GUERRE CONTRE Lorsque Xerxès forma le projet de subjuguer Carthage, conformément aux conventions faites avec Xerxès, envoya, sous les ordres d’Amilcar, en Sicile, trois cent mille hommes et cinq mille bâtiments. L’armée débarqua dans le port de Palerme, et forma le siège d’Hymère. Gélon, alors tyran de Syracuse, marcha contre les Carthaginois, s’empara par ruse d’un de leurs camps, força l’autre, et mit le feu aux vaisseaux. Amilcar périt ; cent cinquante mille hommes furent tués, le reste tomba dans l’esclavage. Carthage, qu’on a toujours accusée de manquer de fermeté dans les revers, crut voir l’ennemi à ses portes, et demanda la paix. Gélon l’accorda à condition que les Carthaginois ne sacrifieraient plus de victimes humaines à Saturne, qu’ils paieraient les frais de la guerre, et qu’ils bâtiraient deux temples pour y déposer le traité. Une armée athénienne, ayant voulu s’emparer de Syracuse, échoua et périt[1]. Les Ségestains, qui avaient pris le parti d’Athènes, craignaient la vengeance des Syracusains. Ils implorèrent la protection de Carthage qui la leur accorda. Annibal, petit-fils de cet Amilcar vaincu par Gélon, conduisit une armée en Sicile, et débarqua dans le lieu où l’on bâtit depuis Lilybée. Il s’empara de Sélinonte, se rendit maître d’Hymère ; et ternit ses succès par de grandes cruautés. Cependant, à son retour dans sa patrie, tout le peuple vint au-devant de lui, et son entrée fut un triomphe. Trois ans après, il retourna en Sicile, ayant pour lieutenant Imilcon, fils d’Hannon. L’historien Timée portait le nombre de ses troupes à cent vingt mille hommes. Tandis qu’il assiégeait Agrigente, la peste fit d’affreux ravages dans son armée, et il en devint lui-même la victime. Les Carthaginois, pour apaiser les dieux se rendirent parjures ; et, violant le traité qu’ils avaient fait avec Gélon, ils immolèrent un enfant à Saturne, et jetèrent à la mer des holocaustes en l’honneur de ce dieu. Cependant Imilcon pressait toujours le siége d’Agrigente. Une partie des habitants évacua la ville ; le reste fut massacré par les assiégeants qui détruisirent cette opulente cité et y firent un butin immense. Imilcon s’empara ensuite de Géla, et conclut enfin un traité avec Denys le tyran. Ce traité ajoutait aux anciennes possessions de Carthage, Sélinonte, Hymère, Agrigente, Géla et Camarine. Il garantissait aux Léontins et aux Messéniens, leur indépendance, et à Denys le trône de Syracuse. Ce prince ne signa cette paix que pour consolider son usurpation ; mais l’an du monde 3600[2], ayant fait d’immenses préparatifs pour réparés ses pertes, il déclara la guerre à Carthage, et prit la ville de Moria. Imilcon, nommé suffète, rentra l’année suivante dans cette ville, appuya les mécontents contre le tyran, et poursuivit rapidement ses succès avec le secours de Magon qui commandait sa flotte. Ils vinrent tous deux assiéger Syracuse. Une maladie contagieuse détruisit une grande partie de leurs troupes ; et, lorsqu’ils se voyaient déjà vaincus par ce fléau, Denys les attaqua et les battit. Imilcon, forcé d’abandonner ses alliés, obtint avec peine la permission de ramener en Afrique le peu de soldats qui lui restaient. Arrivé à Carthage, il ne put supporter les reproches et surtout les larmes de ses concitoyens et se donna la mort. La nouvelle de son désastre consterna l’Afrique. Les peuples tributaires et alliés, apprenant armement qu’on avait abandonné leurs soldats aux vengeances et aux chaînes de Denys, s’indignent de cette trahison, courent aux armes, se rassemblent au nombre de deux cent, mille, s’emparent de Tunis, et marchent contre Carthage qui se croit perdue. Dans ce péril, cette nation superstitieuse compte plus sur ses sacrifices que sur son courage : elle attribue ses revers à la colère de Proserpine et de Cérès qui, jusque là n’avaient point d’autel à Carthage. On leur éleva deux temples ; mais leur secours était peu nécessaire. Cette multitude d’Africains, inondant les campagnes voisines, sans discipline, sans machines de guerre, sans chefs, et sans magasins, se débanda dès qu’elle eut épuisé les campagnes par ses ravagés ; et une prompte dispersion délivra Carthage de ses terreurs. L’année suivante, Magon, suffète et général, perdit une grande bataille en Sicile et périt. On exigeait l’évacuation totale de l’île ; mais, tandis qu’on négociait, le fils de Magon, arrivant avec de nombreuses troupes, défit les Syracusains, et dicta une paix honorable, qui assurait à Carthage ses possessions, et obligeait Syracuse à payer les frais de la guerre. Quelque temps après, Carthage se vit de nouveau attaquée par la peste et menacée par une rébellion des Africains. Le temps mit fin à la maladie, et les armes à la révolte. Lorsque les Siciliens chassèrent Denys le Jeune du trône de Syracuse, ces troubles rendirent aux Carthaginois l’espérance de s’emparer de toute la contrée[3] ; mais, malgré leurs efforts et ceux d’Icétas, tyran des Léontins, le célèbre Timoléon de Corinthe, parvint à rétablir l’ordre et la liberté dans Syracuse. La désertion se mit dans les troupes étrangères, commandées par Magon ; et ce général, effrayé, s’embarqua pour l’Afrique. Le sénat de Carthage le mit en jugement ; pour échapper à son arrêt, il se poignarda. Son corps privé de vie, n’évita pas le supplice ; il fut attaché à une potence. La richesse inépuisable de Carthage recréait sans cesse de nouvelles armées. Soixante-dix mille hommes, sous la conduite d’Amilcar et d’Annibal, débarquèrent à Lilybée. Timoléon marcha à leur rencontre, les défit complètement, s’empara de leurs camps, prit leurs trésors et leur tua dix mille hommes. La mort de trois mille Carthaginois, dans cette affaire, consterna Carthage, accoutumée à ne verser que du sang étranger. Elle demanda la paix, et conclut un traité qui lui donna pour limites en Sicile le fleuve Halycus. Dans ce même temps, un des principaux citoyens Hannon, considérable par ses richesses, par ses talents, par son audace, forma le projet de se rendre maître de la république. Le jour des noces de sa fille était fixé pour l’exécution de ce dessein. Il devait inviter à un grand festin les sénateurs et les empoisonner. On découvrit le complot ; mais la crainte força la colère à la dissimulation. Les complices étaient nombreux, le coupable puissant, au lieu de le mettre en jugement, le sénat timide, se contenta de faire une loi pour supprimer le luxe des noces. Hannon, n’espérant plus triompher par des embûches secrètes, voulut tenter la force. Prodiguant ses trésors, il soudoie des hommes sans aveu, arme les esclaves, cherche à soulever le peuple et les troupes, mais voyant contre lui la masse imposante des citoyens décidée à défendre la liberté, il se retire dans un château avec vingt mille esclaves armés, et sollicite, vainement, l’appui du roi des Maures. Attaqué dans sa forteresse, et bientôt abandonne par ses lâches satellites, son désespoir ne put trouver la mort ; on le prit vivant et on le conduisit à Carthage. La vengeance fut aussi atroce que le crime. On le battit de verges ; on lui arracha les yeux ; ses membres furent brûlés, son corps attaché à une potence ; et le sénat fit périr tous ses parents pour qu’aucun n’imitât ses forfaits et ne vengeât sa mort. L’opulence et la fertilité de Cet homme, fameux par son génie et par sa férocité, fit bientôt repentit ses alliés file leur aveuglé confiance. Devenu roi, il voulut étendre sa puissance fit chasser les étrangers de Sicile. Amilcar, qui commanda l’armée de Carthage, le battit d’abord complètement, et l’enferma dans Syracuse : mais tandis qu’on le croyait perdu, cet homme extraordinaire, armait les esclaves qu’il joignit à seize cents soldats, s’embarqua de nuit avec ses deux fils et arriva audacieusement en Afrique. Là après avoir brûlé sa flotte pour ne pas diviser ses forces, et pour ôter à son armée tout espoir de fuite, il prit une place qu’on appelait la grande ville, s’empara de Tunis et s’approcha de Carthage. Malgré la surprise et l’effroi que causait une invasion si imprévue, Hannon et Bomilcar, à la tête de quarante mille hommes, sortirent des murs et lui livrèrent bataille. Ils furent battus et mis en déroute ; Hannon périt dans le combat. Bomilcar voulut profiter du désordre qui régnait dans la ville, pour s’emparez à son tour du pouvoir suprême, mais il fut vaincu, et tué par ses concitoyens. Agathocle, qui s’était emparé du camp des Carthaginois, y trouva vingt mille chaînes qu’on avait destinées pour lui et ses soldats. Il se vengea de cette vaine injure par d’affreux ravages. Son invasion causa la ruine de Tyr qui ne put recevoir les secours qu’elle attendait de Carthage contre Alexandre le Grand. Les Carthaginois, menacés eux-mêmes des plus grands périls, ne purent donner à leur métropole que de stériles consolations, et que recueillir les victimes échappées au vainqueur. Jamais Carthage ne s’était vue si prés de sa ruine. Au lieu d’attribuer ses malheurs aux fautes de ses généraux et à l’habileté de l’ennemi, elle crut s’être attiré le courroux des dieux. Depuis longtemps on avait cessé d’immoler à Saturne, suivant l’antique usage, les enfants des meilleures maisons ; on achetait pour ces sacrifices des pauvres ou des esclaves : le peuple vit dans cette impiété la cause de tous ses revers. Pour l’expier, on immola deux cents enfants des plus nobles maisons ; et le fanatisme fut tel que plus de trois cents personnes, qui se croyaient coupables d’avoir précédemment soustrait à Saturne leurs enfants, s’offrirent elles-mêmes en sacrifice et furent immolées. Cependant le sénat, pensant que pour se défendre il fallait d’autres moyens que ces cruels holocaustes, rappela Amilcar en Afrique. Celui-ci, après avoir envoyé cinq mille hommes à Carthage, tenta de s’emparer par artifice de Syracuse. N’ayant pu y réussir, il risqua un assaut et y périt. Sa tête fut envoyée à Agathocle, qui la fit jeter dans le camp des Carthaginois. Le roi de Syracuse avait épuisé les faveurs de la fortune. Inconstante pour le crime comme pour la vertu, elle aveugla son génie et abandonna ses drapeaux. Après s’être attiré la haine des princes africains en assassinant le roi de Cyrène, Ophellas, son allié, il courut apaiser des troubles en Sicile et laissa son armée à son fils Archagatus, jeune homme sans expérience. Les Cyrénéens abandonnèrent les Carthaginois, reprirent courage, firent sortir de leurs murs trois fortes armées, défirent le prince de Syracuse et reprirent toutes les places qu’ils avaient perdues. Agathocle, rappelé en Afrique par les évènements, ne put y ramener la victoire. Son armée fut mise en déroute ; il l’abandonna, se fit corsaire, et périt misérablement. Ses soldats, trahis, égorgèrent ses enfants et se rendirent aux Carthaginois ; qui se virent ainsi délivrés du plus grand péril qu’ils eussent encore couru. Mais un des funestes résultats de cette invasion se fit sentir dans la suite ; car, l’entreprise d’Agathocle inspira à Scipion, comme il le dit lui-même, l’idée de descendre en Afrique pour forcer Annibal à quitter l’Italie. Dans ce temps, le bruit des conquêtes d’Alexandre faisait craindre à Carthage, qu’après avoir pris possession de l’Égypte, il ne voulût s’emparer de toute l’Afrique. Elle chargea un homme adroit, nommé Amilcar, de pénétrer ses desseins secrets. Cet émissaire partit, se fit passer pour exilé, obtint la confiance du roi et instruisit ses compatriotes de tout ce qu’il avait cru découvrir. Son succès et son crédit auprès d’Alexandre le rendirent suspect à ses concitoyens. Ils le regardèrent comme un espion du roi ; et après la mort de ce monarque, son ingrate patrie le condamna à perdre la vie. Un autre conquérant réveilla de nouveau les alarmes des Carthaginois. Pyrrhus envahit l’Italie[5]. Son ambition, pareille à celle d’Alexandre, menaçait le monde entier. Gendre d’Agathocle, ce titre le rendait un ennemi dangereux pour Carthage. La crainte de ses armes décida les Carthaginois à s’unir aux Romains. Magon leur offrit cent vingt vaisseaux, mais le sénat de Rome refusa fièrement ce secours. Pyrrhus, après des succès balancés en Italie descendit en
Sicile, et la conquit si rapidement, qu’en peu de temps Carthage n’y posséda
que la ville de Lilybée. Ce prince inconstant, qui avait plus de génie pour
combattre que pour gouverner, voyant que les Syracusains lui refusaient les moyens
de passer en Afrique, quitta |
[1] An du monde 3592. — Avant Jésus-Christ 412. — An de Rome 336. — An de Carthage 434.
[2] Avant Jésus-Christ 404. — De Carthage 444. — De Rome 346.
[3] An du monde 3656. — Avant Jésus-Christ 348. — De Carthage 498. — De Rome 400.
[4] An du monde 3685. — Avant Jésus-Christ 319. — De Rome 429. — De Carthage 527.
[5] An du monde 3727. — Avant Jésus-Christ 277. — De Carthage 569. — De Rome 471.