HISTOIRE DU BAS EMPIRE (période antique)

 

CONSTANTIN II, CONSTANCE, CONSTANT ET MAGNENCE

 

 

(An 337)

L’EMPEREUR Constantin, moins prudent dans sa politique que Constance Chlore, son père, préféra l’éclat de sa famille à la tranquillité de l’empire. Il joignit à la faute de partager cet empire entre ses fils, celle de donner des royaumes à ses trois frères, et de poser ainsi les fondements de ce fatal système qui produisit de si longs malheurs par la suite, et devint, dans les monarchies naissantes de l’Europe moderne, la cause de tant de guerres intestines, de haines implacables et d’assassinats.

Diviser l’état entre tant de princes, c’était ôter au peuple romain la seule compensation de la perte de la liberté, le repos ; c’était ajouter aux inconvénients du pouvoir absolu tous les maux de la discorde et de l’anarchie.

La volonté de Constantin ne fut exécutée qu’en partie. Le sénat, le peuple et les légions ne voulurent reconnaître d’autres princes que ses enfants ; l’armée se révolta contre ses fières : on respecte rarement la vie de ceux auxquels on arrache une couronne ; les trois frères de Constantin et cinq de ses neveux furent égorgés ; on n’épargna que les deux fils de Jules : Gallus échappa aux assassins ; une maladie grave fit croire que la nature allait terminer ses jours ; son jeune frère Julien était âgé de six ans ; Marc, évêque d’Aréthuse, sauva cet ennemi futur des chrétiens, et, en le cachant sous l’autel, le déroba aux poignards de ses ennemis.

L’opinion publique attribua ces meurtres à l’ambition de Constance ; saint Grégoire de Naziance n’en accuse que la rage des soldats ; mais, si l’on en croit plusieurs autres historiens, Constance, sur la fin de sa vie, se repentant de ses égarements, considéra ses défaites et la stérilité de ses femmes comme une juste punition de ses crimes.

Les princes ne peuvent faire régner l’a justice que lorsqu’ils sont eux-mêmes soumis à la loi et protégés par elle. Ceux qui n’appuient leur autorité que sur la force se voient contraints de lui obéir. Un souverain, chef d’une faction, est forcé de céder à toutes les passions de son parti ; les soldats, excités d’abord au crime, ne purent plus être arrêtés dans leur furie ; ils égorgèrent un grand nombre de courtisans de Constantin ; la haute dignité du patrice Optatus ne garantit point sa vie. Ablavius, préfet du prétoire, et qu’on regardait comme tuteur de Constance, semblait devoir inspirer plus de respect aux factieux, ils lui tendirent un piège pour le perdre.

Dans tous les temps les mêmes passions produisent les mêmes effets : on vit, et l’on verra toujours l’esprit de parti créer des conspirations pour se donner le droit et le mérite de les punir. Quelques officiers, à la tête d’une troupe de soldats font croire au malheureux Ablavius que le sénat veut le décorer du titre d’Auguste, et que l’empereur sera forcé d’y consentir. Pressé par ses amis, l’infortuné se rend aux vœux de ces perfides ; ils le décorent de la pourpre, et ceux qui l’ont séduits changeant de langage et le déclarant rebelle, le massacrent sans pitié.

Ils voulaient immoler sa fille Olympias, elle trouva un asile dans la cour de l’empereur Constant ; il projetait même de lui faire partager son trône ; mais, le sort ayant tranché ses jours comme on le verra bientôt, Olympias épousa Arsace, roi d’Arménie.

Le chef de tous ces factieux, l’âme de tous ces complots, l’auteur de tous ces meurtres ; était le grand chambellan Eusèbe, eunuque et privé de vertus comme de sexe. Ce vil et ambitieux courtisan, sans mérite et sans principes, déshonoré par ses vices et par sa cupidité, sacrifiant sa conscience à la fortune, n’ayant d’autre habileté que celle de se tourner du côté du soleil levant, et ne connaissant de dieu que son intérêt, paraissait tellement alors le maître de l’empire, qu’on disait ironiquement dans le palais que l’empereur jouissait d’un assez grand crédit près de son chambellan. Tel était alors le sort de Rome : elle avait perdu ses héros, et la maîtresse du monde était livrée aux spéculations d’un courtisan sans foi, et soumise aux caprices d’un eunuque.

Les trois fils du grand Constantin, s’étant réunis à Constantinople, y délibérèrent sur leurs intérêts communs : s’étant rassemblés encore en Pannonie, ils arrêtèrent le partage définitif de l’empire. Constance eut l’Asie entière, l’Égypte, Constantinople et la Thrace ; Constant posséda l’Italie avec l’Illyrie et l’Afrique ; Constantin réunit aux Gaules l’Espagne et la Bretagne ; mais ce prince conserva sur la Mauritanie des prétentions qui ne tardèrent pas à rompre entre ces trois frères les liens de la paix et de l’amitié.

Constance et les ariens qu’il protégeait continuaient à persécuter Athanase qui vivait relégué dans la Gaule. Constantin, loin de partager leur acharnement, prit son parti et le renvoya en Égypte ; son retour, ranimant l’espérance et le courage de ses amis, donna une nouvelle force aux dissensions qui désolaient Alexandrie.

La présence de l’empereur ne contenait pas avec plus de succès l’esprit turbulent des sectes dans Constantinople. Peu de temps avant la fin du règne de Constantin, Alexandre, évêque de cette ville, était mort. Avant d’expirer, il dit à son clergé : Si votre dessein est de choisir l’évêque le plus  vertueux, élisez Paul ; si vous voulez vous assurer le crédit du plus habile courtisan, donnez  vos suffrages à Macédonius.

Celui-ci fut élu par les ariens ; les catholiques donnèrent leurs voix à Paul qui obtint la majorité des votes : mais, sur les accusations d’Eusèbe, il fut exilé dans le Pont.

Constance, en montant sur le trône, le rappela. Une guerre étrangère fit quelque temps trêve ces troubles civils. Sapor, roi de Perse, assiégea Nisibe, aujourd’hui Nesben dans le Diarbeck. Cette place importante était la clef de la frontière ; les habitants, montrant quelque trace de l’ancien courage romain, se défendirent avec vigueur. Après soixante-trois jours d’efforts inutiles, le roi leva le siège. Le peuple de Nisibe, comptant plus sur les secours du ciel que sur ses armes, attribua sa délivrance aux prières de Jacques, son évêque.

L’empereur Constance, voulant profiter de ce succès, marcha contre les Perses ; mais, comme il ne savait pas commander, les légions ne voulurent pas obéir.

Ce prince, formé par son père aux exercices militaires, y montrait assez d’habileté, mais il négligeait la discipline, seule base de la force des armées. Le désordre, produit par sa faiblesse, aurait entraîné de grands revers, si les Goths et les Sarrasins ne lui eussent alors fourni d’utiles secours.

L’Orient se vit ainsi défendu plus par ces barbares que par les Romains. Constance, soutenu par eux, pacifia l’Arménie, et lui rendit son roi que les Perses avaient chassé. Sapor rentra dans ses états, l’empereur ne le poursuivit point ; perdant l’occasion et manquant à sa fortune, il préféra la capitale aux camps, les intrigues aux combats, et abandonna les affaires de l’empire pour celles de l’église.

Dominé par les ariens, il convoqua un concile à Constantinople ; Paul y fut déposé, et chercha un asile dans les Gaules où Constantin l’accueillit favorablement. L’ambitieux Eusèbe se vit alors au comble de ses vœux ; le clergé de Constantinople le choisit pour évêque.

Les ariens, d’Alexandrie élurent en même temps un nommé Piste pour l’opposer à Athanase ; Eusèbe de Césarée ne jouit pas longtemps de son élévation ; il mourut, et on lui donna pour successeur son disciple Acacius, plus courtisan que pieux, et qui se montra successivement arien et catholique, selon que la fortune favorisait l’une ou l’autre secte.

Cependant, à cette époque où l’intrigue était en faveur et le mérite oublié, on vit élever au consulat Acyndine et Proculus, tous deux distingués par leurs vertus et par leurs services. Proculus prétendait, descendre de Valerius Publicola, et ne se montrait pas indigne de ce nom.

Les trois empereurs s’accordèrent pour faire des lois assez sages ; ils maintinrent et mirent en vigueur les institutions municipales, publièrent des édits sévères contre les délateurs et mirent un frein aux désordres produits par la fréquence des mariages incestueux.

Un décret moins juste et moins politique, défendit aux Juifs d’épouser des femmes chrétiennes.

L’empire ne pouvait espérer ni une longue paix ni un bonheur solide sous le règne de trois princes maîtrisés par leurs passions ; celui qui montrait plus d’habileté était Constantin ; on respectait sa justice, on admirait son courage, on aimait sa bonté, mais ces qualités se trouvaient ternies par une impétuosité téméraire qui le perdit.

Constance, faible et présomptueux, ne pouvait ni faire le bien ni empêcher le mal. Constant livré aux voluptés, faisait mépriser ses vices, accablait le peuple d’impôts, et inspirait à la fois le désir et l’espoir de le détrôner.

Constantin, n’ayant pu lui persuader d’accueillir ses réclamations relativement à la Mauritanie, voulut se faire justice par les armés. Rapide dans sa marche, il franchit les Alpes ; les généraux de Constant, qui connaissaient sa bouillante ardeur, feignirent à son approche de prendre la fuite. Constantin les poursuivit sans prudence, tomba dans une embuscade près d’Aquilée, et opposa de vains efforts à la multitude d’ennemis qui l’entouraient ; ils le renversèrent de cheval et lui tranchèrent la tête. Son frère Constant profita seul de sa dépouille, et réunit tout l’Occident sous sa domination.

La haine du vainqueur survécut à sa victoire ; il proscrivit tous les amis de Constantin. On ne doit point s’étonner si, dans ces temps barbares, les églises, les séminaires, les monastères et les ermitages se peuplaient aux dépens des camps, des cours, des villes et des champs. Le manteau de la religion était la seule égide sous laquelle on pût vivre à l’abri de la tyrannie des princes, de la fureur des partis et de l’inconstance de la fortune.

La mort de Constantin privait Athanase de son plus ferme appui ; les ariens l’accusèrent d’hérésie, de rébellion, et cherchèrent à le perdre dans l’esprit de Constant et du pape.

Le saint Siège, occupé successivement par Sylvestre et par Marc, était alors par Jules. Ce pape, juste, charitable, vertueux, se montrait digne des premiers temps de l’église : protégeant le malheur contre la puissance, il accueillit les plaintes de l’évêque d’Alexandrie, dont cent évêques signèrent la défense ; et, dans l’espoir de terminer, enfin ces scandaleux débats, il convoqua en 340 un concile qui se réunit l’année suivante à Antioche. L’église en a conservé les canons, et cependant, ce qui est remarquable, c’est que, dans la profession de foi qu’on y rédigea, le terme de consubstantiel fut omis.

Dans la plupart des affaires de sectes et de partis, les hommes occupent plus que les choses, et ceux qui paraissent défendre des opinions ne combattent souvent que pour des intérêts. En vain le pape Jules voulait sincèrement la paix, les passions s’y opposaient, et Constance favorisait celle de la faction arienne.

Au moment où l’on croyait le concile terminé, soixante évêques catholiques étant déjà partis, quarante évêques ariens qui restaient reprirent leurs séances et condamnèrent de nouveau Athanase. Grégoire fut, nommé à sa place. Cette nouvelle, répandue dans Alexandrie, y produisit la plus grande fermentation. Le peuple s’opposait à l’installation du nouvel évêque ; Grégoire, accompagné de soldats commandés par Philagre, préfet l’Égypte, entra dans cette ville comme s’il l’avait prise d’assaut ; les églises furent profanées, les vierges outragées, les catholiques massacrés. Le duc Balan, qui professait le polythéisme, fit condamner au fouet trente-quatre personnes. Il voulait exécuter l’ordre de l’empereur et faire trancher la tête d’Athanase qui trouva encore son salut dans la fuite.

On cherche toujours des crimes à ceux qu’on persécute ; Grégoire attribua tous les malheurs de cette sédition aux intrigues d’Athanase ; et, pour justifier sou accusation, il fabriqua un faux décret du peuple d’Alexandrie, qu’il fit signer par des ariens, par des Juifs et par des païens.

Balan, profilant de cette circonstance pour assouvir sa haine contre les chrétiens, répandit la terreur dans toute l’Égypte, immolant sans distinction tous ceux qu’on soupçonnait d’attachement à l’évêque proscrit.

Athanase, échappé aux fers de ses ennemis, court à Rome, écrit à tous les évêques, leur retrace les malheurs et les affronts de l’église, et se compare au lévite d’Éphraïm qui, voyant le corps de sa femme victime des plus horribles outrages, le coupa en douze parts, et les envoya aux douze tribus d’Israël.

L’empereur d’Occident, comme celui d’Orient, les grands de leurs cours, leurs ministres, leurs gardes, la multitude esclave de la faveur, les légions qui ne connaissent que l’autorité, semblaient tous alors réunis pour accabler Athanase. Tout l’empire, comme le dit un historien du temps, se trouva surpris de se voir arien.

Quelques évêques courageux, l’intrépide Jules, la généreuse Entropie, sœur du grand Constantin, résistèrent au torrent et protégèrent l’infortune. Jules convoqua dans Rome le synode que les accusateurs d’Athanase avaient eux-mêmes demandé. Ils refusèrent de s’y rendre.

Les mêmes violences qui avaient éclaté dans Alexandrie ensanglantèrent Constantinople. Les ariens venaient d’y élire de nouveau Macédonius. Les catholiques indignés rétablirent Paul sur son siège. Constance donna l’ordre à Hermogène, général de la cavalerie, de chasser l’évêque catholique. En vain la multitude le défend ; ils l’arrachent de l’église. Le peuple entier se soulève alors, met en fuite les soldats et égorge Hermogène. Constance, furieux, accourt pour le venger. L’aspect du prince et de sa garde fait succéder la terreur à l’audace. Le sénat et le peuple, prosternés aux pieds de l’empereur, calment avec peine son courroux. Enfin, accordant la vie aux rebelles, il réduit à moitié la distribution journalière qu’on faisait au peuple de quatre-vingt mille mesures de blé.

Cependant le parti d’Athanase, soutenu par le pape, reprenait quelques forces dans l’Occident. Constant parut se déclarer en sa faveur, et sentir la nécessité de rétablir la tranquillité publique troublée par de si honteuses querelles ; il écrivit à son frère Constance : Imitons la tolérance et la  piété de notre père ; c’est son plus bel héritage et le fondement de sa puissance.

Il le priait dans la même lettre de lui envoyer quelques évêques ariens, afin de connaître et d’approfondir leurs griefs. Ces évêques arrivèrent portant une profession de foi qui ne contenait pas le mot consubstantiel. Jules et Constant la rejettent ; les ariens, qui avaient promis de se soumettre à la décision du pape, l’accusent d’attenter à la souveraineté de l’église, en jugeant un évêque déjà condamné par un concile. Celui de Rome soutient les droits du pape et justifie enfin Athanase.

Tout semblait alors conspirer à la ruine de l’empire. L’invasion des barbares et les fléaux célestes se joignaient aux troubles civils et aux discordes religieuses pour hâter sa chute. Pendant l’espace de dix années, presque toutes les villes d’Orient se virent bouleversées par des tremblements de terre. A la même époque les Francs se répandirent comme un torrent dans la Gaule qu’ils devaient un jour conquérir, ravager, régénérer et illustrer.

Libanius, en retraçant les mœurs de ce peuple guerrier, le considère comme le plus formidable des ennemis de Rome. Les Francs, dit-il, sont plus redoutables par leur courage que par leur nombre ; vaillants sur mer comme sur terre, bravant l’intempérie des saisons, la guerre est leur élément : ils regardent la paix comme une calamité, le repos comme un esclavage : vainqueurs, rien ne les arrête ; vaincus, ils se relèvent rapidement sans laisser à leurs ennemis le temps de quitter leurs casques.

En 342, Constant marcha contre eux : les succès de cette guerre furent balancés, et l’empereur ne put les décider à repasser le Rhin qu’en leur payant un tribut. Il descendit ensuite en Bretagne, et  remporta d’assez grands avantages sur les Calédoniens, qu’il contraignit à se soumettre.

Sous le consulat de Placidus et de Romulus[1], l’Orient se vit encore le théâtre de différents combats que le courage des Romains et des Perses rendait meurtriers, et que l’incapacité des chefs les empêchait de rendre décisifs. Les armes de Constance dans le cours de l’année 344 furent heureuses ; il éloigna l’ennemi : ses généraux obtinrent quelques avantages sur les Arabes qui habitaient une contrée voisine du royaume de Saba, et qui, croyant trouver la vérité là où ils voyaient la victoire, embrassèrent le christianisme. Ces Arabes prétendaient descendre d’Abraham par un fils de Cétura.

Ce fut à cette époque que l’évêque Théophile porta dans l’Inde à la fois l’Évangile et l’arianisme. On dit qu’à son retour il convertit les peuples de l’Abyssine.

Si le christianisme s’étendait alors dans plusieurs contrées lointaines, la politique de Sapor s’efforçait d’arrêter ses progrès dans la Perse. Cet ennemi implacable des Romains déclarait aussi la guerre à leur culte ; et, si l’on en croit les historiens du temps, seize mille martyrs furent victimes de sa cruauté.

Sous le consulat de Constant et de Constance, l’empereur d’Orient fit ouvrir à l’embouchure de l’Oronte le port de Séleucie. Dans la même année, un concile rassemblé à Milan se sépara sans avoir rien pu décider. Les évêques d’Asie y proposèrent une nouvelle formule, ceux d’Europe ne voulurent rien changer à celle de Nicée. Les deux empereurs, qui désiraient vivement et vainement la fin de cette longue dissension, rassemblèrent en 347 un concile œcuménique, c’est-à-dire universel, à Sardiques. Cent soixante-quinze évêques s’y trouvèrent réunis. Les évêques ariens refusèrent d’assister aux séances, sous prétexte, qu’ils ne pouvaient siéger avec Athanase excommunié, et ils se formèrent en assemblée particulière.

Le concile catholique confirma le jugement du pape, renouvela la profession de Nicée, déposa les évêques réfractaires, et invita les empereurs à rétablir les catholiques dans leurs sièges. Ce fut dans cette assemblée qu’on reconnut solennellement, pour la première fois, la suprématie de l’évêque de Rome.

De son côté, le concile arien excommunia le vertueux Osius et le pape même, nia sa suprématie, persista dans son opposition à la profession de Nicée, et sema ainsi les germes de cette séparation des églises de l’Orient et de l’Occident, qui existe encore de nos jours.

Constant se rangea du côté des catholiques ; Constance ne voulut se décider ni pour l’un ni pour l’autre concile.

Cependant la guerre d’Orient semblait, en se prolongeant, accroître l’animosité des deux peuples qui se combattaient. Résolu à tenter un grand et décisif effort, Sapor arme tous les Perses ; les femmes mêmes se mêlent aux guerriers. Les Romains réunissent toutes leurs troupes ; l’Orient entier s’ébranle ; les deux armées se rencontrent près du Tigre ; Constance, vain comme tous les hommes faibles, ordonne à ses postes avancés de s’éloigner du fleuve et d’ouvrir un passage libre à l’ennemi : Laissez-les s’approcher, dit-il, choisir leur terrain et s’y retrancher : tout ce que je désire c’est de les attirer au combat. Je ne crains que leur retraite.

Les Perses traversent le Tigre sans obstacle et campent près de la ville de Singare : l’approche de l’ennemi avait diminué la confiance et le courage de Constance ; il le laisse s’établir tranquillement et s’oppose à l’ardeur de ses troupes qui s’indignaient de cette lâcheté. Élien, officier de la garde, et qui commandait dans la ville de Singare, ne peut supporter les bravades des Perses, sort la huit, à la tête d’un faible corps de jeunes soldats, pénètre dans le camp des ennemis, en égorge un grand nombre, y répand la terreur et se retire sans être poursuivi. Si l’empereur eût imité ce Romain, l’armée perse était détruite.

Le lendemain au point du jour les deux armées se rangent en bataille. Jamais les deux empires n’avaient déployé de forces plus imposantes ; les rives du fleuve, les vastes plaines de Singare étaient couvertes de bataillons et d’escadrons dont les armes, éclairées par les rayons du soleil, éblouissaient les yeux. Les hautes montagnes qui bordaient la plaine semblaient à perte de vue hérissées d’une forêt de lances. Sapor, élevé sur un bouclier contemple ce magnifique spectacle, mais cet aspect formidable, au lieu d’exalter son âme, intimide son esprit. Frappé de l’ordre qui règne dans l’armée ennemie, effrayé des souvenirs de tant de victoires remportées sur des forces innombrables par la tactique romaine, la crainte dans son cœur succède à l’audace ; il tremble pour son trône, oublie son honneur, donne le signal de la retraite, repasse promptement le Tigre, et laisse l’armée suivre avec lenteur sa fuite sous les ordres de son fils Narsès.

Les Romains, voyant l’ennemi s’éloigner, demandent à grands cris le signal du combat. Constance, aussi timide que Sapor, et croyant voir un piège dans cette retraite veut en vain calmer la fougue de ses légions ; elles ne l’écoutent plus, se précipitent avec fureur sur l’ennemi, le mettent en désordre, forcent le camp, enveloppent et désarment Narsès.

Ils étaient vainqueurs, mais sans chef. Une partie des Romains se livre au pillage et à la débauche ; d’autres attaquent sans ordre les hauteurs où plusieurs corps de Perses s’étaient retranchés : après de vains efforts ils sont repoussés et poursuivis. Les Perses profitent de cette confusion, reprennent leur camp et chassent les Romains. Narsès périt dans ce tumulte.

Constance, incapable de réparer ce désordre, comme il l’avait été de profiter de la victoire, prend la fuite et entraîne toutes les troupes qui suivent ce honteux exemple. Le lendemain les Perses, plus affligés de leurs pertes que fiers de leurs derniers avantages, se retirent et repassent le fleuve.

Sapor, honteux de sa lâcheté et inconsolable de la mort de son fils, s’arracha les cheveux de désespoir, et fit trancher la tête aux satrapes qui lui avaient conseillé la guerre. Celle fut la bataille de Singare, où l’on vit successivement deux armées battues et mises en fuite par l’incapacité de leurs chefs. La lâcheté des deux monarques rendit inutile la bravoure de leurs soldats.

Constance, vaincu par les Perses, retourna dans sa capitale. Dominé par les ariens, il persécutait leurs adversaires ; mais Constant, protecteur des catholiques, l’ayant menacé de la guerre, il parut céder, et consentit non seulement à recevoir les évêques que lui envoyait son frère, mais même à écouter Athanase. Il le manda près de lui ; mais cet illustre proscrit refusa d’abord d’y venir ; il connaissait trop l’empereur pour se fier à sa foi.

Les ariens, effrayés de l’arrivée des évêques catholiques à Constantinople, s’efforcèrent de les perdre dans l’opinion publique. Étienne, évêque d’Antioche, par le moyen d’un domestique corrompu, introduisit chez l’un d’eux une courtisane et le fit surprendre avec elle : cette femme, perdant son audace à la vue du vénérable évêque calomnié, lui rendit elle-même justice. Étienne arrêté et jugé dans l’intérieur du palais, fut déposé.

Sur ces entrefaites, Athanase, rassuré par la protection de Constant vint à Constantinople, confondit ses ennemis et obtint de Constance la liberté de retourner en Égypte ; sa rentrée dans Alexandrie fut un triomphe.

Tandis que l’empereur d’Orient, sévère dans ses mœurs, grave dans son maintien, mais bizarre dans sa conduite et timide dans sa politique, ne s’occupait que de discussions métaphysiques, s’entourait de prêtres ariens, passait sa vie au milieu des conciles et défendait mollement l’empire contre les Perses, Constant, plus brave, combattait de nouveau les Francs, et, après en avoir délivré la Gaule, se livrait aux plaisirs avec excès.

Dirigé dans sa politique par l’évêque de Trèves, qui jouissait de toute sa confiance, il repoussait l’arianisme, poursuivait la destruction de l’idolâtrie, fermait les temples, ne les conservait que comme monuments, défendait les sacrifices dans les villes, et ne les permettait qu’aux habitants des campagnes attachés fortement aux cérémonies religieuses, leurs uniques et leurs seuls spectacles.

Dans tout l’empire, les villageois défendirent longtemps l’ancien culte, et c’est ce qui fit appeler les idolâtrés païens, du nom de pagus qui signifie bourg.

Comme ce prince comblait le clergé de biens et d’honneurs, les chrétiens le considérèrent comme un grand homme. Les païens, opprimés par lui, le regardèrent comme un tyran : aux yeux des hommes impartiaux il devait passer pour un mauvais prince. La vertu rougissait de s’approcher de sa cour ; son palais était un lieu de débauches, et les historiens du temps assurent qu’on ne voyait parmi ses ministres qu’un seul honnête homme : c’était l’eunuque Euthérius, né en Arménie.

Le trône le plus éclatant est bien peu solide lorsque, dépouillé de vertus et souillé de vices, il n’est soutenu ni par l’intérêt général ni par l’amour des peuples. Un barbare forma le projet d’enlever la couronne au fils de Constantin. Le succès couronna son audace.

Magnence, né dans les forêts de la Germanie, avait langui quelques années dans les fers des Romains. Le grand Constantin l’affranchit et le plaça dans une légion. Cet homme actif, intrépide, éloquent, ambitieux, s’éleva promptement du rang de soldat au grade d’officier. Il dut son premier avancement à sa valeur, et bientôt une assez grande faveur à son adresse. Il obtint le titre de comte et le commandement de deux corps de la garde formés par Dioclétien et Maximien, et qu’on nommât les joviens et les herculiens.

Son avarice et sa dureté excitèrent une révolte parmi les soldats, ils s’étaient jetés sur lui et l’entouraient de glaives menaçants ; l’empereur Constant lui sauva la vie. Le barbare lui jura une éternelle reconnaissance, et médita sa perte.

Deux hommes puissants, Christus, maître de la milice, et Marcellin, intendant des finances, entrèrent dans ses criminels projets. Tous trois réunirent leur crédit et leurs efforts pour séduire les troupes. Dans cette conjuration, on déférait le premier rôle à Marcellin, mais il préféra le second. Ce conspirateur adroit savait qu’un trône usurpé est entouré de trop de précipices, et, comme le dit un historien du temps, Marcellin, préférant  un pouvoir tranquille à un éclat périlleux, aimait mieux être maître de l’empereur que de  l’empire.

La guerre des Francs était alors finie ; Constant, que le bruit des armes pouvait seul distraire des plaisirs, oubliait les affaires au milieu des loisirs de la paix. Ce prince sans prévoyance se livrait à sa passion pour la chasse, et passait toutes les journées au fond des forêts.

Dans l’année 350, sous le consulat de Sergius et de Négritien, la cour se trouvant à Autun, Marcellin invite à un grand festin tous les principaux officiers de l’armée. Pendant le tumulte de la fête, Magnence sort de la salle sans qu’on s’aperçoive de son absence ; bientôt il y rentre décoré de la pourpre et entouré de gardes : les conjures le saluent empereur ; les autres, saisis de crainte, gardent le silence. Il les harangue, les entraîne, marche au palais, s’en empare et pose des gardes dans la ville. Un corps de cavalerie illyrienne se joint à lui ; le peuple, ami des nouveautés, se déclare en sa faveur. Peu à peu toutes les légions séduites par de magnifiques promesses, suivent le torrent et proclament Magnence Auguste.

Constant, qui se trouvait alors à la chasse, apprit à la fois le projet des conjurés, leurs succès, la trahison des grands, la révolte du peuple et la défection de sa garde. Accompagné d’un petit nombre d’amis, il chercha son salut dans la fuite, espérant trouver un asile en Espagne. Gaïson, envoyé, avec quelques cavaliers à sa poursuite, l’atteignit près de la ville d’Elne an pied des Pyrénées. La crainte dispersa ses lâches compagnons : le fils du grand Constantin, naguère maître de Rome et de l’Occident, alors seul et trahi par tous les Romains, ne se vit défendu que par un Franc nommé Laniogaise. Après un court combat, tous deux tombèrent percés de coups. Constant périt la treizième année de son règne et la trentième de son âge.

Magnence manda près de lui les généraux, les préfets, les administrateurs qui avaient servi Constant avec le plus de fidélité : ils furent égorgés en route par des assassins envoyés au-devant d’eux. Le tyran sacrifia même à sa politique ombrageuse tous les hommes de son parti dont la lenteur et la timidité lui avaient inspiré de la défiance.

L’étonnement produit par la rapidité de son élévation, et la crainte que répandait sa sévérité, le rendirent sans obstacle maître de l’Occident. On commande aux hommes dès qu’on les étonne.

Magnence nomma Titien préfet de Rome, et Anicet préfet du prétoire. L’Illyrie ne voulut pas le reconnaître, et donna le titre d’Auguste à Vétranion, vieux général qui commandait les troupes romaines en Pannonie. Cet homme, né dans les camps, ne savait que combattre, et il ne commença à apprendre à lire qu’au moment où il fut nommé empereur. Il dut son élévation au crédit, aux richesses et aux intrigues de Constantine, fille du grand Constantin et veuve d’Annibalien. Cette princesse le plaça sur le trône dans le dessein de l’opposer au barbare Magnence, qu’elle méprisait, et à son propre, frère Constance qu’elle regardait comme l’assassin de son mari.

Vétranion écrivit à Constance qu’il n’avait cédé au vœu des légions que pour le servir, et que sous le titre d’Auguste, il ne voulait être que son lieutenant. L’empereur dissimulant son ressentiment, feignit de le croire, parut le reconnaître et lui envoya un magnifique diadème.

Dans le même temps, Népotien, jeune prince échappé au massacre de la famille du grand Constantin, sort tout à coup de la retraite où il vivait ignoré, se met à la tête d’une troupe de bandits et de gladiateurs, marche à Rome, met en fuite les troupes d’Anicet, fait massacrer ce préfet, entre dans la capitale, la livre au pillage, se décore de la pourpre, est reconnu par le sénat et prend le nom de Constantin.

Dès que Magnence fut informé de cet événement, il envoya Marcellin, grand maître du palais, avec quelques légions, en Italie, pour combattre le nouvel Auguste. Les Romains vinrent avec ardeur à sa rencontre pour défendre Népotien ; mais, au moment du combat, un sénateur nommé Héraclide, trahissant la cause de ce prince, entraîna dans sa défection une partie des troupes romaines. Marcellin dispersa le reste et tua Népotien, dont la tête fut portée en triomphe au bout d’une lance.

Magnence, suivi d’un grand nombre de soldats gaulois, francs et germains, entra dans Rome, l’inonda de sang, la livra sans pudeur à la cupidité des barbares, et la fit gémir sous le joug de la plus affreuse tyrannie. Il ordonna sous peine de mort à tous les Romains de porter au trésor la moitié de leurs biens, et permit aux esclaves de dénoncer leurs maîtres s’ils voulaient éluder cette loi.

Il fallait se préparer à combattre Constance ; Magnence, détesté par les Romains, attira’ dams ses troupes, par l’espoir du pillage, une foule de Francs et de Saxons. Tout l’Occident, forcé d’obéir, s’arme et se lève pour sa cause.

Depuis la bataille de Singare, l’incapacité de Constance avait fait éprouver aux armées d’Orient des pertes considérables, et les soldats romains, trop souvent battus par la faute de leurs chefs, devenaient, dit un historien du temps, si timides que la poussière d’un escadron perse les mettait en fuite. Cependant les Romains manquaient moins de courage que de confiance, et on retrouvait encore les traces de leur antique vaillance lorsqu’ils se voyaient défendus par une position forte ou conduits par un chef habile.

Sapor, instruit des troubles de l’empire et enhardi par ses succès, réunit toutes ses forces pour s’emparer de Nisibe. Ce siège fut mémorable par la constance des assaillants et par l’opiniâtreté des assiégés. Après de vains et de sanglants assauts, Sapor, ayant détourné le cours du fleuve, en rassemble les eaux ; leur masse, trop longtemps retenue par une digue, s’élance violemment lorsqu’elle est ouverte, tombe sur les murailles et les renverse.

La plaine inondée présente le spectacle d’un lac immense ; Nisibe n’est plus qu’une île au milieu des flots ; les Perses approchent sur une foule de barques et donnent un assaut général. Les Romains, n’ayant plus d’autres remparts que leurs boucliers, se précipitent avec intrépidité sur la nombreuse armée qui les attaque ; l’évêque de Nisibe, prosterné aux pieds des autels, invoque les secours du ciel ; enfin la bravoure de la garnison l’emporte, vingt mille Perses tombent sous le fer des Romains : Sapor fuit et lève le siège. La peste se répand dans son armée ; elle se retire ; la guerre est suspendue, et les chrétiens vainqueurs ne voient dans leur délivrance et dans les prodiges de leur courage qu’un miracle dû à l’intercession de leur saint évêque.

Constance, rassuré par la fuite de Sapor, rassembla pour combattre Magnence une armée et une flotte presque aussi nombreuses que celles de Xerxès ; mais, malgré le danger dont le menaçait cette lutte contre un rival qui commandait les guerriers les plus redoutables de l’Occident, il ne craignit point de diminuer ses forces en renvoyant des légions tous les soldats qui refusèrent de se faire baptiser.

Cependant, avant de tenter le sort des armes, Magnence chargea Marcellin et Rufin de proposer la paix. L’empereur d’Orient, excité par l’honneur, retenu par la crainte, hésité et ne sait s’il doit rejeter ou accueillir ces propositions. Agité par cette incertitude, au milieu de la nuit, il croit voir apparaître son père qui lui montre l’ombre de Constant et lui dit : Voilà votre fière égorgé ; vengez-le ; fermez les yeux sur le péril ; ne songez qu’à votre gloire et frappez le tyran.

Constance, déterminé par cette vision, renvoie les ambassadeurs, déclare la guerre, marche et arrive à Sardiques. Vétranion l’y attendait avec ses légions et lui promettait de combattre avec lui contre Magnence.

Pour régler les opérations de cette campagne, les deux empereurs entrent en conférence, et, sur un tertre élevé au milieu des deux armées, s’asseyent sans armes et sans gardes. Tout à coup Constance, jetant le voile d’amitié sous lequel il avait déguisé son ressentiment, prend la parole, et s’adressant aux soldats de Vétranion : Souvenez-vous, dit-il, de la gloire, des bienfaits de mon père Constantin et de serments. Vous avez tous juré de ne reconnaître d’autres princes que ses fils. Garderez-vous pour chefs des  hommes nés pour obéir ? Tant de discordes, tant de guerres, tant de meurtres, tant de désastres ne vous ont-ils pas appris que l’état ne peut être tranquille que sous le pouvoir d’un  seul chef ?

La mémoire du grand Constantin, la crainte des troublés civils, le souvenir d’un engagement solennel, donnent à ce peu de paroles une force soudaine qui s’empare de tous les esprits. Par une acclamation unanime, tous les soldats proclament Constance seul Auguste. Vétranion, abandonné de sa cour, menacé par son armée, se jette aux pieds de son rival redevenu son maître, se dépouille de la pourpre et invoque sa clémence. Constance conserva la vie à Vétranion, l’emmena dans sa tente, le fit dîner avec lui, et lui dit, pour le consoler : Vous ne perdez qu’un vain titre  qui ne donne que des biens imaginaires et des chagrins réels ; vous allez jouir en paix de la vie privée, d’un bonheur sans mélange.

Vétranion le crut et vécût heureux à Pruse, en Bithynie, pendant six années, lorsqu’il sut que Constance, attaqué par les Perses et menacé par Julien, éprouvait toutes les peines trop inséparablement attachées au rang suprême, il lui écrivit : Vous avez bien tort de ne pas m’imiter, et, de ne point prendre votre part de ce bonheur de la retraite que vous savez si bien procurer aux  autres.

Avant de continuer sa marche, Constance donna le titré de César à Gallus, son cousin germain, seul échappé avec son frère Julien au massacre de sa famille. Gallus vivait alors retiré dans une de ses terres en Ionie. L’empereur lui fit épouser Constantine, veuve d’Annibalien, et le chargea de défendre les frontières de l’Orient contre les Perses.

Magnence laissa le commandement de Rome à son frère Décence qu’il décora du titre de César. Il franchit ensuite les Alpes Juliennes et marcha sur Sirmium, où Constance, oubliant la guerre, ne s’occupait que de la réunion et des disputes d’un concile.

Les avant-gardes des deux armées eurent des succès et des revers balancés. Au moment où. Magnence allait passer la Save, il reçoit un ambassadeur de Constance, qui, en présence de l’armée, lui propose, s’il veut abandonner l’Italie, de lui céder tout le reste de l’Occident. En vain Magnence s’indigne de cette proposition, ses légions murmurent et se disposent à la révolte. Feignant de céder, il gagne du temps, reprend son crédit sur les esprits, garde l’ambassadeur de Constance prisonnier, avance sur les bords de la Save, négocie et obtient qu’on ne l’inquiétera pas dans sa, retraite.

Cependant Constance, croyant peu à ses promesses, le suit avec prudence et campe près de Cybales, au même lieu où Constantin avait remporté sa première victoire sur Licinius. Là il voit arriver Titien préfet de Rome. Magnence, ayant apaisé la sédition de son armée, avait chargé ce préfet de signifier insolemment à Constance l’ordre d’abdiquer. L’empereur le renvoya avec mépris. Cette rupture d’une trêve si récemment conclue excita le mécontentement de quelques guerriers généreux et entre autres de Sylvain, capitaine franc, distingué par ses exploits, et fils du fameux Bonit, dont l’épée avait contribué aux victoires du grand Constantin. Sylvain abandonna Magnence et passa dans le camp de son rival.

Magnence, plus irrité que découragé par cette défection, poursuit audacieusement ses projets, met en fuite l’avant-garde ennemie, tourne le camp de Constance et s’approche de Sirmium.

Enfin les deux armées se livrèrent sur la Drave, près de Murse, une bataille décisive. L’empereur d’Orient était à la tête de quatre-vingt mille hommes ; Magnence ne lui en opposait que quarante mille, mais tous aguerris et fiers d’un grand nombre de victoires. Les deux chefs se montrèrent également indignes du rang qu’ils occupaient, Constance par sa faiblesse, Magnence par sa superstition cruelle ; ce tyran sacrifia aux dieux une victime humaine. Pendant le choc des armées, Constance se tint caché dans une église avec l’arien Valens, évêque de Murse. Dans cet asile, effrayé par le bruit des armes, le lâche envoie l’ordre de suspendre le combat et propose un armistice : ses soldats rejettent cet ordre avec méprise et, après une mêlée sanglante, son armée enfonce l’armée ennemie.

Les vaincus, ralliés par Magnence, recommencent avec acharnement le combat et rendent longtemps la victoire incertaine. Enfin la cavalerie de Constance tourne l’armée d’Occident, la met en fuite ; la détruit presque entièrement et s’empare de son camp. Magnence n’échappa au, vainqueur qu’en se dépouillant de la pourpre et en se sauvant sous l’habit d’un esclave. Trente mille hommes d’un côté, vingt-quatre mille de l’autre périrent dans cette journée. Cette perte de tant de braves guerriers fut une grande plaie pour l’empire. On regarda Murse comme le tombeau de cette ancienne milice, l’appui de Rome et l’effroi des barbares.

Les deux armées pleurèrent leurs plus braves officiers, Arcadius, Proculus, Marcellin, Romulus. Constance ignorait tous ces événements ; mais l’évêque Valens, qui avait pris toutes ses mesures pour en être secrètement informé, annonça tout à coup à l’empereur sa victoire, dont un ange disait-il, venait de lui annoncer la nouvelle.

Magnence, arrivé en Italie, fortifia tous les passages des montagnes et s’enferma dans Aquilée. L’empereur, à la tête de l’armée victorieuse, força les retranchements qui défendaient les Alpes ; Rome se révolta contre son tyran, et Magnence se sauva dans la Gaule, en abandonnant l’Italie et l’Afrique, qui se déclarèrent contre lui.

Lâche dans l’infortune, comme tous les tyrans, après avoir demandé vainement à son ennemi de lui conserver la vie, il envoya dans l’Orient des assassins pour se défaire de Gallus : ses émissaires, découverts et punis, ne lui laissèrent que la honte d’un crime tenté inutilement.

Les généraux de Constance marchant avec rapidité, contre Magnence, l’atteignirent près de Gap, lui livrèrent bataille,.et mirent en fuite les troupes qui fondaient ses dernières espérances. Il courut à Lyon, où ses propres soldats, le voyant sans ressources, l’enfermèrent comme prisonnier. Le barbare, réduit au désespoir, tourne enfin contre lui et contre sa famille cette fureur qui avait inondé l’Italie du sang de tant de victimes. Tirant un glaive, il égorge sa mère, sa femme, ses enfants, blesse Didier son frère, et se perce lui-même le cœur. Il mourut à cinquante ans, après trois ans de règne.

Son frère Décence apprit dans la ville de Sens sa fin tragique et s’étrangla. Son autre frère Didier, dont la blessure n’était pas mortelle, implora et obtint le pardon de Constance, qui, malgré sa faiblesse, se vit alors, par le courage de ses soldats, maître sans rival de tout l’empire romain.

 

 

 

 


[1] An de Jésus-Christ 343.