TROISIÈME GUERRE PUNIQUE (An du monde 3855. — Avant Jésus-Christ 149. — De Carthage 697. — De Rome 599.) Carthage, inquiète de la partialité de Rome pour Massinissa, et des reproches qu’on lui faisait d’avoir, au mépris du traité, fait la guerre sans permission, envoya des députés pour connaître les intentions de ces maîtres altiers. Caton, renouvelant alors ses violentes déclamations dans le sénat, répéta qu’il avait trouvé à Carthage non une ville ruinée, mais une forte population, un commerce opulent, une nombreuse et ardente jeunesse, de grands trésors, et une immense quantité d’armes. Voyez ces fruits, dit-il, en jetant des figues d’Afrique au milieu de l’assemblée, admirez leur fraîcheur : on les a cueillies il y a trois jours. Telle est la courte distance qui nous sépare de notre implacable ennemi. Au lieu de le détruire, attendrez-vous qu’il vienne de nouveau en Italie ravager vos campagnes, piller vos villes, moissonner vos légions, et menacer vos murs ? Scipion Nasica combattit en vain avec une sagesse prévoyante cet orateur austère et violent ; il sentait la nécessité de l’existence de Carthage pour contenir l’insolence du peuple, et pour retarder la décadence de Rome. Le sénat, qui partageait la haine de Caton, conclut à la guerre, sous prétexte que Carthage avait rompu la paix en armant plus de vaisseaux que le traité ne le permettait, en insultant les fils de Massinissa, et en faisant la guerre à un prince allié qui avait à sa cour un ambassadeur romain. Les Carthaginois, dans cette circonstance critique, virent encore leurs forces affaiblies et leurs malheurs aggravés par une défection funeste. Utique, la seconde ville de l’Afrique, les abandonna et se livra aux Romains. Manilius et Marcius Censorinus, nommés consuls, reçurent du sénat l’ordre de partir avec quatre-vingt mille hommes, et l’instruction secrète de ne terminer la guerre que par la ruine totale de Carthage. Les députés de cette ville arrivèrent à Rome au moment où la guerre venait d’être déclarée ; ils soumirent humblement le sort de leur patrie à la décision du sénat, et demandèrent quelles réparations on voulait, quels sacrifices on exigeait. Le sénat, sans s’expliquer positivement, répondit qu’ils devaient envoyer en otages trois cents jeunes gens des premières famille, et d’obéir à tous les ordres que donneraient les consuls. Malgré la dureté vague de cette réponse, Carthage, sans armée, sans alliés, et qui n’avait pu résister aux seules forces de Massinissa, résolût d’envoyer les otages demandés et de se soumettre. La ville retentissait de cris et de gémissements ; des mères infortunées s’arrachaient les cheveux et des fondaient en larmes[1]. Elles accompagnèrent leurs enfants jusqu’au port, et leur dirent un éternel adieu. Ils arrivèrent en Sicile. Les consuls qui s’y trouvaient firent partir les otages pour Rome, et commandèrent aux députés d’aller les attendre à Utique. L’armée romaine débarque bientôt prés de cette ville. Les consuls ordonnèrent à Carthage de livrer toutes ses armes ; elle représenta vainement qu’on l’exposait par là aux vengeances d’Asdrubal, qui campait alors près de la ville, à la tête de vingt mille bannis. On n’écouta pas ses remontrances ; il fallut obéir. Une longue file de chariots, chargés de deux cent mille armures et de vingt mille machines de guerre, arriva quelques jours après à Utique. Elle était précédée par les sénateurs et par les pontifes qui venaient dans l’intention d’exciter la pitié et d’implorer la clémence des Romains. Censorinus les reçu avec une froide hauteur et leur dit : Je vous loue de votre prompte obéissance ; mais le sénat et le peuple romain veulent que Carthage soit détruite ; abandonnez-la donc, et transportez-vous où vous voudrez, pourvu que ce soit à quatre-vingts stades de la mer. L’indignation enleva aux Carthaginois la force de répondre, mais à la consternation et aux larmes succédèrent bientôt les reproches, la fureur et les imprécations. Les députés retournèrent à Carthage et rendirent compte de l’ordre barbare qu’ils avaient reçu. Le désespoir se communiquant dans la ville avec la rapidité d’un incendie, fit passer la colère et la rage dans toutes les âmes. Hommes, femmes, vieillards, enfants, tous jurèrent de mourir et de s’ensevelir sous les débris de leur patrie, plutôt que de l’abandonner. Les consuls, qui croyaient n’avoir rien à craindre d’un peuple désarmé, négligèrent de hâter leur marche, Profitant de ce délai, les Carthaginois réparèrent leurs fortifications, appelèrent les bannis, nommèrent pour général leur chef Asdrubal, et fabriquèrent nuit et jour des armes. Dès cet instant, chaque homme devint un ouvrier, chaque maison un atelier. On manquait de cordes, les femmes coupèrent leurs cheveux et en fournirent abondamment. En peu de temps, le courage répara toutes les pertes, et Carthage renaissante parut comme Minerve lorsqu’elle sortit toute armée du cerveau de Jupiter. Les Romains en arrivant croyaient ne rencontrer que des esclaves soumis ; à leur grande surprise, ils trouvèrent une nation en armes, et ils éprouvèrent une résistance qu’ils n’attendaient pas. En vain, pour réparer leur lenteur, ils redoublèrent leurs efforts et multiplièrent leurs attaques ; ils se voyaient eux-mêmes assaillis par les assiégés qui faisaient de fréquentes sorties, repoussaient leurs cohortes, comblaient leurs fossés, exterminaient leurs fourrageurs, et brûlaient leurs machines de guerre. Les consuls, déconcertés par cette opiniâtre défense, ne commirent plus que des fautes. Les opérations mal combinées échouaient, et leur témérité malhabile les exposa plusieurs fois au danger d’une défaite totale, dont ils fuient préservés par un jeune guerrier, Scipion Émilien, qui servait alors sous leurs ordres comme tribun. Sa vigilance, sa bravoure et sa prudence lui acquirent dès ce moment une gloire éclatante. Dans ce temps, Massinissa mourut. Les Romains perdirent en lui un allié utile et puissant[2]. Enfin le désespoir courageux des Carthaginois l’emporta sur le nombre et sur la force de leurs ennemis dont tous les efforts furent infructueux. L’année suivante, les nouveaux consuls n’eurent pas plus de succès. Les Carthaginois les battirent souvent ; augmentèrent leurs troupes, et demandèrent des secours au roi de Macédoine. L’inquiétude se répandait dans Rome ; le jeune Scipion y parut alors pour solliciter une place d’édile[3]. Sa renommée le précédait ; le peuple, frappé de sa ressemblance avec le premier Scipion, oublia les lois en sa faveur, l’élut consul malgré sa jeunesse, et lui donna l’Afrique pour département. Son arrivée sauva Mancinus qui s’était laissé envelopper, et qui se voyait au moment d’être taillé en pièces. Scipion ne trouva dans l’armée ni ordre ni discipline ; il s’appliqua d’abord à réformer les abus, à réparer les pertes, à former des magasins, à remettre en vigueur les règlements militaires. Il s’approcha ensuite de Carthage, et, reconnaissant un côté de la ville, nommé Mégare, moins fortifié que les autres, l’escalada de nuit, et y pénétra. Maître de l’Isthme, il brûla le camp des ennemis, qu’il enferma par un retranchement. La famine désolait, Carthage, mais elle attendait des vivres par la mer : Scipion, imitant l’audace et l’activité d’Alexandre, construisit une levée pour fermer le port. Les Carthaginois, aussi infatigables dans les travaux, s’ouvrirent une autre issue par laquelle leur flotte sortit. Une grande bataille navale eut lieu. Les Romains, après de longs efforts, remportèrent la victoire, et détruisirent, prirent ou dispersèrent les vaisseaux ennemis. Pendant l’hiver, Scipion, informé que Carthage rassemblait, sous les murs d’une ville nommée Néphéris, une forte armée sur laquelle se fondaient toutes ses espérances, y marcha, battit complètement les Africains, leur tua soixante-dix mille hommes, et s’empara de la forteresse. Le printemps suivant il resserra Carthage, l’attaqua sur tous les points, se rendit maître d’un port nommé Cothon, et, franchissant les murailles, arriva sur la grande place d’où l’on montait à la citadelle par trois grandes rues[4]. L’extrême péril des assiégés redoublait leur fureur, et leur désespoir semblait accroître leur courage, leurs boucliers étaient devenus leurs seuls remparts. A chaque pas les Romains avaient un combat à soutenir ; chaque maison exigeait un siége. Les rues étaient pleines de cadavres et de blessés qu’on jetait avec des crocs dans les fossés. On se battit avec le même acharnement, six jours et six nuits, sans accorder à la lassitude et au besoin un instant de repos. Enfin, le septième jour, la garnison de la citadelle capitula et proposa de l’évacuer à condition d’avoir la vie sauve. Scipion accepta cette proposition, exceptant seulement de la capitulation les transfuges. Cinquante mille hommes sortirent de la citadelle, et furent conduits désarmés dans la campagne. Neuf cents transfuges, ayant à leur tête Asdrubal, sa femme et ses enfants, se retranchèrent dans le temple d’Esculape, situé sur un rocher où l’on montait par soixante degrés. Ils étaient tous décidés à périr plutôt que de se rendre. Asdrubal seul, perdant tout à coup son ancien courage, et entraîné par le lâche désir de saucer sa vie, descendit précipitamment, tenant à la main une branche d’olivier, et se prosterna aux pieds de Scipion. Les transfuges, furieux, l’accablèrent d’imprécations et mirent le feu au temple. La femme d’Asdrubal, se plaçant avec ses enfants sur la pointe du rocher, à la vue de Scipion, s’écria : Je ne te maudis point, Romain, tu uses des droits de la guerre : mais puisses-tu, de concert avec les dieux de Carthage, punir, comme il le mérite, ce perfide qui trahit sa famille et sa patrie. Traître, dit-elle à Asdrubal, ce feu va nous consumer ; pour toi, lâche guerrier, orne le triomphe du vainqueur et subis après la peine due à ton infamie. A ces mots elle poignarde ses enfants les jette dans les flammes et s’y précipité elle-même. Tous les transfuges l’imitèrent. Le fier Scipion, voyant la ruine d’une si puissante cité ne put lui refuser des larmes ; et prévoyant peut-être le sort futur de Rome, il prononça tristement ces deux vers d’Homère : Il viendra un jour où la ville sacrée de Troie et le vaillant Priam
et son peuple périront. Carthage fut livrée pendant plusieurs jours au pillage :
on mit à part tous les trésors trouvés dans les temples[5].
Les habitants de Cependant, trente ans après, l’un des Gracques, pour plaire au peuple rebâtit Carthage et y conduisit six mille Romains. On doit remarquer que ce fut la première colonie romaine envoyée hors de l’Italie. Marius vint se consoler de ses malheurs sur les débris de cette grande ville. Appien rapporte que César rendit à Carthage et à Corinthe leur ancien éclat. Sous les empereurs, Carthage était regardée comme la capitale de l’Afrique. Au septième siècle elle existait encore, mais les Sarrasins détruisirent sa population et effacèrent ses vestiges. FIN DE L’HISTOIRE DE CARTHAGE |