Au sujet des Phratries, nous avons déjà remarqué que, depuis les réformes de Clisthène, elles existaient seulement, à l’état d’agglomérations religieuses et avaient perdu leur caractère politique. Tout ce qui leur restait de ces anciennes attributions, c’est qu’elles inscrivaient sur leurs registres les enfants des citoyens, nés en légitime mariage. Chaque Phratrie avait un centre de réunion, φράτριον, où s’élevaient des autels aux dieux communs des Phratries, Zeus et Athéna, surnommés φράτριος et φρατρία[1], et mais d’autres divinités recevaient aussi les hommages distincts de telle ou telle Phratrie ; on cite en particulier un sanctuaire d’Apollon Hebdomaios, dans celle des Achniades[2]. La fête principale des Phratries était les Apaturies, que toutes célébraient le même jour. Quelques-unes tentaient d’expliquer ce nom par une légende ; d’autres, avec plus de vraisemblance, le considérant comme synonyme d’άπατόρια, équivalant lui-même à όμοπατόρια, auquel cas les Apaturies étaient la fête qui réunissait tous les pères de famille existant dans les Phratries. Elles duraient trois jours et tombaient dans le mois de Pyanepsion ; on ignore à quelle date ; tout ce que l’on sait, c’est que la première journée s’appelait Dorpia ou Dorpeia, d’après les banquets, qui avaient lieu le soir et étaient naturellement précédés par des sacrifices. Toutefois, les principaux sacrifices étaient réservés pour la seconde journée, appelée άνάρρυσις, peut-être parce que les sacrificateurs ramenaient en haut la tête des victimes ; nous donnons cette explication pour ce qu’elle vaut[3]. Les frais de ces offrandes étaient supportés non par les Phratries, mais par l’État[4]. Le troisième jour, les enfants venus récemment au monde étaient présentés par leur père ou par les personnes qui en avaient reçu mission, aux Phratores réunis dans le Phratrion, à la suite de quoi ils étaient inscrits sur les registres, pourvu cependant qu’ils fussent nés en légitime mariage. Une déclaration solennelle devait être faite en ce sens et pouvait même être contredite parle premier venu. Si la fraude paraissait probable, une enquête était ordonnée. Le père offrait ensuite un agneau ou une chèvre, que le président ou le prêtre de la Phratrie immolait sur l’autel. Ce sacrifice s’appelait κουρεΐον, comme étant accompli à l’intention des enfants, κοΰροι et κοΰραι ; le jour où il y était procédé s’appelait ήμέρα κουρεώτις[5]. Au lieu de κουρεΐον, on se servait aussi du terme de μεΐον, que l’on expliquait de la manière suivante : la loi exigeait que les victimes eussent un certain poids et les Phratores, entre lesquels les viandes devaient être partagées, avaient intérêt à y tenir la main ; aussi trouvaient-ils souvent que l’offrande était trop mince et insistaient-ils pour qu’elle fût pesée, de manière à ce que chacun eût son compte. Si l’on adoptait cette explication, μεΐον serait le comparatif de μικρός ; suivant d’autres, ce mot se rattacherait à μείς, mois[6], et désignerait de jeunes animaux âgés d’un mois seulement. Comme accessoires à la fête, on accomplissait encore d’autres sacrifices dont le jour ne saurait être fixé. Apollon πατρώος y avait peut-être sa part ; le fait est vraisemblable aussi pour Dionysos Μελάναιγις ; il est certain pour Héphaistos, que l’on honorait comme dieu du feu, en allumant des torches et en chantant des hymnes[7]. Le troisième jour de la fête, les pères de famille présentaient ceux de leurs enfants qui fréquentaient encore les écoles, afin de mettre le public à même de juger de leurs progrès. Les enfants récitaient des fragments des poètes et des prix étaient distribués à ceux qui s’en acquittaient le mieux[8]. La fête des Apaturies n’était pas spéciale aux Athéniens ; on la retrouve à Trézène, ainsi que le prouve le surnom d’Apaturia, sous lequel Athéna y était adorée[9]. Elle était aussi célébrée par toutes les populations ioniennes, à l’exception des habitants d’Éphèse et de Colophon[10] ; mais on ne sait quelles étaient les cérémonies en usage dans ces contrées[11]. De même que les Phratries, les gentes, qui en étaient une subdivision, avaient leurs patrons divins ou héroïques. Beaucoup de ces cultes furent, dans le cours des temps, élevés à la dignité de cultes officiels, bien que la direction sacerdotale restât toujours confiée aux membres de la gens, qui se le transmettaient par héritage, ainsi que nous l’avons vu déjà. D’autres restèrent à l’état de cultes domestiques dans l’intérieur de chaque gens, où ils étaient perpétués avec un soin jaloux[12]. Les dieux honorés privément dans les gentes s’appelaient θεοί πατρώοι ; leurs cultes étaient les ίερά πατρώά. Cette manière de s’exprimer est toujours exactement observée par les Athéniens, qui se piquaient de correction dans le langage. Aussi ces locutions doivent-elles toujours s’entendre des cultes privés, non des cultes publics, pour lesquels sont réservées les expressions θεοί πάτριοι, ίερά πάτρια[13]. Les objets de cultes privés étaient, dans toutes les gentes, Zeus έρκεΐος et Apollon πατρώος. L’épithète de πατρώος n’est pas attribuée à Zeus par les Athéniens[14]. Si, clans les poètes attiques, il est fait quelquefois mention d’un Zeus πατρώος, c’est que ce n’est pas un Athénien qui parle[15]. Les anciens mêmes ne pouvaient dire sûrement pourquoi Apollon était adoré sous ce vocable. La plupart se contentaient de rattacher cette particularité à la fable d’Ion, auteur de la race ionienne et fils d’Apollon, qui ne fut certainement imaginée que plus tard[16]. Nous aimons mieux reconnaître que s’il n’est pas impossible de mettre en avant une explication vraisemblable, on ne saurait en démontrer la vérité. Ce qui ne nous paraît pas pouvoir soutenir l’examen, c’est l’opinion émise par quelques modernes qu’Apollon aurait été dans l’origine un dieu à l’usage exclusif de la noblesse, et son culte une ligne de démarcation entre les diverses classés de la population attique. D’après la même hypothèse, Solon, de concert avec Epiménide, aurait le premier renversé cette barrière et mis le culte d’Apollon à la portée de tous les Athéniens libres. — Près le portique royal et celui de Zeus Eleuthérios, était un temple d’Apollon Patroos, où les pères et les tuteurs avaient coutume d’amener leurs enfants ou leurs pupilles pour les présenter et les recommander au Dieu[17]. De son côté, Zeus Ierkéios avait un autel dans le Pandrosion, situé sur l’Acropole[18]. Il était là comme l’appui tutélaire de la maison d’Érecthée qui personnifiait, pour ainsi dire, l’unité de l’État. Il était donc naturel qu’il fût honoré dans les familles réunies en gentes, comme il l’était dans chaque famille isolée. Tous les citoyens de pure race athénienne se disaient les gennêtes (gentiles) de Zeus Herkéios, aussi bien que d’Apollon Patroos[19]. |
[1] Voy. Meier, de Gentib. att., p. 11, n. 84-86.
[2] Corpus Inscript. græc., n° 463. Voy. aussi sur ce point et pour tout ce qui suit, Meier, ibid., p. 10, n. 82.
[3] Voy. cependant Suidas, s. v. άναρρύει ; Lexicon Seguer., p. 417, 6 ; Bachmann, Anecd., t. I, p. 113, 3.
[4] C’est pourquoi les grammairiens appellent les Apaturies une έορτή δημοτελής. Voy. les passages réunis par Meier, de Gentib. att., p. 12, 2. Pour la même raison, les προθένται que mentionne le décret du Sénat conservé par Athénée (IV, c. 71, p. 171) et dont il a été question plus haut, doivent être les citoyens nommés par l’État pour veiller aux banquets des sacrifices mis à la charge du trésor ; voy. Mommsen, Heortol., p. 307. Nous avons fait remarquer à cette occasion que malgré cela les Apaturies ne doivent pas être considérées, à proprement parler, comme une fête de l’État. A l’appui de cette opinion, on peut, outre les raisons que nous avons données déjà, citer le récit dans lequel Xénophon raconte ce qui précéda la condamnation des généraux vainqueurs aux Arginuses (I, c. 7, § 8).
[5] Cette explication est du moins celle qui est donnée par la plupart des Anciens, et la plus vraisemblable. Sur une autre conjecture d’après laquelle κουρεΐον serait dérivé de κουρά, parce que, à ce jour, on faisait tomber la barbe aux Ephèbes pour la consacrer aux Dieux ; voy. Meier, de Gentib. att., p. 17. Les arguments qu’Hermann oppose à Mommsen, dans la Zeitsch. f. d. Alterthumsw., 1835, p. 1142, ne me persuadent pas, bien que je ne mette pas en doute la présentation des Ephèbes devant les Phratores pour la déclaration de leur majorité.
[6] C’est l’opinion d’Hermann, mais voy, en sens contraire Mommsen, Heortol., p. 308.
[7] Istros, cité par Harpocration, s. v. λαμπάς. Voy. aussi Meier, ibid., p. 13-18. J’ai admis Apollon Patroos, non pas à cause de la consécration des chevelures qui pouvait bien n’avoir pas lieu aux Apaturies, scrupule qui m’a empêché de mentionner Artémis nommée aussi par Hesychius (s. v. κουρεώτις), mais parce qu’il est vraisemblable qu’un dieu en relation si intime avec la famille, fils de la déesse des Phratries, Athéna, et d’Héphaïstos, ne pouvait être oublié dans cette fête des familles. Voy. Schœmann, Opusc., t. I, p. 324, et Jahn, dans les Leipz. Sitzungsber., 1861, p. 325 et 326.
[8] Platon, Timée, p. 21 B.
[9] Pausanias, II, c. 22, § 1.
[10] Hérodote, I, c. 147.
[11] Dans la biographie d’Homère, faussement attribuée à Hérodote, il est question d’une fête des Apaturies à Samos, où les femmes sacrifient dans un carrefour à une divinité surnommée κουροτρόφος. La circonstance du carrefour fait penser à Hécate, qui était aussi κουροτρόφος (voy. Schœmann, Opusc., t. II, p. 227), ou à Artémis souvent identifiée avec cette déesse et à laquelle est attribué le même surnom. Osann (Zeitschr. f. d. Alterthunzsw., 1553, p. 590) propose Apollon ; mais il est plus vraisemblable qu’il s’agit d’une divinité femelle, puisque les femmes pouvaient seules accomplir les sacrifices et chassaient les hommes, s’il s’en présentait.
[12] Voy, par exemple ce qu’Hérodote (V, c. 61) dit des Géphyræens et du culte de Déméter Achaia, qui n’existait que chez eux.
[13] Vov. Schœmann, Opusc., t. I, p. 155 ; Meier, de Gentib. att., p. 25.
[14] Platon, Euthydème, p. 302 D.
[15] Vov. surtout Ellendt, Lexicon Sophocleum, t. II, p. 533.
[16] Voy. Schœmann, Opusc., t. I, p. 163 et suiv. — Il est certain que les Dieux qualifiés de πατρώοι pouvaient être quelquefois considérés comme la souche de la nation ou de la gens chez lesquelles ils étaient en honneur ; mais il n’est pas moins établi qu’il n’en était pas ainsi pour tous et que l’épithète de παρτώος, n’a pas ce sens en elle-même. Pour les autres qualifications indiquant les rapports intimes des dieux avec les peuples et les pays, les races et les familles, telles que πατριώται (Plutarque, Quæst. conviv., IV, c. 6, § 1 ; Corpus Inscript, græc., n° 1444, 11) έγγενεΐς, γενέθλιοι, γενέται, όμόγνιοι, όμογένειοι. Il y a seulement lieu de remarquer que les idées exprimées par ces mots sont très vagues et qu’ils peuvent être pris tantôt dans un sens, tantôt dans un autre.
[17] Démosthène, c. Eubulide, p. 1315, § 54. Pour la situation des lieux, voy. Schœmann, Opusc., t. I, p. 318.
[18] Philochorus, cité par Denys d’Halicarnasse, de Dinarcho, c. 3 ; voy. aussi Leake, Topogr. of Athens, t. I, p. 339 et 519, London, 1841.
[19] Démosthène, c. Eubulide, p. 1319, § 67.