ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE DE LA DEUXIÈME DIVISION  - ANTIQUITÉS RELIGIEUSES.

CHAPITRE QUATORZIÈME. — LES ORPHIQUES.

 

 

Il est constant qu’Orphée est un personnage imaginaire ; déjà cette conviction est nettement exprimée par Aristote[1]. Homère ni Hésiode ne le connaissent ; pour Hérodote, son avis est que tous les poètes censés plus antiques qu’Homère et Hésiode en réalité sont plus jeunes[2]. Il avait donc, sans nier l’existence d’un Orphée, reconnu le caractère apocryphe des œuvres qui portent son nom. On cite plusieurs poètes d’un âge postérieur qui ont mis ainsi leurs compositions sous la protection d’Orphée. Le plus ancien est Onomacrite, chresmologue en crédit à la cour des Pisistratides[3] à qui l’on fait honneur d’avoir inventé notamment la fable de Dionysos ou Zagreus, déchiré par les Titans, laquelle forme une partie essentielle de la théologie orphique[4]. Le nom d’Orphée n’était donc pas inconnu au vie siècle ; toutefois il n’est pas possible de dire quand ni par quelle entremise cette notoriété s’était répandue dans la Grèce[5]. Sans doute la fausse attribution des poésies d’Onomacrite et de celles d’un pythagoricien plus récent, Cercops, ainsi que le recueil des Orphica, collectionnés vers le même temps par Phérécyde[6], ne contribuèrent pas peu à la renommée d’Orphée ; elle dépassait de beaucoup celle que Mélampus, comparable d’ailleurs sous beaucoup de rapports au chantre de la Thrace, dut à la Mélampodie d’Hésiode. Ce poème avait pour objet de faire ressortir la nécessité et l’efficacité des expiations et des purifications ; c’était aussi le but des poésies orphiques, mais tandis que la Mélampodie suivait pas à pas la tradition mythologique, les poèmes orphiques contenaient une foule de nouveautés empruntées à la religion de l’Égypte et aux différents cultes de l’Orient, qui frappaient les esprits’ par leurs caractères mystiques et répondaient mieux à ce besoin de croire que la tradition était impuissante à satisfaire. Les légendes prétendues orphiques racontaient un péché originel, une race d’hommes issue des cendres de Titans ennemis des dieux, un cycle accompli par les âmes à travers des enveloppes terrestres où elles étaient enfermées comme dans une prison, en expiation de l’antique péché, jusqu’à ce que, purifiées, elles abordassent, dans les astres, à un séjour plus heureux. Il était question encore du châtiment réservé à ceux qui persévéraient dans leur impureté et de la nécessité de soigner son âme par des initiations religieuses, en puisant aux sources de grâces qu’Orphée avait révélées[7]. Les initiés formaient une confrérie dont les ramifications s’étendirent peu à peu dans toute la Grèce, sans que l’on puisse savoir de quelle souche elles étaient sorties. A cette association se joignirent les restes épars de l’Institut Pythagorique, rejeté hors de la basse Italie. Les Orphiques et les Pythagoriciens se rencontraient en effet sur plusieurs points, et pouvaient facilement s’accorder sur d’autres[8]. Si en Italie l’institut Pythagorique avait mêlé à ses aspirations religieuses fuie tendance politique, il y avait renoncé depuis. Ses clubs ou loges, car on peut se servir de ces expressions, n’avaient plus que la religion pour objet, et se distinguaient des profanes en observant des préceptes de vie ascétique, rédigés sous forme de rituel. C’est ainsi qu’ils s’abstenaient de fèves et de toute nourriture animale, qu’ils pratiquaient avec un soin minutieux des purifications et autres exercices de piété à leur usage spécial, qu’ils ensevelissaient leurs morts dans des étoffes de lin et non de laine[9]. On n’était admis dans les loges qu’à la suite de purifications réglementaires , et les cérémonies accomplies en commun, dans lesquelles les doctrines orphiques se traduisaient, en partie par des formules liturgiques, en partie par les récits des légendes sacrées (ίεροί λόγοι), portaient le nom de mystères, non seulement parce que les initiés y prenaient seuls part, mais aussi en raison du sens mystique renfermé dans le rituel et dans les commentaires idéologiques dont ces textes fournissaient la matière[10]. L’expression par laquelle les Orphiques désignaient d’ordinaire ces consécrations et ces exercices religieux est τελετή, mot qui à l’origine a un sens général et signifie simplement l’accomplissement de cérémonies religieuses[11], de même que le verbe τελεΐν, mais qui, plus tard, s’appliquait surtout, non pas toutefois d’une manière exclusive, aux pratiques accomplies dans des confréries inaccessibles au vulgaire ou par certaines personnes marquées d’un caractère spécial. Le mot όργια, qui servait aussi à désigner des pratiques du même genre, n’avait été également ramené à ce sens restreint que par une déviation du langage, et se trouve quelquefois employé dans une signification plus générale.

Il faut bien admettre que ces conventicules, où se mêlaient les éléments orphiques et pythagoriciens, durent leur naissance et leur succès à des aspirations sincères, mal satisfaites par les formes traditionnelles du culte et des croyances, et qu’ils s’acquirent quelque considération même parmi des hommes imbus d’autres principes, qui n’éprouvaient pas les mêmes besoins ou qui en cherchaient ailleurs la satisfaction. Mais l’insuffisance de nos données sur ces confréries[12] nous porte à croire qu’elles n’eurent qu’une existence éphémère. Nous sommes beaucoup mieux renseignés au sujet d’une autre institution, faisant aussi profession d’orphisme, mais qui nous apparaît comme la caricature de la première, avec laquelle elle ne possède, à vrai dire, de commun que le nom et quelques excentricités. Loin en effet, de s’inspirer de sentiments vraiment religieux, cette secte était vouée aux pratiques de la superstition la plus grossière, et eut souvent pour agents des imposteurs, uniquement appliqués à exploiter la déraison et la crédulité de la foule. Le manège de ces adeptes qui se vantaient d’avoir le dépôt des antiques traditions et de les tenir, les unes d’Orphée lui-même, les autres d’illuminés et de devins familiers avec la divinité, a été décrit d’une manière saisissante par Platon[13]. A les en croire, dit-il, ils ont reçu des dieux la puissance d’effacer, par des sacrifices et des conjurations non seulement les fautes personnelles, mais aussi les souillures que les aïeux ont transmises à leurs descendants, sans qu’il en coûte aux coupables aucun effort, et même avec toutes sortes d’agréments. Si quelqu’un a un ennemi auquel il veuille jouer un mauvais tour, ils s’en chargent, sans se mettre en peine de distinguer entre le juste et l’injuste, car ils ont, au besoin, des formules magiques qui mettent les dieux à leur discrétion... A l’appui de leurs prétentions, ils montrent d’innombrables écrits d’Orphée et de Musée, affirmant que ceux qui mettront en pratique les prescriptions renfermées clans ces écrits, n’auront rien à expier durant leur vie, ni après leur mort, et peuvent compter sur une félicité parfaite dans l’autre monde ; les incrédules ont, au contraire, tout à redouter. Les gens qui faisaient profession de régler les cérémonies religieuses sur les préceptes orphiques, étaient appelés Orphéotélestes[14]. D’autres, de même acabit, qui se donnaient comme les prêtres de la Grande Mère phrygienne, et, à ce titre, recueillaient en son nom les dons des fidèles, portaient le nom de Métragyrtes[15]. Il y en avait enfin qui invoquaient dans leurs prédications une autre divinité phrygienne, Sabazius, le puissant sauveur, par l’intervention de qui les hommes étaient délivrés de tous les maux et étaient sûrs de voir leurs vœux s’accomplir ; mais la Mère des dieux et Sabazius étaient attirés dans le cercle de la théologie orphique[16], de sorte qu’il n’est pas toujours facile de distinguer les Orphéotélestes, les Métragyrtes et les serviteurs de Sabazius. Dans la même classe doivent être relégués les fanatiques ou les imposteurs qui, à l’aide des pratiques mystérieuses et bruyantes, empruntées au culte de Corybas, guérissaient la folie envoyée, disaient-ils, par les Corybantes, personnages démoniaques à la suite de la Mère des dieux[17]. Dans leur méthode curative rentraient les danses extatiques, avec accompagnement de cymbales et de tambourins, auxquelles, à un certain moment, était forcé de prendre part le patient ; jusque-là, il était resté assis sur un siège appelé θρονισμός ou θρόνωσις, dont ils faisaient le tour, en s’agitant d’une manière désordonnée[18]. Il paraît que cette mise en scène n’était pas appliquée uniquement comme remède aux maladies de l’esprit, et qu’elle était aussi réputée efficace dans d’autres cas. Aux yeux des hommes intelligents, il n’y avait là qu’imposture et charlatanisme. La plupart de ceux qui faisaient ce métier, exerçaient leur industrie de la façon la plus grossière et la moins honorable. Un âne était chargé de reliques qu’ils colportaient de côté et d’autre[19], offrant à bon compte leurs drogues et leur savoir-faire, exhibant dans des processions les images de leurs dieux et exécutant des danses, dans lesquelles emportés par une sainte fureur, ils se fouettaient et se déchiraient, ce qui, naturellement était un appel à la générosité des spectateurs[20]. Le premier Métragyrte fit son apparition à Athènes au milieu du Ve siècle ; il fut d’abord regardé comme un fou, puis condamné à mort et jeté dans le Barathron, à la suite de déclamations furibondes contre la religion nationale. Plus tard, cependant, les Athéniens se demandèrent si le châtiment du Métragyrte n’était pas une injure faite à la Déesse et envoyèrent consulter l’oracle. Sur son ordre, un temple avait été consacré à Cybèle, et un nouveau culte institué. Dès lors des Métragyrtes, à quelque scandale qu’ils donnassent lieu, furent assurés de l’impunité. Les cérémonies accomplies au nom de Sabazius ne paraissent pas avoir trouvé accès chez les Athéniens avant la guerre du Péloponnèse, durant laquelle une femme, dont le nom trahit l’origine barbare, elle s’appelait Ninus, se présenta comme prêtresse de ce dieu. Mais parce qu’elle se livrait à des industries défendues et composait des philtres, elle fut traduite devant le tribunal comme magicienne et empoisonneuse, et punie de mort[21]. Plus tard, la mère d’Æschine, Glaucothée, exerça, parait-il, les fonctions de prêtresse de Sabazius ; nulle part il n’est dit qu’elle ait été inquiétée à ce titre, ce que Démosthène n’aurait pas assurément passé sous silence. Dans un des discours qu’il prononça contre son rival, il décrit les cérémonies propres à ce culte[22] : Nous y voyons que les initiations avaient lieu la nuit, et que, tandis que la prêtresse accomplissait les rites accoutumés, un subalterne lisait le grimoire et affublait les initiés d’une peau de faon. On leur donnait à boire un certain breuvage, on les frottait d’argile et de son, et, après les avoir relevés de terre, on leur faisait répéter à haute vois ces paroles : J’ai échappé au mal et j’ai trouvé le bien. Le jour, les fidèles parcouraient les rues en procession, la tête couronnée de fenouil et de branches de peuplier. Un membre ou plusieurs membres du personnel sacerdotal maniaient des serpents apprivoisés et lés tenaient élevés au-dessus de leur tête. On dansait et on criait : Enoi Saboi et Hyes Attes, Hyes Attes, pour l’édification des spectateurs et particulièrement des vieilles femmes, qui ne manquaient pas de témoigner leur reconnaissance par des pâtisseries de toute espèce. Pour éclaircir ce programme, nous ferons remarquer que la peau de faon dont on enveloppait les initiés les désignait comme les clients de Sabazius, lequel est souvent représenté avec le même costume. L’argile et le son dont on les frottait étaient des emblèmes de purification. De la présence des serpents dans les processions, on pouvait conclure que le Dieu mettait hors d’état de nuire les bêtes venimeuses, ou bien ils étaient un symbole du soin avec lequel il veillait sur la vie et sur la santé[23]. Enfin, les mots dépourvus de sens pour nous, que nous avons cités, sont sans doute les noms et les prénoms phrygiens de Sabazius. Les termes dans lesquels s’exprime Démosthène, devant le tribunal où étaient représentés tous les rangs de la société, prouvent que ces jongleries étaient tenues en médiocre estime. Sans cloute, parmi les femmes et dans la basse classe, se trouvaient un grand nombre de dupes[24] ; mais l’État ne croyait pas devoir intervenir, tant qu’il n’y avait pas d’atteinte portée aux lois et à la religion nationale. Peut-être même ne jugeait-on pas prudent d’interdire ce charlatanisme, faute de savoir si, après tout, les dieux ne prenaient pas plaisir à être invoqués et honorés même de cette façon. D’après ce qui se passait, à Athènes, on est autorisé à juger de ce qui avait lieu dans les autres pays.

 

 

 



[1] Cicéron, de Natura Deorum, I, c. 38 ; voy. les remarques de Schœmann sur ce passage.

[2] Hérodote, II, c. 53.

[3] Hérodote, VII, c. 6. Voy. aussi Ritschl (Encyclop. der Wissensch. und Künste, t. III, 4, p. 4 et suiv.), et Eichhoff, de Onomacrito, Elberfeld, 1840.

[4] Pausanias, VIII, c. 37, § 5. Voy. aussi Lobeck, Aglaophamus, p. 335. Un archéologue soi-disant prétend reconnaître, dans la Théogonie d’Hésiode, la part qui reviendrait à Onomacrite. C’est une prétention qui ne peut que faire rire les connaisseurs en ces matières.

[5] Muller a exposé sur ce point des conjectures qui ne sont pas sans vraisemblance, dans ses Proleg. z. Wissensch. Mythologie, p. 388. Voy. aussi Brandis, Gesch. der Griech. Röm. Philos., t. I, p. 58.

[6] Sur les Orphica de Phérécyde, voy. Suidas, s. v. Φερεκύδης, et sur la littérature orphique en général, Gieseke, dans le N. Rhein. Museum, t. VIII, p. 70. On peut consulter aussi, sur la partie théogonique, Schuster, de vet. Orph. Theogoniæ indole atque orig., Lipsiæ, 1869.

[7] Platon, Cratyle, p. 400 C.-D. Voy, aussi, pour de plus amples détails, Lobeck, Aglaophamus, p. 365 et suiv., 763, 795 et suiv. ; 808 et suiv., et Muller, Prolegom., p. 385.

[8] Hérodote, liv. II, c. 81 ; voy. aussi O. Muller, Prolegom., p. 383, et Röth, Gesch. unserer abendländl. Philos., t. II, p. 379. Ion, de Chios, et d’autres attribuèrent aussi à Pythagore quelques-unes des compositions orphiques ; voy. Diogène Laërte, VIII, c. 8.

[9] Voy. le chap. de Vita orphica dans l’Aglaophamus de Lobeck, p. 244 et suiv., 698 et 900. Les Symbola Pythagorica (Mullach, Fragm. philos., p. 504) contiennent aussi plusieurs règles suivies par les Orphiques, mais il est impossible d’établir une distinction précise.

[10] On sait que les doctrines ou les pratiques mystiques n’étaient pas toujours tenues secrètes ; voy. Lobeck, Aglaophamus, p. 85. Les auteurs chrétiens parlent souvent aussi des mystères de leur religion ; cela ne veut pas dire qu’on en fasse un secret ; voy. Casaubon, Exercitat. ad Baronium, I, c. 6.

[11] C. F. Hermann est d’une opinion différente (Gœttesdienstl. Alterthümer, § 32, 1), et Preller eu a exprimé une troisième dans la Real-Encyclopædie de Pauly, t. V, p. 318. La place manque ici pour discuter cette question ; mais voy. Schœmann, Opusc. acad., t. IV, p. 199 et suiv.

[12] Il est à peine besoin de faire remarquer qu’il ne s’agit ici que des associations et des loges Orpheo-Pythagoriciennes. Quant à des adhérents isolés, il y en eut toujours, et la littérature orphique s’est enrichie de diverses compositions jusque dans les temps des néoplatoniciens,

[13] De Republica, II, p. 364 D. E.

[14] Théophraste, Caractères, c. 16. Le superstitieux se trend tous les mois auprès des Όρρεοτελεσταί, avec sa femme et ses enfants, pour se faire initier.

[15] On trouve aussi Μηναγύρται, soit parce qu’ils recueillaient tous les mois les présents des fidèles, suivant l’opinion des anciens grammairiens, à laquelle adhère Lobeck (Aglaophamus, p. 645), soit parce que la Mère des dieux était aussi appelée Μήνη, ainsi que le conjecture Meineke, dans ses Notes sur Ménandre, p. 111 de la 1ère édition.

[16] Voy. Lobeck, Aglaophamus, p. 652 et suiv.

[17] Schol. d’Aristophane, les Guêpes, v.119 ; voy. aussi Lobeck, Aglaoph., p. 640.

[18] Platon, Euthydème, p. 277 E ; voy, aussi Lobeck, ibid., p. 116 ; Ast, dans ses Notes sur Platon, Leges, p. 342, et Forchammer, dans l’Archæol. Zeitung de Gerhard, 1857, n° 97, p. 9 et suiv.

[19] De là l’expression όνος άγων μυστήρια dans Aristophane, les Grenouilles, v. 159 ; voy. aussi Babrius, Fab. 126 ; le personnage de Lucius changé en âne dans les Métamorphoses d’Apulée (t. VIII, c. 211 et suiv.) est aussi employé à cet usage.

[20] On peut, sans craindre de se tromper, considérer les descriptions d’Apulée ou de Lucien (Lucius seu Asinus, c. 35) comme se rapportant aussi au temps passé. Voy. Ménandre, Fragmenta Henioch., dans l’édition de Meineke, p. 71.

[21] Voy. Schœmann, de Religion. exteris ap. Athen., dans les Opusc. acad., t. II, p. 430, et A. Schæfer, Demosthenes und Seine Zeit, t. I, p. 199.

[22] De Corona, p. 313, § 259 et 260. Voy. aussi Lobeck, Aglaoph., p. 646.

[23] Porphyre, cité par Eusèbe, Præpar. evangel., III, c. 11.

[24] Aristophane, Lysistrata, v. 388.