HISTOIRE DE CARTHAGE

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Carthage, colonie de Tyr, surpassa la gloire de sa métropole. Cette république serait devenue la maîtresse du monde par sa richesse ; mais le fer et la pauvreté de Rome, triomphèrent de son opulence : victoire funeste qui porta la corruption dans Rome et prépara sa décadence.

L’époque de la fondation de Carthage est incertaine, les auteurs varient à cet égard. Mais sa destruction eut lieu cent quarante-cinq ans avant Jésus-Christ, et, comme on s’accorde à lui donner un peu plus de sept cents ans d’existence, il est probable qu’elle fut bâtie vers l’an du monde 3058, 946 ans avant Jésus-Christ, époque antérieure à la fondation de Rome, et correspondante au temps où Joas régnait sur Juda.

Didon, qu’on appelait aussi Élisa, eut pour bisaïeul Ithobal, roi de Tyr, père de Jésabel. Le mari de Didon se nommait Acerbas, Sicherbas ou Sichée, c’était un prince considéré par ses vertus et par ses richesses. Le frère de Didon, Pygmalion, roi de Tyr, lâche et cruel tyran, assassina Sichée, afin de s’emparer de ses biens. Didon trompa son avarice s’embarqua avec les trésors de son époux et un grand nombre de Tyriens qui lui étaient dévoués. Elle descendit en Afrique, près d’Utique, ancienne colonie des Phéniciens, dans un endroit situé à six lieues de Tunis. Elle y acheta un terrain où les habitants d’Utique l’aidèrent à bâtir une ville qu’elle nomma Carthada (ville neuve). Des relations fabuleuses disent qu’on lui céda autant de terres qu’en pourrait renfermer la peau d’un bœuf, et qu’ayant divisé cette peau en lanières extrêmement minces elle parvint par ce moyen à entourer l’espace de terré très étendu où elle bâtit la citadelle, qu’on nomma pour cette raison Byrsa (cuir de bœufs). On raconté aussi qu’en creusant les fondements de cette forteresse, on y trouva une tête de cheval, ce qui fut regardé comme un présage de la gloire militaire réservée à ce nouveau peuple.

Didon avait fait vœu de ne jamais se remarier. Un prince voisin, Jarbas, roi de Gétulie, la menaça de la guerre, si elle ne consentait à l’épouser. La reine ne voulant ni violer sa foi ni exposer son peuple, demanda du temps pour répondre, offrit un sacrifice aux mânes de Sichée, monta sur un bûcher, se poignarda et périt dans les flammes.

L’histoire d’Énée et de Didon, racontée par Virgile, n’est qu’une fable imaginée par ce poète pour flatter la vanité romaine. Le prince troyen ne pouvait connaître cette reine, puisque Carthage fut bâtie trois cents ans après la prise de Troie.

Il paraît que Carthage, fidèle à la mémoire de Didon ne voulut point d’autre souverain, comme elle-même n’avait point accepté d’autre époux que Sichée, et qu’on y adopta dès ce moment le gouvernement républicain.

La nouvelle république prit d’abord les armes pour se délivrer du tribut qu’elle payait aux princes ses voisins. Elle attaqua ensuite les Maures et les Numides, et devint maîtresse d’une grande partie de l’Afrique. Il s’éleva une dispute de limites entre elle et Cyrène, colonie lacédémonienne, établie sur le bord de la mer, près de la grande Syrte. On convint des deux côtés que deux jeunes gens partiraient au même instant de chaque ville, et que le point où ils se rencontreraient fixerait la borne des deux états.

Deux frères carthaginois, nommés Philènes, très légers à la course, arrivèrent avant les autres à un lieu beaucoup plus éloigné de Carthage que de Cyrène. Les Cyrénéens, au lieu de se conformer au traité, prétendirent que les Carthaginois étaient partis avant l’heure désignée, et refusèrent de reconnaître la limite fixée, à moins que les deux frères ne s’y fissent enterrer vivants. Ils y consentirent, sacrifièrent leurs jours à leur patrie, et leurs concitoyens élevèrent dans ce lieu deux autels qu’on appela les autels Philènes. Ces autels terminaient à l’est les possessions de Carthage : ses bornes à l’occident étaient les colonnes d’Hercule et la Mauritanie ; au sud, la Numidie et les déserts.

La Haine des Romains aurait voulu effacer de la terre le nom de Carthage ; et, comme elle détruisit les archives de cette république, nous ne connaissons rien de certain sur l’histoire de ses premiers temps. On ne sait pas comment la royauté fut abolie, quel législateur lui donna sa nouvelle forme de gouvernement ; on ignore même dans quel temps les Carthaginois s’emparèrent de la Sardaigne : on dit que les îles Baléares (Majorque et Minorque), célèbres par leurs frondeurs, furent la conquête d’un général de Carthage nominé Magon. Le port Mahon rappelle encore le nom du vainqueur. Diodore prétend qu’il était frère d’Annibal.

La plus riche des conquêtes de Carthage, l’Espagne, se divisait alors en trois parties : la Bétique qui comprenait Grenade ; l’Andalousie, l’Estramadure et Cadix. On y trouvait deux cents villes opulentes. La Lusitanie se formait du Portugal et d’une partie des deux Castilles. La Tarragonaise contenait tout le reste du pays jusqu’aux Pyrénées.

Le commerce des Phéniciens avait fait connaître depuis longtemps la richesse de l’Espagne. Cadix était une colonie de Tyr. Les Espagnols l’attaquèrent ; Carthage prit sa défense, les Ibères, divisés en petits peuples, furent vaincus. On ignore l’époque de ces guerres ; nous savons seulement par Polybe et Tite-Live que dans les temps où brillaient Amilcar, Annibal, Asdrubal, Carthage avait fait peu de progrès dans la péninsule. Mais vingt ans après, lorsque Annibal envahit l’Italie, les Carthaginois s’étaient rendus maîtres de toute la côté occidentale et d’une grande partie de la méridionale, sur laquelle ils bâtirent Carthagène ; dans l’intérieur, l’Èbre leur servait de limites. Voilà tout ce qu’une obscure tradition nous a fait connaître de relatif à Carthage, avant son invasion en Sicile et ses guerres avec les Romains.

Les Carthaginois avaient conservé la langue phénicienne ou chananéenne. Presque tous leurs noms étaient significatifs : Hannon veut dire bien faisant ; Didon, aimable ; Sophonisbe, discrète ; Annibal, protégé par le Seigneur. Le mot Pœni, d’où on a tiré le nom de punique vient évidemment des Phéniciens.

Carthage conserva toujours des liaisons intimes avec sa métropole. Elle lui payait une redevance annuelle. Tyr, veillant à sa conservation, empêcha Cambyse de l’attaquer. Lorsque Alexandre le Grand renversa la capitale de la Phénicie, les femmes et les enfants des Tyriens échappés aux massacres trouvèrent à Carthage une seconde patrie.

Les deux pays avaient les mêmes dieux ; Carthage adorait principalement Saturne, Hercule, Junon, un démon qu’elle appelait son génie, et une divinité nommée Céleste. Polybe nous a conservé un traité conclu entre Philippe, roi de Macédoine, et les Carthaginois, il commençait ainsi : Ce traité a été conclu en présence de Jupiter, d’Hercule, de Junon, d’Apollon, du démon de Carthage, de Mars, d’Iolaüs, de Triton, de Neptune, etc.

Céleste, ou Uranie, était la lune. Dans les plus grandes calamités, on sacrifiait des victimes humaines à Saturne. Plutarque, en parlant avec horreur de cette affreuse coutume, trouve l’athéisme moins odieux que cette infâme superstition. Il est moins injurieux, dit-il, pour la Divinité de la méconnaître que de l’outrager et de lui offrir en sacrifice le sang des hommes. Cette coutume barbare fut adoptée par presque tous les peuples, jusqu’à l’établissement du christianisme. Son abolition est un des bienfaits de cette religion morale : heureuse révolution, si elle avait pu empêcher beaucoup de tyrans et de fanatiques d’imiter Saturne et d’exiger les mêmes sacrifices !

Il fallait que le gouvernement de Carthage fût bien constitué, puisque, pendant cinq cents ans, il préserva cette république des chaînes de la tyrannie et des désordres de l’anarchie. Partout ailleurs on vit toujours en guerre les grands et le peuple ; mais à Carthage, comme à Sparte et dans l’île de Crète, le pouvoir des riches et celui du peuple étaient balancés par un troisième pouvoir. Il résidait dans les mains de deux magistrats suprêmes, appelés suffètes et auxquels plusieurs auteurs donnent le titre de roi. Le nom suffète vient du mot hébreu shophétim (juge). Les suffètes faisaient exécuter les lois, et commandaient presque toujours les armées.

Le pouvoir législatif était confié à un sénat composé de cinq cents membres, choisis parmi les plus riches citoyens. Il établissait les impôts, rédigeait les lois, décidait de la paix et de la guerre, recevait les ambassadeurs. La correspondance des généraux, les plaintes des provinces lui étaient adressées ; il prononçait souverainement sur tout, lorsque les voix ne se divisaient pas ; mais, quand il y avait partage d’opinions, celle de la majorité se portait devant le peuple qui décidait définitivement.

On tirait du sénat un conseil de cent personnes, appelé le conseil des anciens. Leurs charges étaient perpétuelles ; ils faisaient l’office des éphores à Sparte, des censeurs à Rome. Les juges, les généraux leur rendaient compte de leur conduite.

On choisissait dans le conseil des anciens cinq personnes revêtues d’un grand pouvoir, et qui faisaient leur rapport au sénat sur les lois proposées et sur les affaires les plus importantes.

Les suffètes n’exerçaient leur pouvoir que pendant une année. Lorsqu’ils sortaient de place, on les nommait préteurs ; ce qui leur conférait le droit de présider les tribunaux, de surveiller le recouvrement des impôts, et de proposer de nouvelles lois.

Aristote, en donnant des éloges à ce gouvernement, lui fait des reproches qui paraissent mal fondés. Le premier porte sur la cumulation des emplois. Il est certain que cette coutume forma de grands hommes dans la Grèce, à Carthage et à Rome, en obligeant les citoyens à étudier également l’art de la guerre, la science à l’administration et celle des lois ; parties différentes, mais qui se touchent plus qu’on ne pense. Leur séparation dans les temps modernes a fait naître, de dangereux esprits de corps et de funestes rivalités. Elle s’oppose à l’union des citoyens ; par elle on trouve beaucoup de guerriers, de financiers, de magistrats, de jurisconsultes, mais peu d’hommes d’état.

L’autre défaut qu’Aristote blâmait dans la constitution de Carthage porte sur la loi qui exigeait des citoyens un certain revenu pour être aptes aux emplois. Il regarde cette règle comme une source de corruption et d’avarice ; il est cependant certain que sans une loi pareille la tranquillité ne peut subsister. La propriété seule donne un intérêt direct au maintien de l’ordre. Le mérite et le talent ne peuvent se plaindre de cette règle ; car, si la condition de la propriété exigée n’est pas trop forte, ils acquièrent presque toujours assez d’aisance pour parvenir aux places.

La position de Carthage, la rendit commerçante ; sa marine fut sa force, et fonda sa fortune. Elle tirait d’Égypte le lin, le papyrus, le blé, les voiles et les cordages. Elle se fournissait, sur la mer Rouge d’épiceries, d’aromates de parfums, d’or et de perles. La Phénicie lui envoyait sa pourpre et ses riches étoffes. Les Carthaginois y portaient en échange, le fer, l’étain, le plomb, le cuivre de l’Occident : ils étaient les facteurs de tous les peuples. Carthage devint, par sa navigation, le lien de tous les états et le centre de leur commerce.

On l’accuse d’avidité pour les richesses ; ce reproche est plus applicable à sa situation qu’à sa constitution. Elle jouit des avantages, et souffrit des inconvénients attachés à tout état commerçant, qui doit nécessairement, après avoir acquis une grande puissance et une grande fortune, voir ses mœurs se corrompre, et sa force se détruire par les progrès du luxe et par l’excès même de sa prospérité.

Puissante par son commerce, Carthage trouva une seconde source d’opulence, d’accroissement et de décadence dans les mines d’or et d’argent qu’elle exploita en Espagne.

La population de cette république fut d’abord aussi guerrière qu’industrieuse ; mais, en s’enrichissant, les Carthaginois s’amollirent, et, s’accoutumèrent, au lieu de combattre eux-mêmes, à payer des troupes mercenaires.

Carthage tirait de ses alliés et des peuples tributaires une grande quantité de soldats. Les Numides formèrent sa cavalerie ; les Espagnols, son infanterie ; les Baléares lui donnèrent des frondeurs ; les Crétois, des archers ; les Gaulois, des troupes légères : de sorte qu’avec ses trésors elle levait d’immenses armées sans fatiguer sa population faisait des conquêtes sans répandre son sang, et transformait les autres peuples en instruments de son ambition.

Elle sentit trop tard, mais cruellement, le danger de ce système. Ses armées mercenaires, n’étant unies par aucun lien, ne pouvant être animées d’aucun amour pour la patrie, ne se montrèrent redoutables que clans les temps de prospérité. Au moment des revers, cette force peu solide ne put résister à l’attaque d’un peuple dont les légions, composées de citoyens, ne connaissaient ni découragement ni désertion, et combattaient avec la constance et l’ardeur que donne seul l’amour de la gloire nationale.

Dès que les soldats mercenaires voyaient l’événement incertain ou la solde retardée, ils passaient souvent du côté de l’ennemi. Aussi Carthage, après ses défaites, demanda toujours humblement la paix, tandis que Rome, au milieu des revers, redoublait de fierté, de courage et d’audace. Sa, fausseté est inséparable de la faiblesse. Carthage, vaincue, eut souvent recours à l’artifice ; et on douta tellement de sa fidélité, que l’expression de foi punique devint une injure.

On reproche aux Carthaginois d’avoir négligé les sciences et les arts ; cependant Massinissa, élevé à Carthage, se distingua par son instruction ; Annibal prouva souvent son amour pour les belles-lettres ; Magon écrivit vingt-huit volumes sur l’agriculture. On a conservé un ouvrage fait par Hannon, et relatif à l’établissement des colonies en Afrique. Clitomaque illustra la secte académique, et brilla dans Athènes. Cicéron vantait ses Consolations, adressées aux Carthaginois sur la ruine de leur ville. Enfin Térence naquit dans Carthage ; et ce fut à sa rivale que Rome dut son plus grand poste comique.

Malgré ces exceptions, il parait cependant que l’esprit mercantile éloignait les Carthaginois de la philosophie et des lettres. On cite même une de leurs lois qui défendait aux citoyens d’apprendre la langue grecque.

Au reste, tout ce que nous savons des Carthaginois nous vient des Romains, source bien suspecte de partialité. La haine implacable des vainqueurs survécut à la ruine des vaincus ; elle effaça leurs lois, comme elle fit oublier leur langage ; elle raya leur nom de la liste des peuples, comme elle rasa leurs murs ; elle brûla leurs archives, leurs titres et n’aurait peut-être jamais parlé de Carthage, si elle n’eût été pressée de raconter sa ruine et la gloire de Rome.

On ne doit pas juger un peuple sur le témoignage de ses ennemis, et il est impossible de refuser son estime et même son admiration à une république qui, pendant sept cents ans, jouissant par la sagesse de ses lois du calme intérieure, sut acquérir, pas ses armes et par son industrie, tant de renommée, de fortune et de puissance.