HISTOIRE DU BAS EMPIRE (période antique)

 

CONSTANTIN

 

 

(An 313)

Nous avons quitté ce Forum célèbre où brillèrent tant d’orateurs éloquents, ce sénat que Cynéas avait pris pour une assemblée de rois, et où l’on admirait tant de vertus, ce Capitole où triomphèrent tant de héros ; et nous revenons avec Constantin vers cet Orient voluptueux où l’homme, bercé par la mollesse, enivré parles plaisirs, partit toujours destiné à s’engourdir au sein du repos, et à s’endormir dans l’esclavage.

Nous allons écrire l’histoire de la vieillesse de cet empire, dont la force colossale avait si longtemps fatigué la terre : l’histoire de cette vieillesse est triste, mais elle conserve cependant quelques traits qui rappellent son antique grandeur ; si elle n’élève plus l’esprit, elle l’intéresse encore ; on y voit peu de ces actions héroïques qui excitent l’admiration, mais elle offre aux rois, et aux peuples d’utiles leçons et de salutaires exemples : on y trouvera le courage plus occupé à se de défendre qu’à conquérir, la politique s’y montre plus timide, l’intrigue y succède à l’audace, la trahison aux révoltes ; on assassine au lieu de vaincre.

Des conjurations fréquentes détrônent encore quelques princes, mais elles ne produisent plus de révolutions que dans le palais ; elles sont presque indifférentes aux peuples, qui ne font que changer, non de sort, mais de maîtres.

Depuis le partage de l’empire, comme le dit Montesquieu, l’ambition des généraux étant plus contenue, la vie des empereurs fut plus assurée ; ils purent mourir dans leur lit  ce qui parut avoir un peu adouci leurs mœurs. Ils ne versèrent plus le sang avec tant de férocité ; mais, comme il fallait que ce pouvoir immense débordât quelque part, on vit un autre genre de tyrannie, mais plus sourde. Ce ne furent plus des massacres, mais des jugements iniques, des formes de justice qui semblaient n’éloigner la mort que pour flétrir la vie. La cour fut gouvernée et gouverna par plus d’artifice, par des arts plus exquis, avec un plus grand silence ; enfin, au lieu de cette hardiesse à concevoir une mauvaise action et de cette impétuosité à la commettre, on ne vit plus régner que les vices des âmes faibles et des crimes réfléchis.

Depuis Auguste, les empereurs les plus ambitieux avaient respecté les formes républicaines, et les plus mauvais princes, se montrant encore citoyens, se faisaient populaires pour se rendre absolus. Ces maîtres du monde ne commandaient à la terre qu’au nom du peuple romain ; le sénat légalisait leurs ordres, les pontifes sanctifiaient leurs entreprises, les plus puissants et les plus illustres personnages de Rome décoraient leurs trônes, entouraient leurs personnes et soutenaient leur gloire par l’éclat de leurs triomphes. Peu de princes, même les plus lâches, se seraient crus dignes de conserver le nom et la puissance d’imperator, s’ils n’avaient parcouru fréquemment les camps nombreux qui garnissaient les frontières de l’empire ; ils quittaient souvent la toge, et se montraient à la tête de ces invincibles légions qui faisaient respecter encore les Romains, à l’époque où la chute de leurs vertus et de leur liberté ne leur laissait plus d’autres titres à l’estime que le courage.

Sous le règne de Constantin les traces de l’antique système s’effacèrent ; il ne se soumit aux anciennes coutumes, que jusqu’au moment où il n’eut plus de rivaux. Soigneux de détruire tout vestige de liberté, il fit même disparaître de ses enseignes les lettres initiales des noms du sénat et du peuple romain ; prenant pour prétexte la nécessité de les remplacer sur le labarum par celles du nom de Jésus-Christ. Le peuple fut privé de tout droit d’élire, et le sénat de toute part réelle à la législation.

L’empereur craignait la puissance des grands, et voulait cependant ménager leur vanité : il créa une foule de titres sans fonctions, ne confia l’autorité qu’à des officiers choisis par lui, et dont l’existence dépendait de sa faveur. La nation ne fut plus rien, le prince fut tout ; la cour remplaça la patrie, et la monarchie n’étant plus légale devint patrimoniale.

Les princes aveuglés par l’amour du pouvoir craignent toute limite à leur autorité ; ils oublient que les institutions qui règlent et arrêtent leur marche peuvent seules lui donner quelque sûreté, et qu’en ne voulant pas de barrière contre l’abus de la puissance ils, la privent des seuls remparts qui, dans les jours de péril, peuvent la défendre.

Constantin ne s’aperçut point des dangers du despotisme qu’il fondait. Prince belliqueux, couronné par la victoire, chéri des soldats compagnons de ses triomphes, il se vit respecté des peuples qu’il avait délivrés d’une foule de tyrans : son habile et heureuse activité empêchait tout péril de naître, et rien ne lui résista que le clergé qu’il avait affranchi, élevé et enrichi.

Tout despotisme est brillant lorsqu’il est décoré par la gloire, s’il donne même un bonheur apparent et passager quand il est exercé par un prince habile et juste. La force de Constantin assurait à l’empire un profond repos ; l’équité qui dicta la plus grande partie de ses lois faisait jouir ses sujets d’une sécurité depuis longtemps inconnue. Ce ne fut qu’après sa mort que tous les vices de ce gouvernement sans contrepoids et de cette monarchie sans base éclatèrent dans toute leur difformité, et amenèrent en peu de temps la chute de l’empire qui devint la proie des barbares.

Dès que l’âme active de Constantin cessa d’animer les membres épars de cet empire colossal, ses faibles successeurs, semblables aux despotes efféminés de l’Asie, ne montrèrent plus rien de romain. Une lâche oisiveté les enchaîna au milieu d’une cour corrompue ; ils s’enfermèrent dans leurs palais ; toute leur puissance passa entre les mains des eunuques, des affranchis et d’une foule d’insolents domestiques. Les plus grands personnages, les magistrats les plus respectables, les plus braves guerriers, comme le remarque un historien moderne, M. Le Beau, se trouvèrent ainsi à la discrétion de cette foule de courtisans sans expérience et sans mérite, qui ne peuvent servir l’état, ni souffrir qu’on le serve avec gloire.

Invisibles pour la nation, au fond d’un palais impénétrable à la vérité, environnés de prêtres que l’ambition éloignait de leurs devoirs, et qui ne s’occupaient que du soin d’associer leurs maîtres à leurs honteuses querelles, à leurs puériles disputes, et souvent à leurs funestes erreurs, ces empereurs dégradés ne virent, ne pensèrent et ne régnèrent plus que par leurs favoris.

Depuis longtemps l’Italie, possédée par les conquérants du monde, enrichie des dépouilles de la Grèce, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Espagne, n’était plus, suivant l’expression de Montesquieu, que le jardin de Rome. Cette terre couverte de palais, de maisons de plaisance, de parcs somptueux, consommait tout et ne produisait rien. On y voyait en foule des riches efféminés, des esclaves consacrés au luxe et aux plaisirs, des gladiateurs, des baladins, des courtisanes, des pantomimes, mais presque plus de cultivateurs ni de soldats ; les laboureurs ne se trouvaient qu’en Afrique, en Sicile, en Égypte. Les légions, formées par des recrues tirées des pays conquis, comptaient dans leurs rangs peu de citoyens et une foule de barbares, plus disposés à piller l’empire qu’à le défendre. Le luxe de plusieurs cours et la multiplicité des offices faisaient sans cesse augmenter les impôts, dont le produit, dissipé par les favoris, était perdu pour la chose publique.

La translation du siège de l’empire à Constantinople, achevant d’écraser l’Italie, lui enleva le reste de sa population, de ses richesses, et l’ouvrit enfin sans défense aux sauvages enfants du Nord, qui triomphèrent sans peine de ces faibles descendants des vainqueurs de la terre, et plongèrent, pendant quelques siècles, le monde civilisé dans les ténèbres de la barbarie.

C’est le récit de cette sanglante et terrible révolution que nous allons commencer. Il nous conduira promptement à l’époque où, dans le Nord et dans l’Occident, s’élevèrent, au milieu des débris de l’empire, ces nouvelles monarchies qui, après une longue nuit, sortirent enfin de ce chaos, fortes, brillantes et firent reparaître dans la Gaule, dans la Germanie et dans la Bretagne moderne, les sciences les lettres, les arts, et tous ces rayons de la gloire humaine qu’on avait craint de voir disparaître pour toujours au milieu des ruines de la Grèce et de Rome.

En Orient nous suivrons plus longtemps les faibles successeurs de Constantin, mais sans nous appesantir sur les tristes et honteux détails de cette suite monotone de tyrannies sans grandeur, de révolutions sans intérêt public, de crimes sans éclat : nous esquisserons rapidement les règnes de ces princes, dont la plupart ne parurent sur le trône que comme des ombres, et qui traînèrent plutôt qu’ils ne portèrent le sceptre des Césars ; jusqu’au moment où les soldats fanatique de Mahomet, les surprenant au milieu des disputes de leurs sectes et des jeux de leurs cirques, arrachèrent de leurs fronts les débris d’une couronne qu’ils ne pouvaient plus soutenir.

Constantin, fondateur de ce nouvel empire parut dans les premières années de son règne plus occupé du soin de relever les anciennes institutions que d’en créer de nouvelles. Libérateur de Rome, ses premiers actes eurent pour objet la réparation des maux produits par la tyrannie et des désordres qu’entraînent les guerres civiles. Triomphant sous les enseignes d’un culte nouveau, il ne fit d’abord qu’affranchir et protéger une religion jusque-là proscrite. Ménageant le polythéisme, il le laissa quelque temps en possession de ses droits antiques et de ses honneurs.

Après avoir ramené la justice dans l’empire, il voulut y faire régner la tolérance ; par cette sage politique il rétablit la paix intérieure et mérita cette affection sincère que les partis vaincus accordent si rarement aux vainqueurs.

Ce fut alors, dans l’année 316, qu’on lui éleva un arc de triomphe sur lequel on lisait cette inscription dictée par la reconnaissance et non par la flatterie : Le sénat et le peuple romain ont consacré cet arc de triomphe à Constantin, qui, a l’inspiration de la Divinité et par la grandeur de son génie, à la tête de son armée, a su, par une juste vengeance, délivrer la République du joug d’un tyran.

L’empereur répondit modestement à cet hommage, en attribuant ses succès à Dieu seul. Il fit placer, au bas de la longue croix que portait sa statue, cette autre inscription : C’est par ce signe salutaire, vrai symbole de force et de courage, que j’ai délivré votre ville, et que j’ai rétabli le sénat et le peuple romain dans leur ancienne splendeur.

En même temps que par cette déclaration solennelle il montrait sa prédilection pour le christianisme, il résistait au zèle ardent des chrétiens qui l’entouraient, et leur interdisait toute réaction contre leurs persécuteurs : par un édit, publié à Milan, il garantit à tous les citoyens de l’empire la libre profession de leurs différentes religions ; enfin, pour prouver combien il craignait de marcher sur les traces des tyrans, il rendit une loi pour condamner à la torture tout délateur qui aurait accusé sans preuves un citoyen du crime de lèse-majesté.

Si ce prince eût persisté dans ces nobles sentiments ; il aurait égalé en sagesse Marc-Aurèle et Trajan, qu’il surpassait peut-être en gloire militaire ; mais l’ivresse du pouvoir et l’ambition des prêtres qui l’entouraient lui firent bientôt abandonner cette sage politique. Les chrétiens, à peine délivrés de la persécution, se divisèrent en sectes ; l’empereur aurait dû ne se servir de son autorité que pour leur défendre tout acte contraire à la tranquillité publique ; il fallait éviter, en se mêlant à ces querelles d’opinions, de leur donner une funeste importance ; et sans doute, s’il n’eût point envisagé ces dissensions comme politiques, les disputes métaphysiques des chrétiens n’auraient point eu plus d’influence sur le sort des peuples, que les controverses des différentes écoles de philosophie, qui depuis si longtemps avaient partagé les esprits sans troubler la terre. Mais dès que le pouvoir de l’empereur intervint dans les affaires religieuses, elles se transformèrent en affaires d’état. L’esprit d’opposition et de liberté qui était sorti du sénat entra dans les conciles ; l’audace qui avait quitté la tribune reparut dans la chaire : les consciences résistèrent à l’autorité ; les prêtres prétendirent commander aux âmes, comme les princes aux corps, et le monde s’accoutuma à reconnaître deux puissances : l’une spirituelle, l’autre temporelle, dont les passions ne laissèrent jamais marquer les limites avec précision.

Quelques princes, jaloux de leur pouvoir et mal entourés, opposèrent souvent l’hérésie aux dogmes reçus par l’église, et proscrivirent ceux qu’ils ne pouvaient convaincre. D’autres, faibles, timorés, dominés par des prêtres ambitieux, cédèrent à la tiare une partie des prérogatives de leur couronne. Le désir d’une vaine gloire, la soif des richesses, l’espoir de la puissance répandirent dans l’église les germes de la corruption ; cette religion morale qui proscrivait toutes les passions, qui enseignait toutes les vertus, qui faisait un mérite de la pauvreté, un devoir de l’humilité  et qui ordonnait à tous ses ministres de prêcher aux hommes l’union, l’égalité, l’amour et l’oubli des injures, offrit à la terre le tableau scandaleux des dissensions les plus opiniâtres, de l’ambition la plus effrénée, des querelles les plus indécentes et des vengeances les plus cruelles.

Au nom de celui qui avait déclaré que son royaume n’était pas de ce monde, on se disputa honteusement les honneurs, les richesses, la domination ; au nom du Dieu qui pardonne, on se lança réciproquement les foudres célestes ; au nom du Dieu de paix, la terre fut ensanglantée.

Toutes les pages de cette histoire, et, pendant plusieurs siècles, celles de l’histoire moderne, ne seront que trop remplies des désordres, des crimes qui furent le résultat de ces funestes égarements : en les décrivant avec fidélité, il est juste, il est essentiel d’éviter toujours une faute non moins commune, celle de confondre une religion simple, morale, tolérante, pacifique, avec les passions, les excès de ses ministres. L’histoire n’est plus impartiale et ne conserve plus son noble caractère, lorsque, trop irritée des abus, elle accuse les principes ; c’est tromper les hommes : au lieu de les éclairer, que d’attribuer à la philosophie les erreurs des sophistes, à la liberté les crimes de l’anarchie, à la religion les faiblesses et les vices qu’elle condamne.

L’Afrique fut le premier théâtre de ces discordes. Cécilien, évêque de Carthage, fut accusé par d’avoir usurpé l’épiscopat et de s’être trouvé au nombre des traditeurs, c’est-à-dire, de ces chrétiens qui, par faiblesse dans le temps de la persécution, avaient découvert et sacrifié aux magistrats les livres saints, Cette querelle divisa l’église ; soixante-dix évêques d’Afrique déclarèrent Cécilien innocent et légalement ordonné ; le parti des donatistes, ardent et nombreux, ne voulut point reconnaître cette décision.

L’empereur, dans le dessein de terminer ce schisme, convoqua en 314, dans la ville d’Arles, un concile : le pape Sylvestre y envoya deux légats : cette assemblée fit encore un décret favorable aux évêques Félix et Cécilien ; elle rendit compte au pape de ses décisions et de ses motifs. Les évêques qui composaient ce concile ne donnaient alors au successeur de saint Pierre’ que le titre de très cher frère ; ils l’invitèrent à publier leur décret et à le communiquer aux autres églises.

L’année suivante d’autres troubles éclatèrent en Palestine : les Juifs, irrités contre les chrétiens, exercèrent sur eux des violences. Constantin réprima ces excès, déclara libre tout esclave chrétien appartenant à un Juif, défendit aux Israélites d’en acheter, et les menaça de la confiscation de leurs biens et de la perte de la vie, s’ils forçaient un chrétien à se faire circoncire. En même temps il abolit dans tout l’empire le supplice de la croix.

Les donatistes, toujours opiniâtres dans leur résistance, appelèrent à l’empereur du jugement du concile ; ce prince refusa d’abord de juger cette querelle religieuse qu’il ne croyait pas de sa compétence ; mais depuis changeant d’opinion, il fit ordonner à Cécilien, par le proconsul d’Afrique, de se rendre à Rome et de comparaître devant lui : cet évêque n’obéit pas ; l’empereur, quelque temps après, se trouvant à Milan, jugea seul cette cause, et rendit un décret qui déclarait Cécilien innocent et ses adversaires calomniateurs.

Cet acte d’autorité, dans une affairé qui n’intéressait que la conscience, fut approuvé dans la suite par l’un des plus fermes soutiens de la religion, saint Augustin, qui parut n’y voir que le désir de rétablir la paix de l’église. Mais on ne tarda pas à éprouver l’inconvénient inévitable qui devait résulter de l’importance que donnait à ces misérables querelles l’influence du pouvoir souverain : les donatistes ne respectèrent pas plus l’autorité de l’empereur que celle du concile ; la confiscation de leurs biens ne put vaincre leur opiniâtreté, ils méprisèrent l’excommunication lancée contre eux, et ce schisme dégénéra en hérésie.

Une secte beaucoup plus dangereuse se porta en Afrique aux plus grands excès. Les circoncellions, paysans fanatiques, interprétant au gré de leurs passions les préceptes de l’Évangile, voulurent établir violemment sur la terre cette égalité absolue qui n’existe pour les hommes qu’après la mort : prenant le titre de protecteurs des opprimés, ils brisaient les chaînes des esclaves, leur donnaient les propriétés de leurs maîtres, affranchissaient les débiteurs de leurs engagements, massacraient leurs créanciers, prenaient audacieusement la défense des donatistes, et immolaient les catholiques à leur vengeance.

Sous prétexte que Jésus-Christ avait défendu à saint Pierre l’usage du glaive, ils ne s’armaient que de branches d’arbres, qu’ils appelaient bâton d’Israël, et s’en servaient pour assommer leurs ennemis. Leur cri de guerre était louange à Dieu ; leurs généraux portaient le titre de chefs des saints. Loin de craindre l’autorité des magistrats et la rigueur des lois, on voyait plusieurs de ces furieux, égarés par le fanatisme, se donner volontairement la mort dans l’espoir d’obtenir la palme du martyre. Ils annonçaient d’avance cette résolution insensée, s’engraissaient comme les victimes destinées aux sacrifices, et se jetaient ensuite au milieu des flammes, ou se précipitaient du haut d’un rocher dans la mer. Tant que l’ardeur des différentes sectes se consumait en vaines disputes, on se bornait à des excommunications ; une tolérance générale était peut-être le remède le plus utile que la raison pût dicter à l’autorité ; mais lorsque les sectaires joignaient l’action à la parole et se permettaient de violer les lois de l’état, de troubler la tranquillité publique et d’attaquer la vie ou la propriété de leurs concitoyens, il devenait juste et indispensable alors que la puissance temporelle déployât sa force contre eux : l’empereur chargea les comtes Ursace et Taurin de punir leur audace ; on fut obligé de les combattre, et on ne put étouffer cette révolte que par le massacre d’un grand nombre de ces fanatiques.

L’esprit de vertige des Juifs semblait alors s’être répandu dans toutes les parties du monde ; il y portait la discorde, et le fanatisme qui avait fait de la Judée, pendant tant de siècles, un théâtre d’intrigues scandaleuses, de querelles opiniâtres, de guerres acharnées, et cette fureur de parti que ne put apaiser, dans Jérusalem, l’approche de l’ennemi armé pour la détruire. On doit remarquer que toutes les sectes produites par les écarts d’une vive imagination naquirent dans l’Orient. L’Europe avait soumis l’Asie par ses armes, et l’Orient à son tour conquit l’Occident pas ses opinions. On sait peu de détails sur les six années qui suivirent la révolte des circoncellions, et qui précédèrent celle où Licinius prit pour la seconde fois les armes contre l’empereur. Il paraît que, pendant ce long espace de temps, Constantin resta en Illyrie, occupé à défendre les frontières de l’empire contre les Sarmates, les Carpiens et les Goths. Il signala ses armes par de nombreux triomphes, s’empara de la Dacie et contraignit les Goths non seulement à conclure la paix, mais à lui fournir quarante mille soldats, auxiliaires plus dangereux qu’utiles.

Eusèbe, toujours exagéré dans les éloges qu’il prodigue au protecteur des chrétiens, prétendait que Constantin avait subjugué toute la Scythie et conduit ses légions jusqu’à la mer du Nord. S’il étendit si loin ses conquêtes, on doit croire qu’il fut obligé d’abandonner promptement ce qu’il avait conquis, puisqu’on le revit encore fréquemment combattre les barbares sur les bords du Danube. Ses victoires brillantes étaient loin d’être décisives, et les ennemis vaincus reprenaient bientôt leurs armes, ce qui faisait dire à Silénus que les lauriers de Constantin ressemblaient aux  fleurs du jardin d’Adonis, aussitôt fanées qu’épanouies.

Depuis la chute de la liberté, on trouve beaucoup d’incertitudes dans l’histoire : tel est l’effet du despotisme, les nations se montrent indifférentes, même à la gloire des armes. Elle devient un patrimoine particulier, presque étranger à la chose publique, ce n’est plus alors l’histoire de l’état, c’est celle d’un prince qu’on écrit, et les événements ne nous sont transmis que par des apologies ou par des satires.

En même temps que l’empereur combattait pour se défendre contre les anciens ennemis de Rome, il s’occupait du soin d’assurer à ses enfants la possession de son trône, et donnait à ses trois fils le titre de César. Il leur composa une maison et leur attacha une garde. Trop habile pour ne pas sentir qu’une puissance absolue, établie si nouvellement par la fortune devait être défendue par le courage il s’occupa soigneusement de l’éducation de ces jeunes princes, les forma lui-même aux exercices, à la tempérance, les accoutuma à faire de longues marches, à supporter le poids des armes, à braver l’intempérie des saisons, et chargea les plus habiles maîtres d’éclairer leur esprit. Comme il croyait, d’après l’exemple de son père, que l’affection des peuples est la base la plus solide de la puissance des souverains, il s’efforça de graver dans le cœur de ses fils cette maxime : La justice doit être la règle  du prince, et la clémence son sentiment.

La nature et la fortune trompèrent la prévoyance de Constantin ; ses fils héritèrent de ses défauts et non de ses vertus. Le seul de ses enfants qui aurait pu réaliser ses espérances, Crispus, élevé par Lactance, marchait sur les traces de son père et voyait comme lui ses armes couronnées par la victoire ; mais il périt bientôt victime de la jalousie de sa belle-mère et de l’aveugle impétuosité de l’auteur de ses jours.

Son instituteur Lactance fut un des célèbres écrivains de ce temps. Son style était éloquent et pur ; on l’appelait le Cicéron chrétien. Il s’illustra dans son apologie du christianisme, et montra plus de force encore dans ses attaques contre le polythéisme.

En 320 l’empereur nomma consul son troisième fils encore enfant ; il ne lui permit que de signer des lettres de grâce, sans doute pour le faire jouir du plus heureux droit de la puissance. Deux ans après, Constantin, rappelé dans les camps par une invasion des barbares, traversa le Danube, battit les Sarmates, et tua de sa main leur roi Rasimonde. On établit à Rome, en faveur de cette victoire, les jeux Sarmatiques.

Les travaux militaires n’empêchaient point ce prince actif de se livrer à ceux de la législation. Il ordonna dans tout l’empire de consacrer le dimanche à la prière et au repos. L’augmentation continuelle des taxes produisait son effet ordinaire ; elle dégoûtait les hommes d’une vie infortunée ; étouffant tous les sentiments de la nature, elle rendait les mariages plus rares, et portait les époux malheureux aux actions les plus coupables : ils exposaient la nuit, dans les rues et sur les grands chemins, leurs enfants qu’ils ne pouvaient nourrir. L’empereur publia des édits sévères contre ce crime ; mais, en même temps, comme il ne pouvait contraindre à se marier ceux qui gardaient le célibat par principes religieux ou par misère, il abolit la loi Poppéa dont les dispositions punissaient par des amendes tout citoyen âgé de vingt cinq ans et non marié.

Un de ses édits menaça de peines sévères les aruspices et tous ceux qui, par des opérations magiques ou par des philtres, profitaient de la crédulité des hommes, en leur promettant de servir leur haine ou leur amour. Transigeant cependant encore à cette époque avec la superstition du polythéisme, il toléra les charlatanismes idolâtres qui n’avaient pour but que de guérir les maladies et d’écarter les orages.

Une autre loi, annulant toutes les confiscations ordonnées par Dioclétien et par Galère, rendit aux églises leurs biens et leur donna ceux des martyrs morts sans héritiers.

Il publia contre le rapt un édit, trop sévère, qui ne distinguait pas la séduction de la violence.

Presque toutes les villes des provinces étaient alors administrées par une sorte de sénat dont les membres s’appelaient décurions, et les chefs duumvirs : on les choisissait parmi les membres des familles les plus distinguées, et la plupart des citoyens évitaient ou quittaient ces fonctions gratuites et onéreuses, parce qu’elles les assujettissaient à des contributions plus fortes que celles qu’on exigeait des autres habitants. Constantin, pour maintenir une institution utile, soumit à des peines pécuniaires tout citoyen élu qui refuserait ces charges ou les abandonnerait. Par le même édit il appliqua au profit de ces administrateurs les terres des citoyens qui mourraient sans héritiers.

Ainsi, dans la décadence de l’empire, tout esprit public se trouvant éteint, il fallait que le pouvoir absolu contraignît les citoyens à exercer les publiques charges qu’autrefois leur ambition se disputait avec tant d’ardeur. L’administration publique n’était plus regardée que comme une corvée. Les officiers, brevetés par l’empereur, sollicitèrent et obtinrent l’exemption de ces charges publiques ; chacun fuyait les emplois qui ne le rendaient utile qu’au peuple, et ne cherchait avidement que ceux qui le rapprochaient des princes. Les places de l’état n’étaient plus rien, les places de cour étaient tout. On s’accoutuma promptement à ne regarder les dignités de questeur, de préteur et même de consul, que comme des titres honorifiques ; leurs fonctions réelles ne furent remplies que par les comtes, les généraux, les officiers de la maison de l’empereur.

Cependant, comme Constantin, juste par principes autant qu’ambitieux par caractère, fut promptement informé des plaintes qu’excitaient partout l’avidité de ses conseillers et la conduite arbitraire de ses gouverneurs de provinces ; il défendit aux juges et aux magistrats d’exécuter tous décrets, même les siens, s’ils étaient contraires aux lois, et il ordonna de n’avoir dans les jugements aucun égard à la naissance et au rang des accusés.  Le crime, disait-il, efface tout privilège et toute dignité.

Telle était l’étrange contradiction qu’offraient alors, dans la conduite et dans les lois de l’empereur, l’attrait du pouvoir absolu, l’amour de la justice et les souvenirs de la liberté.

Il défendit par un décret aux percepteurs des contributions d’enlever aux agriculteurs leurs bœufs et les instruments du labourage. Jusqu’à cette époque la répartition des impôts avait été réglée par les notables de chaque lieu, et les riches se servaient de leur influence pour faire peser la plus grande partie de ce fardeau sur les pauvres. Constantin, dans l’espoir d’arrêter ces abus, chargea les gouverneurs de provinces seuls de régler cette répartition ; c’était remplacer les inconvénients de l’aristocratie par les dangers plus grands de l’arbitraire.

L’empereur, soigneux de récompenser les soldats qui lui avaient donné la victoire et l’empire, leur distribua une grande quantité de terres qui se trouvaient vacantes.

Souvent les souverains, jaloux de leur pouvoir, préfèrent les soldats étrangers aux soldats citoyens. Constantin, plus frappé de l’utilité qu’il pouvait tirer du courage des Francs et des Goths que des périls futurs auxquels de tels  auxiliaires exposaient l’empire, prit à son service les plus braves de ces guerriers. Ces mercenaires ne devinrent dangereux que pour ses successeurs. Ils servirent Constantin avec zèle : Ébonit, capitaine franc, se distingua par de brillants exploits dans la première guerre que Constantin entreprit contre Licinius, et qui lui valut la possession de la Macédoine, de la Grèce et de l’Illyrie.

Quoique l’empereur ne fût pas encore baptisé, et que, par politique, il parut jusqu’à cette époque ménager l’ancienne religion de l’empire, il ne cessait pas un instant, même au bruit des armes, de montrer sa prédilection et son respect pour le culte du Dieu auquel il attribuait ses triomphes. On voyait, au milieu de ses camps, un oratoire, desservi par des prêtres et par des diacres, qu’il appelait les gardes de son âme. Chaque légion avait sa chapelle et ses ministres, et, avant de donner le signal du combat, l’empereur, à la tête de ses guerriers, prosterné aux pieds de la croix, invoquait le Dieu des armées, et lui demandait la victoire.

Licinius, son collègue et son rival, se moquait de ces pratiques qu’il appelait superstitieuses, tandis que lui-même, environné d’une foule de pontifes, de devins et d’aruspices, cherchait à lire sa destinée dans les présages et dans les entrailles des victimes.

Après la mort de Maxence et de Maximin ; tout l’empire se trouvant partagé entre deux maîtres, Constantin et Licinius, chacun d’eux ne s’occupa plus qu’à perdre son rival pour régner seul. La différence des cultes et des mœurs semblait alors diviser le monde romain en deux peuples, les chrétiens et les idolâtres. Les premiers regardaient Constantin comme leur défenseur, comme leur appui, comme leur chef. Licinius, qui ne s’était prêté jusque-là que par politique au système de tolérance établi par Constantin, changea de façon d’agir dès qu’il eut vaincu Maximin, et se plaçant à la tête du nombreux parti qui restait attaché au polythéisme, aux anciennes lois et aux anciens usages des Romains, il se déclara ennemi des chrétiens. Ce prince espérait écraser facilement par le poids de l’immense population dont il protégeait les mœurs et la croyance, ces chrétiens si récemment tirés de l’esclavage, et à peine rétablis des profondes blessures que leur avait faites une longue persécution.

Les deux chefs étaient braves et habités ; Licinius avait pour lui le nombre, la superstition, le respect qu’inspirent les choses antiques et surtout cette opinion, presque généralement établie, que la gloire de Rome était inséparablement liée au culte de ses dieux.

A ces vieilles traditions tournées en ridicule par les philosophes, et qui, chez un peuple corrompu, n’étaient plus soutenues par les mœurs, Constantin opposait un parti d’hommes enthousiastes, d’autant plus ardents qu’ils avaient été plus comprimés, et des légions enorgueillies par une longue suite de triomphes, qu’aucun péril n’arrêtait, et qui croyaient, à la vue du labarum, être conduites par Dieu même à la victoire.

Des deux parts, en se décidant à commencer la guerre, on chercha des raisons pour justifier l’infraction de la paix. Licinius prétendit que son rival, sous prétexte de marcher contre les Goths, était entré en armes sur son territoire, sans son aveu : Constantin accusa Licinius d’avoir cherché à fomenter dans Rome une révolte contre lui, et d’avoir payé des scélérats pour l’assassiner.

Les deux armées, qui devaient décider du sort des deux empires, des deux princes et des deux cultes, se rassemblèrent et se trouvèrent bientôt en présence sur les bords de l’Hèbre.

Tous les prêtres, tous les devins de l’Orient promettaient à Licinius un triomphe certain ; l’oracle de Milet se montra moins courtisan. Consulté par ce prince, il lui répondit : Vieillard, tes forces  sont épuisées ; ton grand âge t’accable ; il ne t’appartient plus de lutter contre de jeunes guerriers.

Ce monarque, au moment de combattre, après avoir sacrifié des victimes, montrant à ses soldats les statues des dieux éclairées par mille flambeaux leur dit : Compagnons, voilà les divinités de nos ancêtres, les objets de notre antique vénération ;  notre ennemi est l’ennemi de nos pères, de nos lois, de nos mœurs, de nos dieux ; il adore une  divinité inconnue, idéale, ou plutôt on pourrait dire, qu’il n’en reconnaît aucune. Il déshonore  ses armes en remplaçant les aigles romaines par  un signe consacré au supplice des brigands, par  un infâme gibet. Celte bataille va décider de notre sort et de notre religion ; si cette divinité, obscure, ignorée, remporte la victoire sur tant de dieux illustres et puissant, aussi redoutables par leur nombre que par leur majesté, nous serons alors forcés de lui élever des temples sur les  débris de ceux que nos pères ont fondés. Mais si, comme nous en avons l’assurance, nos dieux signalent aujourd’hui leur pouvoir en accordant le triomphe à nos armes, nous poursuivrons jusqu’à la mort cette secte infâme dont l’impiété sacrilège méprise les lois et outrage le ciel.

Dans cette journée, l’habileté de Constantin trompa la vieille expérience de Licinius. Dérobant sa marche à l’ennemi, il passa le fleuve dans un endroit qui n’était défendu que par un faible poste. La victoire fut le prix de sa tactique savante et de son inconcevable témérité. Ouvrant le passage à ses troupes, à la tête de douze cavaliers, il renversa et détruisit cent cinquante guerriers qui s’opposaient à sa marche. Ce fait, qui semble plus romanesque qu’historique, est attesté par Zozime ; et l’on sait que cet écrivain était l’un des plus grands ennemis et l’un des plus opiniâtres détracteurs de ce prince.

Licinius, enfermé dans Byzance s’en échappa précipitamment lorsqu’il vit sa nombreuse flotte vaincue par celle de son rival que commandait le jeune Crispus. Il franchit le détroit, rassembla les débris de ses troupes, et, risquant un dernier effort pour disputer l’empire à son collègue, il lui livra bataille près de Chrysopolis[1]. Il fit encore portée à la tête de ses légions les images des dieux de Rome, de la Perse et de l’Égypte : mais, en même temps, troublé par la crainte que lui inspiraient les triomphes récents de la croix, et regardant le labarum comme un étendard magique, il donna l’ordre à ses soldats de ne point porter leurs regards sur ce signe funeste.

Jamais les légions de l’Orient n’avaient combattu avec succès celles de l’Occident. La victoire de Constantin fut complète ; il détruisit presque entièrement l’armée de Licinius qui chercha son salut dans la fuite.

Dans ces temps de décadence, il ne paraissait point honteux de survivre à l’honneur et à la liberté ; on ne voyait plus de Caton ni même d’Antoine. Licinius, vaincu, se prosterna devant son seigneur et maître, déposant à ses pieds le diadème, et sollicitant humblement la conservation d’une vie dégradée. Les prières de Constancie, sa femme, sœur de l’empereur, lui firent obtenir la grâce qu’il implorait ; mais la politique l’emporta bientôt sur la clémence et le prince détrôné étant accusé de former quelques intrigues pour recouvrer sa puissance, eut la tête tranchée par les ordres de l’empereur, dont ce meurtre ternit la gloire.

Pendant le cours de cette guerre, tous les partisans de l’ancien culte s’étaient formellement déclarés pour la cause de Licinius. Sa chute entraîna celle du polythéisme. Constantin, irrité, ne crut plus nécessaire de montrer les mêmes ménagements pour l’idolâtrie. S’il ne persécuta pas les personnes, il comprima les opinions, et favorisa le zèle ardent des chrétiens, implacables ennemis de ces divinités fabuleuses qui, suivant leur foi, n’étaient que des démons. Dans tous les lieux où Constantin crut que ses ordres n’éprouveraient pas une résistance invincible, il fit renverser les autels, abattre les temples, et surtout ceux consacrés à Bacchus et à l’impudicité. Cette attaque, dirigée contre une religion inséparablement liée aux lois, aux coutumes anciennes, lui fit perdre l’affection des Romains. La capitale du monde, consacrée à Mars, à Jupiter, était elle-même un vaste Panthéon ; l’encens y fumait dans sept cents temples consacrés aux dieux de l’Olympe par la superstition, au fondateur de Rome par la reconnaissance, aux empereurs par la coutume. L’autorité absolue ne pouvait renverser promptement de si fortes et de si antiques barrières ; et, malgré les efforts des maîtres du monde, l’idolâtrie conserva longtemps dans Rome de nombreux partisans et un asile inviolable.

Dans tout le reste de l’empire, l’exécution des ordres de Constantin fut prompte et facile ; il écrivit aux peuples d’Orient, en ces termes : Ma victoire sur les ennemis de Jésus-Christ, la  chute des persécuteurs des chrétiens prouvent la puissance du Dieu qui m’a choisi pour établir son culte dans l’empire ; c’est lui qui m’a conduit des rivages de la Bretagne jusqu’au  centre de l’Asie ; sa main puissante a fait tomber toutes les barrières, qu’on opposait à notre marche. Tant de bienfaits exigent ma reconnaissance, et je dois partout être le protecteur des hommes dévoués au Dieu qui m’a protégé. Je  rappelle donc tous les bannis, je remets tous les particuliers en possession de leur fortune, je rends aux églises leurs richesses, et je veux que tous les chrétiens, forts de mon appui, se félicitent de mes triomphes, et jouissent d’avance de la prospérité qui les attend.

Il paraît surprenant qu’une révolution, qui blessait les consciences, qui offensait la superstition, et qui changeait si brusquement le culte, les mœurs et les lois, n’ait point alors excité de révoltes : on eût dit que les idolâtres avaient cessé de respecter leurs dieux, et qu’ils ne croyaient plus à leur puissance depuis qu’ils s’étaient laissé vaincre par le Dieu de Constantin. Il est vrai que l’empereur employait, pour réussir, la persuasion autant que la force, et qu’en protégeant les chrétiens il s’opposait à leurs vengeances. Dans l’un de ses édits, rendant hommage à la sagesse du Créateur, à la pureté de la morale chrétienne, il compare la douceur de son père, qui suivait les maximes de l’Évangile, à la cruauté de Galère, de Maxence, de Maximin et de Licinius ; et, déclarant que ses victoires n’ont été que le prix de son zèle pour rétablir le vrai culte de la Divinité, profané par les erreurs de l’impiété, il rappelle aux hommes que le culte d’un seul Dieu était la religion primitive, que Jésus-Christ n’était venu sur la terre que pour rendre l’antique pureté à cette croyance, dont le polythéisme n’était qu’une altération et qu’une corruption ; s’adressant ensuite aux chrétiens, il réprime leur zèle trop emporté, leur défend toute persécution, ne leur permet d’autres armes pour vaincre les infidèles que celles de l’exemple et de la vérité, et garantit aux opiniâtres adorateurs des idoles une tranquillité parfaite.

Sans vouloir refuser à ce prince le mérite de cette modération, il est cependant juste d’atténuer les éloges excessifs que la flatterie lui a prodigués. Sa tolérance était un peu forcée ; la majorité à la population de l’empire restait idolâtre ; et il aurait craint, par trop de violences ou trop de précipitation, de compromettre sa puissance. L’autorité du sénat lui avait déjà fait sentir ce danger en maintenant dans Rome ancien culte, au mépris des décrets qui avaient ordonné la clôture des temples et la cessation des sacrifices.

Quoiqu’il en soit si l’empereur se fût contenté d’établir et de protéger partout la liberté de conscience, les progrès de la foi chrétienne auraient été plus sages sans être moins rapides ; la religion et l’empire se seraient vus exposés à moins de troubles et de malheurs, si l’empereur avait moins rapproché les prêtres du trône, et s’il n’avait pas offert aux ministres d’un culte ennemi de tout ce qui est mondain l’appât dangereux et presque irrésistible de la faveur, de la fortune et de la puissance : mais, flatté, pressé, entraîné par les évêques qui l’entouraient, ce prince montra bientôt autant de passion pour convertir que pour vaincre ; il aima autant à prêcher qu’à combattre, ses courtisans l’applaudissaient avec enthousiasme, mais ils ne donnaient à leurs vices que le masque de la piété, et leur hypocrisie, couvrant de fausses couleurs une avidité sans frein et des concussions sans bornes, livra l’empire aux plus affreux désordres.

Les plaintes qui s’élevaient de toutes parts pénétrèrent enfin dans le palais ; Constantin se montra honteux et indigne de ces excès. S’adressant un jour à l’un de ses favoris, il traça devant lui, sur la terre, avec sa lance, la figure d’un corps humain : Entassez, lui dit-il, à votre gré les richesses de l’empire, possédez même le monde entier, il ne vous restera un jour que cet étroit  espace de terre que je viens de mesurer, pourvu même qu’on vous l’accorde.

L’événement vérifia ces paroles mémorables car, sous le règne de Constance, ce même courtisan, abusant toujours de son pouvoir fut massacré par le peuple et privé de sépulture.

Quoique l’empire éprouvât tous les maux inséparables de la perte de la liberté, et souffrit de tous les abus qui suivent les progrès du pouvoir arbitraire, le souvenir de tant de guerres civiles attachait les peuples au joug du prince qui les avait délivrés de tant de tyrans. Les Romains n’étaient pas heureux, mais ils vivaient tranquilles ; les barbares, tant de fois vaincus, tentaient plus rarement de passer leurs limites, et les éternels ennemis de Rome, les Perses, n’osaient pas encore s’affranchir du traité honteux que leur avaient imposé Galère et Dioclétien.

Après la défaite de Licinius, l’empereur, voulant pacifier l’Orient, fit un long séjour à Nicomédie. Ce fut là qu’on lui décerna le titre de Victorieux qu’il voulait et qu’il ne put transmettre à ses enfants, comme il leur transmit son autorité. Il avait formé le dessein de se rendre en Égypte ; une nouvelle alarmante qu’il reçut le força de renoncer à ce voyage. Il apprit qu’une hérésie, qui divisait tous les esprits, venait de faire éclater dans cette contrée le feu de la sédition. Avant de parler des troubles que produisit l’opiniâtreté de cette nouvelle secte, dont l’hérésiarque Arius était le chef, il est nécessaire de retracer en peu de mots l’état où se trouvait alors l’église, et quels avaient été, depuis trois siècles, l’esprit du christianisme, ses progrès et la cause de la haine constante qui s’était vainement opposée à sa propagation.

Puisque la Judée fut le berceau de ce culte, et que la religion de Jésus ne fit, suivant les auteurs ecclésiastiques, que perfectionner celle de Moïse, il est nécessaire de reporter nos regards sur les diverses opinions qui s’étaient établies chez les Juifs avant la prédication de l’Évangile.

A l’exception de la secte des rachébites, peu importante et peu connue, il paraît que les Hébreux, jusqu’à l’époque de leur captivité en Syrie, et quelque temps après leur retour en Judée, altérèrent peu la doctrine de Moïse, et que ce ne fut qu’environ trois siècles avant la naissance de Jésus-Christ, qu’il s’établit dans leur croyance un mélange d’opinions philosophiques et religieuses.

Sous le règne des premiers Ptolémées, un grand nombre de Juifs, habitant alors Alexandrie, cédèrent au désir de connaître les systèmes de plusieurs philosophes qui cherchaient à concilier les opinions de Platon, de Pythagore, d’Hermès et de Zoroastre. Frappés de la conformité qui paraissait exister entre les idées de Platon et celles de Moïse sur la grandeur et sur la puissance de Dieu, ils se persuadèrent que ce philosophe, ainsi que Pythagore, avaient connu les livres de Moïse, et en avaient tiré ce qu’ils voyaient de sublime dans leurs écrits. Ils adoptèrent donc en partie ce système chimérique de conciliation qu’on nommait le syncrétisme. D’autres Juifs, qui avaient échappé aux malheurs de leur patrie à l’époque de la captivité, s’étant sauvés en Égypte, se retirèrent au milieu des déserts pour éviter la haine qui les poursuivait dans les villes. Là, privés de livres, éloignés de leurs temples, ils s’accoutumèrent à la vie ascétique ; quelques pythagoriciens, persécutés comme eux, cherchèrent un asile dans la même contrée ; la conformité de leur sort rapprocha leurs opinions, et ce mélange produisit les sectes des esséniens et des thérapeutes.

Lorsque Ptolémée Philadelphe, dont la vertu tolérante voulait répandre partout le bonheur, sans distinction de parti, de secte et de pays, permit aux Juifs exilés de retourner dans leur patrie, ils propagèrent en Palestine leur nouvelle doctrine. Les esséniens, accoutumés dans leur retraite à une vie contemplative, à la pratique d’une morale austère, ne purent supporter la corruption qui s’était introduite dans Jérusalem et dans les autres villes de Judée ; attachés à leurs principes et à leurs usages, ils vécurent à part dans les campagnes, loin des cités : la plus grande union régnait entre eux, et tous se secouraient mutuellement.

Tournés vers l’Orient, ils priaient Dieu avant le lever du soleil, se livraient ensuite au travail ; à la cinquième heure du jour, ils se baignaient, et faisaient après, en commun, un repas frugal, pendant lequel régnait un profond silence. Leurs mets étaient bénis par un prêtre. En sortant de table, ils rendaient grâces à Dieu, retournaient au travail, et le soir, se réunissant pour souper, observaient les mêmes usages, et gardaient le même silence.

On les voyait toujours vêtus de blanc, leurs biens étaient en communauté, Suivant les principes de Pythagore, personne n’était admis parmi eux qu’après trois ans de noviciat, pendant lesquels on éprouvait leur discrétion, leur zèle et leurs vertus.

Un serment rigoureusement exigé, leur faisait prendre l’engagement de ne point nuire à autrui, d’observer ponctuellement la règle de la communauté, de fuir les méchants, d’obéir aux lois, d’être fidèles au gouvernement, de ne point altérer la doctrine, et de perdre la vie plutôt que de révéler aux profanes le secret de leur religion.

Cette secte austère, et d’autant plus fanatique qu’elle se croyait plus sainte, opposa dans la suite aux Romains une résistance invincible ; les plus cruels supplices ne purent obtenir d’eux aucune action, aucune parole contraire à leur croyance.

Ils se persuadaient que tout dans le monde était enchaîné et réglé d’avance par le destin ; que l’âme, immortelle de sa nature, emprisonnée dans le corps, en sortait, au moment de la mort, pour recevoir, si elle avait été vertueuse, de grandes récompenses dans un lieu où régnait un printemps éternel, ou pour être tourmentée dans de sombres souterrains, si elle s’était laissé entraîner par le vice.

Les thérapeutes, plus exaltés encore dans leur croyance, se consacraient à une vie entièrement contemplative, abandonnaient leurs familles, renonçaient à tous les biens, à tous les liens terrestres, et, se détachant de la matière, élançaient ardemment leur âme vers la Divinité, croyant dans leur extase, que dégagés de l’influence des sens, ils s’approchaient de Dieu et pouvaient jouir de la vue de toutes ses perfections.

Ces nouvelles doctrines ne prirent point de crédit sur la plus grande partie du peuple, qui, sous le nom de saducéens, restait attachée aux anciennes opinions, ne comprenait que ce qui frappait les sens, et ne croyait pas à l’immortalité de l’âme. Ceux d’entre les Juifs qui, sans adopter la morale pure des esséniens, admettaient le système immatériel de cette philosophie mystérieuse, s’appelèrent pharisiens. Au défaut de vertus, ils surchargeaient le culte de règles puériles, de longues prières, de pratiques superstitieuses, et voilaient, sous l’apparence d’une fausse piété, leur désir insatiable de pouvoir et de richesses. Dominant la multitude par leur indulgence pour les désordres, par leur gravité extérieure, par leurs austérités apparentes, ils s’emparèrent d’une grande autorité, ébranlèrent souvent celle des rois : tyrans lorsqu’ils exerçaient la puissance, factieux lorsque le gouvernement l’emportait, ils furent une des principales causes des troubles et des guerres civiles qui déchirèrent leur patrie.

Les caraïtes, moins nombreux parce qu’ils étaient plus raisonnables, tenaient un juste milieu entre ces partis exagérés : au reste, malgré l’inimitié qui régnait entre les esséniens, les saducéens, les pharisiens, ils se regardèrent toujours comme de la même communion et ne s’accusèrent jamais d’hérésie, croyant, apparemment, comme le dit Condillac, que les questions de la liberté, de l’immortalité de l’âme et de l’existence des esprits n’étaient que des choses problématiques, sur lesquelles on pouvait différer d’avis sans violer la loi de Moïse.

Ce fut dans ce pays, divisé d’opinions, au milieu de ces questions de secte, que la lumière de l’Évangile parut. Jésus-Christ l’apporta, ses apôtres et ses disciples la propagèrent ; les premiers chrétiens furent des Juifs convertis ; mais dès leur premier pas, malgré les dispositions de ce peuple à croire aux prophètes et aux miracles, ils durent rencontrer et rencontrèrent en effet de nombreux obstacles.

La doctrine de Jésus-Christ irritait les pharisiens, parce qu’elle condamnait l’hypocrisie, l’ambition, la cupidité et plaçait la foi et l’exercice des vertus au-dessus des vaines cérémonies et des pratiques superstitieuses. Moins contraire au système des esséniens, elle irritait cependant leur amour-propre en blessant leurs prétentions à la supériorité qu’ils croyaient avoir par leur austérité sur toutes les écoles philosophiques et sur toutes les sectes religieuses.

Les saducéens et la masse du peuple hébreux, plus attachés à la lettre qu’à l’esprit de la loi et des prophéties, attendaient pour sauveur un prince de la maison de David, fort par les armes, brillant de majesté, éclatant par sa puissance, et qui étendît leur gloire mondaine et leur domination terrestre.

Ne croyant pas à l’immortalité de l’âme, ils regardaient comme chimérique un royaume spirituel, un bonheur, qui ne commençait que dans une autre vie, et ne pouvaient reconnaître comme le Messie un homme obscur, un prophète pauvre qui n’avait d’autres armes que la parole, d’autre puissance que la vertu, n’ordonnait que des privations, et ne promettait que des biens célestes.

D’ailleurs, quoique Jésus-Christ et ses disciples se montrassent exacts à fréquenter le temple, à célébrer la Pâque, à se conformer aux rites prescrits, ils les regardaient comme des innovateurs téméraires qui voulaient substituer une nouvelle loi à celle de Moïse. Enfin les Hébreux, qui s’étaient toujours crus le seul peuple chéri de Dieu, ne pouvaient supporter qu’une nouvelle secte appelât les autres nations à partager les lumières de la vraie croyance et les faveurs de la Divinité.

Telles furent les causes qui portèrent la plus grande partie des Juifs à rejeter la nouvelle loi, et qui excitèrent leur haine opiniâtre contre les chrétiens. Malgré ces difficultés, la doctrine de l’Évangile, prêchée en Palestine, s’étendit par le zèle des apôtres d’abord à Damas, à Antioche, et bientôt à Ephèse et à Smyrne. Elle pénétra dans toutes les villes d’Asie, traversa la mer, parcourut l’Archipel, s’introduisit au milieu des temples antiques de la Grèce, dans les opulentes cités de Corinthe, d’Athènes et de Sparte. Arrivée en Égypte, malgré les ténèbres de la superstition, elle fit promptement de nombreux prosélytes dans Alexandrie, l’activité d’un commerce immense y réunissait des hommes de tous les pays, des sectateurs de toutes les religions, des philosophes de toutes les écoles, et l’intérêt public y commandait la tolérance.

Rome, destinée à devenir un jour la capitale du monde chrétien, après avoir cessé d’être la reine du monde idolâtre, ne tarda pas à recevoir dans ses murs tous les partisans de ce nouveau culte.

Un passage de Tacite prouve que du temps de Néron, soixante-dix ans après la naissance de Jésus-Christ, il existait déjà dans cette ville un grand nombre de chrétiens ; mais à cette époque on les confondait encore souvent avec les Juifs. La morale sévère de l’Évangile, prêchée par des hommes pauvres et simples, était trop opposée à l’orgueil des grands et aux mœurs corrompues des riches, pour être accueillie favorablement par eux. Elle ne devait être reçue avidement que par les malheureux, par les esclaves, par les opprimés, par tous ceux qui avaient besoin de l’espoir d’une autre vie pour se consoler des infortunes qu’ils éprouvaient sur la terre ; aussi l’histoire laisse un voile d’obscurité sur les premiers pas du christianisme.

Commençant presque en silence cette immense révolution qui changea les opinions et les mœurs de la terre, le christianisme marchait, croissait dans l’ombre, et s’étendit longtemps avant d’attirer sur lui les regards dédaigneux des classes élevées qui ne s’occupaient que des querelles des princes, des intrigues des cours, et qu’étourdissaient continuellement les triomphes ou les revers des armées, la chute ou l’élévation des tyrans, l’agitation des assemblées publiques, la pompe des fêtes et la solennité des jeux.

Les hommes même les plus occupés de la recherche de la vérité, et qui se consacraient à l’étude de la philosophie, n’avaient alors, pour la plupart, d’autre but dans leurs travaux que d’approfondir les systèmes les plus propres à maintenir l’âme dans le calme au milieu des orages de la vie, à augmenter la somme de nos jouissances et à diminuer celle de nos peines. C’était le bonheur terrestre qu’ils cherchaient ; les uns le plaçaient dans la vertu, les autres dans la volupté ; laissant au peuple la croyance du Tartare et de l’Élysée, ils se moquaient des dieux de la fable, ne croyaient pas à d’autres, ou n’admettaient que des idées vagues de destin et de providence, et regardaient comme chimérique toute recherche d’une félicité placée au-delà des bornes de la vie.

Les premières notions confuses qui se répandirent sur la croyance des chrétiens n’excitèrent que l’étonnement et le mépris des partisans du culte établi, Accoutumés à d’adorer que le maître du tonnerre, que des astres brillants, des éléments formidables, des vertus éclatantes, des passions impérieuses et des héros déifiés, habitués à encenser l’amour, la fortune, la vengeance, la force et la gloire, ils regardaient comme insensés les sectateurs d’une doctrine qui sacrifiait tous les plaisirs et toutes les passions à l’idée, selon eux chimérique, d’une félicité éternelle, qui prêchait l’humilité aux grands, rappelait l’égalité aux princes, méprisait le luxe, honorait la pauvreté, et remplaçait les majestueuses divinités de l’Olympe par un Dieu inconnu, né dans la classe des artisans, éloigné pendant sa vie de toutes les grandeurs du monde, et condamné par ses concitoyens au plus honteux supplice.

S’il est facile de comprendre pourquoi les Romains méprisaient une croyance nouvelle, aussi contraire à leurs idées qu’à leurs mœurs, il ne l’est pas autant d’expliquer les motifs de leur haine violente contre ce culte moral, et qui les portèrent à proscrire les adorateurs de Jésus-Christ, tandis que leur tolérance illimitée respectait partout les religions de tous les peuples et les superstitions de tous les genres.

Plusieurs causes contribuèrent à fomenter cette haine qui fit verser tant de sang. Les Juifs, se regardant comme le peuple chéri de Dieu, méprisaient les autres peuples : ils ne voulaient former aucun lien avec eux, supportaient avec indignation le joug des Romains, refusaient de rendre aux images des empereurs les hommages prescrits par les lois et par la religion de l’empire. Toujours disposés à la révolte quand toute la terre obéissait aux vainqueurs du monde, une destruction totale leur paraissait moins humiliante que l’asservissement. D’ailleurs la voix de leurs prophètes, qu’il interprétaient au gré de leurs désirs, leur faisait espérer l’appui du ciel et un triomphe éclatant.

Sous le règne de Néron ils se révoltèrent, prirent les armes, chassèrent les Romains de leur pays, bravèrent l’autorité des maîtres de la terre, massacrèrent les troupes qui occupaient leurs villes, et firent reculer les invincibles légions dont jusque-là les Parthes seuls, dans l’Orient, avaient repoussé leurs armes.

Leur fanatisme et leur opiniâtre résistance les rangèrent au nombre des plus implacables ennemis de Rome ; on sentit bientôt qu’on ne pouvait les soumettre sans les anéantir.

Cette guerre furieuse, et les excès auxquels se livrèrent les différentes sectes juives qui déchirèrent la malheureuse Jérusalem jusqu’au dernier jour de son existence, portèrent au plus haute degré l’exaspération des Romains contre ce peuple, contre ses lois et contre son culte. Les chrétiens, que l’on confondait avec eux, furent enveloppés dans cette haine, et dès lors il ne put exister de rapprochement ni de paix entre les adorateurs de Dieu et les sectateurs du polythéisme.

En vain les chrétiens opposaient aux accusations de leurs ennemis une morale pure, une vie humble, une parfaite soumission aux princes, en vain même leur accroissement prouvait avec évidence que, loin de partager la haine et le mépris des Juifs pour les autres peuples, ils voulaient les attirer tous à leur croyance ; comme ils refusaient de participer aux cérémonies publiques et aux sacrifices dans un pays où les lois civiles et religieuses étaient inséparablement unies, on les traitait en factieux : ce n’était point comme adorateurs d’une divinité particulière qu’on les poursuivait mais comme des rebelles aux lois. Leurs adversaires ne voulaient point laisser dans l’indépendance les ennemis de leurs prêtres, de leurs temples, de leur luxe, de leurs passions, de leurs fêtes, de leurs jeux. Aucune transaction ne devait avoir lieu entre des croyances, des mœurs, des sentiments, des principes si opposés. La puissance déploya sa force, les proscriptions commencèrent sous le règne de Domitien, la terre fut couverte de martyrs ; mais la violence qui détruit les corps ne peut rien sur les esprits ; on immole les hommes, mais on ne tue pas les opinions ; et le sang de ces victimes humaines fortifia les racines de leur foi.

Le courage des chrétiens torturés et mourants excita d’abord la pitié et bientôt l’admiration ; les peuples, accoutumés à diviniser la force et l’héroïsme, se trouvaient disposés à placer dans le ciel ces martyrs, dont la fermeté affrontait tant de périls et tant de supplices pour défendre leur croyance. Beaucoup d’hommes commencèrent à regarder comme vraie une religion pour laquelle on bravait la mort. Aux yeux même de ceux qui regrettaient les antiques vertus, cette résistance invincible avait quelque chose de romain et lorsque tout ployait servilement sous le joug de la tyrannie, ces premiers chrétiens seuls semblaient, par leur courage, rappeler le souvenir de l’ancienne liberté.

Plus tard quelques empereurs, assez sages pour sentir qu’on agrandit tout ce qu’on persécute, et assez vertueux pour rendre justice aux principes moraux des chrétiens proscrits, écoutèrent favorablement leur apologie écrite par Justin, par Quadrat, par Aristide, philosophes convertis. La  persécution se ralentit ; les prosélytes de la religion se multiplièrent tellement, que du temps de Tertullien, on voyait dans toutes les parties de l’empire beaucoup d’anciens temples vides d’adorateurs, et que la foi chrétienne comptait déjà un grand nombre d’appuis dans le sénat, dans les maisons des grands et dans les palais des princes.

Malgré les efforts cruels et infructueux de Commode, de Sévère, de Decius et d’Aurélien, le polythéisme, au lieu de se relever, vit progressivement tomber sa puissance. Sous le règne de Dioclétien la force des deux partis était presque égale, et c’est ce qui rendit la proscription si violente et si meurtrière, quand, après vingt ans de tolérance, ce prince, entraîné par Galère, publia l’édit qui ordonnait l’abolition du christianisme.

Cependant, malgré la foule de victimes que Galère, Maximin, Maxence et Licinius immolèrent à leur superstition et à leur politique, le christianisme conservait encore tant de sectateurs, que Constantin crut pouvoir, en se mettant à leur tête, balancer avec avantage les forces de ses adversaires, combattre Rome et attaquer sans danger, sous l’enseigne de la croix, Mars et Jupiter, même au sommet du Capitole ; l’événement justifia sa confiance et les calculs de sa politique.

Pendant le premier siècle de l’ère chrétienne, à l’époque où nous avons vu que les Romains se bornaient à mépriser la secte naissante des chrétiens et les confondaient avec les Juifs, rien n’éclairait les pas de cette religion, alors obscure et presque ignorée. Aucun acte public ne constatait son existence, aucun philosophe n’étudiait ses principes, aucun historien ne suivait sa marche. Les différentes communautés ou églises chrétiennes, travaillant dans l’ombre à la propagation de la foi, à l’établissement de la discipline, à l’institution du gouvernement religieux des fidèles, dérobaient aux regards des magistrats et du public leurs assemblées, leurs sacrifices, leurs livres, leur correspondance. L’église s’organisait avec mystère, et la tradition seule pouvait conserver, par un petit nombre de documents échappés aux proscriptions, l’histoire des premiers successeurs des apôtres.

Cette obscurité inévitable qui devait entouré le berceau du christianisme, et le silence universel des historiens profanes relativement aux chrétiens, ont donné lieu aux doutes répandus par les adversaires de cette religion sur la résidence des apôtres à Rome, sur l’établissement de la hiérarchie ecclésiastique et sur la succession des premiers pontifes qui occupèrent la chaire romaine. De ce silence des autorités publiques et des historiens ils ont même tiré des armes pour attaquer l’authenticité des évangiles, l’institution des premières églises et presque toutes les bases de la religion. Mais, suivant le témoignage des écrivains ecclésiastiques, qui, d’après les écrits des Pères de l’église, ont pu seuls porter quelque lumière sur la première époque de l’histoire du christianisme, lorsque Néron voyageait dans la Grèce l’an 67 de Jésus-Christ, le gouverneur de Rome ordonna le supplice de saint Pierre et de saint Paul : ce dernier, en qualité de citoyen romain eut la tête tranchée ; saint Pierre, comme Juif fut crucifié. Sa femme était morte avant lui : Eusèbe, qui écrivait deux cent cinquante ans après cet événement, dit que de son temps on voyait encore leurs portraits. Saint Lin succéda à saint Pierre dans l’administration de l’église de Rome ; après lui, saint Clet ou Anaclet, et ensuite saint Clément, occupèrent ce siège. Tels furent, dit l’histoire ecclésiastique, les trois premiers évêques de Rome, en avouant qu’on n’a aucune certitude sur l’ordre et la durée de leur pontificat. Eusèbe croit qu’Anaclet mourut l’an 94 de Jésus-Christ. Cette même année, qui était la dernière du règne de Domitien, l’apôtre Saint Jean subit le martyre, après avoir établi Polycarpe, son disciple, évêque de Smyrne.

À cette époque, pour la première fois, un homme éminent par sa naissance et par ses dignités parut et brilla dans les rangs des chrétiens le consul Clément, parent de Domitien, subit la mort pour la foi de Jésus-Christ.

Les pontifes qui gouvernaient l’église de Rome, jusqu’à Constantin, furent, après ceux que nous venons de nommer, d’abord saint Évariste : pendant que ce pape vivait, les chrétiens furent persécutés par les ordres de Trajan. L’histoire ecclésiastique rapporte que saint Siméon, parent de Jésus-Christ, le dernier de ses disciples, et qui était évêque de Jérusalem, fut crucifié sous le règne de ce prince : elle dit qu’à cette même époque saint Ignace souffrit le martyre, et que ce fut alors qu’on vit les démons, c’est-à-dire, les faux dieux, cesser de rendre des oracles.

Saint Alexandre, saint Sixte et saint Thélesphore succédèrent à Évariste. Thélesphore mourut martyr. Saint Hygin et saint Pie le remplacèrent. Ce dernier mourut l’an 157.

Après lui, saint Anicet occupa le siège de Rome pendant onze ans, vit l’église attaquée par plusieurs hérésies, et souffrit le martyre sous le règne de Marc-Aurèle.

Pendant le pontificat de son successeur, saint Soter, l’hérésie de Montan naquit et prit beaucoup de forces. Saint Éleuthère fut pape pendant dix-huit ans. Sous son pontificat la Gaule vit ses premiers martyrs, et l’Angleterre reçut des missionnaires qui vinrent y porter l’Évangile.

Après sa mort, saint Victor occupa le saint siège et voulut séparer les églises d’Asie de la communion romaine, parce que les communautés de l’Orient ne s’accordaient point avec celles de l’Occident sur l’époque de la célébration de la Pâque.

Saint Zéphirin le remplaça. Ce fut pendant son pontificat que les chrétiens se virent persécutés par l’empereur Sévère. Saint Irénée souffrit le martyre à Lyon. Les auteurs ecclésiastiques nous ont transmis une lettre d’Irénée, dans laquelle cet évêque rappelle qu’il avait été élevé par saint Polycarpe, disciple de saint Jean. Cette même lettre contient la nomenclature des pontifes qui avaient occupé le siège de Rome depuis saint Pierre jusqu’à Zéphirin.

Tertullien, célèbre par ses écrits et par ses éloquentes apologies du christianisme, vivait alors. Il finit par embrasser l’hérésie des montanistes.

Après Zéphirin, saint Calixte fut évêque de Rome, et subit la mort des saints. Ce fut pendant l’administration de ce pape que s’élevèrent dans la capitale du monde les premiers édifices publics consacrés au culte des chrétiens. L’empereur Alexandre Sévère leur céda une maison pour la célébration de leurs mystères.

Saint Urbain et saint Pontien exercèrent successivement, le pontificat. Ce dernier fut exilé par Maximin. Le même prince mit à mort saint Euthère, son successeur. Après lui, saint Fabien occupa le siège de Rome quatorze ans. Saint Denis fut envoyé par lui à Paris, saint Saturnin à Toulouse ; l’empereur Decius persécuta les chrétiens et, ordonna le supplice de saint Fabien.

La violence de cette persécution laissa le siège de Rome vacant pendant seize mois. Saint Corneille, en 251, fut élu pape, combattit l’hérésie des novatiens, et s’unit, pour soutenir l’église, avec saint Cyprien, évêque de Carthage, aussi célèbre par ses talents que par son zèle pour la foi. Après quinze mois, saint Corneille termina son pontificat par le martyre.

Saint Luce qui le remplaça fut d’abord banni puis rappelé, et ensuite condamné à mort. Saint-Étienne, son successeur, éprouva le même sort, ainsi que saint Sixte II. En Afrique, on trancha les jours de saint Cyprien.

Saint Denis, vanté pour son érudition, et saint Félix furent papes, l’un pendant dix ans et l’autre pendant cinq. Ce fut sous le pontificat de leur successeur, saint Eutichien, que la cruelle persécution d’Aurélien eut lieu, et que l’hérésie des manichéens se répandit dans le monde.

Saint Caïus occupa douze ans le siége de Rome ; sous son pontificat, saint Dénis, premier évêque de Paris, eut la tête tranchée en 287.

Saint Marcellin fut élu évêque de Rome en 296, sous le règne de Dioclétien. L’édit de cet empereur qui détruisit tant de temples ; répandit tant de sang et livra aux flammes tant de livres saints, fit donner à cette époque le nom de l’ère des martyrs. Elle commença en 304 ; la rigueur de cette longue persécution força les chrétiens de laisser le siège de Rome vacant près de quatre années. En 308, saint Marcel l’occupa et fut remplacé par saint Eusèbe. Celui-ci eut pour successeur saint Melchiade. Ce fut sous son pontificat, que Constantin arbora l’enseigne de la croix, détrôna Maxence et s’empara de Rome. Saint Sylvestre, élu pape, après lui, gouverna l’église pendant vingt et un ans, et vit naître l’hérésie d’Arius.

Par ce précis rapide, on voit que nous devons à la tradition seule quelques notions sur l’histoire de l’établissement du christianisme. Dans le premier siècle, les auteurs profanes ne parlaient point d’une secte nouvelle presque ignorée par eux, et les persécutions qui commencèrent au règne de Domitien n’ont pas permis que les actes des premiers successeurs des apôtres vinssent jusqu’à nous.

Les renseignements positifs ne datent que du moment où le christianisme, assez répandu pour exciter la curiosité des philosophes, l’attention des magistrats et la jalousie des pontifes, fut attaqué par les uns et persécuté par les autres. Il paraît que de tous les écrivains de ce temps, Celse fut celui qui écrivit avec le plus de force contre la religion chrétienne. Quadrat, qui avait succédé à saint Denis l’aréopagite, comme évêque d’Athènes, répondit à Celse, et dans l’année 124 présenta son apologie du christianisme à l’empereur Adrien.

A cette époque, une nouvelle secte, née dans l’Orient, prenai tbeaucoup d’empire sur les imaginations ardentes, et augmentait encore la confusion des idées qu’on avait alors sur la religion chrétienne. Les gnostiques ou illuminés mêlant ensemble les principes de lÉvangile, ceux de Zoroastre et de Pythagore, avec les systèmes séduisants de Platon, prétendaient que Dieu, ou la perfection infinie, qu’ils nommaient aussi Paraclet, était un océan de lumières dont il sortait continuellement des émanations auxquelles ils donnaient le nom d’éons. Ces éons, plus ou moins parfaits, suivant qu’ils s’éloignaient plus ou moins de leur source, formaient une échelle graduée, depuis l’esprit éternel jusqu’à la matière brute, depuis la lumière jusqu’aux ténèbres. Les bons et les mauvais génies, les esprits célestes, les astres, les prophètes, les hommes éclairés par une science divine étaient des éons. Plus on se détachait de la matière pour se rapprocher de l’esprit, et plus on se trouvait susceptible, en remontant cette échelle mystérieuse, de jouir du vrai bonheur, de connaître la vérité, et d’entrer même en communication avec les êtres intermédiaires, c’est-à-dire avec les esprits.

Plusieurs philosophes païens, pour soutenir leurs dieux, déjà discrédités et livrés au ridicule par Lucien, adoptèrent les fables d’Alexandrie et prétendirent que ces divinités de l’Olympe étaient des éons.

Un grand nombre de chrétiens égarés adoptèrent une partie de ce système, et tous, s’abandonnant aux écarts de leur imagination, se divisèrent en plusieurs écoles différentes. Les montanistes ne regardèrent Jésus-Christ que comme un éon. Montan lui-même, le chef de cette secte, se disait illuminé par le Paraclet, et le plus parfait des éons.

D’autres admettaient deux principes, ceux du bien et du mal qui se combattaient éternellement. Cette erreur donna naissance au manichéisme.

Les valentiniens confondaient le Verbe de l’Évangile avec celui de Platon ; on accusait une grande partie des gnostiques, dont les assemblées nocturnes et mystérieuses s’appelaient Agapes, de se livrer aux plus honteuses superstitions, et de renouveler les scandaleuses débauches des bacchanales ; et comme alors l’opinion publique ne faisait aucune distinction entre toutes ces sectes nouvelles, les chrétiens se virent souvent confondus avec les illuminés, et leurs assemblées religieuses furent traitées avec la haine et le mépris qu’inspiraient les rassemblements licencieux des gnostiques.

Lorsque Antonin occupa le trône, la morale de l’Évangile se vit défendue et disculpée avec force et succès par saint Justin dans l’année 150. Il réfuta toutes ces calomnies, dont la fausseté était démontrée encore plus évidemment par la simplicité, la sagesse et la vertu de ceux qui avaient embrassé la foi de Jésus-Christ.

L’église chrétienne alors pouvait se défendre plus glorieusement par les exemples que par les écrits ; pure, comme le sont toutes les institutions près de leur source, le luxe et la corruption ne s’y étaient point introduits. Les premiers chrétiens, pauvres, humbles, zélés, charitables, courageux, ne connaissaient d’autres passions que l’amour de Dieu et du prochain, devaient paraître, aux yeux de leurs ennemis mêmes, des modèles de la plus parfaite philosophie, comme ils étaient dans l’opinion de leurs frères des modèles de sainteté. Aussi, malgré l’habitude de la superstition et la crainte des supplices, ce culte austère, qui proscrirait si rigoureusement toutes les jouissances mondaines, acquérait sans cesse de nouveaux et  de nombreux partisans, tant on se sentait entraîné par l’admiration pour des hommes qui, dans un siècle de dépravation, conservaient des mœurs si pures, et qui, au milieu d’une époque de décadence et d’asservissement, gardant une héroïque liberté, opposaient tant de vertus aux vices, tant de douceur à la haine, et un si ferme courage à la tyrannie.

Les armes d’une brillante éloquence ne tardèrent pas à venir au secours du christianisme persécuté. Tertullien et Origène prirent la défense de cette religion, et par de nombreux écrits s’efforcèrent de prouver la pureté des principes et la vérité des faits sur lesquels elle était fondée.

Origène porta le zèle jusqu’au fanatisme, et se mutila pour être plus certain de dompter ses passions. Cet égarement fut condamné par l’église. Tertullien, entraîné par une imagination ardente, finit par tomber dans l’erreur des montanistes. L’un et l’autre, enthousiastes de Platon, avaient adopté une grande partie des opinions de ce philosophe. C’est dans les écrits de Tertullien qu’on trouve le plus d’arguments pour établir la succession des évêques dans les principales églises depuis les apôtres.

Origène fit un immense travail pour comparer et concilier toutes les versions de l’Écriture : l’un de ses plus remarquables ouvrages fut la réfutation du livre de Celse. Saint Grégoire Thaumaturge, célèbre par ses talents, était disciple d’Origène.

Depuis le milieu du second siècle, l’histoire de l’église ne manque plus de documents certains ; elle a plutôt à se plaindre de la multiplicité des lumières qui se présentent pour éclairer sa marche ; et après avoir cherché péniblement la vérité au milieu du silence des contemporains, et à la lueur incertaine des traditions, elle se trouve tout à coup jetée dans la confusion des sectes, des hérésies, et dans toutes ces controverses dont la subtilité métaphysique paraît si éloignée de la simplicité de l’Évangile.

Les discordes souvent sanglantes, produites par ces différents schismes, forment une triste partie du tableau que nous devons tracer. Nous admirions les principes purs d’un culte dont les ministres étaient pauvres et persécutés, nous aurons à déplorer les erreurs et les passions qui troublent la paix d’une église riche et triomphante.

Les lumières les plus pures sont bientôt altérées par les faiblesses humaines ; et, semblable à la république romaine, l’église chrétienne se corrompit dès que ses conquêtes lui donnèrent l’empire du monde.

Les premiers chrétiens n’ambitionnaient de trésors et d’honneurs que dans le ciel ; leurs différentes communautés, soumises à des règles simples et d’une exécution facile, étaient gouvernées par des prêtres et par des diacres. Les successeurs des apôtres, qui les présidaient, prirent ensuite le titre d’évêques : ils administraient les sacrements, maintenaient la discipline, réglaient les cérémonies, consacraient les ministres, dirigeaient les fonds communs, et jugeaient en arbitres les différends que les fidèles ne voulaient pas soumettre aux tribunaux des idolâtres.

Comme les gentils, c’est-à-dire, les habitants des nations étrangères à la Judée, composèrent bientôt la majorité des chrétiens, on cessa de suivre la loi de Moïse ; et, après la dispersion des Juifs, sous le règne d’Adrien, on finit par regarder comme hérétiques les chrétiens qui, sous le nom de nazaréens, persistaient à suivre la loi judaïque.

Chaque congrégation chrétienne élisait son évêque. A la fin du deuxième siècle, les chrétiens, plus multipliés, formèrent des synodes provinciaux, dont les amphictyons et la ligue achéenne leur avaient peut-être donné l’idée. Cet établissement accrut la puissance des évêques ; ils ne faisaient, d’abord que des exhortations fraternelles ; bientôt le besoin de l’ordre, et peut-être l’ambition, leur firent contracter l’habitude de commander, et l’on ne tarda pas à leur entendre dire, comme saint Cyprien, que les princes et les  magistrats n’ont qu’un domaine terrestre et passager, tandis, que l’autorité épiscopale vient  de Dieu, et s’étend sur ce monde et dans l’autre.

La communauté des biens s’opposait au prosélytisme ; on y renonça. La nécessité de régler une administration qui s’étendait chaque jour établit la hiérarchie. L’égalité, à laquelle prétendaient les prêtres, disparut devant la puissance des évêques ; ceux-ci cédèrent la prééminence aux métropolitains, et presque tous reconnurent pour le premier d’entre eux et pour leur chef l’évêque de Rome, comme successeur de saint Pierre, auquel on attribua dans la suite exclusivement le nom de pape. Mais cette suprématie ne s’établit pas sans obstacles ; on lui résista souvent en Afrique et en Asie ; car on voit toujours se renouveler, dans les affaires du ciel comme dans celles de la terre, l’éternel combat de la république et de la monarchie.

Le sacrifice absolu, qu’autrefois les fidèles étaient contraints à faire de leurs biens, fut réduit à la dîme et aux offrandes.

Sévèrement attentive au maintien de la foi, chaque société religieuse séparait de sa communion ceux qui s’étaient souillés de quelques crimes, ou qui professaient des principes contraires à la doctrine et à la morale chrétiennes. L’excommunié n’avait plus de part aux cérémonies, aux sacrements, aux distributions, et chacun fuyait sa présence. La réconciliation était plus ou moins difficile, suivant les différentes règles reçues dans chaque pays. En Galatie, un apostat obtenait sa grâce après cinq ans de pénitence ; en Espagne, on lui refusait l’absolution jusqu’à l’article de la mort.

On chercherait vainement dans les annales du monde un plus rare modèle de vertu, de morale, d’austérité, que celui qui fut offert à l’admiration des hommes pendant près de trois siècles par les chrétiens. Ce qui les distinguait surtout, c’était une vertu douce, tendre, active, qui les portait à soigner les malades, à secourir les pauvres, à consoler les malheureux, à aimer tous les hommes, même leurs persécuteurs ; à se regarder tous comme égaux et comme frères.

On ne voit rien dans les écoles de philosophie qui donne une juste idée de cette passion pour l’humanité, de cette bienveillance universelle que les chrétiens nommèrent charité. Les anciens philosophes, admirables dans leurs préceptes pour enseigner la justice, pour prescrire la tempérance, pour augmenter la force, pour conseiller la modération, ne s’adressaient presque jamais qu’à l’esprit ; les apôtres parlaient au cœur. Zénon, Platon, Socrate ne rapprochaient les hommes que par les chaînes du devoir. L’Évangile les unissait par les liens de l’amour. Enfin c’est par cette vertu que le christianisme conquit l’univers. Les pompes, les trophées, la richesse, la puissance, les voluptés du paganisme disparurent à la voix du Dieu bon qui dit aux hommes : Aimez-vous et pardonnez-vous.

Pour gouverner les premiers chrétiens, les évêques n’eurent longtemps à employer d’autre force que celle de l’exemple ; mais la puissance, la richesse et le repos altérèrent les mœurs du clergé : peu de chrétiens résistèrent aux erreurs et à la dépravation d’un siècle corrompu. Tout dans l’empire romain participait à sa décadence, et sans avoir égard aux diatribes des ennemis du christianisme, on peut juger, par le tableau que nous a transmis, du temps de Constantin, l’évêque Eusèbe, des désordres scandaleux qui affligeaient l’église, et dont il attribuait la cause à son accroissement, à son luxe et à sa prospérité.

C’est dans cet état de puissance ascendante et de pureté décroissante que Constantin trouva l’église chrétienne, lorsqu’il la fit triompher de ses ennemis, et l’associa, pour ainsi dire, à l’empire du monde.

Après sa victoire, le désir de dominer augmenta l’ardeur des sectes, qui jusque-là ne s’étaient combattues que dans l’ombre. Vingt ans auparavant, un des évêques de Thébaïde, nommé Mélèce, convaincu d’avoir sacrifié aux idoles, avait été déposé par Pierre, évêque d’Alexandrie.

Dans l’Égypte et dans une grande partie de l’Orient, l’éclectisme avait succédé au syncrétisme. Les partisans de ce système se croyaient le droit de choisir dans chaque doctrine religieuse ou philosophique ce qui plaisait le plus à son imagination, et la plupart faisaient dans leur croyance un mélange bizarre de christianisme, de platonisme et de pythagorisme. Les partisans de Mélèce ne furent point découragés par sa condamnation. Ce schisme s’étendit, et bientôt on vit marcher avec éclat sur ses traces un homme éloquent et ambitieux : c’était Arius.

Comme il parut d’abord disposé à se repentir de ses erreurs, Achillas, évêque d’Alexandrie, le rétablit dans sa communion ; mais ses vrais sentiments ne tardèrent pas à éclater. Le successeur d’Achillas, qu’on nommait Alexandre, dans une instruction adressée à son clergé, ayant parlé de la conformité de substance qui existe entre Dieu et Jésus-Christ, Arius, qui avait adopté quelques opinions des gnostiques, accusa hardiment son évêque d’hérésie, nia la divinité de Jésus-Christ, et déclara publiquement que le fils, étant engendré, avait été tiré du néant, et, ne pouvait avoir une substance conforme à celle de son père.

L’éloquence d’Arius entraîna beaucoup de chrétiens, et lui fit même parmi les prêtres et les évêques un grand nombre de partisans. Né au milieu des déserts de la Libye, son génie avait toute l’ardeur de ce climat brûlant ; instruit par les livres des anciens philosophes, il joignait la subtilité grecque à la chaleur africaine ; sa piété apparente voilait son ambition, une humilité affectée déguisait son audace : tel le représentent les écrivains orthodoxes de ce temps. Ils prétendent, tous que l’église n’eut point de plus formidable ennemi.

Le peuple, les prêtres le suivaient en foule ; les femmes surtout, entraînées par le feu de ses paroles, embrassaient sa cause avec passion. Cette secte s’étendit rapidement en Égypte, en Syrie, en Palestine. Les adversaires d’Arius, aussi ardents que lui, le combattaient non seulement avec zèle, mais avec fureur. Ainsi l’arianisme dès sa naissance divisait toutes les familles, agitait toutes les villes. Chaque place publique semblait transformée à la fois en école de théologie, en théâtre de discorde, et devenait souvent un champ de bataille.

Un concile de cent évêques, convoqué à Alexandrie excommunia Arius, ainsi que les évêques Théonas et Second. Ce jugement excita de violentes plaintes ; le célèbre Eusèbe, évêque de Nicomédie, voulut exiger d’Alexandre, le rétablissement d’Arius dans sa communion, et Constancie, sœur de l’empereur, appuya ses sollicitations.

Arius, banni d’Alexandrie, se vit accueilli favorablement par un autre Eusèbe, évêque de Césarée, célèbre par son esprit et puissant à la cour. Enfin un concile, convoqué par les deux Eusèbe à Nicomédie, se déclara pour les opinions d’Arius ; et les pères, qui composaient cette assemblée, écrivirent en faveur de l’hérésiarque à tous les évêques de l’empire.

Constantin gémissait des troubles qui déchiraient l’église, dont il avait cru consolider par ses armes la paix et la prospérité.

Dans le dessein et avec l’espoir de rapprocher les esprits, il blâma l’un et l’autre parti d’avoir mis en discussion des questions insolubles pour l’esprit humain. Ces subtilités ne lui paraissaient pas essentielles à la religion, et comme elles ne devaient pas, selon ses principes, rompre l’union chrétienne, il invitait chacun à garder pour lui ses opinions, et à cesser de disputer sur ces mystérieux objets. Laissez-moi, leur écrivait-il, des nuits sans trouble, des jours sereins et une lumière sans nuages. Où trouverai-je du repos, si les serviteurs de Dieu se déchirent ; je voulais me rendre dans vos contrées, vos discordes me ferment le chemin de l’Orient ; réunissez-vous pour me le rouvrir.

On ne répondit à ces sages conseils, que par d’autres discussions sur l’époque à laquelle on devait célébrer la fête de Pâques. Osius, évêque de Cordoue, chargé des lettres et des ordres de l’empereur, fit de vains efforts pour rétablir la paix.

Un nouveau concile fut réuni dans Alexandrie, mais l’aigreur des partis rendit toute conciliation impossible, et comme on crut que l’empereur inclinait du côté des adversaires d’Arius, la fureur des sectaires s’accrut à tel point que, dans plusieurs villes, on mutila, on brisa les statues de ce prince.

Quelques courtisans dénoncèrent avec chaleur cet attentat, dans l’intention d’exciter son courroux. Constantin, portant alors la main sur son visage, leur dit en souriant : Je ne me sens pas blessé. Ce mot, répété dans tout l’empire, commanda le respect aux factieux, et le silence aux flatteurs.

Cependant l’empereur, voyant que ces querelles prolongées menaçaient la tranquillité publique, convoqua un concile général à Nicée en Bithynie.

Ce fut à cette époque que le prince publia plusieurs lois fort sages pour augmenter l’autorité paternelle, pour régler l’émancipation des mineurs, pour réprimer les excès de l’usure, qui étaient portés à tel point, qu’on crut faire une grande réforme en réduisant l’intérêt du prêt, en argent, à douze pour cent, et en nature, à trois boisseaux pour deux.

Si, à cet égard, les mœurs publiques étaient trop relâchées, de leur côté les évêques se montraient trop austères. Ils regardaient tout intérêt comme usuraire ; leur zèle, plus ardent qu’éclairé, les empêchait de voir qu’interdire aux préteurs tout profit, c’était porter une atteinte mortelle au crédit et au commerce.

Dans l’année 325, le concile de Nicée ouvrit sa session : c’était la première fois qu’on voyait l’église tout entière rassemblée.

Elle offrit aux regards du monde la réunion d’un grand nombre de prélats respectables par leurs vertus, célèbres par leurs talents et dont les tortures avaient souvent éprouvé le courage. L’un d’eux, Paphnuce, qui administrait un diocèse dans la Thébaïde, portait sur son front l’empreinte du fer des bourreaux. En le voyant, Constantin s’approcha de lui avec respect, et baisa plus dévotement que politiquement cette cicatrice : il ignorait les conséquences dangereuses de ce pieux abaissement, et ne prévoyait pas que l’ambition s’enorgueillirait de cet hommage rendu par la puissance non au sacerdoce, mais à la religion et à la vertu. On ne comptait dans cette assemblée que dix-sept évêques ariens ; le plus redoutable rival d’Arius fut un jeune prêtre, nommé Athanase, que l’évêque Alexandre avait élevé. Athanase, destiné par le sort à jouer un rôle éclatant dans ces querelles religieuses, déploya, dès qu’il prit la parole, une éloquence vive et brillante qui frappa d’étonnement les ariens, la cour et le concile.

L’empereur, entouré de tous les pontifes chrétiens, se vit assailli par une foule de requêtes et de mémoires qui contenaient un grand nombre de plaintes et d’accusations que faisaient réciproquement l’un contre l’autre les évêques de toutes les églises de l’empire. Après en avoir pris connaissance, ayant convoqué devant lui ces prélats : Je remets, leur dit-il, la décision de tous vos  procès à un jour fixe, ce sera celui du jugement  dernier : Dieu est votre seul juge ; je ne prononcerai point sur de telles causes. Vous n’avez qu’un unique devoir, remplissez-le ; il  consiste à vivre sans mériter de reproches,  et sans en faire à votre prochain. Imitons, croyez-moi, la bonté divine, oublions et  pardonnons.

En même temps il jeta au feu tous ces libelles, et ajouta ce peu de mots : Gardons-nous de rendre publiques les faiblesses des ministres de la religion ; de scandaliser le peuple, et d’autoriser  par là ses désordres.

Le concile s’ouvrit le jour où l’on célébrait la fête de l’apôtre saint Jean : Arius soutint ses opinions avec adresse ; Athanase les combattit avec véhémence. Comme on n’écrivit point tous les actes de ce concile, l’histoire ne nous a pas transmis les détails de ce fameux procès ; elle n’a conservé que la profession de foi, les canons et les lettres synodiques qu’on y rédigea. La dernière séance se tint dans le palais de l’empereur. Il paraît qu’Osius, accompagné de deux légats, présida l’assemblée au nom du pape Sylvestre. Constantin se rendit sans gardes au concile.

Pontifes de l’église chrétienne, leur dit-il,  mes vœux sont enfin remplis ; après tant de faveurs que j’ai reçues du ciel, celle que je désirais le plus, vivement était de vous voir tous réunis près de moi dans un même esprit. J’ai  renversé la tyrannie qui vous persécutait par une guerre ouverte. Triomphons aujourd’hui de ce génie du mal qui travaille à notre destruction  par ses artifices et par une guerre intestine.  Vainqueur de mes ennemis, j’espérais ne jamais adresser à l’auteur de mes succès que les vœux de ma reconnaissance ; la nouvelle de vos discordes m’a plongé dans une profonde douleur ; c’est  pour faire cesser cette division, le plus funeste  des fléaux, que je vous ai tous réunis. Ministres d’un Dieu de paix, faites renaître parmi vous  l’esprit de charité que vous deviez inspirer aux autres ; étouffez toute semence de haine ; rétablissez, consolidez votre union ; ce sera l’offrande la plus agréable à votre Dieu, et l’hommage le plus doux pour votre prince. 

Les historiens ecclésiastiques disent qu’Arius présenta au concile une profession de foi artificieusement rédigée, dans le dessein d’éluder plutôt que de résoudre la difficulté ; mais ses adversaires déjouèrent cette subtilité en proposant de déclarer que Jésus-Christ était consubstantiel a son Père. Cette déclaration précise ne permettait pas de subterfuges ; on dressa le formulaire que signa la majorité des Pères, et que les ariens refusèrent presque tous de souscrire. Quelques-uns seulement se soumirent par crainte plus que par conviction à là décision du concile. Eusèbe de Césarée fut de ce nombre ; mais ils ne tardèrent pas à revenir contre ce jugement, en disant que le mot consubstantiel ne signifiait que semblable et non conforme en substance. Le concile excommunia les dissidents.

Quelle révolution soudaine dans les opinions, dans les esprits, dans les usages ! L’empire romain semble tout à coup offrir à nos regards surpris un autre pays et d’autres hommes. On quitte les réalités de la terre pour s’élever dans les nuages et dans les régions mystérieuses du ciel. La subtilité remplace la force, les opinions succèdent aux intérêts ; ce n’est plus la politique, c’est la métaphysique qui gouverne le monde. Tout dans les idées paraît à la fois exalté, obscurci, rétréci ; l’histoire ne nous transmet plus que de longs discours au lieu de grandes actions, et le glaive de la parole reste seul actif et tranchant tandis que celui de la victoire, s’émoussant chaque jour, laisse l’empire livré sans défense à l’avidité des barbares.

Par une autre décision on établit que la fête de Pâque que se célébrerait partout suivant l’usage de l’église d’Occident.

Mélèce éprouva l’indulgence du concile ; on lui permit de remplir les fonctions épiscopales ; on s’occupa ensuite d’une autre secte ; celle des purs ou novatiens : ils ne reconnaissaient qu’à Dieu seul le pouvoir d’absoudre. Attaquant ainsi l’intérêt fondamental des prêtres et le pouvoir de l’église, ils voulaient la priver du droit et de la faculté de lier par l’anathème, et de délier par l’absolution. En vain on voulut les ramener à l’opinion reçue ; ils refusèrent tout accommodement et furent excommuniés : mais ce qui rendit surtout ce premier concile œcuménique, c’est-à-dire, universel, le plus célèbre de tous, ce fut la profession de foi qu’on y rédigea, et qui sera, encore aujourd’hui de règle à l’église romaine.

Après la clôture du concile y tous les évêques retournèrent dans leurs diocèses. L’empereur avait payé leur voyage, et les avait défrayés pendant leur séjour. Il écrivit à toutes les communautés chrétiennes de l’Égypte pour les inviter à se réunir au corps de l’église, et sévit avec rigueur contre les évêques qui persistaient dans leur opposition. Eusèbe de Nicomédie et Théognis de Nicée  furent exilés dans les Gaules.

Sur ces entrefaites, l’évêque d’Alexandrie mourut et désigna pour son successeur Athanase, qui chercha en vain par la fuite à éviter son élévation : il fut élu. Son épiscopat dura 46 ans : son zèle opiniâtre, son austère fierté, sa vive éloquence et ses malheurs le rendirent célèbre, il se vit cinq fois banni et courut souvent risque de la vie.

Constantin, revenu à Rome, publia une loi pour abolir les combats de gladiateurs ; jeux sanglants qui ne s’accordaient pas avec la morale chrétienne, mais qui plaisaient encore aux Romains, car ils conservèrent plus longtemps leur férocité que leur courage.

Constantin défendit, par un décret, aux généraux et officiers, d’exiger du peuple des vivres et de l’argent. La raison de ce prince le portait à vouloir réprimer toutes les passions privées qui s’opposaient à l’intérêt public, mais il était trop impétueux pour triompher des siennes. Ce fût à de cette époque[2] que, trompé par l’impératrice Fausta, il ordonna la mort de Crispus, son fils, qu’elle avait faussement accusé d’un amour incestueux. Éclairé sur cette imposture, il vengea ce jeune prince par un nouveau crime ; Fausta périt, et Constantin, tourmenté d’un repentir tardif, fit élever en honneur de l’infortuné Crispus une statue dont le corps était d’argent et la tête d’or ; sur son front on avait gravé ces mots : c’est mon fils, injustement condamné.

Les Romains, dont l’humeur turbulente avait survécu à la perte de leur liberté saisirent le prétexte de ces deux actes sanguinaires pour faire éclater leur haine contre un prince ennemi de leur culte et de leurs jeux. Constantin fut insulté dans Rome ; ses favoris lui conseillèrent de faire charger la multitude par ses troupes : il partit prendre un parti plus sage, celui de se montrer supérieur et insensible à ces offenses ; mais la blessure resta ouverte dans le fond de son cœur : il partit pour l’Illyrie, abandonna Rome et n’y revint jamais.

Sous le consulat de Constance et de Maxime, la princesse Hélène, mère de l’empereur, âgée de 79 ans, et qui se trouvait alors en Palestine, se rendit à Jérusalem et visita le Calvaire dont les païens avaient fait un temple consacré à Vénus. L’Histoire ecclésiastique rapporte que cette princesse, indignée, fit abattre les statues de la déesse, renverser les murailles, et qu’en fouillant la t’erre, on découvrit le sépulcre de Jésus-Christ, sa croix et celles des deux voleurs qui avaient péri à côté de lui. L’empereur donna ordre à Dracilien, gouverneur de la Palestine, de bâtir dans ce lieu une église qu’on nomma le Saint-Sépulcre.

L’empereur fit attacher à son casque les clous trouvés sur la croix. En 327, Hélène mourut ; on transporta son corps à Rome : il y fut enfermé dans un tombeau de porphyre. Constantin lui éleva une statue et donna son nom à Drépane, ville nouvellement fondée en Bithynie.

Toujours constant dans sa piété filiale, il avait fait graver le nom d’Hélène sur les monnaies. Sous le consulat de Januarius et de Justus, l’empereur, appelé de nouveau dans les camps par l’audace des barbares, battit les Sarmates, les Germains et les Goths. Après les avoir vaincus, il recommença plus vivement que jamais la guerre qu’il avait déclarée aux temples de l’idolâtrie.

Ayant appris qu’en Palestine, autour du chêne de Membré dans le lieu où l’on prétendait qu’Abraham avait été visité par des anges, on voyait quelques chrétiens, mêlés avec les sectateurs de plusieurs religions différentes, confondre ces différents cultes et sacrifier aux idoles, il défendit ces réunions et fonda une église en cet endroit.

Depuis quelques années le christianisme étendait ses racines en Éthiopie par le zèle de quelques hommes ardents et austères qui avaient voulu fuir dans les déserts la vue des tyrans, le spectacle de la décadence de Rome et la contagion d’un siècle corrompu. Ces fervents sectateurs et des vertus antiques et de la morale chrétienne furent les premiers ermites. La persécution de Dioclétien multiplia leur nombre ; ils se réunirent et peuplèrent de monastères les solitudes de l’Afrique : ceux de saint Antoine et de saint Pacôme furent les plus fameux.

L’éloignement augmentait la vénération qu’inspirait leur vertu sévère, et les peuples, accoutumés par le polythéisme à ne pas douter des prodiges, croyaient avidement à tous les miracles qu’on attribuait à leur sainteté.

Constantin, irrité contre Rome, exécuta le grand projet que la haine plus que la politique lui avait dicté. Dans l’année 328, il posa dans Byzance les fondements d’une nouvelle ville qu’il nomma Constantinople, et dont il fit le siége de l’empire. Il poussa les travaux avec tant d’activité qu’en 330 on les vit terminés.

Cette ville fameuse, ancienne colonie de Mégare, avait été fondée par Bizas, environ cinquante ans avant Jésus-Christ. Libre pendant quelques années, elle passa ensuite sous la dépendance des Perses et des Lacédémoniens : les Athéniens s’en emparèrent. Rome, qui promettait la liberté à tous les peuples qu’elle voulait asservir, accorda aux Byzantins le droit d’être gouvernés par leurs propres lois. Sévère l’assiégea, la prit et la détruisit presque entièrement. A peine était-elle rebâtie  lorsque Gallien renversa de nouveau ses murailles ; les Hérules la saccagèrent ; Licinius en fit le centre de ses forces. Saint André y prêcha l’Évangile.

Constantin, sous prétexte d’occuper une position plus avantageuse pour défendre l’empire contre les Sarmates, les Goths et les Perses, mais animé réellement d’une profonde haine contre Rome, résolut de porter à l’extrémité des frontières le centre de vie et d’activité de l’empire romain. Il fit de Byzance sa capitale étendit son enceinte et la remplit de superbes monuments.

On y bâtit un Capitole ; on y construisit des aqueducs ; deux édifices majestueux furent destinés aux assemblées du sénat. Une vaste place publique, entourée de colonnes et d’arcades dorées, où l’on admirait un grand nombre de statues, était décorée par le miliaire d’or : cette place se nommait Augustion.

Au centre de la ville, les regards étaient frappés par la beauté d’une autre place circulaire qu’on appelait la Salle de Constantin, et au milieu de laquelle s’élevait une colonne de porphyre servant de base à la statue de l’empereur. Cette statue, dont on avait changé la tête, était celle d’Apollon trouvée dans Ilium. On renferma dans sa base une partie de la vraie croix qu’on disait découverte, dans le Saint-Sépulcre par Hélène.

Rien n’égalait, même dans Rome, la magnificence du palais impérial de Byzance, qui, s’élevant sur le bord de la mer, aux lieux où l’on voit aujourd’hui le sérail, semblait dominer l’Europe et l’Asie.

Au milieu de la salle du trône, brillante de marbre, d’or et de pourpre, on avait attaché une grande croix enrichie de pierreries : Apollon pythien, les Muses de l’Hélicon, les trépieds de Delphes enlevés à leurs temples déserts, ne servaient plus que d’ornements : la curiosité venait admirer ces dépouilles de l’idolâtrie dans ce palais superbe.

Constantin fit bâtir dans Byzance plusieurs églises, et entre autre celle de Sainte-Sophie, qui, depuis, devint la principale mosquée des sectateurs de Mahomet.

L’empereur, occupé de la salubrité de sa nouvelle ville autant que de sa magnificence, fit construire, sur le modèle de ceux de Rome, de vastes égouts, dont les eaux s’écoulaient dans la mer.

Impatient de faire briller Constantinople du plus grand éclat, il accorda d’importants privilèges à tous ceux qui venaient s’y établir, et, par un décret très arbitraire, il priva du droit de tester tous les propriétaires de fonds en Asie, qui, à une époque fixée, ne seraient pas possesseurs d’une maison à Constantinople.

Bientôt la nouvelle capitale éclipsa l’ancienne ; mais si elle l’effaça en puissance, elle la surpassa de beaucoup en servitude. Rome, qui avait créé ses princes, s’était toujours vue respectée par eux ; Constantinople, au contraire, devant son existence aux empereurs, les regarda comme ses maîtres. Droits, intérêts tout changea ; les peuples parurent devenir la propriété des monarques ; le langage s’altéra comme la pensée, les mots n’eurent plus la même signification, la vertu ne consista plus dans l’amour de la patrie, de l’indépendance et des lois ; on plaça l’honneur non dans la fidélité aux principes, mais dans le dévouement au prince. L’obéissance à l’église, la soumission au trône formèrent tout le cercle des devoirs ; le monarque fut regardé comme représentant seul l’état : tous les sentiments, comme tous les droits, durent se concentrer et se confondre dans sa personne, et ce fut d’après ces nouvelles règles de morale et de politique que l’histoire jugea, pendant beaucoup de siècles, les caractères et les actions des hommes dans les monarchies modernes.

Rome avait été consacrée à Mars ; l’empereur, dans l’année 350, sous le consulat de Gallicanus et Symmaque, fit la dédicace de Constantinople, qu’il consacra à la Vierge.

Les dépenses prodigieuses occasionnées par la translation du siège de l’empire, et par la fondation d’une nouvelle Rome, obligèrent Constantin à écraser les peuples par des impôts énormes. Il assujettit à de lourdes taxes les marchands, les artisans, les mendiants mêmes et les lieux de prostitution. Constantinople seule fut exempte de ce fardeau, qu’elle faisait peser sur l’empire, et ses habitants se virent affranchis de tous impôts directs et personnels.

Un nouveau sénat, formé dans la capitale de l’Orient, malgré l’extrême faveur que l’empereur lui accordait, ne put obtenir de l’opinion publique la considération et le respect attachés au nom du sénat qui restait à Rome, et le peuple ne donna aux sénateurs byzantins que le titre de Clari, réservant pour les sénateurs romains celui de Clarissimi. Tous les efforts de l’autorité souveraine ne purent effacer cette différence maintenue par la puissance des souvenirs.

L’empereur, pour assurer la tranquillité de ses vastes états, créant un nouvel ordre d’administration publique, confia l’exercice de son autorité à quatre chefs principaux, nommés préfets du prétoire, il fit entre eux le même partage qu’on avait vu établir autrefois par Dioclétien entre les quatre Césars ; mais le système de Constantin était mieux conçu et moins dangereux, puisque ces préfets étaient révocables : leurs quatre districts se divisaient en diocèses ; l’Orient en contenait cinq, l’Italie trois, les Gaules trois. Les préfets du prétoire étaient supérieurs à tous les autres magistrats : autrefois ils commandaient la garde prétorienne ; mais, dans ce nouveau système, leur autorité devint purement civiles et les troupes furent mises sons les ordres de deux généraux nommés maîtres de la milice.

L’empereur institua une nouvelle dignité supérieure à celle de préfet, ce fut la dignité de patrice ; mais il ne lui attribua que de grands honneurs sans fonctions. Constantin chargea les ducs, de la défense des frontières, en leur assignant des terres qu’ils transmettaient à leurs enfants, et qu’on appelait bénéfices. Ces ducs, après de grands services, obtenaient quelquefois le titre de comte, qu’on regardait alors comme supérieur, et que portaient les principaux officiers du palais.

Le nom de comte était ancien et datait du règne d’Auguste : on appelait comites Augusti les sénateurs qui accompagnaient ce prince dans ses voyages.

Le fondateur du nouvel empire connaissait les hommes et la dépravation de son siècle ; il savait que les Romains n’avaient plus la fierté qui rend libre ; et qu’il ne leur restait que la vanité qui rend courtisan. Dépouillant les citoyens de leurs droits, il les en dédommagea par des titres ; et les principaux personnages de l’empire se consolèrent de la perte de leur indépendance, en se voyant traités de révérence, d’éminence, de grandeur et de magnificence.

Pour maintenir le respect du pouvoir absolu, il faut qu’il brille de l’éclat de la victoire, et la gloire militaire est ce qui fait le plus d’illusions sur la perte de la liberté.     

En 332, Constantin reprit les armes, et fit la guerre contre les Goths. Le jeune Constantin, son fils, commandant un corps d’armée, défit cent mille de ces barbares, les contraignit à payer un tribut annuel et à donner en otage Ariaric, un de leurs princes.

Jusqu’alors l’empereur avait cru convenable et prudent d’éloigner ses frères des affaires publiques ; mais en 333, voyant sa puissance consolidée, il nomma Delmace, son frère, consul, et censeur. La peste et la famine désolèrent l’empire ; Constantin, par ses soins actifs, par ses libéralités, soulagea les souffrances du peuple.

Ce fut à cette époque que le philosophe Sopatère vint à la cour d’Orient, et osa soutenir la cause de l’ancien culte contre le christianisme : il plut à l’empereur. Ce prince, doué d’une imagination vive, aimait l’esprit, cultivait les lettres et venait de rouvrir les écoles d’Athènes. La faveur de Sopatère éveilla l’inquiétude des prêtres, le peuple, toujours disposé au fanatisme, éclata en murmures séditieux ; Constantin, effrayé de ce mouvement, sacrifia le philosophe à ses ennemis, et lui fit trancher la tête.

L’empereur, dont les prêtres échauffaient sans cesse le zèle, ne se bornait pas à combattre les rois étrangers ; il travaillait sans relâche à leur conversion et comblait de présents leurs ambassadeurs pour les attirer à sa croyance. Étant informé que le roi de Perse, Sapor, maltraitait les chrétiens, il lui adressa des lettres pressantes en leur faveur : Croyez, lui écrivait-il, que l’empereur Valérien ne s’est attiré ses longs malheurs qu’en persécutant les adorateurs de Jésus- Christ ; et que moi je ne dois mes victoires qu’à la protection de ce Dieu.

Ses arguments furent sans succès ; il réussit mieux en fournissant aux Perses, sur leur demande, des armes qui leur manquaient, et dont ils ne tardèrent pas à se servir contre lui.

Cette année fut marquée par peu d’événements : Constant, le plus jeune des fils de l’empereur, reçut le titre de César. Constantin, frappé de tous les prodiges qu’on racontait du pieux ermite saint Antoine, lui écrivit pour lui exprimer l’admiration que lui inspirait l’austérité de sa vertu. C’est ainsi qu’un zèle impolitique portait alors ce prince à encourager cette ferveur pour la vie ascétique ; qui dégarnissait les camps, enlevait aux travaux de la campagne et, aux emplois publics un grand nombre d’hommes utiles, et dépeuplait les villes pour peupler les déserts.

On doit cependant convenir que les fautes mêmes de Constantin avaient souvent pour motif de louables intentions. Ce prince possédait le mérite qu’on retrouve chez tous les hommes qui ont fait de grandes choses : dans, tous les rangs, dans tous les genres, où l’on voyait la vertu paraître et le talent briller, ils attiraient les regards, fixaient l’attention de l’empereur, et recevaient de lui des marques d’estime et de faveur. L’art de régner consiste surtout dans l’habileté des choix, et ceux de Constantin tombaient presque toujours sur des personnes distinguées par leur capacité et pas leurs actions.

En changeant la constitution de l’empire, Constantin n’avait point osé abolir le consulat, et tous ceux qu’il éleva à cette dignité furent des citoyens faits pour l’honorer.       

En 334, il nomma consuls Lucius Ranius et Acconcius Optatus, qui avaient mérité l’estime publique comme préteurs et comme proconsuls. Paulinus Anicius, renommé par son éloquence, et dont on vantait l’équité, reçut le même honneur.

A cette époque, on vit éclater une grande révolution parmi les barbares dont les armes avaient le plus fréquemment menacé les frontières de l’empire. Depuis que les Goths s’étaient vus forcés par les Romains à conclure la paix, leur ardeur inquiète pour se consoler de ce revers, cherchait une autre proie : sous la conduite de leur roi Gébéric, ils marchèrent contre les Sarmates, les battirent complètement et livrèrent leur pays au pillage. Les vaincus, désespérés, armèrent leurs esclaves qu’on nommait limagantes. Cette nombreuse population d’hommes longtemps opprimés se servit de la liberté qu’on lui rendait pour satisfaire sa vengeance. Après, avoir chassé, les Goths, ces fiers affranchis se servirent de leurs forces contre leurs maîtres, s’emparèrent de leurs propriétés et les contraignirent à la fuite.

Trois cent mille Sarmates vinrent demander asile à Constantin., qui commit la haute imprudence, au lieu de les disperser dans l’empire, de les incorporer dans ses troupes et de leur donner des terrés en Thrace, en Macédoine et en Pannonie. Ouvrant ainsi le passage aux ennemis de Rome, il prépara sa destruction, et ces barbares sans patrie obtinrent après leur défaite, comme suppliants, les possessions que pendant plusieurs siècles leurs armes s’étaient en vain efforcées de conquérir.

En 335, l’empereur nomma consul son second frère Jules Constance : ce jeune prince eut d’un premier mariage un fils nommé Gallus ; ayant en suite épousé Basiline, sœur de Julien, comte d’Orient, il devint père du fameux Julien, surnommé l’Apostat.

L’empereur célébra dans sa nouvelle capitale la trentième année de son règne. Ce fut à cette époque qu’Eusèbe de Césarée prononça son panégyrique. Un de nos grands écrivains, M. Thomas, remarque avec raison que la révolution qui s’opérait alors dans le monde créa un nouveau genre d’éloquence : le  droit de parler au peuple dans Rome libre, dit-il, avait appartenu aux magistrats, et dans Rome esclave aux empereurs. Ce droit, qui faisait partie de la souveraineté commandait aux volontés en dirigeant les opinions. Il passa sous Constantin aux ministres des autels, et les discours religieux succédèrent aux discours politiques :

Ainsi Rome vit fleurir successivement l’éloquence républicaine animée par de grands intérêts, sous les premiers empereurs, l’éloquence monarchique, fondée sur la nécessité de flatter et de plaire ; à l’époque de Marc-Aurèle l’éloquence philosophique ; enfin, au moment où la doctrine de l’Évangile renversa le polythéisme, on vit naître l’éloquence chrétienne qui tenait à des idées, à des principes, à des objets entièrement nouveaux. Le monde réparé, la terre réconciliée avec le ciel, un pacificateur entre Dieu et l’homme, un nouvel ordre de justice, une vie à venir et de grandes espérances ou de grandes craintes au-delà des temps, tel était le tableau que cette éloquence présentait aux hommes. Elle tendait à élever la faiblesse, à rabaisser l’orgueil, à égaler les rangs par la vertu. Mêlée de force et de douceur, empreinte de l’esprit des livres sacrés et des imaginations ardentes de l’Asie, elle prit une teinte orientale, inconnue jusqu’alors aux orateurs romains.

Constantin fut également loué par les orateurs des deux religions. Le temps ne nous a conservé que sept de ces éloges. Un seul passage, tiré de l’un de ces panégyriques, où l’orateur païen place déjà Constantin au nombre des dieux, suffirait pour donner une idée de la férocité des mœurs romaines à cette époque.

L’orateur peint son héros vainqueur des Francs sur les bords du Rhin, et lui prodigue les plus grands éloges pour avoir fait servir le carnage des vaincus aux amusements de Rome. Vous avez, dit-il, embelli de leur sang la pompe de nos spectacles ; vous nous avez donné la délicieuse jouissance de voir une foule innombrable de captifs dévorés par les bêtes féroces, de sorte, que ces barbares en expirant, souffraient encore plus des outrages de leurs vainqueurs que de la dent des animaux et des angoisses de la mort même.

Le panégyrique prononcé par Eusèbe, évêque peu orthodoxe, courtisan flatteur, historien suspect, offre un mélange commun alors de la philosophie de Pythagore, de celle de Platon et de la doctrine des livres sacrés. Ne se bornant pas à représenter Constantin comme vainqueur de l’idolâtrie, il comparé son empire sur la terre avec l’empire éternel de Dieu sur l’univers, reconnaît qu’il a un commerce immédiat avec la Divinité, l’invite à faire connaître aux fidèles le grand nombre de visions et d’apparitions dans lesquelles Jésus-Christ s’était manifesté à ses regards, fait l’éloge le plus pompeux de ses vertus et le plus exagéré de ses exploits.

Reprenant ensuite la sévérité épiscopale, il lui rappelle les principes de l’Évangile, l’instruit, le loue, le trompe à la fois, et, mêlant le style de la chaire à celui de la cour, lui prodigue tour à tour les : flatteries et les leçons.

Au milieu des solennités de cet anniversaire, un prêtre, poussant au plus haut degré l’adulation et voulant paraître animé d’un esprit prophétique, prédit à l’empereur qu’après avoir bien régné sur les hommes dans ce monde, il régnerait dans l’autre à côté du fils de Dieu. Cessez cette indigne flatterie, répondit le prince, je n’ai pas besoin de vos éloges, mais de vos prières.

Jusqu’à ce moment, Constantin, paisible possesseur de l’empire, n’avait point eu d’autres séditions à réprimer que celle de quelques sectaires fanatiques. Cette année, 335, un officier ambitieux, nommé Calocère, osa lever l’étendard de la révolte ; à la tête, de quelques troupes qu’il avait séduites, il s’empara de l’île de Chypre. Le jeune Delmace, neveu de Constantin, combattit ce rebelle le vainquit, le prit ; et abusant cruellement de sa victoire, le fit brûler vif.      

Ce fut alors que l’empereur, abandonnant le sage système qu’il avait suivi jusque-là, et commettant la même faute que Dioclétien, accéléra la ruine de l’empire en le divisant. Ayant donné sa fille Constancie en mariage à son second frère Annibalien, il le créa roi de Pont et de Cappadoce. Delmace gouverna sous le même titre la Thrace, la Macédoine et la Grèce ; il donna en partage à Constantin, son fils aîné, les Gaules, l’Espagne et la Bretagne. Constant régna sur l’Illyrie et sur l’Afrique. Constance, le second et le plus aimé de ses enfants, obtint pour son lot l’Asie, la Syrie et l’Égypte.

La renommée de l’empereur était parvenue jusqu’aux extrémités du monde ; il reçut à Constantinople les hommages des monarques de l’Inde, qui lui envoyèrent des ambassadeurs et des présents.          

Tout s’abaissait devant sa puissance ; l’esprit de discorde qui agitait l’église résistait seul à son autorité. Constancie, sa sœur, veuve de Licinius, avait donné sa confiance à un prêtre arien insinuant et adroit ; en mourant elle le recommanda à l’empereur, sur l’esprit duquel il prit bientôt assez d’ascendant pour le déterminer à rappeler Arius, ainsi qu’Eusèbe de Nicomédie et Théognis. Forts d’un tel appui, les deux Eusèbe et les évêques de leur parti résolurent de perdre Athanase ; mais, avant de l’attaquer, ils cherchèrent à le priver de son plus ferme soutien, d’Eustathe, évêque d’Antioche.

Trompant, d’abord ce prélat sous l’apparence d’une fausse amitié, ils se réunissent et se concertent à Jérusalem, reviennent à Antioche, y convoquent un concile presque entièrement composé de leurs amis, et y font paraître une courtisane éplorée, portant dans ses bras un enfant, dont elle accuse Eustathe d’être le père.

Le concile, sans vouloir écouter l’accusé, le dépose : cette violence excite dans la ville un grand tumulte ; on court aux armes : les deux partis sont prêts à s’égorger. Acace, comté d’Orient, apaise la sédition : Eustathe, mandé par Constantin, allait déconcerter l’imposture ; ses ennemis changent d’attaque et trouvent de faux témoins qui l’accusent d’avoir autrefois outragé l’impératrice Hélène. L’empereur trompé ne se donne pas le temps d’approfondir l’accusation ; cédant à sa colère, il exile Eustathe et donne aux ariens un triomphe complet. La mort de cet évêque, qui succomba bientôt en Thrace à ses chagrins, délivra ses adversaires d’un ennemi redoutable.

Eusèbe de Nicomédie sut profiter avec activité de l’avantage que son parti venait de remporter ; il décida l’empereur à écrire une lettre à Athanase, pour lui ordonner de recevoir Arius dans sa communion. Ce prélat, fier et indépendant, désobéit. Le caractère de cet homme célèbre offrait un mélange rare de douceur et de fermeté. Par l’une il était parvenu à fixer l’humeur mobile des Alexandrins et à se concilier leur constante affection, par l’autre il se faisait respecter de ses partisans et craindre de ses ennemis.

Ceux qui avaient prévu que sa résistance exciterait le courroux de l’empereur l’accusèrent d’avoir fomenté une révolte en Égypte, d’avoir profané les livres saints, et d’usurper la puissance souveraine en établissant arbitrairement des impôts sur le peuple d’Alexandrie.

La haine égare plus souvent qu’elle n’éclaire ; l’accusation était si peu vraisemblable qu’on ne pouvait la soutenir. L’innocence d’Athanase fut reconnue.

Ses ennemis ne se laissèrent pas décourager par cet échec. A cette même époque[3], Arsène évêque d’Hypsal en Thébaïde, disparut tout à coup. Les méléciens, unis aux ariens, accusent publiquement Athanase de la mort de cet évêque, qu’il avait fait périr, disaient-ils par des opérations magiques. Ils prétendent qu’avant sa mort ce malheureux a été mutilé ; ils montrent même partout une de ses mains qu’Athanase avait fait couper, ajoutant que jusque-là ils n’avaient pu trouver son corps, caché avec soin par son meurtrier.

En vain les moines d’un couvent où l’évêque Arsène était venu quelque temps vivre en retraite attestent qu’il est vivant : les ariens soutiennent que ce prétendu Arsène est un imposteur.

Athanase, muni d’une lettre d’Arsène, qui lui demandait de rentrer dans sa communion, vient à Constantinople, se justifie et calme momentanément le ressentiment de l’empereur. Les troubles que cette discorde excitait dans Alexandrie s’apaisent ; mais après le départ d’Athanase, les deux Eusèbe parviennent de nouveau à séduire l’empereur et à lui faire croire que le crime de l’évêque d’Alexandrie est avéré, et qu’il met en jeu, pour se justifier, un faux Arsène.

Constantin trop crédule, abandonne Athanase, et le livre au jugement de ses ennemis ; il fut obligé de comparaître à Tyr devant un concile composé d’évêques presque tous ariens, en présence d’Archélaüs, comte d’Orient, et du comte Denys.

Là se renouvelle la scène d’Eustathe : une femme effrontée paraît et accuse Athanase d’avoir triomphé de sa pudeur. Thimothée, prêtre attaché à l’évêque d’Alexandrie, et qui se trouvait alors assis près de lui, s’adressant à cette femme, s’écrie vivement : Quoi ! c’est moi que vous accusez d’un  tel crime ?Oui, c’est vous-même, lui répond-elle en le menaçant d’un geste furieux : je vous  connais trop bien ; c’est vous qui m’avez déshonorée.

Cette étrange méprise, qui justifiait si évidemment l’accusé, fit rougir les accusateurs, et excita la risée des comtes et des soldats qui assistaient à cette séance.

Les ennemis de l’évêque d’Alexandrie persistent néanmoins dans l’infâme projet que leur dictait une haine implacable, lui reprochent le meurtre d’Arsène, et offrent aux regards du concile la main sanglante de cette prétendue victime.

Athanase, après un moment de silence, demande aux juges si Arsène, est connu par eux. Plusieurs répondent qu’ils l’ont vu souvent : alors il fait entrer dans la salle un homme enveloppé dans un grand manteau, lui découvre la tête, et le véritable Arsène paraît aux yeux surpris de tous les assistants.

Athanase, prenant ensuite successivement les bras de cet homme qu’il dégage du vêtement qui les couvrait : Voilà, dit-il, Arsène vivant, avec  ses deux mains ; Dieu ne nous en a pas donné davantage ; c’est à mes accusateurs, à vous dire à présent où ils ont trouvé la troisième.

La justification était sans réplique ; mais la raison, par son évidence, ne fait qu’irriter la passion ; les ennemis d’Athanase passent rapidement de la consternation à la fureur ; ils l’accusent d’être un magicien, un enchanteur, se précipitent sur lui pour le massacrer, et le comte Archélaüs parvient avec peine à le sauver de leurs mains. Enfin le concile, violant toutes les lois divines et humaines, condamne Athanase, le dépose, lui défend de rentrer dans Alexandrie, et, pour comble d’infamie, Arsène signe lui-même cette condamnation.

Ce n’était point assez de perdre Athanase, il fallait faire triompher Arius. L’empereur, oubliant comme beaucoup de princes qu’un monarque cesse d’être chef de l’état quand il se fait chef d’un parti, et qu’il ne peut plus rien pour l’intérêt général quand il favorise l’intérêt privé, seconda la haine des ariens, et cette partialité prolongea les troubles de l’église.

On fit par ses ordres, dans ce temps, avec beaucoup de solennité la dédicace de l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Tous les évêques et tous les fidèles de l’Orient qui s’y rendirent furent défrayés par le trésor public. Constantin y convoqua un concile ; mais pour le réunir on attendit le moment où la plupart des évêques catholiques avaient déjà quitté Jérusalem.

Ce concile accueillit la justification d’Arius, le réintégra dans ses fonctions sacerdotales ; enfin il invita par des lettres pressantes toutes les églises de l’empire à recevoir Arius dans leur communion, et à proscrire Athanase.

L’évêque d’Alexandrie, indigné de tant de persécutions courut à Constantinople pour invoquer la protection de l’empereur. Ses ennemis lui fermaient avec soin l’entrée du palais ; mais, comme l’empereur traversait un jour la ville à cheval, Athanase paraît tout à coup devant lui. Constantin, prévenu et irrité, ne veut pas s’arrêter pour écouter sa justification ; l’évêque alors, élevant la voix, lui dit hardiment : Si vous me refusez justice, si vous ne voulez point m’entendre en présence de mes calomniateurs, je prendrai Dieu pour juge entre vous et moi.

L’empereur, cédant à sa fermeté, consentit à sa demande. Il se justifia facilement des accusations absurdes de magie, de meurtre et d’impiété ; mais les deux Eusèbe lui reprochèrent sa résistance au prince, son esprit turbulent, le firent considérer comme un chef de faction, et l’accusèrent d’avoir accaparé les grains en Égypte pour affamer Constantinople. Leurs nombreux partisans appuyèrent cette dénonciation. Constantin, aveuglé par eux, prononça la condamnation d’Athanase, et l’envoya en exil à Trèves.

Ses ennemis, profitant de ce succès, firent convoquer un concile à Constantinople. On pressait l’empereur de déposer Athanase et de lui nommer un successeur. Ce prince n’y voulut pas consentir, mais il accueillit favorablement Arius, et donna l’ordre formel à l’évêque de Constantinople, Alexandre, de recevoir cet hérésiarque dans sa communion, et, sans nul retard, de l’admettre publiquement dans l’église.

Ce décret consommait la victoire de l’arianisme. Au moment où l’ordre devait s’exécuter, Alexandre, prosterné aux pieds de l’autel, disent les écrivains catholiques de ce temps, invoque Dieu et lui demande de faire disparaître Arius, afin que la présence d’un hérétique ne souille pas l’église.

Cependant l’heure fatale arrive ; Arius, à la tête d’un brillant et nombreux cortège, traverse la ville en triomphe ; mais atteint tout à coup d’une vive douleur, il se voit forcé d’entrer seul dans une maison, et ne reparaît plus.

Impatients de le revoir, ses amis le cherchent avec inquiétude ; ils le trouvent étendu sur la terre, nageant dans son sang ; ses entrailles étaient sorties de son corps. Les catholiques regardèrent cet événement comme un miracle, les ariens comme l’effet d’un sortilège, les hommes sans superstition comme un assassinat.

L’évêque d’Alexandrie, plus animé par l’esprit de parti que par l’esprit du christianisme, rassembla le peuple, et rendit à Dieu de solennelles actions de grâces, pour la mort de son ennemi.

Tandis qu’Athanase, éprouvant le sort de tout homme disgracié, ne trouvait point de défenseur à la cour, saint Antoine, du fond de son désert, écrivit en sa faveur à Constantin ; mais ce prince se montra inexorable.

Eusèbe rapporte que, dans ce temps, l’empereur publia une loi sur la juridiction épiscopale, qu’il donna le, droit aux évêques de juger sans appel, et ordonna aux tribunaux de déférer toutes les causes aux juges ecclésiastiques dès qu’une partie le demanderait, et malgré toute opposition de la partie adverse.

Quelques jurisconsultes ont contesté l’existence de cette loi, que rappellent, cependant des codes postérieurs. Par ce zèle impolitique qui favorisait l’ambition du clergé aux dépens de la puissance civile, on commençait une grande révolution dont l’effet devait être de placer non plus l’église dans l’état, mais l’état dans l’église.

L’empereur, par un autre édit, inexécutable dans un siècle de corruption, assimila, l’adultère à l’homicide, et lui appliqua les mêmes peines. Une disposition étrange, et bien contraire à l’esprit d’égalité que veut la justice et que doit inspirer la religion, exceptait des rigueurs de ce décret les cabaretières, les comédiennes, les servantes, les femmes d’artisans. La sévérité des jugements, disait l’empereur, n’est pas faite pour des personnes que leur bassesse rend indignes de l’attention  des lois.

Par d’autres décrets, il rendit les divorces plus difficiles et plus rares ; il défendit à tous les fonctionnaires publics de légitimer les enfants qu’ils auraient eus de filles publiques, d’affranchies, de revendeuses, et des femmes qui combattaient dans les amphithéâtres.

Plus les mœurs se dépravent, plus la nécessité d’une législation sévère, se fait sentir. Les Douze Tables suffirent longtemps à Rome vertueuse et libre ; on ne vit naître les codes volumineux qu’au moment où elle fut près de sa chute. Ils immortalisèrent leurs auteurs sans prolonger l’existence, de l’empire. Malgré les efforts de Constantin pour réformer les abus, ses officiers se livraient à tant de concussions, et opprimaient tellement le peuple parleur avidité, qu’il invita, par un édit, tous les citoyens à lui porter directement leurs plaintes ; et menaça en même temps tous les fonctionnaires publics de leur faire trancher la tête si leurs exactions étaient prouvées.

Depuis les victoires de Galère et la paix conclue par Dioclétien, les Perses, affaiblis par leurs défaites, n’avaient point osé reprendre les armes ; mais l’inimitié qui régnait entre les deux empires annonçait que le calme ne serait pas de longue durée.

Tout ennemi de Constantin était reçu avec honneur en Perse, et il accueillait avec faveur tous les Persans qu’on chassait ou qui s’exilaient de leur pays.

Le prince Hormisdas, dont l’humeur altière et cruelle avait offensé les grands de ce royaume, s’était vu privé par eux de ses droits au trône, et jeté dans une obscure prison, où il languit quinze années. Son jeune frère, Sapor, fut proclamé roi après la mort de leur père ; enfin la femme d’Hormisdas, exposant sa vie pour sauver son époux, corrompit ses gardes, et lui fit parvenir dans son cachot une lime dont il se servit pour briser ses fers. Traversant la Perse sous le vêtement d’un esclave, il vint demander un asile à Constantin qui le reçut avec joie, l’admit dans son palais, lui persuada d’embrasser le christianisme, et lui donna de hauts emplois dans son armée, espérant que son nom pourrait lui faire un parti en Perse, et affaiblir, par des divisions cet empire dont il méditait la conquête.

Ces intrigues irritaient la cour de Sapor, impatiente d’ailleurs de s’affranchir d’un traité honteux : de son côté Constantin reprochait au roi de Perse ses rigueurs contre les chrétiens. De part et d’autre on se disposait à la guerre. En 337 Sapor la déclara ouvertement, et écrivit à l’empereur qu’il fallait combattre ou lui rendre les cinq provinces cédées par Narsès à Dioclétien. Constantin répliqua qu’il lui porterait bientôt sa réponse lui-même à la tête de ses légions.

Les troupes de Sapor étaient déjà entrées en Mésopotamie, et la ravageaient. Constantin, ayant rassemblé promptement son armée, se rendit à Nicomédie ; il y célébra la fête de Pâques avec solennité, ordonna que toute la ville fût illuminée, et fit distribuer de grandes aumônes à tout l’empire.

Ce prince, croyant toujours sa gloire aussi intéressée au triomphe de la religion chrétienne qu’à celui de ses armes, prononça publiquement, dans son palais un discours sur l’immortalité de l’âme comme s’il eût pressenti que la sienne allait bientôt en jouir dans un monde nouveau.

Peu de jours après, atteint par une maladie grave, il tente vainement de chercher des secours aux eaux d’Hélénopolis, revient près de Nicomédie dans le château d’Achiron, rassemblé près de lui plusieurs évêques et les prie de lui administrer le baptême. Voici, leur dit-il, le jour auquel j’aspirais avec ardeur ; je voulais laver mes  péchés dans le Jourdain, où notre Sauveur s’est  baigné. Dieu m’arrête, et veut que ce soit ici que je jouisse de cette faveur.

Après la cérémonie, il ajouta ces mots : Me voilà vraiment heureux, vraiment digne d’une vie immortelle ! Ah ! que je plains les hommes  privés de l’éclat de la lumière qui frappe mes  yeux !

Ses officiers en larmes priaient le ciel de lui conserver la vie : Compagnons, leur dit-il, la vie où je vais entrer est la vie véritable ; je connais les biens qui m’attendent, et je me hâte d’aller à Dieu.

C’est ainsi qu’Eusèbe raconte les derniers moments de ce prince ; d’autres historiens prétendent qu’il fût baptisé à Rome, et que le pape Sylvestre le guérit miraculeusement de la lèpre : ces fables, inventées plusieurs siècles après, avaient pour objet de prêter quelque vraisemblance à l’acte de donation qu’on attribuait faussement à Constantin, et par lequel on prétendait qu’il avait cédé au pape, Rome, son territoire et la côte occidentale d’Italie. La rédaction de cette pièce absurde est digne du temps d’ignorance où elle fut fabriquée. L’empereur y parle des satrapes de son conseil. Il n’est pas nécessaire que l’histoire s’occupe plus longtemps d’un conte qui ne trouve plus à présent de crédulité ni d’appui.

L’empereur distribua en mourant de grandes largesses à Rome et à Constantinople, confirma le partage de ses états ; et fit jurer aux légions d’être fidèles à ses enfants et à l’église, Il donna son testament au prêtre arien qui jouissait de sa confiance, et lui enjoignit de ne le remettre qu’entre les mains de Constance le plus chéri de ses enfants.

Son dernier acte fut un acte de justice ; il rappela d’exil Athanase et lui permit de retourner à Alexandrie. Ce prince mourut le jour de la Pentecôte, le 22 mai 337, sous le consulat de Félicien et de Titien. Sa vie avait duré soixante-trois ans et son règne trente.

Au moment de sa mort, on parût oublier ses erreurs et même ses crimes, on ne se souvint que de ses exploits et de ses grandes qualités. Ses gardes, ses soldats exprimaient leur douleur par de profonds gémissements ; chaque famille semblait porter le deuil de son chef. Tous, se rappelant les malheurs passés, effrayés des malheurs à venir, regrettaient un si ferme appui.

Ses restes, enfermés dans un cercueil d’or,’furent transportés à Constantinople ; on y éleva son corps sur une estrade entourée d’un grand nombre de flambeaux, et, pendant tout le temps qui s’écoula jusqu’à l’arrivée de Constance, les grands officiers, les sénateurs, les comtes i les généraux se rendaient journellement au palais pour remplir leurs fonctions comme si l’empereur eût encore vécu.

Dans tout l’empire, les légions, respectant peu la royauté des frères de Constantin, jurèrent de ne reconnaître d’autres princes que ses enfants.

Constance, arrivé dans la capitale, conduisit le corps de son père à l’église des apôtres, où il fut déposé dans un tombeau de porphyre.

Rome, que Constantin avait dépouillée de son antique grandeur, partagea cependant la douleur commune. Le peuple romain se reprochait d’avoir irrité ce prince et de l’avoir forcé par ses outrages à se réfugier dans Byzance. Il réclama vainement le droit de conserver dans la capitale du mondé la dépouille mortelle de son libérateur.

La gloire humaine, même lorsqu’elle n’est pas pure, excite l’enthousiasme dès qu’elle cesse d’être un objet d’envie ; tous les partis, qui décriaient Constantin vivant, l’adorèrent après sa mort. Les chrétiens le comptèrent parmi les saints, et les païens le placèrent au nombre des dieux dont il avait renversé les temples.

De tous les hommes qui ont brillé sur la terre, Constantin est peut- être celui qui a fait dans le monde la plus grande révolution. Il détruisit l’idolâtrie, fit triompher le christianisme, abaissa Rome, éleva Byzance, porta la force de l’empire dans l’Orient, et, ouvrant l’Occident aux barbares, prépara l’existence nouvelle de l’Europe.

Déplaçant, la souveraineté, il l’ôta au peuple et la donna au trône. Partout, depuis, son règne, l’esprit général des nations prit une direction nouvelle ; les droits, les principes, les intérêts, tout ce qui influe sur le gouvernement des hommes, tout changea ; et, en parcourant l’histoire des temps qui suivent cette époque célèbre, on croit entrer dans un monde nouveau.

Comparé avec justice aux plus mauvais et aux meilleurs des princes, Constantin réunit dans son caractère les qualités les plus opposées. Les partisans de Maxence éprouvèrent sa clémence, les persécuteurs des chrétiens son humanité ; il se montra féroce pour les prisonniers francs et pour les rois captifs qu’il donna en spectacle aux Romains, et qu’il fit déchirer sous la dent des animaux du cirque : meurtrier de son beau-père et de son beau-frère, assassin de sa femme et de son fils, il pardonna souvent à des rebelles et souffrit patiemment des injures. Zélé pour la justice, il opprimait la liberté ; prodigue pour les pauvres par humanité, il laissait piller les provinces par faiblesse ; jaloux de la puissance du trône, il lui donna dans l’église une rivale dangereuse, en favorisant l’ambition de ses ministres.

Dans les camps, son activité, sa tempérance, son courage, rappelaient les héros de l’ancienne Rome ; à Byzance, à Nicomédie, la pompe de sa cour, son luxe et sa mollesse ne semblaient offrir aux regards qu’un descendant de Darius.

Sa législation fut douce et sa politiqué barbare ; aux vertus de Trajan il joignit la violence de Sévère, et souvent les crimes de Néron.

Pour être juste, on doit attribuer ses erreurs à son siècle, ses crimes à ses passions, sa rigueur à son caractère, sa clémence, sa bienfaisance à sa religion, et ses exploits à son génie.

 

 

 

 


[1] An de Jésus-Christ 325.

[2] An de Jésus-Christ 326.

[3] An de Jésus-Christ 336.