§ 4. — PERSÉCUTION ; ÉMANCIPATION. On s'explique le succès croissant de ce livre, à mesure
qu'on le connaît davantage et plus intimement. L'immense compilation de
Ravina et de Rab Asché s'est répandue parmi les Juifs avec une rapidité
presque miraculeuse ; elle fut accepté, dès son apparition, comme l'expression
vraie et sincère de la loi traditionnelle[1]. De nombreuses
écoles, où le Talmud fut l'objet de l'étude la plus respectueuse, surgirent
tout à coup en Orient et en Occident ; ses décisions casuistiques et
judiciaires furent acceptées par toutes les communautés, et cette triple
barrière élevée par la piété des rabbins de L'attachement des Juifs pour le Talmud devait naturellement signaler cette œuvre gigantesque à l'attention de leurs ennemis : comme ils ne pouvaient s'en prendre aux textes sacrés, ils pensèrent, pour justifier leur haine et les mauvais traitements qu'ils faisaient subir aux pauvres exiles, pouvoir se rejeter sur le Talmud qui devint ainsi le bouc émissaire chargé de toutes les iniquité. On attribua à son enseignement tous les vices et tous les crimes dont on accusait les Israélites, et l'on répandit sur les principes qu'il contient d'épouvantables calomnies, suivies bien souvent de nombreux massacres. En effet, il n'est pas étonnant que le bon capucin dont nous avons parlé plus haut (§ I) l'ait pris pour un homme. Depuis qu'il existe, presque même avant qu'il eût revêtu une forme tangible, le Talmud s'est vu traité comme aurait pu l'être un homme[2]. Il a été proscrit, emprisonné, brûlé plus de cent fois. Depuis Justinien, qui dès 553 après J.-C. lui fit l'honneur de le proscrire par une novelle spéciale (novella 146), et après lui pendant plus de mille ans, jusqu'à Clément VIII, les pouvoirs séculiers et spirituels, les rois et les empereurs, les papes et les antipapes ont rivalisé à qui lancerait des anathèmes, des bulles et des écrits d'extermination contre ce livre infortune. Grégoire IX et d'autres papes, de 1239 à 1320, ont ordonné de le brûler. Dans la 1re moitié du XVIe siècle, Rome se montra plus tolérante ; mais pendant la dernière moitié de ce siècle, le Talmud a été brûlé six fois, et non pas par exemplaires isolés, mais en masse et par charretées[3]. Jules III promulgua sa proclamation contre ce qu'il nomme grotesquement le Talmud Guemaroth, en 1553 et 1555 ; Paul IV, en 1559 ; Pie V, en 1566 ; Clément VIII, en 1592 et 1599. La frayeur que le Talmud inspirait était grande. Pie IV lui-même, en autorisant une nouvelle édition, stipulait expressément qu'elle serait publiée sans le titre de Talmud : Si tamen prodierit sine momine Talmud, tolerari deberet[4]. L'inquisition lui accorda les honneurs de ses bûchers, et les exemplaires du Talmud, accompagnés d'une longue suite de commentateurs, fournirent aux auto-da-fé une matière abondante. Plus tard, lorsque ces exécutions furent passes de mode, une censure jalouse, stimulée sans doute par quelques apostats, fit des textes talmudiques un examen minutieux et en expurgea soigneusement tout ce qui pouvait blesser la foi des non-Israélites. Le moindre mot dans lequel il était possible de soupçonner une allusion au fondateur du christianisme fut sévèrement rayé, et l'on alla jusqu'à effacer les règles de la procédure qui semblaient infirmer les idées repues sur la date de sa mort. Seul, Clément V, en 1307, avant de condamner le livre, voulut savoir ce qu'il était, et ne trouva personne pour le lui dire. Là-dessus, il proposa, mais dans un langage si obscur qu'il se prêtait à plusieurs interprétations, que l'on fondât trois chaires pour enseigner l'hébreu, le chaldéen et l'arabe, comme étant les trois langues les plus rapprochées de celle du Talmud[5]. Il désigna, pour instituer ces chaires, les universités de Paris, de Salamanque, de Bologne et d'Oxford, espérant qu'une de ces universités pourrait à la longue arriver à produire une traduction de ce livre mystérieux. Est-il besoin de dire que cet espoir ne se réalisa jamais ? On eut recours au procédé plus expéditif de la destruction ; on l'essaya non seulement dans quelques villes d'Italie et de France, mais dans toute l'étendre du saint empire romain. Enfin, il se fit un changement en Allemagne. Un nommé Pfefferkorn, être assez méprisable, sollicita, sous le règne de Maximilien, un nouveau décret d'extermination contre le Talmud. L'empereur était campé avec son armée devant Pavie, lorsque ce messager arriva dans son camp pourvu de lettres de recommandation de la part de Cunégonde, la belle princesse, sœur de l'empereur. Maximilien, fatigué et ne soupçonnant rien, renouvela assez volontiers ce décret antique de confiscation, naturellement suivi de la destruction par le bûcher. La confiscation s'exécuta consciencieusement, car l'apostat Pfefferkorn savait assez bien ou ses anciens coreligionnaires gardaient leurs livres. Mais il survint une conflagration d'un genre différent. Peu à peu, la réforme s'avançait en Allemagne. Reuchlin, le plus éminent des hellénistes et des hébraïsants de cette époque, avait été chargé avec un comité d'appuyer de sa savante autorité le décret de l'empereur. Mais sa tâche ne lui plaisait pas. Il n'aimait pas,
disait-il, le regard de Pfefferkorn. En outre, c'était un homme honnête et
savant, qui ayant été le restaurateur du grec classique en Allemagne, ne se
souciait pas de prendre part à la destruction en masse d'un livre écrit par
les proches parents de Jésus. Peut-être vit-il qu'un piège lui était
adroitement tendu. Depuis longtemps il était lui-même une épine au pied de
ses contemporains. Ses études hébraïques avaient été vues avec une amère
jalousie, sinon avec frayeur. On ne songeait à rien moins à cette époque (la faculté de théologie de Mayence le demandait
ouvertement) qu'à une révision et à une correction complète de Peu de gens cependant ont su lire
le Talmud et encore moins le comprendre, ce qui ne les a pas empêchés de
prononcer contre lui des jugements catégoriques ; les plus bienveillants
veulent bien reconnaître qu'il s'y trouve un peu de sagesse ; les autres
l'ont examiné avec une malveillance qu ils ne dissimulent pas, et ne se font
aucun scrupule d'appliquer aux chrétiens ce qui, évidemment, ne pouvait avoir
trait qu'aux idolâtres[7]. Buxtorf lui-même
ne s'abstient pas de ces fausses interprétations, et en traduisant le Aroukh
de Rabbi Nathan, il a trouvé moyen de lui donner, dans quelques endroits, une
teinte anti-juive. Malgré la ressource qu'offrait ce dictionnaire, il n'est
pas probable qu on en ait beaucoup profit pour se livrer à l'étude du Talmud.
La cause de cette abstention est facile à deviner, et ceux qui sont quelque
peu familiarises avec ces textes peuvent dire au prix de quel travail ils
sont parvenus à vaincre les premières difficultés de la lecture ; l'absence
complète de ponctuation, les abrogations très nombreuses, la concision du
style, le mélange des langues, la forme du raisonnement sont autant d'obstacles
à surmonter avant d'arriver à déchiffrer une page du Talmud. Naturellement,
les auteurs du Talmud subirent la mauvaise fortune de leur œuvre dans le
monde non israélite ; les noms et les paroles de bien peu d'entre eux ont pu franchir
le cercle étroit de la famille Israélite, et l'on ne cite les noms de deux ou
trois tanaïm (ou docteurs de la loi) qu'en méconnaissant ou en
amoindrissant le rôle qu'ils ont joué et l'importance du rang social qu'ils
ont occupé dans le monde judaïco-grec ou romain. Pour être complètement dans
la vérité, il faut avouer que les Juifs eux-mêmes ont peu fait jusqu'à ce
jour pour faire connaître le monument talmudique en dehors de la société
juive. Ils ont écrit leurs commentaires et leurs consultations dans la langue
sainte, et le plus souvent ils se sont servis de l'idiome hébraïco-chaldéen.
Maïmonides, qui rédigea son Moré et ses traités de morale et de médecine
en arabe, adopta la langue hebraïque pour son Yad-ha-Hazaka. Une
apologie ou une simple analyse du Talmud par un Juif n'aurait peut-être pas,
au moyen-âge, et même à l'époque de La période d'émancipation, qui a commencé avec notre siècle, n'a guère été (mais pour d'autres motifs) plus favorable aux études talmudiques et à la propagation extra-juive de ce livre. Une noble émulation s'était emparée de tous les Israélites : ils voulaient se mettre au niveau de leurs concitoyens des autres cultes ; la fondation des écoles pour la jeunesse, des sociétés d'arts et métiers pour les adultes devint l'occupation principale, l'œuvre aimée et commune des deux parties qui n'avaient pas tardé à surgir. Orthodoxes et réformateurs, tous étaient d'accord sur la nécessité de répondre à l'acte réparateur dont ils venaient d'être l'objet par un zèle patriotique se manifestant sous toutes les formes possibles. L'école primaire supplanta donc l'antique heder ; le comptoir, l'atelier et les hautes écoles enlevèrent au beth-hamidrasch la plus grande partie de sa population, et le Talmud, qui jusqu'alors avait compté au moins un adepte dans chaque maison israélite, ne se trouva bientôt plus qu'entre les mains de ceux qui se destinaient à la carrière rabbinique. Enivrés par les effluves de la liberté, ceux que l'on appelait les réformateurs voulaient se débarrasser d'un seul coup de toutes les entraves, et le Talmud, qui depuis son apparition avait joui d'une autorité incontestée, fut dédaigné et repoussé ; quelques Israélites, fiers d'avoir, au sortir du Ghetto, pénétré dans les salons dorés, ne craignirent pas de rendre le Talmud responsable de leurs souffrances antérieures, et il se trouva quelques délicats qui, à sa vue, éprouvaient les mouvements du prisonnier mis en présence des chaînes dont il avait été charge. Le mot de Sieyès, fort à la mode à cette époque, trouva son application dans cette circonstance ; on disait : Le Talmud qu'a-t-il été ? tout. Que doit-il être ? rien. Les orthodoxes, non moins zélés que leurs adversaires pour la cause de l'émancipation, voyaient avec terreur le mouvement anti-talmudique se propager avec une rapidité vertigineuse ; ils essayèrent de lutter, mais le vent qui soufflait ne leur était pas favorable, les esprits n'étaient pas tournés de leur côté. Les talmudistes, les plus distingués même, durent se borner à l'étude personnels et à l'enseignement du Talmud. Les publications talmudiques, pendant la première moitié du XIXe siècle, furent très rares, en France du moins ; en Allemagne, elles furent plus abondantes et jetèrent un certain lustre sur leurs auteurs. Cependant il n'était pas possible que dans un pays où brillèrent les Raschi, les Rabenou Tam, les Coucy et toute la pléiade des tossaphistes, les études talmudiques fussent condamnées à une décadence et à une stérilité complètes. La vie des rabbins, auteurs du Talmud, n'est pas étrangère au mouvement politique et social de leur époque ; leurs doctrines doivent être conservées : la législation du Talmud, quoique abolie en fait, n'est pas sans intérêt pour le jurisconsulte qui pourra peut-être y puiser quelques bonnes inspirations. D'un autre côté, les préjuges qui existaient contre le Talmud se sont bien affaiblis, et les Israélites, revenus de leur erreur, comprennent aujourd'hui qu'ils n'auront qu'à gagner dans l'esprit public en faisant connaître le vieux et antique monument de leur droit civil et religieux. En somme, rien ne serait plus facile que de tourner cette œuvre en dérision[8]. Mais ses défauts, ses petitesses, ses ridicules ne peuvent lui ôter la gloire d'avoir lassé l'oppression des siècles. |
[1] Archives Israélites, 15 juin 1867, p. 544.
[2] Quarterly Review, octobre 1867. V. Echard, Sti Thomæ summa suo auctore vindicata sive de Vincentii Bellovacensis scripris dissertatio, pp. 592-600.
[3] V. Isid.-Loeb, Revue des études juives, I, pp. 247 et s. ; II, p. 248 et s. ; III, p. 39 et s.
[4] La défense de cette lecture est l'objet d'un chapitre complet d'histoire dans Reusch, Der index der Verbotenen bücher (Bonn, 1883, 8°), t. Ier, pp. 45-53, d'après Graëtz et les sources originales.
[5] Cette chaire, en réalité, avait pour but de faciliter la conversion des juifs. Il ne s'agissait pas de philologie, ni d'enseignement linguistique, mais d'un but plus pratique aux yeux des ecclésiastiques de cette époque. La science n'était qu'un moyen, un auxiliaire mis au service de la religion, nous fait observer M. Soury. Voir son travail : Des études hébraïques et exégétiques au moyen-âge chez les Chrétiens d'Occident (P., 1867, 8°). Position d'une thèse soutenue à l'école des Chartes pour le diplôme d'archiviste.
[6]
Dans
[7] Archives, l. c.
[8] Même de nos jours, on ne cesse pas de chercher querelle au Talmud. Ainsi p. ex. le journal le Petit Algérien, exploite en la tronquant une phrase de feu le rabbin Charleville, énoncée à propos de sa traduction du code rabbinique et l'utilise pour attaquer le Talmud (Archives israélites, 1882, pp. 375-6). Il serait aisé de citer des faits innombrables de ce genre : il est également inutile de les réfuter.