ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE DE LA DEUXIÈME DIVISION  - ANTIQUITÉS RELIGIEUSES.

CHAPITRE HUITIÈME. — LES MALÉDICTIONS.

 

 

Les malédictions et les imprécations sont encore, dans leur genre, des invocations à la divinité. Parmi les mots qui expriment cette idée, άρά, κατάρα, έπάρα, le premier, dont le sens est le plus général, sert aussi à désigner les prières, de même que le verbe άράσθαι, d’où vient que le prêtre, à qui incombe surtout l’obligation de prier, est appelé άρητήρ[1] ; c’est qu’en effet la malédiction est un appel à la divinité chargée de punir l’injustice. Celui qui a été victime de la violence et qui est incapable par lui-même d’en obtenir réparation se tourne vers les dieux pour leur remettre le soin de sa vengeance, et il doit compter que ses vœux seront entendus, s’ils sont fondés sur la loi morale. Tous les dieux peuvent prendre en main la cause qui leur est confiée, mais c’est surtout aux Erinyes qu’est dévolue cette attribution. Aussi sont-elles, par excellence, les divinités des malédictions, et portent-elles le nom même d’Άραί[2].

Les malédictions et les imprécations ne se produisaient pas seulement dans la vie privée ; elles étaient aussi publiquement prononcées, au nom de l’État, contre les violateurs des lois auxquelles on tentait de donner par là une sanction plus puissante. Chez les Athéniens, un ancien usage voulait que les hommes coupables de lèse-humanité fussent voués à la colère divine ; il paraît même que dans des cas moins graves, les prêtres de Zeus appartenant à la gens Βουζυγία[3] mêlaient, en certaines occasions, à leurs prières des imprécations contre les malveillants qui refusaient de montrer son chemin à un homme égaré ou de donner du feu à qui n’en avait pas, contre ceux qui corrompaient les eaux, qui tuaient un bœuf de travail, ou qui laissaient un mort gisant sur terre, sans l’ensevelir[4]. D’après une disposition de Solon, l’archonte, probablement à son entrée en charge, maudissait, sous peine d’une amende de cent drachmes[5], les violateurs de la loi qui interdisait l’exportation des produits indigènes autres que l’huile. Dans la prière que devait faire le héraut, au moment où l’assemblée du peuple entrait en séance, il y avait place aussi pour des imprécations contre les traîtres et les ennemis de la patrie, parmi lesquels, depuis la seconde guerre médique, on continua, jusqu’au temps où florissait Isocrate ; de spécifier les dissidents qui avaient pris parti pour les Perses[6]. — Des exemples semblables nous sont fournis aussi par d’autres États. A Sparte, le possesseur d’un fonds de terre cultivé par des Hilotes, qui exigeait d’eux une redevance supérieure à celle qu’autorisaient les anciennes conventions, encourait la malédiction publique, comme aussi les citoyens qui empêchaient les rois en campagne de conduire leurs soldats où bon leur semblait. Des inscriptions de Téos contiennent des imprécations contre ceux qui n’obéissaient pas à l’autorité représentée par les Æsymnètes, et contre les Æsymnètes qui avaient appliqué injustement la peine de mort. D’après d’autres inscriptions, le même traitement était réservé aux violateurs des règlements institués dans certaines fêtes solennelles. La formule était celle-ci : Malheur à l’homme qui a fait telle chose, ou qui en a négligé telle autre, qu’ils soient maudits, lui et toute sa race[7].

Nous venons de voir la malédiction prononcée comme sanction des lois, au cas où elles seraient violées dans l’avenir. Elle pouvait l’être aussi, au nom de l’autorité publique, pour des crimes antérieurs, dont les auteurs échappaient à un autre châtiment. Le mieux connu de ces exemples est emprunté à la vie d’Alcibiade, lorsqu’il fut, par contumace, déclaré coupable d’avoir violé les mystères, et prit la fuite, pour se dérober au châtiment. Prêtres et prêtresses, la face tournée vers l’Occident, le vouèrent à la vengeance des dieux outragés, en agitant un drapeau rouge, emblème du sang qui devait être répandu. Seule Théano refusa de s’associer à cette proscription, disant qu’elle était prêtresse pour prier, non pour maudire[8]. Quelquefois, on revenait sur les malédictions, et les prêtres recevaient mission de les rétracter ; c’est ce que nous prouve encore l’histoire d’Alcibiade[9]. Sans doute, ces actes réparateurs étaient accompagnés aussi de formalités solennelles ; mais, sur ce point, les informations nous manquent.

Afin de mettre les lieux consacrés, notamment les cimetières, à l’abri des violations et des dégradations, on élevait des colonnes sur lesquelles étaient gravées des inscriptions qui vouaient les profanateurs à la colère des dieux[10]. Souvent aussi, dans les testaments, des malédictions étaient prononcées contre ceux qui s’opposeraient aux volontés du testateur[11]. Enfin, il n’était pas sans exemple que l’on écrivît des imprécations contre ses ennemis ou ses adversaires sur des tablettes de plomb, que l’on déposait dans le tombeau d’un mort, chargé ainsi de les remettre aux divinités souterraines auxquelles on confiait le soin de sa vengeance[12].

 

 

 



[1] Homère, Iliade, I, v. 11 et 94 ; V, v. 78.

[2] Æschyle, Euménides, v. 395.

[3] Des prêtres de Zeus appartenant à cette gens sont mentionnés dans plusieurs inscriptions ; voy. Corpus Inscript, græc., t. I, p. 473 ; Έφημερ. άρχαιολ., 1862, p. 159 et 161 ; on pourrait citer d’autres exemples encore.

[4] Diphilus, cité par Athénée, VI, c. 35, p. 238 ; Schol. de Sophocle, Antigone, v. 255 ; Cicéron, de Officiis, III, c. 13 ; S. Petit, Leges atticæ, p. 678 ; cf. Valckenaer, dans ses Notes sur Hérodote, VII, c. 231.

[5] Plutarque, Solon, c. 24.

[6] Voy. Schœmann, de Comitiis Atheniensium, p. 92 G ; cf. Isocrate, Panégyr., c. 32, § 157.

[7] Corpus Inscript. græc., n° 3044, 3059 et 3562.

[8] Plutarque, Alcibiade, c. 22 ; Lysias, c. Andocide, § 51, p. 252.

[9] Plutarque, ibid., c. 33.

[10] Corpus Inscript. græc., n° 916, 989 et suiv. et 2826 ; cf. N. Rhein. Museum, t. XXI, p. 377.

[11] Démosthène, p. Phormion, p. 960.

[12] Corpus Inscript. græc., t. I, p. 1186 ; voy. aussi Mencken, de divis imprecat. quas libris, tabulis et monum. addidere veteres, dans ses dissertat. litter., p. 21, et surtout Wachsmuth, dans le N. Rhein. Museum, t. XVIII. p. 560 et suiv.