On peut dire en général que, parmi les associations privées, formées en Grèce en vue d’un but déterminé, il n’y en avait pas ou il n’y en avait guère qui ne se rattachassent étroitement à quelque dieu ou à quelque héros, et ne lui rendissent à époques fixes un culte commun. Il y avait des associations exclusivement religieuses, qui s’unissaient pour honorer telle ou telle divinité, tenue par elles en particulière estime[1] ; d’autres, chargées d’une entreprise ou vouées à une industrie spéciale, réclamaient pour le succès de leurs efforts un patronage divin ; d’autres encore étaient des assurances mutuelles en cas d’accident ; il y en avait enfin dont les membres ne cherchaient qu’une occasion de s’entretenir et de se distraire. Que celles-là mêmes eussent parfois l’idée de s’assurer un protecteur dans le ciel et accomplissent en son honneur des cérémonies où le plaisir tenait à la vérité plus de place que la religion, c’est ce que prouve l’exemple de la joyeuse confrérie qui avait adopté pour lieu de réunion le sanctuaire d’Héraclès dans le dême de Diomée. Le nombre des sociétaires ne pouvait dépasser soixante. Amateurs de vin et de bonne chère, ils avaient naturellement choisi pour patron Héraclès, à qui l’on prêtait les mêmes goûts. Leurs farces et leurs bons tours avaient tant de succès que Philippe de Macédoine, sensible à ce genre d’esprit, se fit rédiger un recueil rte ces anas et le paya d’un talent[2]. La confrérie d’Héraclès existait dès le temps d’Aristophane[3]. On connaît, par les sorties violentes de Démosthène, une autre association d’un caractère plus vulgaire et plus grossier, qui se réclamait d’Ithyphallus, démon obscène attaché au cortège de Dionysos. Les membres étaient initiés au culte d’Ithyphallus et admis parmi ses serviteurs, à la suite de cérémonies honteuses[4]. Il n’est pas besoin de dire qu’il ne manquait pas non plus de confréries respectables, où l’on pouvait goûter les agréments de la société, sous la protection de divinités appropriées à ces réunions. Sophocle fut, dit-on le fondateur d’une de ces associations des amis de l’Art et de la Science qui prenaient l’occasion de s’assembler pour rendre hommage aux Muses[5]. Nous avons cité déjà les sociétés de secours mutuels, έρανοι. Il est certain que les Éranistes avaient aussi des réunions de société où, entre autres divertissements, on se régalait en pique-nique[6]. Il résulte de différents témoignages que la plupart de ces sociétés d’assistance mutuelle, sinon toutes, étaient aussi des confréries religieuses[7]. Parmi les associations fondées par les artistes et les hommes de métier, se présentent d’abord les troupes d’acteurs ou, ainsi qu’elles s’appelaient elles-mêmes, les corporations d’artistes Dionysiaques, que nous trouvons mentionnées en différentes localités, dans les temps qui suivirent la mort d’Alexandre. La plus connue est celle qui donnait des représentations en Ionie et sur les eûtes de l’Hellespont, et avait obtenu la concession exclusive de ces contrées. Son siège était d’abord à Téos, d’où ses membres altèrent s’établir à Éphèse, puis à Myonnesus et enfin à Lébédos ; c’est là qu’ils se trouvaient du vivant de Strabon[8]. Leur patron était, on le devine, Dionysos, à qui un ou plusieurs d’entre eux servaient de prêtres, lies honneurs étaient rendus en outre à Apollon, aux Muses et à d’autres dieux[9]. Nous savons d’ailleurs que cette corporation était nombreuse, qu’elle ne manquait pas de considération et était loin d’être sans ressources. Des associations semblables existaient en d’autres pays[10], les unes fixées sur certains points par privilège, les autres à l’état de troupes ambulantes, περιπολιοτικαί[11]. Enfin des matelots et des commerçants s’étaient unis par les mêmes liens, à Délos par exemple, où nous trouvons deux associations de ce genre, l’une placée sous le patronage de Zeus Xénios[12], l’autre sous celui de l’Héraclès de Tyr, ce qui s’explique parce qu’elle était composée de Métèques, originaires de Phénicie ; aussi s’intitule-t-elle la confrérie des Héracléistes tyriens. A sa tête est un Archithiasite[13] que ce titre désigne comme présidant aux fêtes religieuses appelées θίασοι, d’où venait aussi à tous les associés le nom de Thiasites[14]. Diverses confréries sont souvent distinguées par les noms des divinités dont elles réclamaient l’appui : telles étaient celles des Sarapiastes[15], des Haliastes, et en fait de femmes, les Haliades, les Paniastes, les Dionysiastes, les Aphrodisiastes, les Adoniastes, les Asklepiastes, les Agathodæmonistes et autres encore[16]. Certaines associations empruntaient aussi leurs noms aux rois et aux princes dont elles se recommandaient et en l’honneur de qui elles célébraient des fêtes ; dans ce nombre on peut ranger les Attalistes, les Eupatoristes, les Basilistes[17]. D’autres étaient désignées par les noms des solennités qu’elles avaient adoptées, comme les Panathénaïstes et les Théoxéniastes[18], ou par les jours dans lesquels tombaient ces fêtes, comme les Noumeniastes, les Tétradistes, les Eikadistes ou Eikadeis[19]. A l’occasion de quelques-unes des confréries ainsi dénommées, il est fait mention du personnel dirigeant : on trouve cités çà et là des gardiens du trésor, des greffiers, des Hiéropoioi, des Proéranistes et des Archiéranistes[20]. Les deux dernières dénominations semblent indiquer que les membres devaient s’imposer une cotisation pour subvenir aux frais des fêtes et des banquets publics. Nous ne sommes d’ailleurs pas en mesure de fournir des renseignements précis sur ces diverses sociétés et sur leurs rapports avec le culte officiel. Il est très vraisemblable que, dans le nombre, quelques-unes avaient un caractère public, qu’elles avaient été fondées pour veiller à ce que tout se passât bien dans les fêtes célébrées au nom de l’État[21], et pouvaient être comparées avec les compagnonnages romains des Titii, des Luperci, des Fratres Arvales. D’autres n’étaient certainement que des associations privées, constituées pour l’exercice d’un culte étranger à la religion de l’État. A cette dernière classe appartiennent les adorateurs de la Mère des dieux au Pirée, dont le sanctuaire était desservi par un prêtre d’Héraklée qui ne pouvait se prévaloir du titre de citoyen, et ce détail seul prouve que ce culte était étranger au culte officiel. Il en était de même du Thiasos de Zeus Labrandeus, auquel était attaché un prêtre nommé Ménis, d’Héraklée en Carie[22]. Le culte rendu dans le Pirée à Artémis, peut-être Artémis Phéræa, avait le même caractère privé, attendu que parmi les Hiéropoioi qui en étaient chargés se trouvaient un Isotèle et un Métèque de Soli[23]. La part que, dans le Pirée également, une prêtresse de Corinthe prenait au culte de a déesse Syrienne, et le nom d’Orgéons donné à ses adorateurs, prouvent aussi que l’État n’y était pour rien[24] ; ce nom indique en effet que l’association n’était pas une association ouverte à tout le monde[25]. Personne ne peut être surpris que de semblables confréries se soient établies dans l’attique et particulièrement au Pirée, pour peu que l’on songe à l’affluence des étrangers et au nombre de Métèques qui s’y trouvaient réunis. Beaucoup de citoyens d’ailleurs se joignaient à eux, et la participation du Dême, qu’il ne faut pas confondre avec celle de l’État, assura à quelques-unes de ces associations des privilèges particuliers[26]. |
[1] C’est ce que l’on appelle proprement les Thiasotes ou Thiasites, du mot θίασος, qui signifie une réunion d’hommes associés pour la célébration de fêtes religieuses. On comprend facilement que des associations formées en vue d’une entreprise ou d’un négoce fussent désignées de même, en tant qu’elles avaient aussi un caractère religieux. La conjecture de Pétersen, que le mot θίασος s’applique uniquement à des fêtes mystiques et quelque peu désordonnées, est absolument sans fondement ; vol. der Delphische Festcyclus, Hamburg, 1859, p. 32.
[2] Athénée, XIV, c. 3, p. 614, et VI, c. 76, p. 260.
[3] C’est ce qu’indiquent les Διομειαλάζοντες ou hableurs du dême de Diomée, dont il est question dans les Acharniens, v. 612 ; voy. aussi Schœmann, Antiq. juris publici Græc., p. 305, n° 4, et Opusc., t. IV, p. 192. Je me refuse absolument à croire que ces mauvais plaisants aient formé une confrérie religieuse ayant une existence officielle, malgré l’opinion de Ahrens, consignée dans le livre de Benfey (Orient und Occident, t. II, p. 36).
[4] Démosthène, c. Conon, § 17 et 20, p. 1262, et § 34, p. 1267 et suiv.
[5] Voy. Westermann’s Biographien, p. 128.
[6] Le caractère enjoué de l’un de ces έρανοι est attesté par une inscription contemporaine des Antonins (Corpus Inscript. græc., n° 126). Après une introduction en vers hexamètres, malheureusement illisible jusqu’aux trois derniers vers qui en donnent la date, vient le νόμος Έρανιστών, rédigé sur un ton plaisamment solennel, et dont on n’a pu déchiffrer aussi qu’une partie.
[7] Sur le rapprochement des έρανοι et des θίασοι, voy. Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, c. 9, § 5, et Athénée, VIII, c. 64, p. 362.
[8] Strabon, XIV, p. 643 ; Corpus Inscript. græc., t. II, p. 656.
[9] Corpus Inscript. græc., n° 3067, v. 7 et 12.
[10] Une inscription publiée par Rangabé (Antiq. hellen., t. II, p. 436) l’ait mention d’une troupe athénienne ; voy. aussi Athénée, V, c. 49, p. 4112, et IV, c. 31, p. 149, où il est question d’un σύνοδος Διονυσιακών τεχνιτών, en Arcadie.
[11] Corpus Inscript. græc., t. I, p. 417.
[12] Corpus Inscript. græc., n° 124, avec la remarque de Bœckh, p. 171.
[13] Corpus Inscript. græc., n° 2271, v. 4 et 36.
[14] Sur cette forme θιασΐται, qui a remplacé θιασώται, voy. Schœmann, dans ses Notes sur Isée, p. 424.
[15] Corpus Inscript. græc., n° 120, avec les remarques de Bœckh, p. 163.
[16] Corpus Inscript. græc., n° 2525 ; cf. Ross, Inscript., III, n°282 et 292.
[17] Corpus Inscript. græc., t. III, p. 419.
[18] Corpus Inscript. græc., n. 2338, x. 25 ; cf. Ross, Inscript., n. 282.
[19] Athénée, XII, c. 76, p. 551, VII, c. 28, p. 287, et XIV, c. 78. p. 659. Au sujet des Eikadistes, qui célébraient l’anniversaire de la naissance d’Épicure, voy. plus bas, ch. XXI. Sur l’association à la vérité fort obscure des Eikadeis, on peut consulter Muller, dans les Nouvelles Annales de l’Inst. Archéol., t. I, 1836, p. 325-351 ; Rangabé, Antiq. hellen., t. II, p. 89, et Meier, dans l’introduction aux Demen de Ross, p. V et VI.
[20] Des greffiers, des trésoriers, des Hiéropoioi et une Proénestria des Sarapiastes sont mentionnés dans une inscription du Corpus, n° 120 ; on peut voir aussi (ibid., n° 2525), un Archiéraniste des Haliastes et des Haliades.
[21] La qualification de φιλώνειοι donnée aux Agathodæmonistes de Rhodes, et celle de χαιρημόνειοι, attribuée aux Dionysiastes du même pays doivent se rattacher, suivant une conjecture très vraisemblable de Ross (Inscript., II, p. 34), aux fondateurs de ces associations.
[22] Voy. une inscription publiée dans la Revue archéologique, 1864, p. 399.
[23] Voy. Ross, Demen v. Attika, p. 53, n° 21, et Rangabé, Antiq. hellen., n° 1060. Le surnom d’Artémis a disparu de l’inscription. On pourrait penser aussi qu’il était question d’Artémis Nana, qui figure dans un monument épigraphique découvert récemment au Pirée et publié par Kumanudis (Έπιγρ. έλλ. Άθην., 1860, p. 17).
[24] Voy. Rangabé. Antiq. hellen., t. II, n° 809, 2. Des όργεώνες sont mentionnés aussi dans les inscriptions publiées par Kumanudis et dans celle qu’ont donnée les Έφημ. άρχαιολ., sér. II, I, n° 1, où ces personnages votent des honneurs à la prêtresse, en récompense de sa bonne administration. Ces inscriptions ont été découvertes également au Pirée ; elles datent de l’intervalle écoulé entre les Olymp. CXX et CXXX, et ont trait sans doute au même culte.
[25] Lexicon Seguer., p. 264, 23, et p. 286, 11 ; Étymol. magn., p. 629, 23 ; Photius, Lexicon, p. 344, 7 et 13.
[26] L’inscription citée ci-dessus contient une décision prise par les όργεώνες ; dans l’άγορά κ., c’est-à-dire dans l’άγορά κυρία. Il est évident qu’il ne peut être question ici, quoiqu’en dise Rangabé, d’une assemblée générale du peuple, ces réunions étant toujours désignées par le mot έκκλησία ; il s’agit d’une assemblée de démotes, à laquelle les όργεώνες, avaient le droit de prendre part. Voy. Schœmann, Antiq. Juris. publ. Græc., p. 205.