreuse. La cessation de ce fléau portait le calme et la joie dans
toutes les familles ; on célébrait cette pacification sur tous les théâtres,
les Athéniens faisaient dire aux chœurs de leurs tragédies que désormais les
araignées fileraient leurs toiles sur leurs lances et sur leurs
boucliers : mais l’amour-propre et l’ambition n’égarent pas moins les
nations que les particuliers, et sont la source de presque toutes leurs
fautes et de toutes leurs calamités.
Les armes étaient posées ; mais le principe de la guerre
existait toujours : l’orgueil de Sparte et la vanité d’Athènes ne leur
permettaient pas de renoncer au désir de la domination ; et, malgré les
efforts des citoyens prévoyants et sages, tels que Nicias, Socrate et
Pausanias, l’ambition et les passions du jeune Alcibiade, troublèrent
continuellement la paix par des querelles, des intrigues et des hostilités,
et renouvelèrent bientôt l’embrasement général.
Alcibiade, cet homme trop célèbre pour le malheur de son
pays, porta au plus haut degré beaucoup de vices et quelques vertus. Il était
fils de Clinias ; il descendait par son père d’Ajax, et par sa mère
d’Alcméon. Dès son enfance il montra le courage d’un homme : on lui
reprochait un jour d’avoir, en luttant, mordu comme une femme son adversaire
; il répondit : Je l’ai mordu, non comme une
femme, mais comme lion.
Dans sa première jeunesse son audace annonçait sa destinée
; il bravait les mœurs et les lois comme les ennemis : étant entré dans une
école, il demanda un ouvrage d’Homère ; le maître lui ayant dit qu’il n’en
avait pas, il lui donna un soufflet. Entrant chez un autre professeur, le
pédant se vanta d’avoir un Homère corrigé de sa main : il le maltraita encore
plus, en lui disant qu’un homme qui enseignait les premières lettres aux
enfants, ne devait point avoir l’insolence de corriger le prince des poètes.
Ses folles débauches, ses dépenses sans mesure, ses
scandaleuses amours faisaient le malheur de sa femme Hyparète : elle se
retira chez ses parents, et s’adressa aux magistrats pour divorcer.
Alcibiade, en plein jour, viola son asile, la prit dans ses bras, et
l’emporta en traversant la place publique sans que personne osât l’arrêter.
Mais s’il bravait l’opinion pour satisfaire ses passions, il
savait vaincre la volupté et changer ses mœurs quand l’intérêt de son
ambition l’exigeait : il couchait sur la dure et se nourrissait de brouet
noir avec les Spartiates ; il passait les jours à cheval et les nuits à boire
avec les Thraces ; en Perse il éclipsait les satrapes par sa magnificence, et
surpassait les Ioniens en mollesse.
Sa principale passion fut le désir de dominer :
l’éclat de sa naissance et de ses richesses, les grades de sa figure, la
chaleur et l’adresse de son éloquence, son courage et ses talents pour la
guerre, ses prodigalités surtout lui donnaient tous les moyens d’éblouir les
esprits et de maîtriser les penchants d’un peuple dont il était l’idole.
Comment n’aurait-il pas séduit la Grèce puisqu’il séduisit le plus sage des
hommes, Socrate.
Ce grand philosophe fit de vains efforts pour conduire à
la sagesse cet indomptable caractère : il éclaira son esprit sans pouvoir
réformer son cœur. Il connaissait tous ses vices, et prévoyait, dès la
bataille de Potidée, qu’il ferait à la fois la gloire et le malheur d’Athènes
: mais il ne put résister au charme que répandaient sur son élève tant de
talents, d’éloquence, de grâces, de courage, d’esprit et de gaîté.
Il le fit souvent pleurer sur ses erreurs, mais sans
pouvoir l’empêcher d’y retomber : Platon nous a conservé un de ses
entretiens, dans lequel il cherchait à corriger la présomption de ce jeune
ambitieux. Alcibiade enivré de ses premiers exploits, se croyait déjà propre
à commander l’armée : à peine sorti de l’enfance, il parlait de la conquête
de la Perse,
de la Sicile
et de Carthage. Socrate, suivant son usage, après avoir caressé ironiquement
son amour-propre, le força par plusieurs questions à avouer son ignorance
complète sur les forces de la république et des autres pays, sur les moyens
de faire subsister une armée, sur les principes et les détails de
l’administration et de la politique ; et le voyant déconcerté : Que penserait, lui dit-il, la reine de Perse, la fière Amestris, si on lui disait
qu’il existe un citoyen dans Athènes qui veut lui faire déclarer la guerre et
détrôner son fils ? Elle croirait sans doute que c’est un homme d’état habile
vieux général, intrépide et consommé, qui a mûri tous ses plans, qui a prévu
toutes les difficultés, et dont les moyens sont tout prêts. Mais combien ne
rirait-elle pas si elle apprenait que l’auteur de ce vaste projet est un
jeune homme de vingt ans, fier de sa bravoure, qui ignore les éléments de la
tactique et de l’administration, et qui croit que le gouvernement des peuples
est une science infuse qu’on possède sans l’avoir apprise !
Alcibiade, humilié, mais non découragé, ajourna les
projets de son ambition, étudia, travailla sans relâche, apprit l’art de tout
vaincre, excepté lui-même, et devint aussi habile que dangereux. Dès qu’il
parût dans les assemblées du peuple, il y fut écouté avec beaucoup de faveur.
Mais l’expérience et la sagesse de Nicias balançaient son crédit, et
traversaient ses desseins : cet ancien capitaine, détestait la guerre
quoiqu’il l’eût faite avec succès ; tous ses efforts tendaient au maintien de
la paix. Alcibiade voulait la guerre, parce qu’elle lui offrait seule des
moyens de gloire et d’autorité. Il parvint par ses intrigues à détacher les
Argiens et les Éléens de l’alliance de Lacédémone. Athènes les soutint ; et,
dès ce premier manque de foi et ces hostilités indirectes, on put regarder la
paix comme rompue.
Sparte lui fournit bientôt un meilleur prétexte pour faire
éclater la rupture. Les Lacédémoniens avaient promis de rendre le fort de
Panacte : ils exécutèrent cette clause du traité ; mais ils rendirent ce
fort après l’avoir démoli. Les Athéniens en furent irrités. Alcibiade
aigrissait le mécontentement : mais Sparte envoya des ambassadeurs à Athènes
pour terminer ce différend.
Nicias parvenait à calmer les esprits, quand une ruse
d’Alcibiade fit tout échouer. Paraissant tout à coup changer de sentiment, il
accueillit avec amitié les ambassadeurs de Lacédémone, s’attira leur
confiance, et promit de les appuyer.
Ils lui apprirent qu’ils avaient des pleins pouvoirs pour
signer un traité. Alcibiade, les trompant alors, leur dit : Vous ne connaissez pas le peuple athénien ; s’il sait que
vous avez des pleins pouvoirs pour conclure, il pensera que vous voulez la
paix à tout prix, et se croira en droit d’exiger de dures conditions.
Croyez-moi, soyez plus prudents, et demain dans l’assemblée du peuple,
montrez un simple désir de pacification ; faites quelques ouvertures comme de
vous-mêmes, et prévenez le peuple que vous n’avez point d’autorisation pour
signer : je seconderai de mon mieux vos propositions.
Ils le crurent, et
le lendemain ils firent les ouvertures dont ils étaient convenus : Nicias ne
manqua pas d’exhorter le peuple à là paix, de vanter la loyauté de Sparte,
qui voulait prévenir la guerre par des conditions raisonnables que ses
députés étaient autorisés à accepter.
Les ambassadeurs alors suivant le conseil qui leur avait
été donné, déclarèrent qu’ils n’avaient point de pleins pouvoirs pour
terminer. Alcibiade, montant à la tribune, s’emporta contre eux, et leur
reprocha d’être venus pour amuser les Athéniens par de fausses démonstrations
et par des paroles de paix sans vouloir la conclure.
Les députés, confus, ne pouvaient plus rétracter ce qu’ils
avaient dit publiquement. Nicias, déconcerté, croyait qu’ils l’avaient
trompé. Le peuple était furieux : la conférence fut rompue ; on renvoya
les ambassadeurs, et la guerre recommença.
Les Athéniens se liguèrent avec les villes de Mantinée et
d’Élée. Alcibiade, nommé général, fit des dégâts dans la Laconie. Cette
campagne se passa en petits combats qui n’amenèrent aucun événement décisif.
Cependant les plus sages citoyens d’Athènes regrettaient
la paix. Nicias leur déplaisait par le peu de force que montrait sa vertu ;
car il était austère dans ses principes et timide dans sa conduite. On
craignait la témérité d’Alcibiade, et on lui reprochait la dissolution de ses
mœurs.
Un citoyen ambitieux et méchant, nommé Hyperbolus,
connaissant cette disposition des esprits, crut le moment favorable pour les
perdre tous deux et s’élever sur leur ruine ; mais les deux partis se
réunirent contre lui, et le firent bannir par l’ostracisme. Cette loi, créée
pour écarter les hommes dont le trop grand mérite pourrait faire ombrage,
tomba en désuétude dès qu’on l’eut appliquée à un citoyen aussi obscur
qu’Hyperbolus.
Alcibiade prêtait trop, par sa conduite, par ses intrigues
et par ses débauches, aux reproches de
l’opinion publique, pour ne point craindre, les dispositions que
montrait le peuple à s’occuper de ses moindres actions. Ce fut alors qu’il se
servit, pour faire diversion aux attaques de ses ennemis, d’un moyen puéril
en apparence, mais qui prouve à quel point il connaissait la légèreté des
Athéniens. Il avait un chien superbe et de grand prix ; il lui fit couper la
queue ; et comme on lui disait qu’il était blâmé généralement pour avoir si
ridiculement mutilé ce bel animal : J’aime mieux,
répondit-il, puisque le peuple s’occupe de moi,
qu’il me raille de cette action, et qu’il se taise sur le reste.
Au surplus il donna bientôt à ses compatriotes des matières plus graves
d’intérêt et de critique.
Les Éginètes, peuple de Sicile, envoyèrent des députés à
Athènes pour demander des secours contre la ville de Sélinonte, alliée de
Syracuse : ils offraient de payer les troupes qu’on leur prêterait.
Cette demande augmenta la division des partis dans
Athènes. Tous les hommes sages voulaient qu’on refusât les secours demandés.
Nicias s’efforça de prouver au peuple toutes les difficultés et tous les
dangers de cette expédition ; il lui annonça qu’elle aurait les suites les
plus funestes. Si nos armes sont heureuses,
disait-il, leur succès même excitera la jalousie
des autres nations, donnera des alliés à Sparte, et fera réunir contre vous
tant de forces qu’elles renverseront votre puissance. D’un autre côté, si le
sort nous est contraire, vous serez affaiblis par vos pertes, vous ne pourrez
résister à l’ennemi qui est près de vous, et vous aurez préparé votre
destruction de votre propre main. Pourquoi aller chercher si loin des maux dont
à peine on est guéri ? Faut-il enfin ruiner la république pour payer les
profusions d’Alcibiade, les sept attelages qu’il envoie aux jeux Olympiques,
les meubles de son palais et le luxe de sa table royale ? La guerre qu’on
vous propose est injuste ; elle n’est ni utile ni nécessaire, et je n’y vois
d’autre avantage que celui de relever la fortune épuisée d’Alcibiade.
Je n’ai point mérité,
répondit le fils de Clinias, les reproches qu’on
m’adresse. Ma vie a été dévouée jusqu’ici à mes concitoyens ; elle le sera
toujours. Depuis le combat de Potidée, il n’est pas de champ de bataille où
je n’aie versé mon sang pour ma patrie : je n’ai d’ambition que pour elle, et
je mets ma gloire à augmenter sa force, sa puissance et sa renommée. On veut
me faire un crime de mes richesses ; tout ce que j’ai est à mes concitoyens ;
ma maison est la leur ; ma table leur est ouverte ; ma fortune est un
souvenir des victoires d’Athènes, et le fruit des services de mes ancêtres.
Si l’on m’accuse d’un peu de faste, j’ai toujours pensé, je l’avoue, que la
magnificence des particuliers faisait une partie de la gloire de l’état : le
luxe et l’urbanité d’Athènes lui ont attiré autant d’amis que Sparte s’est
fait d’ennemis par sa dure, insolente et triste austérité. J’appuie la proposition
des Éginètes, et je conseille la guerre, parce qu’elle est toujours juste
lorsqu’elle est entreprise pour la liberté contre la tyrannie.
Cette guerre sera utile à
votre fortune comme à votre gloire : elle ne me fait point craindre les
difficultés dont on vous effraie ; toutes les villes de Sicile, lasses de
leurs princes et de l’ambition de Syracuse, vous attendent, vous ouvrent
leurs portes, et vous recevront comme des libérateurs.
C’est en étendant au loin le
bruit de vos armes, c’est en prouvant,
jusqu’à l’extrémité de l’Europe, votre
puissance sur les mers, que vous effraierez vos ennemis les plus
proches. Ce n’est point la pâle
lumière d’une fausse sagesse et d’une timidité déguisée en prudence, c’est
l’éclat de la victoire qui peut seuil frapper les yeux de vos rivaux, et les
forcer à reconnaître votre domination. Enfin, puisque vous m’avez nommé
général, si l’on craint que l’ardeur de ma jeunesse ne me porte dans cette
entreprise à quelques démarches imprudentes, associez-moi Nicias, et vous n’aurez
plus rien à redouter lorsque mon courage sera éclairé par la prudence d’un
guerrier consommé, qui jusqu’à présent a réussi dans toutes ses entreprises.
Le peuple, insensible aux froids raisonnements de Nicias,
et enthousiasmé par les flatteries et par l’éloquence d’Alcibiade, accéda aux
demandes des Éginètes, ordonna l’armement destiné à les secourir, et nomma
pour généraux Nicias, Alcibiade et Lamachus.
On fit avec célérité tous les préparatifs nécessaires ;
mais le jour fixé pour le départ de la flotte se montrait sous un sinistre
auguré ; il coïncidait avec les fêtes de la mort d’Adonis. Toutes les femmes
athéniennes, pour rappeler la douleur de Vénus, remplissaient la ville de
leurs gémissements, et semblaient prédire les désastres dont Athènes était
menacée.
Au moment où le peuple s’attristait déjà du choix qu’on
avait fait par mégarde d’un jour si fatal, il apprit avec consternation que
les statues de Mercure, placées aux portes des maisons, venaient d’être
toutes mutilées dans la nuit. Les magistrats, excités par la clameur
publique, firent de diligentes recherches pour découvrir l’auteur de ce
sacrilège. Un esclave leur déclara qu’Alcibiade, plongé dans l’ivresse, avait
commis cette impiété. Ils voulaient l’arrêter et le mettre en jugement ; mais
les matelots et les soldats, soulevés, jurèrent qu’ils ne partiraient pas
sans lui.
Alcibiade demandait hautement qu’on lui fît son procès,
protestant de son innocence ; et représentant combien il serait injuste
d’exiger qu’un citoyen, sous le poids et l’inquiétude d’une accusation, se
chargeât de la conduite d’une entreprise qui demandait d’une part tant de
confiance, et de l’autre tant de liberté d’esprit. Mais le peuple, ne voulant
pas différer le départ de l’armée, ajourna le jugement d’Alcibiade jusqu’à
son retour.
La vanité des Athéniens eut une grande jouissance au
départ de la flotte. L’armée était posée de six à sept mille hommes d’élite
portés sur cent trente-six vaisseaux de guerre ; près de mille bâtiments
marchands les suivaient. L’audace d’Alcibiade animait toutes ses troupes :
leur ardeur, leur hilarité, leurs chants de guerre, qu’accompagnait le son
des instruments et donnaient à ce spectacle l’air d’un triomphe. On était
loin de prévoir que tous ces guerriers ne trouveraient en Sicile que leurs
tombeaux, et que le rêve de la conquête de Syracuse serait terminé par la
ruine d’Athènes.
L’armée arriva à Rhège : on n’y trouva pas l’argent promis
par les Éginètes. Nicias, mécontent, voulait négocier au lieu de combattre.
Lamachus prétendait qu’on pouvait terminer la guerre promptement, en
profitant du premier effroi des ennemis et en marchant droit à Syracuse.
Alcibiade proposa de s’étendre en Sicile pour grossir ses forces par le
secours des Grecs établis dans cette île. Son avis l’emporta : il débarqua le
premier, et par une attaque vive il se rendit maître de Catane.
Mais ses plus redoutables ennemis n’étaient pas en Sicile
: ceux qu’il laissait dans Athènes profitaient de son absence pour le perdre.
Les magistrats poursuivaient toujours leurs informations sur le sacrilège.
Plusieurs esclaves déposèrent qu’avant de mutiler les statues de Mercure,
Alcibiade, à la suite d’un festin, avait parodié les mystères de Cérès ; que
dans cette scène scandaleuse il remplissait les fonctions de prêtre, ordonnant
à Théodore de faire les proclamations sacrées, et à Polystion de porter la
torche.
Ces aveux, arrachés par les tortures ou payés par la
haine, étaient reçus par la crédulité. Cependant un des amis de l’accusé
demandant à ces esclaves comment dans l’obscurité de la nuit ils avaient pu
voir les coupables, ils prétendirent les avoir reconnus à la clarté de la
lune. Il se trouva précisément qu’il n’y en avait pas eu à cette époque.
L’imposture était évidente : mais en vain la raison voulut la prouver ; on n’écoute
plus sa voix dès que celle du fanatisme se fait entendre.
Le peuple était furieux ; il voulait impatiemment une
victime, et la galère de Salamine fut expédiée en Sicile pour ramener
Alcibiade.
Il feignit d’obéir, demanda seulement de faire la traversée
sur un bâtiment qui lui appartenait, arriva à Thurium, s’y cacha, et trouva
le moyen d’échapper aux poursuites de ses ennemis.
On raconte que, lorsqu’il marchait déguisé dans cette
ville, un Athénien le reconnut et lui dit : Eh
quoi, Alcibiade ! tu ne te fies pas à la justice de ton pays ? — Je le ferais, répondit-il, s’il était question de toute autre chose ; mais pour ma
vie je ne m’en fierais pas à ma propre mère, craignant que, par mégarde, elle
ne mît dans l’urne la fève noire au lieu de la blanche.
Lorsque le peuple athénien apprit sa fuite, la fureur fut
au comble. On le condamna à mort, on confisqua ses biens, on ordonna à tous
les prêtres et à toutes les prêtresses de le maudire. Une seule, nommée
Théano, plus digne que les autres du sacerdoce, s’y refusa, disant : Qu’elle était prêtresse des dieux pour faire des prières
et non des imprécations, pour bénir les hommes et non pour les maudire.
Alcibiade s’était réfugié dans Argos, lorsqu’il apprit son
arrêt, il dit : Je saurai bien prouver aux
Athéniens que je suis encore en vie.
Il ne remplit que trop cette fatale promesse et pour se
venger d’une injuste condamnation, il commit le plus grand des crimes, celui
de trahir sa patrie, et s’associa à ses ennemis pour sa ruine.
Comme l’élévation de son âme venait d’orgueil et non de
vertu, il était trop loin de sentir que se venger de l’injustice de son pays,
c’est la justifier.
La lenteur de Nicias, n’étant plus aiguillonnée par
l’activité d’Alcibiade, lui fit perdre un temps précieux à Catane, et laissa
renaître la confiance des ennemis que l’arrivée de forces si imposantes avait
d’abord troublés.
La campagne se passa en incursions et en petits combats
sans importance. Les Syracusains, rassurés, attaquaient eux-mêmes les
Athéniens, les provoquaient et se moquaient de leur apparente timidité.
Nicias, piqué de leurs railleries, s’irrita enfin, marcha avec toutes ses
forces, et fit le siège de Syracuse.
Cette ville fameuse, située sur la côte orientale de la Sicile, avait été fondée
par Archias de Corinthe ; sa population était nombreuse, son commerce
étendu, ses troupes aguerries. Dans sa naissance elle avait été gouvernée
républicainement ; l’industrie et le courage de ses citoyens étendirent
peu à peu sa puissance.
Gélon, qui s’illustra d’abord par des exploits, s’empara
de l’autorité, se fit pardonner son usurpation par ses vertus et par la
douceur de son règne ; il étendit sa domination sur plusieurs contrées
voisines, et consolida sa gloire par sa sagesse.
Ses successeurs ne l’imitèrent pas ; ils firent haïr la
tyrannie ; et Syracuse reprit sa liberté. Lorsque les Athéniens
l’attaquèrent, Hermocrate brillait dans son sénat, et commandait ses troupes.
Il se montra, par ses talents, et par son courage, dans cette grande
circonstance, digne de sa place et de la confiance de sa patrie.
En admirant les merveilles que produisait l’esprit
inventif des Grecs, leur amour pour la gloire et leur courage héroïque, on ne
peut que déplorer l’aveuglement des hommes ; ils abusent des dons les plus
précieux ; et, aveuglés par leurs passions, ils se servent de leurs propres
armes pour se détruire.
La
Grèce, si riche en talents, en législateurs, en sages, en
héros, délivrée de Xerxès, faisait trembler l’Asie, et semblait devoir
éclairer l’Europe qu’elle couvrait de ses brillantes colonies : une
partie de l’Italie et toute la
Sicile étaient devenues grecques ; les arts et la liberté
se répandaient partout ; leur union devait consolider ces conquêtes de la
civilisation ; mais l’ambition, la discorde et le luxe détruisirent l’ouvrage
des lumières, introduisirent dans un lieu la mollesse, dans l’autre la
tyrannie, partout l’égoïsme, et préparèrent de loin le triomphe de la
puissance romaine qui soumit successivement à son joug tous ces peuples
divisés.
Nous avons vu que Syracuse, ne mettant point de bornes à
son ambition, voulait assujettir Léontium, Égeste et toute la Sicile, et qu’elle avait
attiré par là dans son sein les armes d’Athènes. Elle n’avait point de
secours à espérer des Grecs de l’Italie, moins ambitieux, mais dont la force
était perdue et minée par les voluptés.
La célèbre Sybaris, fondée par les Achéens, dominant
autrefois sur vingt-cinq villes, s’était laissé corrompre par la richesse.
Son seul nom est resté immortalisé par ses vices : sa mollesse fut telle
qu’on y décernait des prix à ceux qui inventaient de nouvelles voluptés. Ses
lâches habitants, facilement vaincus par les Crotoniates, virent leur cité
détruite. Les Athéniens bâtirent sur ses débris la ville de Thurium, qui
reçut ses lois de Charondas, disciple de Pythagore.
La morale de ce législateur était très sévère il excluait
du sénat tout homme qui se serait marié deux fois ; la calomnie était soumise
à des peines infamantes ; on punissait d’une amende toute liaison avec les
méchants ; les poltrons étaient condamnés à paraître en public avec des
habits de femme. Charondas, frappé du danger des innovations et des
révolutions, avait ordonné que tout homme qui voudrait proposer une nouvelle
loi se présentât dans l’assemblée du peuple, une corde au cou ; et on le
pendait si la loi n’était pas jugée bonne, nécessaire et adoptée. Revenant un
jour de poursuivre des voleurs, il entra, par mégarde, tout armé, dans
l’assemblée du peuple, ce qui était défendu, Les citoyens lui reprochèrent
d’enfreindre lui-même ses lois. Loin de les
violer, répondit-il, je les scellerai
de mon sang. Et il se tua.
Thurium relâcha peu à peu les liens de cette législation
rigide : ses mœurs s’amollirent ; mais elle conserva longtemps la haine des
innovations, l’amour de la paix, et resta tranquille au milieu des querelles
qui agitaient l’es peuples voisins.
Un autre disciple de Pythagore, Zéleucus, avait été le
législateur des Locriens. Conduisant les hommes à la connaissance de la Divinité par la
contemplation de ses œuvres et par l’admiration de l’ordre qui règne dans
l’univers, il prescrivait, pour honorer les dieux, plus de vertus que de
sacrifices. Son code de lois était un code de morale, voulant éteindre
l’esprit de haine qui éternise les discordes civiles, il recommandait à ses
concitoyens de se conduire à l’égard de leurs ennemis comme devant les avoir
bientôt pour amis. Pour bannir le luxe de la république il ne le permit
qu’aux courtisanes.
Tous les peuples de la Grande Grèce
vivant dans ces dispositions pacifiques, les Syracusains ne devaient en
attendre aucun secours considérable. Ils pouvaient en espérer davantage de
quelques peuples de la Sicile
; mais s’ils y trouvaient des alliés, ils y trouvaient aussi des ennemis que
leur esprit de domination avait irrités. D’ailleurs les colonies grecques en
Sicile suivaient assez ordinairement les passions de leurs métropoles :
la discorde, qui agitait celles-ci dans la Grèce, et qui les rangeait dans le parti de
Sparte ou d’Athènes, s’étendait au loin, et portait en Sicile les mêmes
dissensions et des haines pareilles.
Les anciens habitants de la Sicile furent les
Lestrigons et les Cyclopes. Quelques Troyens y fondèrent la ville d’Égeste,
que les Latins nomment Ségeste. Les Phéniciens établirent des colonies sur la
côte qui regarde Carthage ; ce qui donna dans la suite de grands moyens aux
Carthaginois pour étendre leur puissance dans cette île.
Les premiers Grecs établis en Sicile furent les
Chalcidiens, de l’Eubée, qui fondèrent Naxos, Léontium et Catane. Les
Corinthiens, comme nous l’avons vu, jetèrent les fondements de Syracuse. Les
Mégariens bâtirent Mégare ou Hybla, dont le miel était si renommé, et ensuite
Sélinonte et Agrigente. Les Messéniens fondèrent la ville de Messine et les
Syracusains celles d’Acre, de Clazomène et de Camarine.
On peut juger par ce tableau que Syracuse, ayant à ses
portes moins d’alliés que d’ennemis, se trouvait livrée à ses propres forces,
et devait s’attendre à succomber sous la puissance d’Athènes, si Sparte ne
lui envoyait un prompt secours.
Cependant sa nombreuse population, la force de ses
remparts, une armée aguerrie et une flotte nombreuse, présentaient aux
efforts de Nicias des obstacles imposants, et qui exigeaient de ce général
beaucoup d’activité et de courage. La ville était divisée en trois quartiers
: celui qu’on appelait l’Île, situé au midi,
communiquait au continent par un pont ; les maisons de l’Achradine se
prolongeaient sur le bord de la mer ; derrière ce quartier celui d’Étique
s’étendait parallèlement. Tous deux étaient défendus par de hautes murailles
flanquées de tours et par des fossés profonds. Syracuse avait deux ports ; le
circuit le plus grand était d’une étendue de deux lieues. Nicias ayant, par
une fausse attaque, attiré l’ennemi du côté de Catane, débarqua à Olympie, et
arriva sans obstacles devant les murs de Syracuse. Mais bientôt les
Syracusains, réunissant toutes leurs forces, sortirent de leurs portes, et
livrèrent bataille à Nicias : elle fut longue et sanglante ; les Athéniens
remportèrent la victoire et forcèrent les ennemis à se renfermer dans leurs
murs.
Nicias, au lieu de profiter de l’épouvante que cette défaite répandait dans la ville, se
retira à Catane pour y réparer ses forces, et envoya demander à Athènes de
l’argent et des vivres.
Cette lenteur laissa aux Syracusains le temps de se
rassurer. Leur général, Hermocrate, raffermit leur courage, et l’on fit
partir des députés pour implorer le secours de Sparte et de Corinthe. Le
moment était favorable ; Alcibiade, enflammé du désir de la vengeance, avait
quitté Argos pour offrir ses services à Lacédémone contre sa patrie. Arrivé
en Laconie, il acquit bientôt un inconcevable crédit sur les Lacédémoniens,
dont il prit les mœurs. Ce n’était plus ce brillant Athénien entouré de
courtisanes dans un palais somptueux, éblouissant les regards par sa parure,
passant les nuits dans des festins ; mais un dur Spartiate, vêtu
grossièrement, nourri de brouet, luttant avec la jeunesse, méditant avec les
vieillards, grave dans son maintien, laconique, dans ses discours, et plus
animé contre Athènes que ses vieux ennemis.
Il persuada donc aux Lacédémoniens d’envoyer promptement
une armée en Sicile sous le commandement de Gylippe, d’attaquer en même temps
Athènes, et, pour ne point rendre cette invasion aussi infructueuse que les
précédentes, de fortifier le poste de Décélie, dont il connaissait mieux que
personne la position.
Ce fut ainsi que sa funeste et perfide habileté prépara et
décida la ruine d’Athènes ; il y contribua même par ses armes comme par ses
conseils.
Les Syracusains, ranimés par l’espoir d’être secourus,
redoublèrent d’activité, et tandis que leurs travailleurs ajoutaient des
fortifications nouvelles aux anciennes, Hermocrate exécuta une vive attaque
contre les Athéniens près de Catane, les surprit et brûla leur camp.
Il ne fallait rien moins qu’un pareil échec pour tirer
Nicias de sa léthargie. Ce général, toujours lent à se décider, mais ardent
dès qu’il était en action, réunit ses forces, repoussa les ennemis, marcha
sur Syracuse, établit sa flotte à Thapsa près de cette ville, livra une
nouvelle bataille, défit les ennemis, éleva un trophée, et entoura Syracuse
de retranchements qui la privaient de toute communication avec le dehors.
Continuant à pousser ses avantages, il s’empara du fort de
l’Épipole, situé sur une montagne qui dominait la ville. En vain les
Syracusains voulaient le reprendre ; il repoussa leurs efforts. Les deux
flottes se battirent : Lamachus périt dans ce combat, mais les Athéniens
furent vainqueurs, et Nicias se rendit maître du grand port.
Le succès décide les faibles ; la victoire trouve toujours
des alliés : plusieurs peuples de Sicile vinrent augmenter les forces des
assiégeants. Syracuse consternée et se croyant perdue, demanda à capituler.
Les articles étaient réglés ; on était près de les signer, lorsque tout à
coup Gylippe parut avec l’armée lacédémonienne.
Nicias avait négligé d’opposer des obstacles à leur
débarquement : l’ardeur et le courage des Syracusains se ranimèrent à la vue
de leurs libérateurs ; ils sortirent en foule de leurs murs, renversèrent
tout ce qu’ils trouvèrent sur leur passage, et se réunirent aux Spartiates
alors tous ensemble marchèrent avec impétuosité contre l’Épipole, et le
prirent d’assaut.
Nicias perdit beaucoup de monde dans ce combat, et se
retira sur le cap de Plemmyre, qu’il fortifia. Les flottes se livrèrent
bientôt deux batailles sanglantes. Dans un premier combat les Athéniens
eurent l’avantage ; mais dans le second leur aile gauche fut enfoncée et mise
en déroute.
Malheureusement la morale est presque toujours exclue de
la politique, et les états se croient plus dispensés que les particuliers de
garder leur foi.
La victoire de Gylippe changea les dispositions des
peuples de Sicile, et la plupart des alliés d’Athènes passèrent dans le parti
de Sparte, et se déclarèrent pour Syracuse.
Nicias écrivit des lettres pressantes à Athènes, pour
demander son rappel ou du secours : on refusa sa démission. Ménandre et
Euthydème partirent pour le soulager dans ses travaux. Eurymédon lui amena
dix galères chargées de vivres et d’argent ; enfin on annonça que Démosthène,
destiné à remplacer Lamachus, allait partir incessamment avec des forces
considérables.
Cependant Agis, roi de Sparte, suivant les conseils
d’Alcibiade, entra dans l’Attique, la ravagea, fortifia Décélie à six lieues
d’Athènes, et dans cette position, ôta aux Athéniens toute possibilité de
recevoir les produits de leurs mines et les revenus de leurs terres.
Athènes souffrit tous les maux de la plus extrême disette.
Les esclaves désertaient en foule ; le peuple éclatait en plaintes ; l’ennemi
menaçant la ville par des attaques continuelles, les citoyens se voyaient
obligés de montez la garde jour et nuit.
Pendant ce temps Gylippe et ses alliés redoublèrent
d’efforts contre Nicias : ils attaquèrent d’abord Plemmyre avec
quatre-vingts galères ; elles soutinrent un grand combat qui ne fut point
encore décisif : mais le lendemain Gylippe prit le fort d’assaut, et s’empara
de tout l’argent et des munitions qu’il renfermait.
Les Athéniens se vengèrent de cet échec en détruisant onze
galères ennemies, et se retirèrent dans une petite île près de la côte. Le
moment qui devait décider du sort d’Athènes et de Syracuse était arrivé.
Hermocrate, Gylippe, et leurs alliés, ayant réuni toutes leurs forces,
vinrent présenter la bataille aux Athéniens. Nicias voulait attendre
l’arrivée des secours promis : pour cette fois la temporisation était sage ;
mais la jalousie de Ménandre et d’Euthydème les porta à s’opposer à son avis.
L’impatience athénienne les seconda ; Nicias se vit forcé de combattre : il
fut défait, perdit sept galères, et, sa flotte découragée prit la fuite. Le
lendemain celle de Démosthène parut ; il amenait soixante-treize galères et
huit mille hommes.
Syracuse, effrayée, se montrait disposée à traiter :
Nicias l’apprit par des intelligences qu’il avait dans la ville, il conseilla
d’attendre et de négocier. Mais Démosthène ne voulait pas être venu de si
loin sans combattre ; il reprocha à Nicias sa timidité, enflamma par sa
véhémence les esprits de l’armée, et fit décider l’assaut.
Où enfonça d’abord les ennemis ; mais, au moment où l’on
se croyait sûr de la victoire, les troupes de Thèbes survinrent et
rétablirent le combat. Une terreur panique s’empara des Athéniens, la nuit
augmenta le désordre ; ce ne fut plus qu’une déroute : les soldats,
poursuivis par l’ennemi, jetaient leurs armes et se laissaient massacrer sans
résistance. Le carnage fut affreux ; la perte se monta à plus de huit mille
hommes ; le reste de l’armée se sauva dans des marais.
Un nouveau secours, arrivé à Gylippe sur ces entrefaites,
augmenta le découragement. On voulait se retirer ; mais les Syracusains
coupaient la retraite par terre et par mer. Eurymédon périt en livrant un
combat ; ses galères échouèrent dans le fond du golfe.
L’intrépidité de Nicias redoublait avec le péril ; il
repoussa les efforts de Gylippe. Cependant, pour lui enlever sa dernière
ressource, les Syracusains avaient fermé le grand port avec des chaînes de
fer. Les Athéniens, se voyant investis et sans vivres, se déterminèrent à
livrer un dernier combat. Nicias remplit cent dix galères de soldats, et jeta
le reste de ses troupes sur le rivage. Les galères athéniennes se
précipitèrent sur les chaînes pour les briser ; celles de Syracuse
accoururent pour s’y opposer. Les deux armées se mêlèrent et s’entassèrent
tellement dans un lieu étroit, que toute manœuvre devint alors
impossible : on se joignait bord à bord, on combattait corps à corps
comme sur terre.
Après plusieurs heures d’une mêlée furieuse et d’une lutte
opiniâtre, la flotte des Athéniens, battue, fut repoussée et poursuivie sur
le rivage, où ils abandonnèrent tous leurs vaisseaux.
L’armée voulut alors se retirer par terre ; mais on prit
trop tardivement ce parti ; tous les passages étaient gardés. Bravant ces
obstacles, après avoir abandonné en gémissant les malades et les blessés à la
fureur de l’ennemi, on se mit en marche : malgré la consternation que causait
cet affreux désastre, la retraite se fit d’abord en bon ordre, quoiqu’on fût
toujours harcelé par la cavalerie.
La nuit on crut devoir changer de route : l’arrière-garde,
commandée par Démosthène, s’égara dans l’obscurité ; elle fut attaquée,
investie ; et, après une longue défense, Démosthène se vit contraint de se
rendre avec les six mille hommes qu’il conduisait.
Nicias, poursuivant sa marche traversa une rivière, et
établit son camp sur une hauteur. Bientôt, entouré par les forces ennemies,
il négocia, offrit de payer les frais de la guerre, et de donner des otages.
Pour toute réponse on l’attaqua : ne cherchant plus de salut que dans
son courage il enfonça les ennemis, et se retira sur les bords du fleuve
Asinare.
Là les soldats, accablés de fatigue et de soif, voulant se
désaltérer, furent massacrés en grand nombre dans le fleuve par les
Syracusains qui les poursuivaient. Nicias, ne pouvant plus rétablir l’ordre,
se rendit à Gylippe, à condition qu’on épargnerait le reste des troupes.
Le nombre des prisonniers était prodigieux. Les
Syracusains retournèrent en triomphe dans leur capitale : tous les
arbres de la route furent érigés en trophées, et chargés des armes des
vaincus.
Le sénat et le peuple de Syracuse délibérèrent sur leur
sort. La foule demandait la mort des captifs : Nicolaüs, vieillard vénérable,
fit un discours touchant pour prouver aux Syracusains qu’une vengeance si
atroce déshonorerait leur victoire. Dioclès entraîna les suffrages, et fit
envoyer au supplice Nicias et Démosthène.
On enferma les autres captifs dans de vastes carrières, où
ils ne recevaient pour toute nourriture qu’un peu de farine et d’eau. La plus
grande partie mourut de misère ; on vendit le reste comme esclave.
Tel fut le dénouement de cette fatale guerre, conseillée
par la vanité d’Alcibiade, et rendue si funeste par sa trahison. Elle ne
justifia que trop le mot de Timon, fameux par sa haine contre les hommes : ce
misanthrope farouche ; voyant les progrès du crédit d’Alcibiade dans sa
patrie, lui dit un jour : Courage, mon fils ;
continue de t’agrandir, et je te devrai la perte des Athéniens.
Au moment où Athènes voyait ses campagnes ravagées, ses
mines envahies, ses murs menacés par les Spartiates, elle apprit la mort de
Nicias, de Démosthène, et la destruction totale de ses flottes et de ses
armées,
Le peuple, consterné, sans galères, sans argent, sans
soldats, ne pouvait compter sur l’appui de ses alliés qui n’avaient subi que
forcément son joug, et qui n’étaient attachés qu’à sa fortune : aussi ils
abandonnèrent Athènes dès qu’ils la virent vaincue. Les peuples de Thrace,
d’Ionie, ceux de l’Eubée, de Chio, de Lesbos, se mirent sous la protection de
Lacédémone, et trouvèrent son parti le plus juste, parce qu’il devenait le
plus fort.
Quelques villes d’Asie, plus courageuses et plus
clairvoyantes, demeurèrent fidèles.
Tissapherne, gouverneur de Lydie pour le roi de Perse, et
Pharnabaze, satrape de l’Hellespont, promirent des subsides aux Spartiates
s’ils voulaient les aider à priver ces villes de leur liberté et détruire
ainsi les derniers alliés d’Athènes.
Sparte y consentit au mépris des lois de Lycurgue : le
désir de dominer lui fit recevoir l’or étranger, et elle s’arma contre la
liberté grecque. C’est ainsi que la cour de Perse, vaincue par les armes de la Grèce, mais
triomphante par l’intrigue profita des divisions de ses ennemis pour les
corrompre et les abaisser.
Alcibiade se voyait plus vengé qu’il ne l’avait espéré :
la vengeance n’est une jouissance que dans l’éloignement ; dès qu’elle est
satisfaite, elle déchire l’âme dans laquelle elle n’a pas effacé toutes
traces de vertu.
Dès qu’Alcibiade vit Athènes au bord de sa ruine, son
amour pour son pays se réveilla : pour empêcher le triomphe complet de
Sparte, il traversa les négociations de Tissapherne, et multiplia les
intrigues pour en retarder le succès. Il y serait peut-être parvenu, tant il
avait de crédit sur le peuple lacédémonien ; mais il s’était attiré la haine
d’Agis, roi de Sparte, dont il avait séduit la femme, Timéa. Cette reine,
trop passionnée pour être prudente, fit éclater cette coupable liaison : son
scandaleux aveuglement fut tel que, devant ses amis, elle donnait à son
enfant, Léotychide, le nom de son amant. Agis, justement irrité, profita,
pour perdre Alcibiade, de ces imprudences et de l’enthousiasme que le peuple
montrait pour lui. Il parvint à exciter la jalousie du sénat, celle des
éphores, et prit avec eux des mesures pour se défaire d’un homme si remuant.
Alcibiade, averti du danger qui le menaçait, se sauva à
Sardes, et, changeant tout à coup de système, de mœurs, de costume et de
langage, il devint en peu de temps le favori de Tissapherne.
Maître de l’esprit de ce satrape, il l’engagea à tenir la
balance entre Athènes et Sparte, en lui prouvant que la ruine d’une de ces
villes mettrait l’autre en état de disposer de toutes les forces de la Grèce contre la Perse.
Ces intrigues laissant aux Athéniens le temps de respirer,
ils levèrent des soldats, construisirent des galères, et firent rentrer
plusieurs villes dans l’obéissance. Ils apprirent alors que Tissapherne
faisait venir cent cinquante vaisseaux phéniciens pour les joindre à la
flotte persane : une force si considérable pouvait, suivant le parti que
prendrait le satrape, écraser Athènes, ou la délivrer des Lacédémoniens.
Le peuple athénien se repentit alors d’avoir maltraité
Alcibiade, dont il redoutait la dangereuse influence. Celui-ci profita de cette
circonstance, et fit dire secrètement à ses concitoyens qu’il leur
procurerait l’alliance de Tissapherne, pourvu qu’on détruisît la démocratie
dans Athènes.
Le peuple, indigné, s’opposa d’abord vivement à cette
révolution ; mais le danger était imminent, les ressources nulles, et le
parti démocratique fut obligé de consentir à tout pour sauver l’état.
On envoya Pisandre et dix députés à Sardes pour traiter
avec Tissapherne et avec Alcibiade. Le satrape exigeait impérieusement
qu’Athènes abandonnât toute l’Ionie : les Athéniens n’ voulaient pas
consentir. Fatigué de ces lenteurs, Tissapherne conclut une alliance avec
Lacédémone, qui promit formellement de céder au roi de Perse les provinces
grecques d’Asie.
Cependant la révolution commencée dans Athènes
s’acheva : la démocratie fit place à l’oligarchie, et le gouvernement de
la république fût confié, avec un pouvoir absolu, à quatre cents citoyens
pris dans la classe la plus opulente. Le sénat résistait encore ; mais les
quatre cents magistrats nommés entrèrent dans le lieu des séances, armés de
poignards, et forcèrent les sénateurs à se disperser.
Cet acte de violence fut suivi d’une cruelle
proscription : on emprisonnait, on égorgeait les partisans de la
démocratie, on pillait leurs biens, et les nouveaux magistrats se montraient
plus cruels pour le peuple que ses ennemis.
L’armée qui était à Samos, apprenant ces atrocités, se
révolta, déposa ses chefs, et mit à leur place Thazile et Thrasybule. Ils
rappelèrent Alcibiade qu’ils nommèrent leur général.
Les Lacédémoniens, au lieu deprofiter de ces troubles et
d’attaquer promptement Athènes, portèrent leurs armes dans l’Eubée, et s’en
emparèrent. Cette faute sauva pour le moment les Athéniens : ils reprirent
courage, confirmèrent le rappel d’Alcibiade, et déposèrent les quatre cents
magistrats qui avaient tant abusé de leur pouvoir précaire.
Alcibiade ne voulut point rentrer dans Athènes avant
d’avoir réparé ses torts par des services, et ses trahisons par des victoires
: à la tête de quelques vaisseaux ioniens, il se joignit à la flotte
athénienne, attaqua impétueusement les Lacédémoniens près d’Abydos ; les
défit complètement, et leur prit plus de trente vaisseaux.
Après cette victoire il courut à Sardes, avec son audace
et son imprudence accoutumées, pour voir Tissapherne, et pour jouir devant
lui de son triomphe. Le satrape le fit arrêter : mais il corrompit quelques
gardes, en tua d’autres, se sauva, remonta sur sa flotte, et, après s’être
réuni à Théramène et à Thrasybule, il marcha vers Cyzique avec quarante
vaisseaux.
Le satrape Pharnabaze et Mindare de Sparte commandaient,
dans ces parages, des forces très supérieures aux siennes. Il n’approcha
d’abord des ennemis qu’avec la moitié de ses vaisseaux, pour les attirer loin
de la côte en leur inspirant une trompeuse confiance.
Ce qu’il avait prévu arriva. Voyant le petit nombré de ses
bâtiments, ils coururent sur lui en désordre, comptant sur une victoire
prompte et facile : mais, peu de temps après que le combat fut commencé, le
reste de la flotte athénienne parut, tomba sur les Perses et les Spartiates,
et les mit en fuite. Profitant de cet avantage, Alcibiade débarqua
promptement sur la côte, battit Pharnabaze, fit un grand carnage des ennemis,
et tua de sa propre main Mindare, général des Lacédémoniens.
Cependant le roi Agis s’était avancé avec une flotte près
d’Athènes. Thazile le combattit, et le força à se retirer. Mais quelque temps
après la flotte de Tissapherne lui fit éprouver un échec, et il prit le parti
de rejoindre Alcibiade : dans sa route il s’empara de quatre vaisseaux
syracusains.
Alcibiade ayant ainsi réuni toutes les forces d’Athènes,
marcha contre Tissapherne, et lui livra une grande bataille : l’armée persane
et phénicienne fut battue et presque détruite.
Cette victoire rendit les Athéniens maîtres de la mer de
l’Hellespont, et répandit un tel effroi dans Lacédémone qu’elle demanda la
paix.
La haine des Athéniens était trop animée pour être
prudente ; ils manquèrent cette occasion de relever solidement leur puissance
et refusèrent toute négociation.
L’année suivante. Alcibiade fit la conquête, de
Chalcédoine, de plusieurs autres places, battit encore Pharnabaze, et revint
enfin à Athènes avec des vaisseaux chargés de lauriers, de captifs et de
butin.
Rien ne peut se comparer à l’éclat de cette entrée
triomphale. Athènes, qui s’était crue perdue, se retrouvait victorieuse : les
hommes faisaient éclater violemment leurs transports par des cris ; les
femmes, les vieillards, les enfants exprimaient leur joie par des larmes :
Alcibiade fut reçu comme un héros, comme un libérateur et presque comme un
dieu.
Rassemblant le
peuple, il voulut se justifier à ses yeux de l’ancienne accusation portée
contre lui ; mais la fortune l’avait absous : on cassa le décret qui l’avait
banni, et on ordonna aux prêtres de révoquer leurs malédictions. Un seul s’y
refusa, disant qu’il n’avait maudit qu’un sacrilège, et, que si Alcibiade
était innocent, l’anathème ne tombait pas sur lui.
Le peuple dans son ivresse ne se contenta pas de rendre au
vainqueur ses droits et ses biens ; oubliant que Miltiade n’avait pu obtenir
une couronne de laurier, il donna au banni une couronne d’or, et lui confia
le commandement général des forces de terre et de mer.
L’enthousiasme pour Alcibiade allait toujours croissant :
on pensait à le faire roi ; mais les plus sages citoyens, redoutant cette
nouvelle tyrannie qui détruirait à jamais la liberté, pressèrent le départ
des cent vaisseaux qu’il commandait. Comme il aimait encore plus la gloire
que l’autorité, il obéit ; mais avant de s’embarquer, il fit une action digne
de son audace, et très agréable aux Athéniens.
Depuis longtemps les Lacédémoniens occupaient la campagne
; on était obligé de se rendre par mer à Éleusis pour y célébrer les mystères
: l’époque de des fêtes arrivée, Alcibiade, bravant les ennemis, voulut qu’on
suivît l’ancienne coutume, et fit passer dans la plaine les pontifes, le
peuple et le cortège au milieu d’une haie de soldats. Cette pompe religieuse
et cette témérité guerrière imposèrent aux Spartiates qui n’osèrent ni
interrompre la marche ni troubler la cérémonie.
Une si heureuse hardiesse redoubla l’enthousiasme du
peuple pour son héros ; mais il ne tarda pas à éprouver de nouveau
l’inconstance de ce peuple frivole qui passait si rapidement de la colère à
la tendresse et de l’amour à la haine.
Lacédémone, menacée de se voir attaquée à son tour, voulut
opposer à Alcibiade un adversaire digne de lui, et donna le commandement de
ses flottes à Lysandre, de la famille des Héraclides.
Il était brave, habile, ambitieux, insinuant et fait pour
arriver au plus haut degré de gloire, si ses vertus avaient égalé ses
talents.
Dans ce temps le roi de Perse, Darius, animé contre
Athènes, envoya son fils, le jeune Cyrus, à Sardes, avec l’ordre de
surveiller la conduite de Tissapherne, dont le système tendait à protéger
tantôt Sparte, tantôt Athènes, afin de prolonger leurs divisions pour
augmenter leur faiblesse.
Lysandre, informé de ces circonstances, arriva à Sardes,
flatta l’amour-propre du jeune Cyrus, et gagna sa faveur par son adresse. Le
prince, qui voulait s’assurer d’un appui pour monter au trône, se déclara
ouvertement en faveur de Sparte, et prodigua ses trésors, afin d’augmenter la
paie de l’armée de Lysandre.
Cette augmentation de solde lui attira beaucoup de monde,
et fit même déserter un grand nombre de matelots athéniens.
Lysandre, trouvant de cette sorte en Asie toutes les
ressources nécessaires, établit son arsenal à Éphèse.
Alcibiade, obligé de chercher des secours, débarqua en
Ionie pour y ramasser quelque argent : et comme il laissait le
commandement de la flotte à Antiochus, dont les talents lui inspiraient peu
de confiance, il lui défendit de combattre pendant son absence. Antiochus
n’exécuta pas cet ordre ; il s’approcha avec sa galère des Lacédémoniens et
les provoqua par des railleries et par des menaces : ils sortirent de la rade
et coururent sur lui. Ses vaisseaux marchèrent à son secours ; l’affaire
devint générale : il fut battu et perdit quinze galères.
Alcibiade, irrité de cet échec, voulut prendre sa revanche,
rassembla des vaisseaux à Samos, et présenta la bataille à Lysandre, qui
l’évita avec prudence. Les ennemis d’Alcibiade dans Athènes n’avaient été que
comprimés ; leur haine profita de la défaite de la flotte pour éclater :
Thrasybule l’accusa devant le peuple, lui reprocha d’avoir abandonné ses
vaisseaux et d’entretenir des intelligences coupables avec les satrapes.
Le peuple, toujours crédule quand l’envie parle, et
toujours sévère contre le malheur, condamna de nouveau au bannissement le
guerrier qu’il avait voulu, peu de temps avant, porter au trône. On refusa
d’entendre sa défense, et il fut obligé de se réfugier dans la Chersonèse.
Lysandre profita de cet événement, conquit plusieurs
villes et y rétablit le gouvernement aristocratique. Ses services furent
presque aussi mal récompensés à Sparte que ceux d’Alcibiade l’avaient été à
Athènes. Les républiques sont ingrates, parce qu’elles craignent, tout ce qui
s’élève. Le commandement de la flotte lui fut ôté et donné à Callicratidas.
Les Athéniens remplacèrent Alcibiade par Conon. Lysandre se vengea bassement
de l’injustice qu’il éprouvait, et renvoya dans la ville de Sardes tout ce
qui restait d’argent pour la paie des troupes. Cyrus l’approuva, comme s’il
avait prêté ce secours à un homme et non à la république. En vain
Callicratidas voulut lui faire des représentations ; le prince les rejeta
avec une hauteur humiliante. Callicratidas, blessé par l’orgueil persan,
forma le projet de réconcilier les Grecs, afin de tourner leurs armes contre
l’ennemi commun. Mais il faut plus de temps et d’efforts, pour éteindre, la
haine que pour l’allumer ; et le sort ne lui permit pas de consommer cette
heureuse révolution.
La vingt-sixième année de la guerre du Péloponnèse
commença. Conon se vit bloqué par Callicratidas dans la baie de Mitylène.
Athènes envoya à son secours cent cinquante vaisseaux. Callicratidas, quoique
beaucoup moins fort, les attaqua : son premier choc fut si impétueux qu’il en
coula bas plusieurs. Mais, le sien se trouvant accroché par celui du fils de
Périclès, il fut entouré et tué après avoir fait des prodiges de valeur.
Sa mort découragea ses troupes, le désordre se mit dans
l’armée lacédémonienne ; elle prit la fuite après avoir perdu cinquante
vaisseaux.
Ce combat, donné, près des Argineuses, releva les
espérances des Athéniens ; ils dressèrent un trophée sur la côte. Leurs
généraux, trop pressés de suivre leurs opérations, négligèrent d’exécuter les
ordres de Conon et d’enterrer les morts. Le peuple d’Athènes, à la fois
léger, superstitieux et cruel, mit en jugement ces bravés guerriers, et six
d’entre eux furent condamnés à mort.
Sparte se consola de sa défaite par la gloire que ses
guerriers s’étaient acquise en combattant hardiment des forces aussi
supéreures en nombre.
Avant la bataille, quelques amis de Callicratidas le
blâmaient de ne pas se retirer au lieu de combattre, il leur répondit : La perte d’une flotte est un mal que Sparte peut réparer ;
mais la fuite serait une honte irréparable pour elle et pour moi.
Lysandre, n’avait pas cette antique rudesse ; une de ses
maximes était qu’il fallait coudre la peau du renard où la peau du lion ne
pouvait pas suffire.
Ses talents, devenant plus nécessaires que jamais, on lui
rendit le commandement. Il obtint de Cyrus tout l’argent et les secours qu’il
désirait, ouvrit la campagne avec activité, s’empara de Lampsaque et la livra
au pillage.
L’armée athénienne, qui marchait pour la secourir, arriva
trop tard à Ægos-Patamos, près de cette ville. Alcibiade, qui habitait dans
le voisinage, vint trouver secrètement les généraux, et les avertit des
dangers qu’ils couraient s’ils voulaient combattre dans une position si
désavantageuse : il leur conseilla d’attendre, et leur offrit d’attaquer
lui-même, par terre, l’ennemi avec des troupes de Thrace qui étaient à sa
disposition.
On méprisa ses conseils et on refusa ses offres. Lysandre,
dissimulant ses desseins, semblait éviter le combat : son apparente
timidité inspira une funeste confiance aux Athéniens ; leurs équipages
quittèrent les vaisseaux, et descendirent à terre pour se livrer au repos et
au plaisir. Lysandre, saisissant le moment favorable, attaqua la flotte à
l’improviste et s’en empara : Conon put à peine se sauver avec neuf galères.
Les Lacédémoniens étant débarqués, forcèrent le camp, le pillèrent et firent
prisonniers les généraux et trois mille Athéniens, dont Sparte ordonna sans
pitié le massacre.
La suite du désastre d’Ægos-Potamos fut terrible. Lysandre
s’empara de toutes les villes maritimes, et vint bloquer le port du Pirée.
Agis et Pausanias assiégèrent Athènes. Cette malheureuse ville, cernée de
tous côtés, et ne pouvant réparer la destruction de sa flotte et de son
armée, proposa d’abandonner ses prétentions, ses droits, ses alliés et
l’Attique même, pourvu qu’on laissât le port libre et la ville indépendante :
mais les éphores exigèrent qu’on la démantelât.
Théramène, envoyé par les Athéniens pour négocier avec
Lysandre, ne put rien conclure : le sort de cette république fut soumis dans
Sparte à la décision du sénat et du peuple.
Les Thébains demandaient vivement sa ruine : Lysandre
s’y opposa et prétendit qu’en détruisant cette superbe ville, on crevait un
des yeux de la
Grèce. Enfin la paix fut accordée aux conditions suivantes
: les fortifications devaient être démolies ; on ne laissait à Athènes que
douze galères ; elle rendait la liberté à toutes les villes qui étaient sous
sa dépendance, et se soumettait elle-même aux Lacédémoniens, en promettant de
les servir dans toutes leurs guerres.
La famine força les Athéniens de ratifier ce honteux
traité. Lysandre, arrivant en vainqueur dans le Pirée, en fit raser les
fortifications au bruit des instruments : entrant ensuite dans Athènes il y
parla en maître, obligea le peuple à dissoudre l’oligarchie, et nomma pour
gouverner la république trente archontes qui méritèrent, par leurs crimes,
une funeste immortalité sous le nom des trente tyrans.
Après ce traité qui termina la guerre du Péloponnèse,
Sparte, sans rivale, ne trouva plus d’ennemis dans la Grèce : toutes les
îles se soumirent. Lysandre, ne rencontrant aucun obstacle dans sa marche,
n’eut qu’à paraître devant les villes ; elles lui ouvrirent leurs portes et
reçurent ses lois. Il en changea le gouvernement à son gré, abolit la
démocratie, et établit partout des décemvirs de son choix, et qui lui étaient
dévoués. Il ordonna ensuite à Gylippe de le précéder et de porter à Sparte
des sommes immenses d’or et d’argent, fruit de ses conquêtes.
Le héros de la
Sicile, qui avait triomphé des plus illustres généraux
d’Athènes, vaincu par l’avarice, ne put résister à l’appât, de l’or, et
déroba, pendant la nuit, un cinquième des trésors qui lui étaient confiés. Ce
vol fut découvert ; et Gylippe, sans attendre son jugement, se condamna
lui-même à l’exil.
Cependant on délibérait à Sparte si l’on recevrait dans la
ville ces richesses proscrites par les lois. Les débats furent vifs entre la
morale et la cupidité. Les éphores, invoquant l’ombre de Lycurgue, voulaient
qu’on refusât ces funestes présents ; tout autre ennemi aurait été repoussé
avec fierté ; mais on capitula avec l’or.
Le peuple décida qu’il serait reçu, mais non partagé ; que
les particuliers ne pourraient en faire aucun usage, et qu’on ne
l’emploierait qu’aux dépenses publiques.
C’est ainsi que la richesse pénétra dans les murs de Sparte.
Bientôt elle changea ses mœurs ; et Lysandre fut à la fois le destructeur
d’Athènes et le corrupteur de Lacédémone.
La faiblesse est toujours condamnée, et la force déifiée :
les Grecs accablèrent d’éloges le victorieux Lysandre ; leur flatterie lui dressa
des autels. Enivré d’orgueil, il s’érigea lui-même une statue. Les poètes
chantaient ses louanges ; et, sur tous les théâtres, les peuples, subjugués
par lui, célébraient ses triomphes qui avaient délivré la Grèce de l’ambition d’Athènes.
Il est vrai que les Athéniens déguisaient si peu leurs
désirs immodérés de domination, que dans le bourg d’Agraule, ils faisaient
faire serment à la jeunesse d’étendre partout la puissance d’Athènes, et de
ne reconnaître d’autres bornes à la république que celles des pays où l’on ne
trouverait ni vignes, ni grains, ni oliviers. Mais, si Athènes était
ambitieuse, Sparte n’était pas plus modeste, et tout prouva bientôt qu’on
n’avait fait que changer de maître.
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