HISTOIRE DE CARTHAGE

 

CHAPITRE TROISIÈME

 

 

PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE (An du monde 3741. — Avant Jésus-Christ 263. — De Carthage 533. — De Rome 485.)

La désertion d’une seule légion romaine fut la première cause de cette guerre sanglante, qui changea la face du monde, fit tomber Carthage, et donna l’empire de la terre aux Romains. Ces déserteurs, s’étant emparés de Rhège, contractèrent une alliance avec les soldats étrangers nommés Mamertins,  devenus maîtres et oppresseurs de Messine. Ces deux villes, peuplées de brigands, exerçaient d’affreux ravages dans tous les pays voisins. Leurs pirates parcouraient les mers, et pillaient de préférence les possessions de Rome et de Carthage.

Lorsque les Romains se virent débarrassés de Pyrrhus et de ses alliés en Italie, ils portèrent leurs armes contre Rhège, l’assiégèrent, la prirent, passèrent les habitants au fil de l’épée, et n’en gardèrent que trois cents qui furent conduits à Rome et condamnés au dernier supplice. La destruction de Rhège porta l’épouvante à Messine. Les Mamertins, affaiblis par la perte de leurs alliés, et craignant d’éprouver le même sort, ne purent s’entendre, ni pour se soumettre, ni pour résister. Ils se divisèrent : les uns livrèrent leur citadelle aux Carthaginois ; les autres appelèrent Rome à leur secours.

Cet événement devint le sujet  d’une assez grande incertitude et d’une discussion très vive dans le sénat romain. D’un côté, la jalousie qu’inspirait Carthage, déjà maîtresse de la Corse, de la Sardaigne, et de presque toutes les îles de la Méditerranée, la crainte de la voir dominer en Sicile, et d’acquérir par ce moyen tant de facilité pour descendre en Italie, inspiraient à une partie des sénateurs un vif désir d’accueillir les Messiniens, et de les défendre ; mais, d’un autre côté, on ne pouvait se dissimuler combien il était honteux d’entreprendre une guerre si injuste, de soutenir des brigands semblables à ceux de Rhège, et de se rendre en quelque sorte complice de tous leurs crimes. Arrêté par ces dernières considérations, le sénat n’eut pas l’audace de se déclarer pour les Mamertins ; mais le peuple plus violent dans sa haine contre Carthage, se prononça ouvertement pour la guerre, et força les sénateurs à la déclarer.

Lé consul Appius Claudius, chargé du commandement de l’armée, trompa la vigilance carthaginoise, débarqua en Sicile ; entra dans Messine et s’en empara. Carthage, qui se vengeait toujours de ses revers par des cruautés, fit pendre son général, et envoya de nouvelles troupes qui assiégèrent les Romains dans Messine. Claudius les battit et les contraignit à lever le siège.

L’année suivante, la Sicile fut le théâtre de divers combats entre les deux peuples. La principale place d’armes des Carthaginois était Agrigente. Les Romains portèrent leurs efforts sur ce point, gagnèrent une bataille contre leurs ennemis, et, après six mois de siége, s’emparèrent de la ville. Tous ces succès, honorables pour Rome, ne pouvaient avoir de résultat décisif tant que Carthage restait maîtresse de la mer, et réparait ses pertes par de nouvelles armées que son trésor créait facilement, et que ses vaisseaux portaient rapidement.

Les Romains, alors sans marine, ne possédaient pas une galère ; et se voyaient forcés d’emprunter des vaisseaux pour transporter leurs troupes en Sicile. Mais l’amour de la patrie connaît-il des obstacles ? Partout où il existe, il opère des prodiges. Le peuple romain voulut avoir une flotte ; tous les bras obéirent à l’esprit public ; en deux mois, cent vingt galères furent construites, et les soldats exercés à la rame. Duillius commandait cette première armée navale. Les galères étaient lourdes et grossières ; mais pour remédie à ce défaut de construction, les Romains inventèrent une machine qu’ils nommèrent corbeau, sorte de pont en bois, armé de crochets en fer qu’on abaissait sur le vaisseau ennemi pour l’attacher et pour faciliter l’abordage. La flotte de Carthage se composait de cent trente vaisseaux. L’amiral qui la dirigeait, nommé Annibal, monta sur une galère à cinq rangs de rames, conquise sur Pyrrhus. Les deux armées se rencontrèrent sur la côte de Mycale. Annibal, méprisant l’ignorance des marins de Rome et la pesanteur de leurs bâtiments, s’avançait avec confiance, et croyait s’emparer sans peine de ces vaisseaux qui ne pouvaient point manœuvrer ; mais l’étonnement des Carthaginois fut extrême, lorsque les corbeaux des Romains, s’abaissant tous à la fois, accrochèrent leurs bâtiments, lièrent les deux flottes par des ponts, et changèrent, pour ainsi dire, ce combat naval en combat de terre, où l’on pouvait se joindre, se mêler, et se battre de pied ferme. Les voiles, les manœuvres devenaient inutiles ; le courage seul fixait la fortune. Les Romains furent vainqueurs ; ils prirent, quatre-vingts vaisseaux, et même celui de l’amiral, qui se sauva dans une chaloupe.

Ce premier triomphe naval remplit les Romains de joie et les Carthaginois de douleur. On érigea à Duillius une colonne nommée rostrale, parce que les proues des vaisseaux détruits lui servaient d’ornement. Cette colonne a vaincu le temps, et subsiste encore.

Animée par ce succès, Rome, pendant deux ans, livra plusieurs combats qui exercèrent sa marine et lui valurent de nouveaux avantages. Mais comme l’opulence de Carthage lui fournissait sans cesse des forces nouvelles, les Romains, dans le dessein de terminer la guerre, se décidèrent à passer en Afrique. Le consul Régulus et Manlius y conduisirent une flotte de trois cent trente vaisseaux qui portaient cent trente mille hommes. L’armée navale de Carthage comptait vingt vaisseaux de plus. Hannon et Amilcar la commandaient. Une bataille eut lieu sur la côte de Sicile, près d’Ecnome ; la victoire, longtemps douteuse, se décida enfin pour les Romains. Ils s’emparèrent de soixante vaisseaux et en détruisirent trente ; vingt-quatre des leurs périrent dans le combat. Maîtres alors de la mer, ils abordèrent en Afrique, dans le port de Clypéa, dont ils se rendirent possesseurs ; de là ils se répandirent dans le pays, le ravagèrent, et firent vingt mille prisonniers.

L’histoire nous  donne souvent lieu de remarquer qu’on fait plus de fautes après le succès qu’après les revers[1]. Le malheur éclaire, et la fortune aveugle. Les Romains, au lieu de redoubler d’efforts pour empêcher leurs ennemis de se relever, rappelèrent Manlius avec une grande partie de leur armée, et ne laissèrent à Régulus, en Afrique, que quarante vaisseaux, vingt-cinq mille hommes et cinq cents chevaux.

Régulus, loin d’être découragé par cette diminution de forces, continua ses progrès : les Carthaginois marchèrent contre lui. Leurs généraux, malhabiles se postèrent dans un pays coupé, qui rendait inutiles les éléphants et leur nombreuse cavalerie. Régulus, profitant de cette faute, les défit complètement, pilla leur camp, prit Tunis, et s’approcha de Carthage.

Les, Numides, toujours alliés des vainqueurs, ravageaient la campagne. Les Romains s’emparèrent de deux cents villes ; Carthage, effrayée, demanda la paix. Régulus pouvait alors terminer la guerre avec gloire : sa hauteur fit rompre la négociation. Il refusa les propositions qui lui étaient faites, dicta de dures conditions, et dit avec rudesse aux députés de Carthage : Qu’il fallait savoir vaincre,ou se soumettre au vainqueur.

Les Carthaginois, indignés, répondirent qu’ils aimaient mieux périr que de signer une paix honteuse. Dans cet instant critique, et au moment où ils croyaient leur ruine inévitable, Xanthippe, habile général lacédémonien, leur amène un corps de troupes grecques, relève leur courage abattu, et leur démontre qu’ils n’ont été vaincus que par l’ignorance de leurs généraux. Exerçant ses troupes devant eux, il leur prouve que jusque là ils n’avaient pas su les éléments de l’art de la guerre : à sa renommée, ses discours, son audace lui attirent la confiance publique ; Carthage remet son sort entre ses mains, et lui donne le commandement d’une armée de douze mille hommes, de quatre mille chevaux, et de cent éléphants. Celle des Romains ne comptait que quinze mille hommes et cinq cents chevaux.

Xantippe sort des murs, place ses éléphants en première ligne, range derrière eux sa phalange, et l’infanterie de Carthage, la cavalerie aux ailes, les étrangers et les troupes légères dans les intervalles de celte cavalerie. Régulus opposait aux éléphants ses troupes légères, et derrière elles, ses cohortes en colonnes, sa cavalerie était placée sur les ailes. Polybe remarque avec raison que, par ses dispositions, il pouvait repousser l’attaque des éléphants. Mais qu’il s’exposait à être débordé et pris en flanc par la cavalerie nombreuse de l’ennemi. Le signal donné, les deux armées se précipitèrent avec fureur l’une sur l’autre. L’infanterie de la gauche de Régulus renversa d’abord tout ce qui lui était opposé ; ses archers et ses cohortes repoussèrent les éléphants, mais la cavalerie carthaginoise, attaquant en flanc celle des Romains, la renversa, tomba ensuite sur les cohortes, et les mit en désordre. En même temps la phalange grecque les enfonça ; la déroute devint complète. Presque toute l’armée romaine périt ou tomba dans les fers. Il ne s’en sauva que deux mille hommes qui se retirèrent à Clypéa.

Régulus, fuyant avec cinq cents hommes, fut pris et conduit à Carthage ; et Xanthippe, redoutant l’envie, le seul ennemi qu’il pût craindre après une si grande victoire, laissa modestement les Carthaginois s’enorgueillir d’un triomphé qu’ils lui devaient, et retourna dans sa patrie. Quelques historiens prétendent que les généraux de Carthage, jaloux de sa gloire, le précipitèrent dans la mer.

Carthage se voyait délivrée d’un danger extrême, mais elle avait beaucoup de pertes à réparer avant de pouvoir méditer d’importantes entreprises. Rome, réveillée de ses illusions par la destruction de son armée, sentait qu’il fallait plus de temps et d’efforts pour terrasser sa rivale ; et la guerre continu des deux côtés sans résultat bien marquant.

Après l’avoir tenu dans une longue captivité, Carthage renvoya Régulus à Rome[2]. Il devait proposer l’échange des prisonniers, et s’engageait à revenir dans sa prison si l’échange était refusé. Ce fier Romain, plus grand dans le malheur que dans la fortune, loin de vouloir faire réussir une négociation dont le succès lui aurait donné la liberté, déclara au sénat qu’il regarderait comme un funeste exemple la faiblesse qu’on montrerait, si l’on tirait de captivité des citoyens assez lâches pour s’être rendus à l’ennemi. Le sénat partagea son avis ; et refusa l’échange.

La famille de Régulus, désolée, le peuple, attendrit sur son sort ‘le conjuraient, en vain de rester et de se dérober aux chaînes et aux supplices qui l’attendaient chez un ennemi barbare. Vainqueur de lui-même, inflexible dans ses principes, et fidèle à sa parole, il se rendit à Carthage. On le jeta dans un cachot ; on l’exposa ensuite au soleil ; après lui avoir coupé les paupières ; enfin on l’enferma dans un coffre hérissé intérieurement de pointes de fer. Il y périt dans des tourments affreux. Son courage indomptable et cette atroce barbarie éternisèrent sa gloire et la honte de Carthage.         

La guerre s’anima de plus en plus ; les Romains, avec trois cent soixante vaisseaux livrèrent bataille à une flotte ennemie de deux cents voiles, à la vue de la Sicile. L’armée romaine victorieuse prit cent quatorze bâtiments, et courut ensuite délivrer à Clypéa les deux mille soldats de Régulus qui s’y étaient retirés. Mais cette armée triomphante, retournant en Italie, fut presque entièrement détruite par une tempête.

Asdrubal attaqua, peu de temps après, en Sicile, l’armée de terre des Romains ; sa défaite fut complète, et on lui tua cent quarante éléphants. Cette perte affaiblit Carthage et fortifia les espérances de Rome. Ses légions attaquèrent en Sicile Lilybée, la plus forte possession de ses ennemis. Imilcon y commandait avec dix mille hommes. Annibal, fils d’Amilcar, lui amena des secours d’Afrique. Après plusieurs tentatives inutiles, les machines des Romains furent brûlées, et le siège se changea en blocus.

Le peuple de Rome, opiniâtre dans sa haine, s’enrôlait avec ardeur pour l’armée de Sicile. Le consul Claudius Pulcher voulut attaquer pendant la nuit la flotte ennemie, près de Drépane[3]. Adherbal le prévint, ne lui laissa pas le temps de se ranger en bataille, le défit et lui prit quatre-vingt-treize vaisseaux. Le consul n’en sauva que trente de ce désastre. Son collègue Junius encore plus malheureux vit détruire toute sa flotte ; débarqué ensuite en Sicile, avec quelques troupes, il prit la ville d’Érix, et y resta deux ans bloqué par l’ennemi.

Pendant l’espace de cinq années, les succès furent balancés de part et d’autre ; enfin Rome tenta un effort extraordinaire, et mit en mer deux cents vaisseaux sous les ordres du consul Lutatius. La flotte carthaginoise se tenait sur la côte d’Afrique ; Lutatius fit des progrès en Sicile et resserra Lilybée[4]. Hannon conduisit la flotte africaine près de Drépane. Les deux armées navales se rencontrèrent sur les côtes d’une petite île nommée Éguse. Les Romains s’étaient fort exercés dans l’espoir de se venger de leurs défaites ; Carthage, maîtresse de le mer depuis cinq ans, s’étant endormie dans une fausse sécurité, avait négligé sa marine. Des hommes de nouvelle levée, étrangers mercenaires, sans courage et sans instruction, composaient ses équipages. Ils, ne résistèrent pas au premier choc des Romains ; cinquante de leurs vaisseaux périrent, cinquante furent pris ; Lutatius fit dix mille prisonniers, et joignit ses troupes à celles qui assiégeaient Lilybée. Carthage épuisée par cette défaite, ordonna à Barca, qui commandait en Sicile, de faire des propositions pour terminer la guerre.

Lutatius n’imita pas l’imprudente fierté de Régulus ; il accueillit favorablement les propositions de l’ennemi. On approuva sa conduite à Rome, dont les citoyens étaient presque aussi, fatigués que leurs rivaux, et ils firent la paix aux conditions suivantes dictées par le consul : Il y aura, si le peuple romain l’approuve, amitié entre Rome et Carthage, aux conditions qui suivent : Les, Carthaginois évacueront la Sicile, ils ne feront point la guerre à Hiéron, et ne porteront point les armes contre les Syracusains, ni contre leurs alliés. Ils rendront aux Romains, sans rançon, tous les prisonniers qu’ils ont faits sur eux ; ils leur paieront, dans l’espace de vingt ans, deux mille deux cents talents euboïques d’argent.

Rome, en approuvant le fond du traité, réduisit les termes du paiement à dix années, ajouta mille talents au tribut, et exigea que les Carthaginois évacuassent toutes les îles situées entre la Sicile et l’Italie[5].

 

 

 

 



[1] An du monde 3749. — Avant Jésus-Christ 255.

[2] An du monde 3755. — Avant Jésus-Christ 249.

[3] An du monde 3756. — De Rome 500.

[4] An du monde 3763. — De Rome 507.

[5] An du monde 3763. — Avant Jésus-Christ 241. — De Carthage 605. — De Rome 507.