HISTOIRE DU BAS EMPIRE (période antique)

 

JOVIEN, EMPEREUR

 

 

(An 363)

LE trône était vacant, l’armée en péril ; il fallait préserver l’empire des malheurs d’une guerre civile et religieuse. On voulait surtout se hâter de nommer un chef pour contenir et diriger les troupes, épuisées par les combats, exténuées par la famine, et sans cesse pressées par l’ennemi.

Le grand intérêt du salut public l’emporta dans ce moment sur l’esprit de parti, et l’on vit les factions idolâtres, catholiques et ariennes se réunir pour élever au pouvoir suprême un païen, Salluste, préfet du prétoire, ami de Julien, et digne par ses talents comme par ses vertus de lui succéder.

Mais Salluste, plus frappé du poids du sceptre que de son éclat, refusa le fardeau dont l’estime générale voulait le charger. Son âge et sa santé furent les motifs de son refus.

Alors un des généraux élevant la voix, dit à ses compagnons : Si Julien eût été forcé de s’éloigner de l’armée, vous ne vous occuperiez aujourd’hui que de l’intérêt le plus pressant, celui d’accélérer et d’assurer notre retraite. Agissons donc comme si l’empereur vivait encore, ne nous occupons que de notre salut. Quand nous serons en Mésopotamie, nous ferons un choix médité plus sagement et dont personne ne pourra  contester alors la légalité.

Cet avis, le plus sage peut-être, était au moment d’être adopté ; mais tout à coup quelques voix prononcent le nom de Jovien. Les acclamations des soldats qui entouraient le conseil ne laissent pas le temps d’opiner. La multitude, plus éloignée, entendant le cri de vive Jovien ! et trompée par la désinence du nom, se persuade que Julien revient à la vie. Les transports bruyants de la joie publique sont regardés comme une approbation universelle du choix des généraux ; Jovien est proclamé Auguste par le conseil, et l’erreur des légions n’est dissipée que par l’apparition du nouvel empereur, et lorsqu’il n’était déjà plus temps de la réparer.

Flavius Claudius Jovianus était fils d’un paysan de Mœsie ; son père, le comte Varronien, élevé aux plus hauts grades par sa bravoure, avait commandé, sous Dioclétien, un corps de sa garde, qu’on nommait les Joviens ; et, par affection pour cette troupe, il en fit porter le nom à son fils. Jovien se distingua tellement par son courage, et par sa probité, que Julien, lui pardonnant son inviolable attachement à la foi chrétienne ne l’éloigna pas de lui, et même lui laissa l’important emploi de commandant de la garde intérieure du palais et de comte des domestiques.

A la mort de Constance, il fut chargé de conduire à Constantinople le corps de ce prince ; et les honneurs qu’il reçut dans la capitale à cette époque parurent, à quelques hommes superstitieux, un présage de sa grandeur future.

Aucun éloge ne doit paraître mieux mérité que celui qui sort de la bouche d’un ennemi. Ammien était idolâtre ; sa partialité contre les princes qui favorisaient le christianisme ne l’empêcha point de peindre Jovien comme un monarque généreux, affable et bienfaisant. Sa bravoure et son activité lui attiraient l’estime ; la gaîté de son caractère le faisait aimer généralement, et, sa tolérance éclairant son zèle, on ne le vit jamais persécuter ni les hérétiques ni les païens. On ne lui reprocha d’autres défauts que celui d’être enclin au vin et au plaisir. Son peu d’expérience en administration lui fit commettre des fautes que la difficulté des circonstances et la sagesse de ses intentions rendirent excusables.

Ce prince, doué d’une beauté remarquable, était d’une si haute stature ; que dans les premiers moments on ne trouva point de vêtement impérial qu’il pût porter. Quand le sort le plaça sur le trône, il parut plus étonné qu’enivré de son élévation, et, se voyant tout à coup le chef de tant de généraux qui le commandaient la veille, il ne se montra ni fier ni timide. Ferme dans ses principes et incapable de dissimulation, son premier soin fut de rassembler les légions et de leur déclarer, que chrétien, et craignant le courroux du ciel, il ne pouvait commander à des idolâtres.

Les écrivains ecclésiastiques assurent qu’alors toutes les légions s’écrièrent qu’elles étaient chrétiennes, et que l’erreur dans laquelle Julien les avait entraînées avait duré trop peu pour leur faire oublier la foi et l’exemple du grand Constantin.

Il paraît peu vraisemblable qu’une seule parole d’un prince change soudainement la religion d’une armée ; mais cependant, ce qui est certain, c’est que depuis cette époque le christianisme reprit dans l’empire sa domination, et ne la perdit plus.

Lorsqu’un peuple est tombé dans la servitude, la crainte et l’espoir dictent les opinions, la nation se plie au caractère de son maître, et les Romains étaient alors si corrompus, que l’autorité réglait leur foi, et que la plupart changeaient de religion comme de prince.

Lorsque le ressentiment des chrétiens cessa d’être contenu par la puissance de Julien, ils donnèrent un libre cours à leur haine, et outragèrent sa mémoire par les bruits les plus injurieux. Quelques écrivains ecclésiastiques, tels que Théodore et Sozomène, prétendirent que ce prince, se sentant blessé, crut voir apparaître Jésus-Christ, remplit ses mains de son propre sang, le lança contre le ciel et s’écria : Tu triomphes, Galiléen ! Tu me poursuis jusqu’aux extrémités du monde ! Eh bien, je t’y renierai encore ; rassasie-toi à ton gré de mon sang, puisque tu m’as vaincu !

Plusieurs auteurs païens, non moins passionnés, débitaient d’autres fables, attribuaient la mort de l’empereur à la trahison, et le disaient tombé sous les coups d’un Romain chrétien et fanatique. Les Perses crurent ou feignirent de croire cette dernière version qu’ils s’efforçaient d’accréditer, afin de flétrir leurs ennemis du nom de traîtres, et d’allumer entre eux le flambeau de la discorde.

La joie de Sapor, lorsqu’il apprit par un transfuge la mort de son vainqueur, fut aussi vive que sa terreur avait été profonde. Les Perses conservèrent longtemps l’impression de la crainte que Julien leur inspirait ce guerrier redoutable ; ils le représentaient sous l’emblème de la foudre, ou sous celui d’un lion vomissant des flammes.

On croyait généralement qu’autrefois la mère de Julien, peu de jours avant sa naissance, pressentant la destinée glorieuse de son fils, avait rêvé qu’elle mettait Achille au monde.

La consternation, qui naguère remplissait le camp des Perses, passait alors dans celui des Romains. Ceux-ci, tout en abandonnant le culte des dieux, craignaient encore superstitieusement la voix des aruspices, qui continuaient, à prédire de grands malheurs si l’on s’arrêtait pour combattre. Ainsi l’armée, au lieu de poursuivre ses avantages et de recueillir les fruits de la dernière victoire de Julien, se mit promptement en marche pour regagner le Tigre.

Sa retraite, qui ressemblait à une fuite, ranima la confiance et l’ardeur des Perses, ils vinrent en foule l’attaquer. La cavalerie romaine se voit d’abord enfoncée par les éléphants, et jette le désordre dans l’infanterie : cependant les légions ralliées rétablissent le combat, repoussent l’ennemi, continuent leur marche, et parviennent à un vallon où elles se retranchent. Là se livre une nouvelle bataille ; les Perses, couronnant les hauteurs qui dominent le vallon, se précipitent sur les Romains, leur reprochent d’avoir trahi leur prince et de fuir leur ennemi, les accablent à la fois de traits et d’injures. D’un côté l’espoir de faire subir à leurs éternels adversaires le sort funeste de l’armée de Crassus, de l’autre le souvenir de tant d’exploits, la honte d’être vaincus et la crainte d’être détruits, excitent la fureur des combattants rendent la mêlée affreuse, et la victoire incertaine.

Après des efforts prodigieux, les Perses forcent la porte du camp, et pénètrent jusqu’à la tente de l’empereur. Dans cette extrémité, Jovien, justifiant son élévation par son courage, ranime et ramène au combat ses soldats effrayés, épouvante ses plus braves ennemis par ses coups hardis, rassure par son exemple ses plus timides guerriers, chasse les Perses de son camp, les poursuit, en fait un grand carnage, et continue sa retraite avec plus de sécurité.

On arrive enfin aux bords du Tigre ; mais on n’avait ni barque ni pont pour passer ce fleuve rapide, dont l’autre rive se trouve hérissée d’ennemis : en vain l’empereur, craignant d’exposer ses troupes à une perte certaine, veut leur faire prendre une route plus longue, mais moins périlleuse ; la peur rend quelquefois téméraire : les Romains déclarent par de grands cris qu’ils veulent tenter ce dangereux passage, Jovien se voit forcé de céder à leurs instances.

Cinq cents nageurs gaulois franchissent le fleuve pendant la nuit, surprennent les Perses qui gardaient la rive opposée, et les égorgent. Animée par ce succès, toute l’armée veut passer le Tigre sur des outres, formant par des liens un pont fragile ; mais la rapidité du fleuve, qui engloutit les plus hardis, intimide le reste, qui renonce enfin à cette folle entreprise.

Cependant Sapor redoutait encore les Romains qu’il voyait fuir ; chaque combat lui enlevait une foule de soldats ; il craignait surtout l’arrivée prochaine d’un corps de quarante mille hommes que Julien avait laissé en Mésopotamie sous les ordres de Procope. Agité par ces pensées, et désespérant de détruire Jovien par la force, il résolut de le tromper et y réussit.

Le suréna (c’était le titre donné en Perse au général de cavalerie) se présente dans le camp romain : Prince, dit-il à l’empereur, mon maître respecte la vertu malheureuse ; loin d’être ébloui par ses succès, il vous offre la paix à des conditions honorables et vous propose même son alliance.

L’armée romaine était privée de vivres, Jovien craignait l’ambition de Procope, et ne voulait pas devoir le salut de l’armée à son secours. Il accueillit favorablement le ministre de Sapor, envoya Salluste près de ce prince, et montra, sans prudence, un désir trop impatient de conclure la paix. Cet empressement rendit le roi de Perse plus exigeant : l’empereur, commit une faute plus grave. Pendant ces pourparlers il suspendit sa marche, et perdit en négociations quatre jours qui auraient suffi, comme le remarque Ammien, pour faire arriver l’armée dans la Corduène, et pour la mettre en état de dicter la paix au lieu de la subir.

Cependant les souffrances produites par la disette augmentaient à tout instant ; le soldat affaibli ne pouvait plus combattre ; les forces de l’ennemi grossissaient sans cesse, et ses prétentions s’élevaient chaque jour. Enfin on en vint à une telle extrémité qu’il fallait périr ou se soumettre. Jovien signa un traité honteux ; on céda aux Perses cinq provinces au-delà du Tigre, Zingar en Mésopotamie ; et Nisibe même, que Rome avait constamment possédée depuis la guerre de Mithridate ; enfin, pour comble d’abaissement, on abandonna l’Arménie, et on livra au ressentiment des Perses son roi Arsace, le plus constant allié des Romains.

Rarement on observe avec fidélité un traité dicté à la faiblesse ; Sapor ne fournit pas les vivres qu’il avait promis, et, avant d’arriver en Corduène, la plus grande partie de l’armée périt de faim dans cette désastreuse retraite.

Jovien, en rentrant dans les limites resserrées de l’empire, nomma généralissime de la cavalerie et de l’infanterie le comte Lucilien, ancien favori de Constance, et le fit partir pour Milan, en le chargeant du soin de veiller à la tranquillité de l’Occident.

Un Franc, nommé Malaric, reçut de lui le commandement des Gaules : l’empereur écrivit à Rome pour inviter le sénat à confirmer son élection ; mais on ne regardait alors cette légalisation que comme une vaine forme d’usage, et, sans attendre une réponse, il se désigna lui-même consul, et se donna pour collègue Varronien, son père.

La nouvelle de la mort de Julien, répandue dans l’empire, remplissait les chrétiens de joie et les païens de désespoir. Le philosophe Libanius, fidèle à ce grand prince, prononça son éloge. Antioche, qui avait bravé sa puissance, insulta sa mémoire ; les baladins, les pantomimes, les comédiens, dont il dédaignait les jeux, dont il méprisait la licence, outragèrent sa pompe funèbre par de grossières railleries ; mais, après quelques moments donnés aux transports de la haine et au triomphe de l’esprit de parti, les yeux s’ouvrirent sur la perte qu’on venait de faire, sur le vide que laissait le trépas d’un homme de génie et d’un grand capitaine, et tout autre sentiment fit place à la profonde douleur produite par la honte et par les calamités de l’empire.

Antioche, qui devenait ville frontière, aperçut ses dangers ; le désespoir des habitants de Nisibe, de Zingar et des provinces cédées, qui fuyaient leurs foyers et abandonnaient leurs champs pour ne point cesser d’être Romains, attirait sur Jovien des reproches auxquels il ne pouvait opposer que la détresse et la volonté de l’armée. On le blâmait surtout d’avoir abandonné cet ancien principe de la politique romaine, qui défendait de céder à la force et de conclure la paix après une défaite. L’empereur aurait été en effet réellement coupable s’il eût commandé des hommes capables par leur discipline et par leur fermeté de garder et de suivre ces antiques maximes.

Jovien conduisit à Tarse le corps de Julien et lui fit rendre les honneurs funèbres. Il trouva dans cette ville les chrétiens persécuteurs, les païens opprimés et l’arianisme triomphant. L’empereur opposa son autorité à la persécution, protégea efficacement les idolâtres, représenta aux chrétiens, que Dieu rejetait les hommages forcés, et que la violence ne faisait que des hypocrites. Il publia une loi de tolérance pour tous les cultes. Il mérita ainsi, en se conformant au véritable esprit de la charité évangélique, les éloges que lui donna Thémistius dans son panégyrique, prononcé en sa présence.

D’un autre côté, dans le dessein de satisfaire aux vœux des partisans de son culte, il fit reparaître sur le Labarum le nom de Jésus-Christ, et rétablit dans son siège le célèbre Athanase, contre lequel Julien, cette fois injuste, avait lancé un décret d’exil.

Athanase fut mandé à Antioche. Cet évêque éloquent et vertueux montrait polo l’église cet amour passionné qui enflammait les anciens Romains pour leur patrie, et, ce qui fonde la plus belle partie de sa gloire, c’est que, sans cesse persécuté par l’envie et par la haine, il ne se montra jamais aigri par le malheur, et condamna toujours les lois de rigueur.

Les ariens le virent avec effroi en faveur ; chaque parti voulait animer l’empereur contre ses adversaires ; mais il leur répondit à tous : Je hais les controverses, je contiendrai les factions ; je n’aime et n’honore parmi les chrétiens que ceux qui ont des vertus chrétiennes et des sentiments pacifiques. Il recueillit en partie le fruit de sa sagesse, et il vit dans le concile d’Antioche, convoqué par ses ordres, un grand nombre d’ariens, se rapprocher des catholiques, et souscrire la formule de Nicée.

Les habitants de cette grande ville, toujours frondeurs et séditieux, n’épargnèrent pas plus, dans leurs railleries, Jovien que son prédécesseur : C’est un nouveau Pâris, disaient-ils, il est beau comme lui, et comme lui a causé la perte de son pays. Les dieux semblent avoir formé son corps aux dépens de son esprit. Jovien ne répondit à leur insolence que par son mépris.

Il reçut à Antioche d’alarmantes nouvelles de la Gaule. Lucilien, son beau-père, y fut massacré. Valentinien, son lieutenant, n’échappa à la fureur du peuple que par le courage de son hôte. Malaric avait refusé le commandement de cette province ; Jovinius l’accepta. Cet ancien officier, nommé autrefois au mène emploi par Julien, parvint à réprimer la sédition. Elle n’avait pour cause que la vive douleur produite par la mort du libérateur de la Gaule.

Valentinien, échappé à la mort, vint trouver l’empereur, qui lui confia le commandement de sa garde. Jovien venait de nommer consul son propre fils, Varronien, encore au berceau.

Rome, Constantinople et toutes les armées avaient reconnu le nouvel empereur ; la capitale de Jovien de l’Orient lui préparait une magnifique réception ; et sa femme, l’impératrice Chariton, partie de Constantinople avec un nombreux cortège, venait au-devant de son époux, lorsque le 17 février 364 on le trouva mort dans son lit.

Les uns attribuèrent cet événement à la vapeur du charbon, les autres à l’ambition et à la trahison de Procope, qui cependant n’en retira aucun fruit. Les légions offrirent de nouveau l’empire à Salluste, qui le refusa ; à Jannuarius, parent de Jovien, qui le dédaigna ou le craignit ; enfin leur choix tomba sur Valentinien, qui était alors absent. Personne ne prononça le nom du fils de Jovien. Cet enfant, n’ayant point été nommé César, n’avait aucun droit dans un empire électif.

Jovien fut enterré à Constantinople ; il n’occupa le trône que huit mois. La reconnaissance des chrétiens et sa tolérance pour les païens l’ont fait placer au nombre des bons princes.