HISTOIRE DU BAS EMPIRE (période antique)

 

VALENS, EN ORIENT ; GRATIEN, VALENTINIEN II EN OCCIDENT ; THÉODOSE, MAXIME, USURPATEUR

 

 

(An 375)

GRATIEN était à Trèves, lorsqu’il confirma l’élection de son frère Valentinien II. Comme régent et comme empereur, il ordonna à Justine et à son fils de s’établir à Milan, Un prince, plus habile que Valens, serait parvenu sans doute à maintenir ses neveux dans sa dépendance ; mais l’empereur d’Orient, peu capable de défendre et de gouverner ses propres états, n’exerça aucune influence dans l’Occident.

Les éléments semblaient alors se joindre aux barbares pour accélérer la ruine de l’empire. Toutes les côtes furent bouleversées par un affreux tremblement de terre ; la mer, fuyant le rivage, découvrit aux regards surpris ses profonds abîmes ; et, après avoir laissé les vaisseaux à sec, et une foule innombrable de poissons mourants sur le sable, l’onde en furie, par une réaction terrible, franchissant les rocs escarpés et-les barrières qui arrêtaient ordinairement sa course, ruina plusieurs vil-les, et inonda de vastes contrées. Alexandrie perdit cent cinquante mille citoyens ; les prêtres orthodoxes attribuaient ces malheurs au courroux de Dieu contre les hérétiques.

Les fléaux de la nature sont contenus ou arrêtés par une main toute-puissante ; elle leur a posé des bornes éternelles : mais ceux qu’étendent sur la terre les passions déréglées des hommes n’ont point de limites. Dans ces temps déplorables, le monde se vit ravagé par l’invasion d’un peuple sauvage, sorti des glaces du Nord. Les Huns, plus redoutés par les barbares de la Scythie et de la Germanie, que ceux ci ne l’étaient par les Grecs et par les Romains, se précipitèrent de l’Orient sur l’Occident, dévastant, détruisant, dépeuplant tout sur leur passage ; et la terreur qu’inspiraient ces guerriers féroces, refoula sur l’empire romain les nations entières des Sarmates, des Alains, des Goths, des Ostrogoths, des Quades et des Visigoths. La peur, qui les chassait, les rendit plus redoutables que leur audace ; on avait repoussé leur ambition, on fut écrasé par leur fuite ; et, en émigrant pour chercher leur salut dans d’autres contrées, ils consommèrent la ruine des Romains.

Ces Romains, maîtres du monde tant qu’ils furent libres et vertueux, n’avaient conservé de leur ancienne grandeur qu’un luxe colossal. Les empereurs, les consuls, les patrices, les ministres, les préfets, les courtisans, les généraux les patriciens, dépeuplaient les champs et les camps pour remplir leurs maisons de milliers d’esclaves, de domestiques, d’eunuques et d’affranchis.

Une autre partie de la population, quittant la terre pour le ciel, habitait les églises, les palais épiscopaux, les séminaires, les ermitages, les monastères. Le peu de citoyens qui restaient encore dans les légions se dégoûtaient chaque jour du travail, de là discipline et du poids des armes. Enfin,  au moment où l’empire se voyait de toutes parts envahi ou menacé par les barbares, c’était à ces mêmes barbares qu’on livrait souvent la défense des frontières, la conduite des armées, la garde du prince, le consulat, les préfectures et les plus hautes dignités de l’état.

Les Huns, nés dans les vastes plaines de la Sibérie, étaient jusqu’à cette époque presque inconnus : Procope les confond avec les Scythes et les Massagètes. Jornandès, historien des Goths, attribuant la difformité de ces sauvages à une origine infernale, les croyait produits par l’union des démons et des sorcières ; les os de leurs joues étaient protubérants, leur chevelure crépue, leurs yeux petits et enfoncés, leurs membres courts et sans proportion ; on les comparait à ces idoles que les peuples barbares se forment avec des morceaux de bois grossièrement taillés. Ils n’habitaient que des tentes, détestaient les cités, qu’ils appelaient des prisons de pierre ou des sépulcres.

Les tribus errantes et pastorales furent toujours plus conquérantes que les agricoles : rien n’arrête la marche de ces peuples vagabonds ; leurs logements, leurs meubles, leurs richesses, sont portés sur leurs chariots ; leurs troupeaux, qui marchent avec eux, assurent leur subsistance ; toujours rassemblés dans un camp, leur vie est un état de guerre continuelle. Comme ils quittent un pâturage épuisé pour en chercher d’autres, ils n’ont point de foyers dont les charmes les retiennent. Ils aiment leur nation et non leur patrie ; l’habitude de la chasse les forme à la guerre ; leur nourriture augmente leur cruauté ; ils n’ont d’autres mets que des viandes crues, et qu’ils n’échauffent qu’en les mortifiant sous la selle de leurs chevaux.

Tels étaient ces peuples nomades qui, après avoir répandu pendant plusieurs siècles l’effroi dans le vaste empire de la Chine, épouvantaient ensuite par leurs fureurs l’Asie et l’Europe entière. Chaque famille des Huns, en se multipliant, avait formé une tribu, dont le chef, nommé Mirza, était juge pendant la paix, général pendant la guerre. Il la gouvernait avec l’autorité d’un père de famille ; les chefs des tribus élisaient entre eux un prince appelé Khan. La dîme de tous les troupeaux, formait son revenu ; son pouvoir était borné par celui des diètes, ou assemblées nationales, qui délibéraient sur la paix, sur la guerre, et rejetaient ou approuvaient les lois proposées par le prince.

Les Chinois, pour résister à leurs invasions, construisirent cette grande muraille qui excite encore l’étonnement du voyageur. Les Huns, connus sous le nom de Tanjoux, c’est-à-dire, fils du ciel, parcouraient les vastes plaines, qu’arrose le fleuve Amour jusqu’à la Corée. Leurs courses s’étendaient au Nord des sources de l’Irtiche à la mer Glaciale ; les peuples qui habitaient les rivages du lac Baikaal furent subjugués par eux. Enhardis par leurs succès, ils franchirent la grande muraille, battirent les Chinois, et enveloppèrent l’empereur Kaoti, qui se vit forcé de capituler et de leur payer le plus honteux des tributs. Ces barbares exigeaient qu’on leur livrât annuellement les plus belles filles des familles les plus distinguées. Les Orientaux nous ont conservé la complainte d’une princesse chinoise, qui déplora dans, une touchante élégie tous les malheurs qu’elle éprouva dans sa captivité, au milieu d’un camp de sauvages, loin de sa patrie de sa famille et de ses dieux.

Une cruelle révolution releva la Chine de cet abaissement ; d’autres tribus nomades et guerrières, célèbres dans l’Orient sous le nom de Tartares, conquirent ce vaste empire, et, adoptant ses lois, joignirent à la force de leurs hordes belliqueuses la sagesse d’une nation civilisée.

Les Huns, arrêtés bientôt dans leurs progrès par ces nouveaux ennemis, qui opposaient à leur bravoure l’avantage de la discipline, éprouvèrent de nombreux revers. Indignés de cette résistance inaccoutumée, toutes leurs tribus se rassemblent ; leur khan livre une grande bataille aux Chinois et aux Tartares réunis, commandés par l’empereur Vouti. La fortune se déclare contre les Huns ; ils sont enfoncés, cernés, défaits, taillés en pièces ; le khan se sauve avec peu des siens. Vouti les poursuit, affranchit les peuples qu’ils avaient rendus tributaires, et finit par soumettre à sa domination ton tes les tribus qui restèrent dans les plaines du Sud ; celles du Nord conservèrent quelque temps leur indépendance : mais enfin, dans l’avant dernier siècle qui précéda l’ère chrétienne, les Chinois parvinrent à détruire la puissance des Tanjoux ; elle comptait alors, dit-on, treize cents ans de durée.

Quelques tribus, plus belliqueuses que les autres, et qui formaient un corps de cent mille guerriers, échappant à la servitude par la fuite, marchèrent vers l’Occident. Les unes s’établirent sur les rives de l’Oxus, et portèrent souvent leurs armes dans la. Perse ; les autres posèrent leurs tentes sur les bords du Volga ; on les y voyait encore dans le dix-huitième siècle ; ils portaient le nom de Kalmouks noirs. En 1771, ne pouvant supporter le joug de la dépendance russe et le poids des impôts, ils s’échappèrent au nombre de cent cinquante mille familles, retournèrent dans l’Orient, et, après deux ans de marche, parurent à l’improviste sur les frontières de la Chine. Elles demandèrent et obtinrent un asile et des terres. L’empereur, qui les accueillit, fit élever un monument pour apprendre à la postérité cette nouvelle conquête, préférable, selon lui à celle des armes. Notre gouvernement, dit-il dans l’inscription gravée sur la colonne, est si juste et paternel, que des nations entières traversent l’Europe et l’Asie, et parcourent deux mille lieues pour demander à vivre sous nos lois.

Les Huns, qu’aucun obstacle n’arrêtait, qui couchaient armés, qui délibéraient à cheval dans leurs assemblées, qui traversaient à la nage les rivières et les torrents, qui portaient des flèches pour blesser de loin l’ennemi, un sabre pour le frapper de près, un filet pour l’envelopper et le terrasser, trouvèrent sur le Volga les Alains, peuple aussi féroce qu’eux. Un cimeterre était leur idole ; ils ornaient leurs armes et les harnais de leurs chevaux avec les ossements de leurs ennemis. La lutte entre ces barbares fut longue, horrible et sanglante. Les Alains, ou fils des montagnes, furent vaincus ; une partie chercha un asile sur les rochers du Caucase qu’elle occupe encore ; l’autre se joignit aux vainqueurs, et grossit cette foule de barbares qui envahirent l’empire romain.

Jornandès raconte que les Huns poursuivant une biche, traversèrent le Don au lieu où il se jette dans les Palus-Méotides, regardés par eux, jusque-là, comme les bornes du monde. Trop de fables semblables ternissent les ouvrages de cet historien. Ce qui est avéré, c’est que les Huns, franchissant les plaines de la Scythie, attaquèrent Hermanrick, ce fameux roi des Goths, dont l’empire et la gloire s’étendaient de la mer Baltique au Pont-Euxin.

La nature semble avoir imprimé une marque distinctive qui sépare en deux classes l’espèce humaine tous les peuples d’Occident ont la figure ovale, les yeux grands, les joues unies, le nez plus ou moins élevé ; toute la race des Tartares d’Orient, au contraire, à la tête aplatie, le nez épaté, les yeux petits et prolongés par les angles. La première fois que les Européens virent ces peuples sauvages, leur difformité les glaça de terreur ; cependant la nation des Goths, fière, livré, infatigable, belliqueuse, aurait sans doute pu repousser ces hordes vagabondes, si elle était restée unie ; mais tout peuple divisé devient pour l’ennemi une proie facile. Les Goths devaient leurs conquêtes à leur union, la discorde les perdit.

Un prince des Roxolans avait quitté les étendards d’Hermanrick pour se joindre aux Huns, le roi, violent et cruel, exerçant une basse et affreuse vengeance, avait fait écarteler la femme du fugitif. Excitée par les plaintes et par les cris des frères de cette femme infortunée, l’armée se révolte : Hermanrick, suivi de quelques amis, veut combattre les rebelles, est blessé par eux, et, voyant sa gloire ternie et son autorité méprisée, se tue de désespoir. Vitimer lui succède, mais ne peut le remplacer ; liai par un parti, mal soutenu par l’autre, il livra bataille aux Huns, qui lui enlèvent la victoire, la couronne et la vie. Les Goths, privés de chefs, fuient en désordre ; une partie fut massacrée, l’autre captive : le reste des Ostrogoths, sous les ordres du roi Vithéric, rejoignit, près du Dniester, Athanaric, prince des Visigoths ; bientôt les Huns, portant contre eux leurs armes victorieuses, les forcent d’abandonner la Valachie : Athanaric, qui avait fait serment, en signant un traité, de ne plus entrer dans les terres de l’empire romain, se retire avec une troupe fidèle dans les forêts de la Transylvanie.

L’immense population des Goths et des Visigoths, effrayée de l’approche des Huns, s’avance sur le Danube, conduite par Fritigerne et Alavivus, imploré la protection de l’empereur d’Orient, et lui demande un asile.

Valens était, depuis quelque temps, à Antioche occupé à repousser les attaques des Perses, des Isaures, des Sarrasins, et plus encore à faire triompher l’arianisme. Ce fût dans cette ville qu’il reçut la première nouvelle de l’irruption des Huns en Europe. Bientôt après, il y apprit que des nations innombrables, inondant les plaines du Danube, lui demandaient des terres en Thrace, et se chargeaient, comme sujets fidèles, de la défense de cette province, si on voulait les y établir.

Une demande si imprévue jeta le faible prince dans une grande incertitude ; il lui paraissait également dangereux de refuser, ou d’accueillir rua million d’hôtes belliqueux : s’opposer à leurs vœux, c’était provoquer une guerre de désespoir ; mais recevoir dans ses états des nations entières, c’était accepter l’invasion.

Les généraux, les grands de l’empire, les gouverneurs de province ne virent dans ce grand événement qu’une augmentation de sujets pour l’empereur, une exemption de travaux militaires pour les citoyens, une occasion favorable de s’enrichir pour les hommes puissants. La cour d’Orient fit ce que fera toujours la faiblesse dans les circonstances graves et difficiles ; elle n’eut pas le courage de refuser ; elle traita sans bonne foi, et, prit ainsi, de tous les partis, le plus dangereux.

On accorda aux Visigoths le passage du fleuve et les terres qu’ils demandaient en Thrace ; mais, avant de leur laisser traverser le Danube, on exigea qu’ils déposassent leurs armes, et qu’ils livrassent leurs enfants, qui devaient être dispersés dans les villes d’Asie pour servir d’otages. Cette défiance impolitique traitait en ennemis les mêmes hommes qu’on recevait comme sujets, et l’empereur, par ce moyen, inspirait la haine à ses nouveaux peuples, et s’enlevait tout droit à leur reconnaissance.

Tandis qu’on négociait encore, quelques Goths impatiens passèrent, tout armés, le fleuve ; les officiers romains repoussèrent avec perte les agresseurs ; et le timide Valens, au lieu de récompenser leur zèle, les destitua. Enfin le traité fût conclu ; un million de barbares entra dans l’empire ; mais ils prodiguèrent leur or, leurs bijoux, et même leurs filles, pour corrompre les inspecteurs romains, qui leur laissèrent leurs armes.

Bientôt un camp menaçant couvrit les plaines de la fertile Mœsie, et répandit la terreur dans la cour de Valens. Les Ostrogoths, commandés par Saphrax et par Alathée, fuyaient alors les terribles Huns, dérobant leur jeune roi à la fureur de ces barbares ; ils demandèrent asile aux Romains, comme les Visigoths, et subirent l’affront d’un refus.

Valens avait promis d’assurer pendant les premiers temps la subsistance du million de nouveaux sujets que venait de lui donner sa condescendance. Cette promesse fut violée ou éludée. Maxime et Lupicin, gouverneurs de la Thrace et de la Mœsie, se livrant à des spéculations honteuses, taxèrent arbitrairement les Goths, et leur vendirent à haut prix des farines corrompues. La patience des barbares se lassa ; ils se révoltèrent ; Maxime et Lupicin, aussi lâches que perfides, prirent la fuite à leur approche. Les Ostrogoths, profitant de ces troubles, passèrent sans permission le Danube, et entrèrent dans l’empire. Tous ces peuples réunis élurent pour chef Fritigerne.

Lupicin, n’osant les comprimer par la force, voulut les vaincre par la trahison : il invita leur général à une fête dans son palais, situé hors de la ville de Martia-Napolis, capitale de la basse Mœsie ; l’escorte des Goths, campée aux portes du palais pendant la fête, et ne pouvant entrer dans la ville, fut privée de vivres à dessein, exhala d’abord sa colère en plaintes, et se porta bientôt à quelques violences. Lupicin, qui l’avait prévu, ordonna de les massacrer, espérant pouvoir se défaire des généraux, quand leur garde serait détruite. Mais, au premier bruit de ce tumultes le brave Fritigerne se lève et s’écrie : Une querelle  éclate entre les deux peuples, mais ma présence suffira pour l’apaiser ; j’y cours.  A ces mots, il tire son épée ; ses intrépides compagnons l’imitent, le suivent, percent la foule intimidée, disparaissent et rejoignent leur camp. Aussitôt la guerre est résolue ; l’étendard national est déployé ; Ies Goths marchent contre Lupicin, enfoncent ses légions et les forcent à prendre la fuite.

De ce moment, les Goths ne se regardèrent plus comme sujets de l’empire, comme des fugitifs dépendants, mais comme maîtres des provinces barbares bornées par le Danube ; ils livrèrent la Thrace à d’affreux ravages. Quelques autres tribus de leur nation plus anciennement soumises, étaient alors au service de Valens, et campaient sous Andrinople. Comme on craignait qu’ils ne se joignissent à leurs compatriotes, on leur ordonna de traverser l’Hellespont, pour se rendre en Asie. Vainement ils demandent un délai de deux jours, on leur répond par des menaces : la populace les insulte ; ils prennent les armes, s’ouvrent un passage, s’éloignent, et, conduit par Collias et Suéride, vont se ranger sous les drapeaux de Fritigerne, qui revint avec eux attaquer Andrinople. Les habitants se défendirent avec vigueur ; les barbares, redoutables en plaine, manquaient de patience pour bloquer les villes, et de machines pour les forcer. Fritigerne se vit contraint de lever le siège.

Valens pouvait encore éviter la guerre, et apaiser les Visigoths par le châtiment de Lupicin, mais ce prince, jusqu’alors si craintif, se montrant mal à propos téméraire, préféra la force aux négociations ; dégarnit les frontières de l’Arménie, qu’il livra, aux Perses ; rassembla près d’Antioche toutes les légions d’Asie, qu’il, voulait conduire à Constantinople, et chargea, en les attendant, les généraux Trajan et Profuturus d’attaquer les Visigoths avec les troupes de Thrace.

Fritigerne, instruit de leur approche, rappelle tous ses détachements, et réunit dans un camp toutes les troupes de ses alliés, près des embouchures du Danube.

Ces différents peuples barbares s’unissent par de redoutables sermons, et s’animent au combat par des chants qui rappellent les exploits de leurs aïeux. Les Romains paraissent en poussant leur cri de guerre accoutumé ; une vieille haine, d’un côté, des injures récentes, l’espoir de se venger ; de l’autre, la nécessité de vaincre pour sauver l’empire, rendirent cette bataille de Salice longue et acharnée. Les succès furent balancés ; les Goths rompirent d’abord l’aile gauche des Romains ; mais après un combat opiniâtre, les barbares furent repoussés jusque dans leur camp, où ils restèrent sept jours enfermés.

Trajan, profitant de ce succès, avait ordonné à Saturnien, maître de la cavalerie, d’occuper tous les passages des montagnes ; il voulait envelopper l’ennemi par des retranchements, et le détruire par la famine ; mais de nouveaux essaims de barbares, franchissant le Danube, divisèrent les forces romaines, et délivrèrent les Visigoths, qui étendirent leurs ravages des bords de ce fleuve jusqu’au rivages de l’Hellespont. Fritigerne, joignant l’adresse à la force, trouva le moyen de se concilier l’amitié et l’alliance de quelques hordes de Huns, d’Alains et de Sarmates : sa puissance s’accroissait chaque jour ; il semblait que tons les peuples barbares oubliaient alors leurs ressentiments et leurs querelles pour réunir leurs armes contre les vieux tyrans du monde.

Dans ce pressant danger, Valens avait imploré les secours de son neveu, l’empereur d’Occident. Gratien, prompt à soutenir la cause commune, rassemblait ses légions pour marcher en Orient ; un des officiers de sa garde, né en Allemagne, le trahit. Les Germains, instruits par cet officier du départ prochain de l’armée romaine, firent, au nombre de quarante mille, une invasion dans la Gaule, et forcèrent ainsi l’empereur de suspendre sa marche, et de tourner ses armes contre eux.

Jusqu’à cette époque, Gratien régnait avec gloire ; l’Occident était heureux sous ses lois ; sa bonté faisait aimer sa puissance ; la crainte que répandait la sévérité de Valentinien avait disparu du palais à la voix du jeûne empereur. La délation s’était cachée, la confiance avait reparu les proscrits étaient rentrés dans leurs biens ; le peuple, écrasé d’impôts, se voyait affranchi des tributs arriérés ; les portes des prisons étaient ouvertes.

Gratien, élevé par Ausone, protégeait et cultivait les lettres, brillait à la tribune par son éloquence, méritait l’estime des philosophes par son chaste amour pour sa femme Constancie, fille de Constance, par sa sobriété, par sa frugalité, par sa clémence. Les chrétiens vantaient sa piété, et les idolâtres eux-mêmes ne pouvaient haïr un prince religieux sans fanatisme. Le peuple admirait la décence de son maintien, la modestie de ses vêtements, sa prudence dans ses décrets, sa promptitude dans ses entreprises.

Père et compagnon de ses soldats, personne ne le surpassait à la course, à la lutte et dans les exercices militaires. Il soignait les blessés, leur prêtait ses propres chevaux ; on le voyait toujours accessible aux plaintes, toujours prêt à entendre la vérité.

Mais un grand défaut ternit tant de belles qualités, abrégea son règne et causa sa perte. Sa justice était sans fermeté, sa politique sans prévoyance, sa bonté sans force, et des deux devoirs d’un souverain, celui de punir, et celui de récompenser, il n’aima et ne sut remplir que le dernier.

On blâme aussi son excessif amour pour la chasse ; aucun plaisir ne doit occuper une trop grande place dans les jours d’un homme chargé des affaires d’un peuple.

Le caractère d’un monarque se fait connaître par le choix de ses amis ; le vertueux saint Ambroise devint celui de Gratien. Le commencement du règne de ce prince fut souillé par une grande injustice. Maximin, ministre redoutable du vieux Valentinien, gouvernait encore, il trompeur l’empereur par des rapports infidèles, prévint ses ordres par les conseils de Valens, et fit périr à Carthage l’illustre Théodose. Tout le monde romain pleura ce héros, que les païens placèrent au rang des dieux. Gratien, trop tard éclairé, prouva son repentir, et expia depuis ce crime, en associant sans crainte à l’empire le fils de ce même Théodose. Maximin, qui avait voulu ternir et ensanglanter le règne du jeune empereur, comme celui de son père, fut jugé, condamné, et perdit la vie. Ce qui prouve la barbarie de ce temps, c’est que le plus doux des princes, le Titus de ce siècle, Gratien, parut mériter la reconnaissance du sénat romain, en ordonnant que désormais les sénateurs ne pourraient plus être soumis, dans aucun cas, à la torture.

Le principal ministre de Gratien était Gracchus, dernier descendant de la famille Sempronia ; chrétien trop zélé, il fit des ennemis à l’empereur, en abattant beaucoup d’idoles ; mais il ne persécuta point les idolâtres.

L’empereur protégea dans la Gaule les écoles, et les multiplia ; mais son amour pour les lettres et pour les arts ne put empêcher la décadence du goût, et l’on vît dans les écrits et dans les discours l’affectation et l’enflure remplacer l’élégante simplicité, comme l’architecture bizarre des Goths succédait à l’architecture pure et noble des Grecs.

Gratien, forcé de combattre les Allemands, marcha rapidement contre eux, secondé par l’ardeur du vaillant Mellobaude, roi des Francs, qui était à la fois son allié, et comte de ses domestiques. En vain Naniénus, général romain, conseillait de temporiser, l’empereur ordonna la bataille ; Priarius, roi des Allemands, ne se montrait pas moins impétueux. Les deux armées, également pressées de combattre, se joignirent dans la plaine de Colmar. Après une opiniâtre résistance, la tactique romaine l’emporta sur la valeur allemande ; les barbares furent enfoncés, poursuivis, massacrés. Cinq mille seuls échappèrent à la mort.

Priarius évita par un trépas glorieux le ressentiment de ses peuples, toujours soumis à leurs rois vainqueurs, toujours inflexibles pour eux lorsqu’ils étaient vaincus.

Après ce triomphe éclatant, l’empereur se mit en marche pour secourir Valens, traversa le Rhin, rencontra sur sa route une autre armée d’Allemands, les battit de poste en poste, et les contraignit à lui demander la paix et à lui donner des otages.

Dans cette campagne, Gratien, âgé de dix-neuf ans, déploya les talents d’un général et l’intrépidité d’un soldat. Il exposait sa personne sans ménagement ; les gardes qui l’entouraient revinrent souvent de la mêlée avec leurs armes brisées, et couverts de nobles blessures.

Tandis qu’il parcourait tant de pays en vainqueur, répandant sur l’empire d’Occident la gloire acquise par ses exploits ; et qu’il s’attirait les éloges qu’autrefois les armées, le sénat et le peuple, accordaient aux empereurs triomphants, Valens, regardé comme l’auteur des maux, de la honte et de la ruine de l’empire d’Orient, était accueilli à Constantinople par des murmures qu’un long usage de servitude ne pouvait contenir. On lui reprochait les succès des Perses, la perte de l’Arménie et les ravages des Isaures. Une femme même défit ses armées. Mavia, Romaine, enlevée dans son enfance par les Sarrasins, devint d’abord esclave ensuite maîtresse, et peu de temps après femme d’un roi d’Éthiopie, Obédin, prince de Pharan, qui signala son règne en battant les Bléminges.

Après la mort de son époux Mavia hérita de son trône, commanda elle-même les troupes, et déclara la guerre aux Romains. Cette nouvelle Zénobie envahit la Palestine, la Phénicie, remporte une victoire sur le gouverneur de ces provinces, poursuit ses succès, et porte ses armes jusqu’aux frontières d’Égypte.

Le général qui commandait en chef les légions de l’Orient réunit toutes ses troupes, marche contre la reine ; et, pour punir le commandant de Phénicie, qui n’avait pu résister à une femme, il le dégrade, lui ordonne de le suivre, et de rester, sans combattre, témoin du combat. La fortune châtia cet orgueil : Mavia remplissant le devoir de général et de soldat, anima tellement Ses Africains par son exemple, qu’ils enfoncèrent les Romains, et les poursuivirent si vivement, que leur perte entière semblait inévitable, quand tout à coup ce commandant de Phénicie, se vengeant noblement de l’affront qu’il avait reçu, s’élance au milieu des deux armées, suivi d’une troupe intrépide et fidèle, arrête les vainqueurs, rallie les vaincus, couvre la retraite, et sauve ainsi le général d’Orient.

Valens, effrayé des succès de la reine, lui demanda la paix : Mavia l’accorda, en exigeant qu’on lui permît d’emmener dans ses états un pieux solitaire, nommé Moïse, qu’elle fit évêque. Moïse détruisit l’idolâtrie dans Pharan, et, par son influence, maintint dans l’alliance des Romains la reine Mavia, qui prit pour gendre un des généraux de Valens, le comté Victor.

L’administration de l’empereur d’Orient lui faisait encore plus d’ennemis que ses fautes en politique et que ses revers. Tout homme faible est inconséquent ; il existait un étrange contraste entre les principes que proclamait Valens et sa conduite ; les cruautés auxquelles la crainte le porta étaient d’autant plus pieuses qu’elles s’accordaient moins avec ces belles paroles qu’on citait de lui : C’est à la peste et aux autres fléaux de la nature à détruire les hommes, et aux princes à les conserver.

Trois devins ayant prédit que le nom de son successeur commencerait par ces syllabes, Théod, un secrétaire de l’empereur, qui s’appelait Théodose, trompé par ce présage, conspira et périt avec ses complices. Alors la rigueur de Valens contre les devins et les sorciers redoubla, pour perdre ceux qu’on haïssait, il suffisait de les accuser de magie : Héliodore, ancien vendeur de marée et impudent délateur, prit un funeste crédit sur l’esprit de l’empereur, dont il corrigeait, dit-on, les lettres et les harangues. Cet infâme favori fit périr plus de patriciens qu’une invasion de barbares n’aurait pu en moissonner. Dénoncés par lui, les plus opulents succombèrent ; les philosophes étaient envoyés au supplice comme sorciers ; Maxime, l’ancien ami de Julien, fut la première de ces victimes.

Tous les citoyens dont le nom commençait par les lettres Théod furent mis à mort, et, par un sort étrange, le seul qui échappa à cette persécution fut Théodose, qui remplaça Valens sur le trône d’Orient.

Au milieu de ces proscriptions, on vit briller quelques antiques vertus ; saint Bazyle protégea les opprimés, secourut les malheureux, et résista fermement aux lieutenants de l’empereur. Comme l’un d’eux le menaçait, il lui répondit : Que puis-je craindre ? La perte de mes biens ? Je ne possède que mes vêtements et quelques livres. En voulez-vous à ma vie ? Je n’estime que la vie  éternelle. M’annoncez-vous l’exil ? Ma patrie est  partout où Dieu est adoré. — Mais, dit le gouverneur, personne ne m’a jamais bravé ainsi !C’est sans doute, reprit Bazyle, parce que jusqu’à présent, vous n’avez pas rencontré d’évêques.

La haine que la tyrannie de Valence inspirait aux habitants d’Antioche était si forte, que presque tous l’exprimaient par cette imprécation : Puisse Valens être brûlé vif !

L’empereur, détesté en Syrie, méprisé à Constantinople, blessé des reproches et des sarcasmes du peuple, et jaloux de la gloire de Gratien, sortit de sa timidité habituelle ; et, comme c’est le propre de la faiblesse, il passa subitement de l’excès de la circonspection à celui de la témérité. Informé d’un succès remporté par Sébastien, maître général de l’infanterie, contre un corps de Goths ; qu’il avait surpris et taillé en pièces, il voulut présomptueusement, sans attendre Gratien, attaquer la redoutable armée des barbares.

Vainement Victor, Trajan, et tous les généraux expérimentés, voulaient le détourner de ce dessein, en lui représentant que la défaite de l’ennemi était certaine, si l’on attendait les légions victorieuses de l’Occident ; et qu’en voulant au contraire vaincre seul, il compromettait l’armée et l’empire. Les courtisans, flattant la vanité du prince, lui persuadèrent qu’il ne fallait point partager la gloire de ce triomphe avec un collègue, et l’orgueil l’emporta sur la prudence.

Valence à la tête de son armée, vint camper sous Andrinople, près des barbares. Fritigerne, pour se donner le temps de réunir ses forces, envoie au camp romain un prêtre chrétien, chargé d’exposer à l’empereur les griefs des Goths, et de lui offrir la paix.

Les généraux conseillent encore de négocier ; dans ce moment Ricomer arrive et annonce l’approche des légions triomphantes de l’Occident. Valens, aveuglé par la jalousie, semble moins craindre la possibilité d’âne défaite que le partage d’un triomphe.

Le 9 août 378, il fait prendre les armes, sort du camp, et marche si précipitamment avec sa cavalerie, qu’elle se trouve en face de l’ennemi avant que l’infanterie ait pu la joindre. Les soldats, fatigués par l’excès de la chaleur et par une marche rapide, se forment lentement. Au moment où le signal du combat est donné, Fritigerne, feignant la crainte, trompe Valens par des offres de soumission, gagne quelques heures, et achève, par ce retard, d’épuiser les forces des Romains, exposés aux tourments de la faim et aux ardeurs d’un soleil brûlant. Enfin, à l’instant où le comte des domestiques s’avançait vers le camp ennemi pour conclure le traité, Fritigerne, voyant descendre des montagnes les escadrons de Saphrax et d’Alathée, ses alliés, dont il attendait impatiemment l’arrivée, cesse de feindre, et commence l’attaque. La cavalerie romaine, surprise, est chargée de front et en flancs ; elle prend la fuite. L’infanterie, privée de son appui, se voit resserrée sur un terrain étroit où toute manœuvre devient impossible. Sa masse résiste quelque temps au grand nombre de barbares qui l’entourent ; mais enfin elle est entamée, écrasée, et les Goths en font un carnage affreux.

Valens, blessé, voyant tomber à ses pieds sa garde, court rejoindre deux légions qui combattaient encore intrépidement et se retiraient en ordre ; mais une nuée innombrable d’ennemis les enveloppe bientôt : les généraux Victor et Trajan, ayant rallié quelques cohortes d’élite, s’écrient : Si nous ne sauvons l’empereur, tout est perdu ! Ils s’élancent au milieu des barbares, renversent tout ce qui s’oppose à leur passage ; niais arrivent trop tard pour secourir les deux braves légions que venait d’accabler toute l’armée ennemie. Ils ne trouvèrent sur le champ de bataille qu’un monceau de cadavres sanglants, parmi lesquels on ne put découvrir celui de l’empereur.

Quelque temps après, on raconta que ce prince transporté par des paysans dans une cabane, s’y était vu de nouveau attaqué par des barbares, qui, las de son opiniâtre résistance, mirent le feu à la chaumière. Un jeune Romain, qui s’échappa seul de ce désastre, apprit aux Goths que l’empereur venait de périr dans les flammes, accomplissant ainsi le vœu funeste des habitants d’Antioche.

La victoire des Goths fut complète, et l’on compara la défaite d’Andrinople à celle de Cannes. Les Romains perdirent deux maîtres généraux, deux grands officiers et trente-cinq tribuns. Le général Sébastien, qui avait conseillé le combat, paya cette imprudence de sa vie. Quarante mille hommes restèrent sur le champ de bataille. Victor et Ricomer sauvèrent par leur courage un tiers de l’armée vaincue.

Libanius, l’ancien ami de Julien, l’appui des philosophes qu’on persécutait, le soutien du polythéisme qu’on détruisait, ne démentit point son caractère dans ce grand désastre. Pour relever l’honneur de sa patrie vaincue, il célébra dans un discours éloquent la mémoire des quarante mille Romains tombés clans cette fatale journée, et fit le panégyrique de l’empereur, qui, par une mort courageuse, venait en quelque sorte de réparer la honte de sa vie.

Les Goths, vainqueurs, croient, après avoir anéanti l’armée, renverser facilement l’empire ; ils forment le siège d’Andrinople : de lâches transfuges leur promettent de leur livrer la ville, et s’y introduisent. Leur trahison est découverte et punie. Fritigerne cherche en vain à détourner ses guerriers du dessein de prendre d’assaut une ville forte. Les barbares méprisent ses conseils ils s’élancent avec impétuosité sur les murailles ; le courage des habitants les repousse : une pierre énorme, lancée du haut des remparts, écrase un grand nombre de Goths. Ils sont frappés d’épouvante, leurs chefs les ramènent au combat.

Le désir de délivrer leurs femmes et leurs enfants retenus en otages, et l’espoir de piller les trésors de Valens, enflamment leur ardeur : on recommence l’assaut avec fureur ; mais après de longs, d’inutiles et de sanglants efforts, renversés, écrasés, ils s’éloignent, et se repentent tardivement de n’avoir point écouté les avis du sage Fritigerne.

Ce général marche à leur tête sur Constantinople, espérant que la surprise et la terreur lui en ouvriront les portes ; il dévaste les environs de la ville, où régnait cette consternation, présage ordinaire de la chute des états. Une femme sauva l’empire : Dominica, veuve de Valens, au milieu de l’abattement universel, montre seule un courage romain : elle arme les habitants, les rassure, et leur prodigue ses trésors. Son exemple réveille les braves et fait rougir les lâches. Un corps auxiliaire de Sarrasins se trouvait alors à Constantinople ; Dominica les fait sortir de la ville ; leur nombreuse et vaillante cavalerie charge les Goths et les étonne par l’impétuosité de son attaque. Ces féroces Sarrasins poussaient des cris lugubres : dédaignant les armes qui frappent de loir i, ils ne se présentaient au combat armés que d’un poignard ; altérés de sang, ils buvaient celui de leurs ennemis terrassés. Cette troupe furieuse répandit l’épouvante dans l’armée de Fritigerne.

Les Goths prirent la fuite, et portèrent toutes leurs forces en Illyrie ; les Romains se vengèrent par un crime atroce de la défaite d’Andrinople : le conte Jules, gouverneur d’Asie, fit massacrer tous les enfants que les Visigoths avaient donnés en otages dans le temps du traité conclu avec Valens. Cet acte d’une lâche férocité accrut la fureur des barbares et les malheurs de l’empire.

Les Sarmates, les Quades, les Marcomans, les Huns, les Alains, réunis aux Goths par la même haine contre Rome, par la même soif du sang, par le même amour du pillage, ravagèrent, dépeuplèrent, dévastèrent la Thrace, la Macédoine, la Dacie, la Mœsie et une partie de la Pannonie ; on brûlait les bois, on démolissait les maisons, on changeait les églises en écuries ; on déterrait les martyrs, on chargeait les citoyens de chaînes, on outrageait les femmes ; on immolait les prêtres. Le comte Maurus défendit faiblement le pas de Suques, dans les Alpes Juliennes.

L’imprudence des Romains m’étonne, disait Fritigerne ; ils se prétendent maîtres de ces vastes contrées qu’ils ne savent pas défendre : ils les habitent, mais ne les possèdent pas plus que  les troupeaux qui y paissent.

L’or seul arrêtait quelquefois les barbares ; les églises rachetèrent beaucoup de captifs ; saint Ambroise vendit, pour leur délivrance, les ornements et les vases sacrés de sa cathédrale.

Cependant Gratien, informé par le comte Victor de la défaite et de la mort de Valens, accourt avec des troupes d’élite, et, à travers mille obstacles, arrive à Constantinople que sa présence rassure. Les grands malheurs font sentir le besoin des grands talents : l’empereur rappela près de lui le jeune duc Théodose, qui, depuis la mort de son père, s’était retiré dans l’Espagne sa patrie.

Théodose avait reçu le jour dans les lieux où naquit Trajan ; la flatterie le faisait descendre de ce grand prince, auquel ses exploits le firent comparer avec justice. Ce jeune guerrier, vaillant et modeste, puissant et soumis aux lois, riche et laborieux, sévère et généreux, avait été élevé pour fine grande fortune à l’école du malheur ; dans le temps même où la proscription le privait d’autorités il secourait par, de sages conseils ses amis malheureux et sa province opprimée, que bientôt, revêtu du pouvoir suprême, il était destiné à protéger.

Un heureux choix lui avait donné pour femme Flaccilla, digne de lui par sa naissance et par ses vertus. Il ne connut jamais d’autre amour ; Honorius et Arcadius, ses fils, partagèrent seuls avec elle ses affections. Rappelé par l’empereur, il quitta sa retraite avec peine, regrettant son repos, et ne prévoyant pas son élévation[1].

Gratien lui confia les débris de l’armée de Valens. Théodose ne tarda pas à justifier ce choix : réunissant les troupes vaincues, il les rassure, réveille leur courage, resserre les liens de leur discipline, les exerce, distribue avec discernement et justice les peines et les récompenses, fait oublier les revers, prédit les succès, trompe l’ennemi par de faux avis, marche avec célérité, surprend près du Danube l’armée des Goths, les attaque, les enfonce, les met en fuite, les poursuit et en fait un si grand carnage que peu d’entre eux purent repasser le fleuve.

Après ce triomphe, il distribue ses troupes dans tous les postes fortifiés de la frontière, et porte lui-même à l’empereur la nouvelle de sa victoire. Elle avait été si complète, si prompte, si imprévue, que l’envie la traita de fable. Gratien lui-même ne voulut y croire qu’après le retour de quelques officiers qu’il envoya sur les lieux pour s’en assurer. On était arrivé à ce point de décadence, qu’aux yeux des Romains un héros semblait un phénomène, et la victoire un prodige.

Les alarmes de Constantinople étaient dissipées, les Goths repoussés, la réputation de l’armée rétablie ; cependant l’empire se voyait encore de toutes parts menacé. De nombreuses hordes de barbares se préparaient à franchir le Danube ; les Allemands, le Rhin ; les Perses, l’Euphrate et le Tigre. L’univers, si longtemps vaincu, semblait -vouloir, après avoir brisé le joug de Rome, la charger des même fers dont elle l’avait accablé depuis tant de siècles : au milieu de ces périls, Gratien, âgé de vingt ans, ne se voyait, pour supporter le poids de l’empire, d’autre appui, d’autre collègue que son frère Valentinien, à peine sorti du berceau. Sans écouter ni les flatteries de ses courtisans, ni les illusions de sa vanité, ni la jalousie que le génie inspiré trop souvent au pouvoir, il fut assez sage et assez grand pour préférer l’intérêt public au sien ; dans l’espoir de rendre son trône plus ferme, il y fit asseoir à ses côtés le vainqueur des Goths, et nomma Théodose empereur.

Tout l’empire consulté l’aurait choisi pour chef. A trente-trois ans, cet heureux guerrier joignait l’activité de la jeunesse à la prudence de l’âge mûr. Plus Théodose se montrait digne de régner, plus il était loin d’y prétendre. Héritier de la gloire de son père, il croyait hériter aussi de ses malheurs : né sous de cruels tyrans, une longue connaissance des intrigues de la cour lui faisait croire que ses exploits ne seraient payés que par le supplice ou par l’exil. Mandé au palais, il attendait la mort, lorsque l’empereur lui offrit la couronne.

Loin d’être ébloui par son éclat, il n’en vit que le poids, la refusa ; et ce qui fut peut-être plus honorable pour lui que ce refus, c’est que tout le monde, même la cour, crut à sa sincérité. Gratien insiste, ordonne ; le dernier acte de soumission de Théodose fut son acceptation, et, par obéissance, il régna. Les Romains applaudirent universellement à son élévation, qui, réveillant de glorieux souvenirs, leur rappelait Trajan élu par Nerva.

Théodose eut en partage les provinces d’Orient ; on y ajouta la Dacie, la Mœsie, tolite la Grèce et  les îles de l’Archipel. Attirés par sa gloire, Ricomer et Majorien s’attachèrent à lui, quoique jusque-là ils eussent toujours commandé les légions de l’Occident.

Le nouvel empereur, à peine assis sur le trône déploya dans l’administration le même caractère et la même activité qui, dans les camps, avaient fondé sa réputation et assuré ses succès.

Après avoir affermi le sceptre d’Orient, il redressa les balances de la justice, éloigna les délateurs, écarta de la cour la faveur sans talents, et y rappela le mérite disgracié ou dédaigné.

Pour réparer les pertes des légions, il arma les paysans de la Thrace, enrôla les ouvriers des mines, marcha de nouveau contre les Goths, les Huns et les Alains, remporta sur eux plusieurs victoires, et contraignit Fritigerne à se retirer.

Dans cette campagne, on vit naître la renommée d’un jeune barbare, qui devait un jour s’immortaliser par la prise de Rome. Alaric commença ses premiers exploits sous les ordres de Fritigerne : avec une troupe de cavaliers avides de dangers et de renom, il surprit un jour et enveloppa Théodose, qui, dans cette action, ne dut son salut qu’à des prodiges de valeur. Ailleurs ce prince avait combattu pour défendre l’empire, là il combattit pour sauver sa vie.  

Ce fut dans le même temps qu’un autre barbare, destiné à jouer un grand rôle dans l’empire, Stilicon, se fit connaître par un courage ardent, uni à une rare prudence.

Un guerrier de la même nation, qui servait dans l’armée romaine, contribua brillamment au triomphe de Théodose : ce Goth se nommait Modacre ; il était chrétien et ami du célèbre Grégaire de Naziance ; à la tête d’un corps nombreux, pénétrant hardiment dans les quartiers des barbares, il surprit une de leurs divisions, et la détruisit presque entièrement.

Gratien, après quelques mois de séjour à Sirmium, où il s’occupait à seconder les efforts de son collègue, marcha en Pannonie et défit en plusieurs rencontres les Quades et leurs alliés. Il revint ensuite à Milan, et, se laissant diriger par les conseils de saint Ambroise, il déjoua les intrigues de l’impératrice Justine, mère de Valentinien II, protectrice de l’arianisme, et assura en Italie le triomphe complet des orthodoxes contre les hérétiques.

Une nouvelle invasion des Allemands le rappela dans les Gaules, et l’obligea de passer l’hiver à Trèves. Dans ce temps, les contrées septentrionales de l’Europe, quoique incultes et couvertes de forêts, inondaient sans cesse l’Occident d’une foulé de peuples armés qu’on parvenait quelquefois à vaincre, jamais à subjuguer. Après les plus sanglantes défaites, ils reparaissaient plus ardents, plus nombreux, et leur sang versé semblait féconder cette terre sauvage qui enfantait chaque jour de nouvelles armées.

Les Goths, battus tant de fois, reprirent les armes, et entrèrent en Pannonie sous les ordres de l’infatigable Fritigerne. Gratien et Théodose unirent leurs forces pour les combattre, et, après les avoir vaincus, concertèrent ensemble à Sirmium les mesures nécessaires pour assurer la tranquillité des deux empires.

Théodose dut à ses grandes qualités un triomphe plus flatteur que celui qui n’est obtenu que par les armes, il conquit l’estime des barbares, les força au respect, et leur inspira une confiance que jusqu’alors la mauvaise foi des Romains avait toujours éloignée. On vit même l’inflexible Athanaric, abjurant son antique haine, venir à Constantinople demander un asile contre les rigueurs de Fritigerne. Théodose l’accueillit honorablement, le logea dans son palais, et jouit de l’admiration que ce barbare, né dans les forêts et nourri dans les camps, éprouvait à la vue des monuments de la grandeur romaine, des chefs-d’œuvre de la civilisation et des prodiges des arts réunis dans la capitale de l’Orient.

Ce prince, après avoir pacifié le monde, vaincu une partie des barbares, et, par une politique dont on sentit plus tard le danger, établi de nombreuses colonies de Goths en Thrace, et incorporé dans les légions quarante mille de leurs guerriers, déclara une guerre opiniâtre aux idolâtres et aux hérétiques.

Il mérita par son zèle outré les éloges des prêtres et les reproches des philosophes. L’histoire en respectant la piété, ne peut louer des actes d’intolérance. La plus injuste persécution est celle qui veut se placer entre le ciel et la terre, comprimer la pensée et tyranniser les consciences.

Gratien, entraîné par l’exemple de Théodose, et excité par le zèle ardent de saint Ambroise, attaqua l’ancien culte dans son sanctuaire, et, cessant de montrer à Rome les ménagements que ses prédécesseurs avaient cru devoir garder pour de si antiques coutumes et pour des préjugés associés à tant de gloire, il ordonna la démolition de l’autel de la Victoire.

Symmaque, au nom d’une partie du sénat, défendit cette divinité si chère aux Romains, et, après avoir cité l’exemple de Constantin et de Jovien qui avaient épargné ce monument, supposant, par une figure hardie, que Rome entière se lève et adresse ses plaintes à l’empereur, il la fait parler en ces termes : Prince généreux, père de la patrie, respectez ma vieillesse, respectez mes  principes ; je leur dus ma grandeur et ma liberté ; ces dieux, dont vous brisez les autels, ont armé nos bras, inspiré, nos courages, précipité les Gaulois du Capitole, vaincu Annibal, terrassé Carthage, dompté la Gaule, subjugué la  Grèce, conquis l’Asie, soumis l’univers : n’ai-je vécu si longtemps que pour me voir méprisée ? Ah ! si vous voulez que j’adore une autre divinité, laissez-moi le temps de connaître ce nouveau culte qu’on nous apporte de la Palestine ; songez qu’après tant de siècles, vouloir changer ma religion, violer mes coutumes et réformer mes mœurs, sous prétexte de m’éclairer, c’est traiter mon grand âge sans égard et sans vénération.

De longs souvenirs donnaient un grand poids à ces paroles. Gratien hésitait : Prince, lui dit Ambroise, de vaines considérations politiques et les arguments d’une superstition opiniâtre ne sauraient justifier votre désobéissance au maître du ciel et de la terre ; et d’ailleurs à quel titre les idolâtres peuvent-ils exiger qu’on respecte leurs privilèges, eux qui n’ont jamais, lorsqu’ils  étaient puissants, respecté la vie des chrétiens. Une décision prise par vous en faveur des idoles serait un acte d’apostasie. D’ailleurs la majorité du sénat est chrétienne, et c’est la persécuter que de la contraindre à délibérer en présence d’une folle divinité, entourée de la fumée des  sacrifices. Craignez de prendre un tel parti sans  consulter la prudence de Théodose, et, puisqu’il faut vous dire la vérité tout entière, apprenez que si l’on vous arrache ce décret impie, les évêques abandonneront l’église ou vous en défendront l’entrée.

Gratien céda aux menaces du prélat ; Rome vit renverser l’autel de la Victoire.

Au mépris des anciens usages, suivis jusque-là par tous les empereurs, Gratien refusa la robe de grand-pontife qu’on lui apporta : c’était la première fois qu’on séparait ainsi l’empire du sacerdoce, dont l’union avait paru si importante pour la tranquillité publique. Le prêtre auquel on rendit ce vêtement sacré s’écria, dit-on : Si Gratien ne veut  plus être grand-pontife, Maxime le sera bientôt.

L’événement ne tarda pas à vérifier cette prédiction ; la violence que Gratien faisait aux préjugés des païens, aux mœurs de Rome, aux opinions des ariens, le rendit odieux à une nombreuse partie de ses sujets, et prépara sa ruine.

Ce prince, qu’on avait vu au commencement de son règne, actif, laborieux, attaché constamment à remplir les devoirs du trône, se livrait, depuis quelque temps, avec une inconcevable passion, au plaisir de la chasse, consumait ses jours dans les forêts, et laissait le soin des affaires à des prêtres et à des favoris, qui, abusant de son nom pour servir leurs intérêts privés et l’esprit de secte ou de parti, effacèrent dans le cœur des Romains le souvenir des exploits guerriers et des douces vertus qui avaient mérité à l’empereur un si juste tribut de respect et d’affection.

Enfin ce prince, naturellement belliqueux, témoignant trop son estime pour le courage des barbares, et son mépris pour la mollesse des Romains énervés, acheva d’aigrir les esprits en prenant le costume des Alains, et en leur accordant de hautes dignités dans sa cour et d’impolitiques préférences.

Clemens Maximus commandait alors les légions de la Bretagne ; cet homme, né dans une condition obscure, cachait son invincible penchant pour l’idolâtrie sous un voile hypocrite qui ne trompa ni saint Martin ni saint Ambroise. Son esprit était vaste, son ambition sans bornes ; ses principes se pliaient au gré de ses intérêts ; son caractère changeait suivant les circonstances ; il se portait à la cruauté ou inclinait vers la douceur, selon que l’une ou l’autre devenait favorable à ses dessein : parvenu au plus haut grade par ses intrigues plus que par son courage, il avait vu avec jalousie l’élévation de Théodose, son compatriote, et couvrait sa haine sous l’apparence du dévouement. Il voulait même faire croire qu’il était uni à cet empereur par les liens du sang.

Maxime, instruit du mécontentement que la conduite de Gratien et sa partialité pour les barbares excitaient dans l’armée, aigrit habilement le ressentiment des légions, promit de redresser leurs griefs, se fit proclamer Auguste, et conduisit rapidement ses trompes dans la Gaule, dont il se concilia tous les suffrages, en faisant croire aux Gaulois qu’il agissait de concert avec Théodose.

Dès que Gratien apprit cette nouvelle, il réunit promptement son armée et marcha contre celle de Maxime, qu’il rencontra près de Pâris. Mellobaude, consul, et le comte Vallion commandaient sous ses ordres.

L’empereur, dans ses premières campagnes, avait dû ses victoires à la rapidité de ses opérations ; il commit alors la faute de rester campé cinq jours en’ présence de l’ennemi saris le combattre. Son trésor était épuisé par ses libéralités ; Maxime avait rempli le sien par son avarice. Prodiguant alors ses richesses amassées, il corrompit les troupes de l’empereur ; la cavalerie africaine donna l’exemple de la défection ; les autres corps le suivirent et se rangèrent sous les drapeaux du rebelle.

Gratien, obligé de fuir, ne se vit bientôt accompagné que de trois cents cavaliers, qui, peu de jours après, l’abandonnèrent.

Dès qu’on le sut trahi par la fortune, toutes les villes lui fermèrent leurs portes. La crainte regarde le malheur comme contagieux. Ne trouvant nulle part de secours ni d’abri, il périt bientôt victime de la cruauté de son ennemi et de la lâche ingratitude d’un peuple qu’il avait, pendant quelques années, couvert de gloire et, comblé de bienfaits.

On raconte diversement sa mort ; le récit qui paraît le plus vraisemblable est celui de saint Ambroise, digne de foi par l’austérité de son caractère et par son amitié pour l’empereur. Il dit que ce prince, errant dans les environs de Lyon, fut reconnu par un homme dont il avait autrefois fait la fortune, et qui lui offrit un asile dans sa maison et un festin au milieu de sa famille. Gratien, après quelques moments d’hésitation, rassuré par un serment que le perfide prêté sur l’Évangile, se laisse conduire dans la ville, entre chez son hôte, y est reçu avec honneur, se voit forcé de reprendre les habits impériaux, et, victime ainsi parée, tombe percé de coups, en invoquant, dans ses derniers moments, le nom et les secours d’Ambroise.

Saint Jérôme dit que de son temps on voyait encore avec horreur, dans la ville de Lyon, sur les murailles de cette maison funeste, les traces du sang de ce prince infortuné. Son règne avait, duré huit ans, et sa vie vingt-cinq. Après la mort de Constancie, il s’était remarié à Lœta, dont Théodose protégea l’infortune et adoucit les douleurs.

 

 

 



[1] An de Jésus-Christ 378.