HISTOIRE DE SICILE

 

CHAPITRE TROISIÈME

 

 

Si les lois de Timoléon semblaient propres à établir une sage liberté, la population qu’il attira dans Syracuse n’était pas faite pour y maintenir longtemps la concorde, car des hommes de tant de nations différentes y portaient chacun l’esprit, les coutumes et les préjugés de leur patrie. Syracuse ne jouit pas vingt ans de la liberté et encore ce temps fût agité par beaucoup de dissensions qu’excitaient le penchant des militaires pour la tyrannie, la turbulence des amis de la démocratie, et l’orgueil des partisans de l’oligarchie.

Les Carthaginois ne perdant pas de vue le dessein de s’emparer de la Sicile, fomentaient tous ces partis et alimentaient les troubles. Enfin Sosistrate, l’un des généraux Syracusains, parvint, avec l’appui de l’armée, à s’emparer d’un pouvoir presque absolu, et, comme tous les tyrans, chassa des emplois, bannit et dépouilla tous les citoyens qui voulaient défendre la liberté. Un d’eux, nommé Démas, puissant par ses richesses, et qui s’était distingué à la guerre, traversa longtemps ses projets. Démas avait pris en amitié un jeune homme nommé Agathocle, fils d’un potier, remarquable par sa force prodigieuse et par une rare beauté.

Démas, élu chef, par les Agrigentins, donna mille hommes à commander à Agathocle. A la tête de cette troupe, il déploya une intelligence, montra une audace et fit des exploits qui lui acquirent beaucoup de renommée. Démas mourut ; sa veuve, éprise d’Agathocle, l’épousa, et lui apporta une immense fortune.

La richesse d’Agathocle son crédit sur le peuple, sa vaillance, et son ambition le rendirent suspect à Sosistrate, et le tyran voulut le faire assassiner. Il se déroba à ses coups, et, suivi de quelques partisans, chercha fortune en Italie. Son caractère trop violent le fit chasser de deux villes de cette contrée. Sosistrate l’y poursuivait toujours. Agathocle, ayant rassemblé quelques aventuriers et des bannis, attaqua et battit les troupes de son persécuteur.

Sosistrate, plus ambitieux qu’habile, se trompa sur ses forces ; il tenta de détruire dans Syracuse toute forme de gouvernement démocratique. Le peuple se révolta et le bannit. Chassé de la ville avec sept cents des principaux partisans de l’oligarchie, il demanda des secours aux Carthaginois et voulut, avec leur appui, rétablir la tyrannie. Les Syracusains lui opposèrent Agathocle, qu’ils chargèrent du commandement de leurs troupes.

Le nouveau général, par sa valeur, justifia leur choix, défit complètement les ennemis et reçut sept blessures en combattant. De retour dans la ville, son impétuosité trahit sa politique ; il laissa percer le désir d’arriver au pouvoir suprême ; le peuple s’irrita, les amis de la liberté formèrent le projet de le faire périr. Averti de ce complot et voulant s’assurer de sa réalité, il revêtit un esclave de ses vêtements et lui ordonna de se rendre le soir dans l’endroit où les conjurés devaient exécuter leur dessein. Cet homme fut massacré. Agathocle, déguisé, se déroba par la fuite aux poignards de ses ennemis. Tandis que les Syracusains croyaient s’être délivrés de cet ambitieux, et se réjouissaient de sa mort, il reparut tout à coup aux portes de la ville à la tête d’une armée d’étrangers qu’il avait levée en Sicile. La surprise augmenta la crainte ; on négocia au lieu de combattre, et le peuple permit à Agathocle de rentrer dans Syracuse. On exigea de lui le serment de renvoyer ses troupes et de ne rien entreprendre contre la démocratie. Il se prêta à tout ce qu’on voulut et congédia ses soldats, Mais en leur indiquant un lieu de réunion et les moyens de se rejoindre au premier signal.

Peu de temps après, sous prétexte d’une expédition projetée par les Syracusains contre la ville d’Erbite, il rassembla son armée, la fortifia d’un grand nombre d’hommes tirés de la lie du peuple et leur dit : Avant de combattre les ennemis étrangers, délivrez-vous d’ennemis plus dangereux. Syracuse renferme an sénat composé de six cents tyrans plus oppresseurs que les Carthaginois ; jamais nous ne goûterons de repos tant qu’eux, et leurs partisans resteront en vie. Avant, de verser votre sang pour la patrie, assurez votre existence et sa liberté ; détruisez toutes les sangsues du peuple et saisissez-vous de leurs biens. A ces mots, il donne le signal du carnage ; les soldats furieux égorgent tous les citoyens dont la fortune ou le rang excitait leur haine ; ils n’épargnèrent ni l’âge ni le sexe ; le massacre et le pillage durèrent deux jours ; plus de quatre mille personnes périrent. Enfin Agathocle fit cesser cette boucherie. Rassemblant, ensuite les citoyens consternés qui avaient survécu au massacre, il leur dit : Vos maux étaient grands ; ils exigeaient un remède violent. Je vous ai affranchis de vos tyrans ; j’ai consolidé la démocratie par leur mort ; à présent je me voue à la retraite et au repos.

Tous les complices de ses crimes avaient besoin de son appui pour que leurs violences restassent impunies. Ils le conjurèrent de garder la puissance souveraine, et parurent le forcer à monter sur le trône, objet constant de son ambition.

Son premier acte fut d’abolir les dettes et de partager également les terres entre tous les citoyens. Le peuple, recevant de sa main des dépouilles des grands, s’unit à lui par l’intérêt, le plus fort des liens.

Agathocle, croyant alors son pouvoir bien affermi, se montra plus humain. Il fit des lois assez sages ; pour occuper l’armée il se mit en campagne et s’empara de toutes les villes de Sicile qui n’appartenaient pas à Carthage. Malgré ce ménagement, les Carthaginois envoyèrent contre lui Amilcar avec une armée. Les mécontents s’y joignirent ; Agathocle perdit une grande bataille, et se vit forcé de se renfermer dans Syracuse. Assiégé par les Carthaginois, il se crut perdu sans ressource. Dans cet instant critique, son génie lui suggère le projet le plus audacieux. Il arme les esclaves, prend avec lui la plus grande partie de ses troupes, et ne laisse dans la ville qu’une garnison suffisante pour défendre les remparts. Sous prétexte de faire une expédition sur les côtes de Sicile, il monte sur sa flotte, met à la voile et débarque en Afrique près de Carthage. Pour comble de témérité, craignant d’affaiblir ses forces, s’il en laissait une partie sur ses vaisseaux, il dit à ses soldats : J’ai juré à Proserpine et à Cérès de leur offrir notre flotte en sacrifice si elles favorisaient notre entreprise : accomplissez mes serments pour que les dieux nous donnent la victoire. A ces mots il saisit une totche ; ses soldats entraînés le suivent ; et tous, les vaisseaux sont consumés par la flamme. L’armée, forcée par celte résolution extrême de vaincre ou de périr, marcha contre les ennemis qui étaient sortis de leurs murs sous les ordres de Bomilcar et d’Hannon.

Agathocle, avant de commencer le combat, se servit d’un étrange artifice pour ranimer le courage de ses troupes. Il lâcha tout à coup un grand nombre  de hiboux qu’il avait fait ramasser. Ces oiseaux, ne pouvant voler bien loin en plein jour, allèrent se percher sur les boucliers des soldats qui regardèrent cet événement comme un signe évident de la protection de Minerve. Leur ardeur s’en accrut ; ils remportèrent une victoire complète. Hannion périt dans le combat ; Bomilcar se retira sans perte, mais non sans être soupçonné de trahison. De retour, à Carthage, il tenta une révolution dans le dessein de s’emparer du pouvoir suprême. Son projet échoua ; le peuple s’arma contre lui et le fit mourir.

Agathocle, profitant de ses succès, ravagea les campagnes, s’empara de plusieurs forts, et prit une des plus puissantes cités de l’Afrique, qu’on appelait la grande ville. Cependant les Carthaginois, effrayés de ses progrès, avaient envoyé en Sicile à Amilcar l’ordre de quitter cette île pour venir au secours de sa patrie. Ce général, avant d’obéir, essaya d’effrayer et de tromper, les Syracusains. Il fit passer dans la ville des débris de vaisseaux siciliens, dans l’intention de faire croire aux habitants que leur roi et son armée avaient péris. Déjà le peuple, consterné, parlait de capituler et de rendre la ville ; mais, au même instant, on vit arriver dans le port un petit esquif, envoyé par Agathocle, qui apprenait sa victoire et qui portait la tête d’Hannon : on la jeta dans le camp des Carthaginois. Cet horrible présent répandit la terreur dans leur armée.

Agathocle, en Afrique, avait engagé dans son alliance Ophellas, roi des Çyrénéens, en lui promettant le trône de Carthage. Ophellas arrive dans son camp ; Agathocle, aussi fourbe que cruel, l’assassine et se rend maître de son armée. Pendant ce temps, beaucoup de villes de Sicile, profitant de l’absence du tyran, s’étaient liguées pour secouer son joug. Informé de ces nouvelles, il s’embarque et, laisse en Afrique Archagatus son fils.

La renommée d’Agathocle, devenue plus éclatante par le succès de son invasion, lui donna beaucoup de facilité pour lever des troupes, et en peu de temps il rétablit ses affaires en Sicile. Mais à peine il s’en était rendu maître qu’un courrier lui arrive, et lui apprend que trois corps d’armée carthaginois, ayant marché contre son fils, l’ont défait complètement. Il retourne promptement en Afrique ; et, quoique ses affaires y fussent presque dans une situation désespérée, son étoile lui donna encore la possibilité d’échapper aux Carthaginois. Six mille Grecs de son armée désertaient une nuit pour passer à l’ennemi : dans cet instant un incendie éclata avec violence dans le camp des Carthaginois. Ceux-ci, effrayés par les flammes, voyant un gros corps d’ennemis arriver, se crurent perdus,  prirent : la fuite et coururent jusqu’à Carthage, persuadés, qu’Agathocle y entrerait pêle-mêle avec eux. Les six mille Grecs, à la vue de ce désordre, s’imaginant qu’un corps de leur armée battait les ennemis, retournèrent sur leurs pas. Leur arrivée répandit dans le camp d’Agathocle la même terreur que leur approche avait excitée dans le camp carthaginois : officiers, soldats, tout prend la fuite. Les esclaves, restés sans maîtres, se livrèrent au pillage, s’enivrent et mettent le feu au camp, qui en peu d’heures disparut dans les flammes.

Agathocle, sans vivres, sans équipage, sans espoir, avait formé le dessein d’abandonner l’armée. Ses soldats, et son fils même, pénétrant son projet, l’arrêtèrent et l’enchaînèrent. Bientôt le désordre suivit  l’indiscipline, là discorde des chefs, la licence du soldat, l’incendie du camp, la crainte des Carthaginois excitèrent une sédition. Dans la nuit, à la faveur du tumulte, Agathocle se sauva, s’embarqua et retourna en Sicile. L’armée, furieuse de son évasion, massacra ses fils, et nomma les généraux qui conclurent avec Carthage un traité par lequel les Carthaginois s’obligèrent à les transporter dans leur île, et à leur céder la ville de Sélinonte.

Agathocle, arrivé en Sicile, leva de nouvelles troupes, prit d’assaut la ville d’Égeste, et en passa les habitants au fil de l’épée.  Dès qu’il apprit la mort de ses fils et la capitulation de son armée, son caractère cruel devint féroce ; il ordonna à son frère Antander de faire périr tous les Syracusains qui tenaient par le sang ou par l’amitié aux officiers ou aux soldats de l’armée d’Afrique.

Jamais on ne vit tel massacre : les rues étaient remplies de cadavres, les murailles de la ville et les eaux de la mer furent teintes de sang. Cet excès d’atrocité produisit la révolte. Un banni, nommé Dinocrate, se mit à la tête des citoyens armés, et battit si complètement le tyran que celui-ci demanda la paix, et offrit de lui céder lé trôné, à condition qu’on lui laisserait deux forteresses. On rejeta ces propositions. Le désespoir lui rendit sa forcé ; il marcha contre les rebelles, les mit en déroute, et les tailla en pièces. Un corps nombreux, retranché sur une montagne, capitula. On avait promis la vie aux soldats qui le composaient ; ils rendirent leurs armes, et aussitôt Agathocle les fit tous tuer ; et n’accorda de grâce qu’à leur chef Dinocrate. Ses vices le rendaient digne de lui ; il le prit pour compagnon et pour ami. Agathocle, détesté universellement, avait atteint ce terme où la cruauté révolte et n’effraie plus. Des complots fréquents lui faisaient craindre le séjour de son palais. De tyran il se fit corsaire, ravagea les côtes d’Italie, attaqua les îles de Lipari, dont jamais jusque là on n’avait troublé la paix, leur imposa de lourds tributs, emporta leurs trésors et pilla leurs temples.

Une mort digne de sa vie suivit promptement ces derniers et honteux succès.

Un Syracusain, Ménon, qu’il avait outragé, empoisonna la plume dont il se servait pour nettoyer ses dents. Ce venin était si actif, qu’après avoir brûlé bouche, il se répandit rapidement dans tout son corps qui ne devint bientôt qu’une seule plaie. Respirant encore au milieu des plus affreux tourments, on le porta sur un bûcher, dont la flamme termina ses crimes et son existence.

Un corps de soldats messéniens qui servait dans la garde d’Agathocle qu’on appelait Mamertins, s’empara de Messine. Ces guerriers féroces tuèrent tous les habitants de la ville, et épousèrent leurs femmes. Syracuse, presque aussi malheureuse, se vit la proie d’une sanglante anarchie : Ménon, qui s’empara du pouvoir, fut chassé par Héractus ; celui-ci ne prit que le titre de préteur : Timon et Sosistrate, chacun à la tête d’une faction, lui disputèrent l’autorité. Les Carthaginois les attaquèrent ; dans ce danger, ils appelèrent à leur secours Pyrrhus, roi d’Épire, qui se trouvait en Italie[1]. Ce prince, las de la résistance des Romains, saisit avec empressement cette occasion de quitter un pays où ses armes faisaient peu de progrès. D’ailleurs, ayant épousé une fille d’Agathocle, il se croyait des droits au trône de Sicile.

Timon et Sosistrate lui livrèrent les troupes, le trésor et l’autorité ; le peuple le reçut comme un libérateur. Il satisfit la vanité des Syracusains, en remettant sous leur joug les villes qui s’y étaient soustraites. Son affabilité lui avait d’abord gagné tous les cœurs ; mais, au lieu de chasser les Carthaginois de Lilybée, comme on le désirait, il voulut faire la conquête de l’Afrique. Ses levées d’hommes et d’argent aliénèrent les esprits ; toutes les villes partagèrent le mécontentement de Syracuse. Sa rigueur exaspéra les citoyens ; on passa de l’amour à la haine, et de la flatterie aux menaces. Rappelé alors en Italie, il abandonna la Sicile, prévoyant qu’elle serait bientôt le champ de bataille où la fortune de Carthage lutterait contre celle de Rome.

Après son départ, les troupes s’emparèrent de l’autorité, et choisirent pour chef Hiéron. Son père était de bonne famille et sa mère esclave. Il avait combattu avec éclat sous Pyrrhus ; sa bravoure, son esprit, et surtout la modération de son caractère lui concilièrent tous les suffrages. On le déclara roi. Son règne fut long et marqué par des actes de justice. On ne lui reproche qu’une action que les circonstances pouvaient seules rendre excusable. Il existait dans l’armée un corps de soldats indisciplinés, habitués au crime et à la révolte. Intimement unis, ils ne souffraient pas qu’on punit un seul d’entre eux. Hiéron, dans un combat contre les féroces conquérants de Messène, les mit en avant, les abandonna dès qu’ils furent engagés, et les laissa tous massacrer par ces cruels ennemis.

Les Carthaginois et les Romains, ainsi que l’avait prédit Pyrrhus, ne tardèrent pas à se faire la guerre et à se disputer la possession de la Sicile. Hiéron favorisa d’abord Carthage mais ensuite il se lia avec les Romains et leur demeura fidèle.

La douceur de son règne ramena la prospérité dans Syracuse : il protégea le labourage, le commerce, les lettres, et composa un livre sur l’agriculture. Par ses soins, l’état devint si riche, que, dans une disette qui désolait l’Italie, il put lui fournir gratuitement d’immenses approvisionnements de grains. Rhodes venait d’être bouleversée par un grand tremblement de terre ; Hiéron, pour la rétablir, lui envoya beaucoup d’argent, de meubles et d’étoffes. Les présents qu’il fit au roi d’Égypte, Ptolémée Philadelphe, passaient en magnificence ceux des plus grands souverains de l’Orient. Mais le plus étonnant des prodiges de son règne fut l’alliance de la monarchie et de la liberté, dans un pays ou l’on ne connaissait que la licence ou la tyrannie.

Sans répandre de sang, il bannit la discorde de Syracuse ; et, sans exercer de rigueurs, il, rendit docile le peuple le plus remuant de la terre. Il régna cinquante-quatre ans, et mourut presque centenaire, pleuré par ses sujets et regretté par les étrangers.

Avant de mourir il voulait abolir la royauté, parce que la jeunesse de son petit-fils Hiéronyme, lui faisait craindre des troubles pendant sa minorité. L’ambition de sa fille Démarate, femme d’Andronodore, le détourna de ce sage dessein. Une autre de ses filles, Héradée, femme de Zoïppé, moins ambitieuse, s’opposa vainement aux intrigues de sa sœur.

Après la mort du roi, le parti royaliste proclama Hiéronyme ; le parti républicain ne remua pas, et se contenta de ne pas donner son consentement. Le roi avait nommé dans son testament quinze tuteurs, choisis parmi les personnages les plus distingués de Syracuse. Andronodore les expulsa. Le jeune Hiéronyme se livra à la débauche, et se fit mépriser : on conspira contre lui. Un seul conjuré découvert, nommé Théodore, mis à la torture, garda le secret de ses complices ; il n’accusa que des amis du roi, et entre autres Thrason, zélé partisan de l’alliance romaine. Le roi fit mourir sans examen tous ceux que Théodore avait accusés faussement. Dans ce même temps, les Romains voulurent renouveler leur alliance avec le roi de Sicile ; mais, Thrason étant mort, ils trouvèrent peu de partisans à la cour. Hiéronyme, qui était informé des victoires d’Annibal, refusa de traiter avec Rome, et accompagna son refus de railleries sanglantes sur ses revers. Cependant les conjurés, dont Théodore avait voilé les secrets exécutèrent leur plan. Le roi, passant dans une rue étroite, fut assassiné.

Il inspirait si peu d’intérêt que son corps resta longtemps sur le pavé, sans que personne songeât à l’enlever.

Andronodore, instruit de la mort d’Hiéronyme, rassembla ses amis et s’empara d’un quartier de la ville. Le peuple était incertain ; mais les conjurés ayant tiré Théodore de prison, les troupes et les citoyens se déclarèrent pour lui.

Andronodore capitula, malgré les instances de sa femme qui lui répétait ce mot de Denys : Il ne faut point descendre du trône, mais s’en laisser arracher.

Le peuple, pour récompenser Andronodore de sa soumission, l’élut magistrat avec Thémiste, mari d’Harmonie, sœur du feu roi.

Les agents carthaginois, Hypocrate et Épicyde, vus de mauvais œil par le parti dominant, demandèrent une escorte pour se retirer. On la leur accorda ; mais on eut l’imprudence de ne point fixer l’époque de leur départ. Ils restèrent et favorisèrent les intrigues de l’ambitieuse Démarate, qui pressait sans cesse Andronodore de se mettre à la tête des soldats, d’exterminer le parti républicain et de s’emparer du trône. Le faible Andronodore y consentit ; et confia son projet à Thémiste son collègue. Celui-ci en parla imprudemment à un comédien, nommé Ariston, qui découvrit tout au sénat. L’arrêt contre les coupables fut prononcé sur-le-champ ; et dès qu’Andronodore et Thémiste parurent dans l’assemblée on les mit à mort. Un sénateur alors, s’élançant à la tribune, dit à ses collègues : Vous avez tué le roi Hiéronyme ; ce n’était pas cet enfant, c’était ses tuteurs que vous deviez punir. Vous leur avez confié les premières magistratures, et ils vous ont trahis. Ce sont leurs femmes qui, par leur ambition effrénée, les ont portés à conspirer ; ces furies sont les, véritables causes de tous nos malheurs. Leur mort seule peut expier leurs forfaits, et assurer notre tranquillité. Alors un cri général exprime la volonté d’exterminer la race des tyrans. Les préteurs, loin de contenir le peuple, excitent sa furie. Démarate et Harmonie furent massacrées. Héradée, femme de Zoïppé, n’avait point conspiré. Son mari, attaché au parti républicain, s’était fait nommer ambassadeur en Égypte. Héradée vivait dans la retraite avec ses deux filles. Les assassins entrent dans sa maison ; la beauté des princesses, leur innocence, leurs prières, leurs larmes, ne peuvent fléchir ces barbares. Ils poignardent la mère, couvrent ses filles de son sang et les égorgent ensuite. Le crime était consommé lorsque l’ordre d’épargner ces malheureuses victimes arriva.

Malgré ces dissensions sanglantes, Syracuse, en restant neutre entre Rome et Carthage, pouvait conserver son indépendance ; mais le peuple aveuglé par ses passions se livra aux Carthaginois, et élut même pour magistrats Hypocrate et Épicyde.

Marcellus, consul romain, après avoir tenté vainement de persuader aux Syracusains de chasser ces magistrats étrangers, assiégea Syracuse par terre et par mer. Appius, à la tête de l’armée, dirigeait l’attaque du côté de l’Hexapile ; et Marcellus, avec soixante galères, du côté de l’Achradine. La force et la vaillance de l’armée romaine auraient promptement triomphé de Syracuse, si cette ville n’avait pas été défendue par le génie d’Archimède, le plus grand géomètre de l’antiquité. Son habileté en mécanique fit durer ce siége huit mois. Il inventa des machines qui soulevaient et lançaient des pierres d’un poids énorme ; d’autres faisaient tomber sur les galères des poutres qui les perçaient ; la plus extraordinaire de toutes faisait partir des remparts une main de fer qui accrochait la proue d’un vaisseau, l’élevait en l’air, et le fracassait en le laissant tomber de tout son poids. On raconte aussi qu’il avait imaginé un miroir ardent d’une telle force qu’il embrasait les galères exposées à ses rayons. Au bout dé huit mois Marcellus, rebuté par l’inutilité de ses efforts, changea le siége en blocus ; et, laissant Appius devant la place, il parcourut pendant deux années la Sicile, dont il soumit presque toutes les villes. Revenu près de Syracuse, il trouva cette place approvisionnée par différents convois que la flotte de Carthage  était parvenue à y faire entrer. Perdant l’espoir de s’en rendre maître, ils songeait à de retirer lorsqu’un soldat romain découvrit près du port de Trogille un endroit de mur plus bas que les autres, et qu’on pouvait escalader avec des échelles ordinaires. Le consul, profitant de cet avis, choisit pour l’attaque une nuit où les Syracusains célébraient une fête en l’honneur de Diane. Ses troupes, enfoncèrent les portes, franchirent le mur, et s’emparèrent de l’Épipole. Le bruit de cet assaut fit croire aux habitants que l’ennemi était maître de la ville, mais le quartier de l’Achradine résistait encore. Épicyde, qui s’y était renfermé, le défendit avec opiniâtreté. Marcellus invita les assiégés à capituler et à sauver d’une ruine totale leur illustre cité. Ils refusèrent ses propositions.

Un funeste secours, un horrible fléau, la peste. Etendant alors ses ravages dans la ville et dans le camp romain, ralentit les efforts de Marcellus, et prolongea la durée siège. Son succès semblait encore incertain, lorsqu’une grande flotte carthaginoise, commandée par Bomilcar, s’approcha de Syracuse. Épicyde sortit de la ville, et pressa l’amiral de tenter  la fortune d’un combat ; mais Marcellus se présenta devant lui en si bon ordre, que les Carthaginois, effrayés, se retirèrent.

Cette défection découragea Épicyde. Au lieu de rentrer dans la ville, il fit voile vers Agrigente. Les Syracusains consternés demandent à capituler ; au même moment les transfuges et les soldats étrangers, craignant qu’on ne les livrât aux Romains, égorgent les magistrats et font dans la ville un horrible carnage. Au milieu de ce tumulte, un officier sicilien livre une des portes de l’Achradine à Marcellus. Il y entre ; et, quoique les députés eussent obtenu de lui récemment la promesse d’épargner la ville, il l’abandonne au pillage pour la punir d’une résistance de trois ans : étrange injustice qui fait blâmer dans un ennemi la vertu qu’on devrait le plus honorer. Marcellus oubliait que c’est le courage du vaincu qui rehausse la gloire du vainqueur.

Le consul désirait vivement voir Archimède, dont le génie avait si longtemps triomphé des forces romaines. Par ses ordres on le cherche de tous côtés ; un soldat le trouve enfin occupé à tracer des lignes et à faire des calculs, sans être distrait de sa profonde méditation par le tumulte d’une ville prise d’assaut. Le soldat lui ordonne de le suivre, pour paraître devant le consul. Archimède, sans se déranger et sans tourner même ses regards sur lui, dit froidement : Attends que j’aie trouvé la solution de mon problème. Le soldat prend cette réponse pour une insulte, et lui plonge son épée dans le corps. Marcellus, désolé de ce malheur rendit de grands honneurs à cet homme célèbre, assista à ses funérailles et lui fit ériger un monument. Il traita avec distinction sa famille et lui accorda de grands privilèges. Quarante ans après, Cicéron, nommé gouverneur de Sicile, chercha et retrouva son tombeau, Il le reconnut en voyant une colonne sur laquelle était gravée la figure d’une sphère et d’un cylindre, avec une inscription qui marquait leur rapport découvert par Archimède.

Depuis la prise de Syracuse, la Sicile, d’abord partagée entre les Romains et les Carthaginois fut, peu de temps après réduite tout entière en province romaine.

 

FIN DE L’HISTOIRE DE SICILE

 

 

 

 



[1] An du monde 3720.