§ 8. — LANGAGE. Quelles sont les deux difficultés le plus communément mises en avant à l'encontre d'un essai de traduction du Talmud ? Le langage[1] et la longueur ; elles sont pour ainsi dire matérielles, et, dès lors, cette qualification même implique leur solution. On a souvent oppose à cette entreprise les difficultés qu'offre l'idiome du Talmud et des matières qui y sont traitées. Mais ces objections ne supportent pas un examen sérieux, comme le disait l'auteur du projet en 1841 ; car il est évident que l'on doit pouvoir exprimer ce que l'on conçoit nettement. Nous possédons en Europe bien plus de talmudistes que d'arabisants, d'indianistes et de sinologues, dont le nombre est assez restreint ; et pourtant ce petit nombre d'orientalistes nous a enrichis de la traduction du Coran, des lois de Manou, de quelques œuvres de Confucius, etc., quoique les idiomes dans lesquels celles-ci sont écrites soient plus difficiles à aborder et présentent plus d'obstacles que l'idiome araméo-chaldéen du Talmud. La religion biblique devra-t-elle, sous ce rapport, céder le pas au culte de Bouddha et aux fables des Védas ? Cependant, dit M. Ad. Franck au Journal des Savants (sept. 1872, p. 550), il n'y a pas de mouvement qui intéresse plus directement les peuples chrétiens. Les traditions qui en font la base ont pris naissance au moins deux siècles avant le Christianisme et se sont développées' en même temps que lui pendant cinq ou six cents ans. Ce sont ces traditions qu'on voit à chaque instant mentionnées dans l'Évangile, et dont la connaissance est souvent nécessaire pour le comprendre. Les paraboles et les proverbes du Talmud ont une étroite parent avec ceux qui nous ont été transmis sous le nom de Jésus, el il n'y a pas jusqu'aux expressions, aux métaphores, et aux tournures de phrases les plus habituelles du Talmud, qu'un œil un peu exercé ne reconnaisse dans le texte grec et latin du Nouveau Testament. La difficulté de rendre les idées du Talmud pressente un obstacle
encore moindre, et la tâche semble plus facile, lorsqu'on doit se servir de
la langue qui offre la clarté par excellence. Comment, celle qui a suffi à un
Descartes, à un Leibnitz, à un Malebranche, à un Certes, l'œuvre comporte des difficultés ; à quoi bon les cacher ; par conséquent, on ne saurait prétendre la rendre populaire. Mais on accordera qu'il est permis de la destiner à un public d'élite. Il est bon d'ajouter que c'est le devoir du traducteur de
prendre note des diverses variantes du texte. Il manque encore des travaux
préliminaires complets, comme les notes diverses de Schorr, de Lœw, de
Frankel, etc. qui soient suffisants au point de vue grammatical et nécessaires
à la bonne interprétation des sujets d'archéologie et d'histoire naturelle ;
sans leur secours, le texte ne saurait être bien compris. Les plus grands
commentateurs ont touche à ces points et les ont pris en considération ; ils
ont pourtant la plupart des fois exercé spécialement leur admirable perspicacité
plutôt sur l'accord intime des lois que sur l'explication des sujets, et
leurs paraphrases ont besoin à leur tour d'être expliquées. C'est qu'elles
sont écrites dans un style diffus, qui exige une initiation préalable. Mais
lorsqu'il s'agit d'exprimer chaque passage isolément il va sans dire qu'il
faut sans cesse porter son attention sur l'ensemble. L'édition critique du texte par feu Z. Frankel, aux
commentaires si pleins d'érudition, ne comprend hélas ! que les traités Berakhoth,
Péa et Demaï (en 2 livraisons,
I, Vienne, 1874, in-4° ; II, Breslau, 1875) : elle a servi pour la
refonte de notre tome I. L'édition avec le commentaire de Syrileio, publiée
par le rabbin Dr Lehmann en 1875 à Francfort-sur-Mein, ne dépasse pas le
premier traité. Quant & la disposition adoptée au présent plan, il a paru
logique de placer chaque Mischna[2] en tête du §
correspondant de Pour tout le reste, le concours de plusieurs commentaires hébreux n'a pas été superflu, en vue de contribuer à accomplir tant bien que mal notre tâche ardue ; ils sont très heureusement assembles dans la belle édition de Jitomir (1864-66, en 4 vol. in-fol.). Le secours précieux offert par le Neuhebraisches Wörlerbuch de J. Lévy ne saurait être trop loué. Grâce a lui, les détails de linguistique ont été l'objet de soins particuliers et si approfondis, que la liste générale des termes étrangers, grecs et latins, disséminés dans les XI volumes de la traduction, n'a pu être reproduite ici en ses développements ; elle fera peut-être l'objet d'un travail à part. Sans être trop strictement littérale, comme la version
latine de Pour préciser, voici un exemple frappant de la concision du langage talmudique, spécimen qui constitue plus qu'une ellipse. Dans une discussion, et après la réponse faite à l'argumentation d'un adversaire, se trouve ce terme isolé : חאש. Ce mot ne nous a nullement paru clair, et même, nous l'avouons, il nous a arrêté au premier abord. Pour rendre ce seul mot, qui littéralement serait traduit par feu, il semble indispensable d'avoir recours à la périphrase suivante : Voilà qui détermine l'origine des mélanges hétérogènes ; mais pourquoi dire que le feu n'a pas été formé lors de la création de l'univers ? Et encore cette circonlocution n'est-elle intelligible qu'à l'aide du contexte[4]. Voici encore un exemple, plus facile à comprendre, mais également concluant. Dans le même traité selon le Talmud de Babylone (fol. 7 b), se trouve à peu près dans les mêmes circonstances, le nom Ruben, représentant seul aussi une idée complexe. Il faut traduire ce nom ainsi : Le premier-né de Jacob fut appelé Ruben. Ces deux échantillons peuvent suffire pour faire connaître cette manière de parler habituelle aux Orientaux, qui sont accoutumés à dire peu et à résumer plusieurs idées en un mot. De même il a fallu le plus souvent traduire des versets, non d'après leur sens réel, mais d'après l'idée ou la métaphore que le Talmud y rattache, soit en déplaçant l'ordre des mots, soit en les détournant de leur acception naturelle. Nous ne pouvons que rappeler ce que disait Artaud (traduction de Sophocle, préface, page 5) : Il est une tentation assez fréquente à laquelle le traducteur est forcé de résister, c'est d'adoucir quelques nuances trop heurtées, d'atténuer la brutalité de certains sentiments qui choquent nos habitudes et nos idées modernes. Il doit se tenir en garde contre ce penchant, sous peine de substituer une image de convention à une image fidèle. Il n'est pas charge de corriger son auteur et de le rendre irréprochable, ni de le travestir à la mode changeante des convenances locales. A la vérité, cette exactitude scrupuleuse qu'on exige aujourd'hui impose une tâche délicate et quelquefois très difficile... Il est un écueil en sens contraire, qui ne parait pas moins à craindre. Prenons garde de murer l'esprit du poète à force d'exactitude littérale. Parfois il est nécessaire d'expliquer, de compléter ce que les mots du texte ne font qu'indiquer. Il ne s'agit donc pas de traduire les mots seuls, sous peine de ne pas en rendre la pensée et de commettre des contresens. II faut traduire le texte un peu librement, sans que les explications s'étendent toutefois au delà des limites les plus essentielles. Cependant, il restera encore bien des points, obscurs, il faudrait connaître à fond l'origine historique et la formation de ce grand recueil, l'âge de ses divers auteurs, son mode d'enseignement, ses procédés, son langage, son style, ses tournures de phrases ; à cela il faut ajouter les connaissances des produits du pays, des occupations du peuple, l'agriculture, le jardinage, les métiers et les professions, les sciences, les relations commerciales, les mœurs et les coutumes, l'intérieur des maisons, les habitations, le costume, sans compter les citations faites en passant, dans le domaine de la nature, de la géographie, de l'ethnographie, pour pouvoir se rendre compte de chaque détail. Le Talmud offre, en réalité, un tableau plus ou moins
complet des habitudes cosmopolites et du luxe des derniers jours de Rome,
tableau qui ne se répète que chez un petit nombre d'écrivains de l'école classique
et postérieure. On trouve mentionnés dans Le lecteur se transportera par le souvenir aux descriptions de ses classiques grecs et romains, qui lui expliqueront maint usage en apparence incompréhensible ; il aura recours aux sources et documents des Syriens et des Arabes, dont les habitudes lui serviront de terme de comparaison. En somme, on s'est efforce de traduire aussi bien que possible ; mais il ne faut pas oublier que c'est le premier essai de traduction du Talmud qui se présente au public, et qu'une œuvre sans antécédents est nécessairement imparfaite. Voilà pour le premier point. |
[1] Cf. Geiger, dans sa Zeitschrift, 1870, VIII, 177-192 (analyse de deux œuvres : A. Stein, Talmud. Terminologie, Prague, 1869, 8° ; Ad. Brüll, Fremdsprachliche Redensarten, Leipzig, 1869, 8°).
[2] N'oublions pas, à ce propos, la publication faite par W. H. Lowe, en 1883, The Mishnah on which the palestinian Talmud rests.
[3]
Chronologiquement, voici l'ordre des Editions du Talmud de Jérusalem : 1.
Venise, 1523-4 fol. ; 2. Cracovie, 1609, fol., avec un court commentaire, marginal
: 3. Krotoschin, 1860-64, fol. (même commentaire, outre l'indication de
nombreux passages parallèles, renvois et notes par l'éditeur). Ces 3 éditions
se suivent strictement par feuillets et colonnes.
[4] Tr. Berakhôth, ch. VIII § 5 (t. I, p. 145).
[5] B. tr. Schabbath (ch. XXII, § 2), fol. 145 b.
[6] Tr. Menaboth, fol. 28 b.
[7] Traité Abôda Zara (II, § 4), fol. 29 b.
[8] Mischna, VIe partie, tr. Kélim, XVII, § 8.
[9] Mischna, Ire partie, tr. Kilaïm, I, § 2.
[10]
B. f tr. Sanhédrin (ch. VIII, §2), fol.
[11]
B., tr. Pesahim (III, § 1), fol.
[12]
B., tr. Pesahim (III, § 1), fol.
[13] B., tr. Yômâ (III, § 7), fol. 34 b.
[14] Mischna, tr. Kélim, ch. XXIX, § 1.
[15] C'est à son obligeance que nous sommes redevable des indications talmudiques précédentes.