ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — QUATRIÈME SECTION. — RELATIONS INTERNATIONALES.

CHAPITRE NEUVIÈME. — LA LIGUE ÉTOLIENNE.

 

 

L’existence des Étoliens est à peine sensible durant les beaux temps de la Grèce. Homère cite cependant parmi les chefs réunis devant Troie leur roi. Thoas, fils d’Andræmon, qui conduisait les bandes de Pleuron, d’Olénos, de Pylène, de Chalcis, de Calydon ; et avant les temps de Troie, la chasse du sanglier que poursuivit Méléagre, le roi Œnée et son autre fils Tydée, père de Diomède, avaient déjà fourni des sujets à la légende. Plus tard, les Étoliens apparaissent unis aux Doriens ; partant de Naupacte, ils traversent avec eux le golfe de Corinthe, pour aller chercher, sous la conduite d’Oxylos, une nouvelle patrie en Élide, auprès des Épéens, auxquels ils étaient unis par une origine commune, tandis que les Doriens s’établissaient dans les contrées orientales et méridionales du Péloponnèse. Ceux qui étaient restés en arrière se mêlent et se confondent par la suite avec les émigrants barbares, venus du nord à travers l’Épire. Parmi les races qui, à l’époque où nous sommes parvenus, occupaient la contrée connue sous le nom d’Étolie, à savoir les Apodotes, les Ophionéens, les Eurytanes, les derniers parlaient encore, du vivant de Thucydide, une langue difficile à comprendre pour les autres Grecs et les étonnaient surtout par l’habitude de manger de la chair crue, c’est-à-dire vraisemblablement fumée ou séchée au soleil[1]. Le pays, rude et montagneux dans sa plus grande partie, offrait cependant, en approchant de la mer, des plaines étendues et fécondes, où l’on élevait d’excellents chevaux[2]. Les mœurs des habitants étaient plus rudes encore que le pays. Quand depuis longtemps les autres populations grecques avaient cessé de porter des armes dans la vie journalière, les Étoliens étaient toujours armés[3]. Les brigandages sur terre et sur mer étaient à l’ordre du jour, et provoquaient à chaque instant des querelles avec les voisins, en particulier avec les Acarnaniens. Les Étoliens servaient souvent comme mercenaires[4]. Ils étaient étrangers aux adoucissements de-la civilisation, bien qu’amis du luxe et jaloux de faire servir les arts de la Grèce à la décoration de leurs demeures, ainsi qu’à celle de leurs temples et de leurs fêtes religieuses[5]. Leur constitution était démocratique ; les Agréens, qui étaient restés en pouvoir de roi pendant la guerre du Péloponnèse[6], n’avaient pas encore été annexés aux Étoliens[7]. Il exista sans doute de bonne heure en Étolie une association des différents districts qui avaient pour centre religieux le temple d’Apollon à Thermon ou Therma, car Apollon était aussi le dieu par excellence de ces peuples, et l’on assurait que le mont Ortygia, situé dans leur pays, était bien son lieu de naissance ainsi que celui de sa sœur, et que ce nom avait passé de là à Délos et en d’autres lieux[8]. Les Étoliens avaient, grâce à la nature de leur sol, réussi à maintenir leur indépendance[9]. Philippe jugea de son intérêt d’entretenir avec eux de bonnes relations, et peut-être est-ce à lui qu’ils durent leur entrée clans le conseil amphictyonique. Néanmoins, lorsque, après la journée de Chéronée, toute la Grèce dut se courber sous le joug macédonien, ils conservèrent leur fière attitude et s’efforcèrent de rallier autour d’eux tous les Grecs sensibles encore à la liberté. C’est là leur seul litre à notre sympathie. Nous sommes fort disposé à croire qu’ils déployèrent dans cette lutte des qualités plus élevées que ne les leur attribuent les récits malveillants de leurs adversaires, et surtout ceux de Polybe, fort suspect de partialité ; mais ils gardent toujours des traces de la grossièreté et de l’a rapacité qui étaient le fond de leur caractère. La fédération qui, sous le nom de ligue étolienne, soutint quelque temps la lutte contre a Macédoine, ne comprenait pas seulement les populations voisines, les Locriens, les Phocidiens, les Acarnaniens, et un certain nombre des habitants de la Thessalie ; elle s’étendait aussi aux îles de la mer Ionienne et, dans le Péloponnèse, à la Messénie et à une partie de l’Arcadie. L’île de Céos dans la mer Égée et plusieurs des villes qui bordaient les rivages de l’Asie-Mineure, telles que Chalcédoine et Kios, s’y rattachèrent même passagèrement, ainsi que Lysimachia, sur la côte de Thrace[10]. L’association s’élargit ou se resserra, suivant les succès ou les revers dont nous n’avons pas à faire le récit. Nous ne sommes pas en mesure de dire si tous les confédérés pouvaient faire valoir les mêmes droits, ou si quelques-uns d’entre eux n’étaient pas des subordonnés plutôt que des associés. Les Étoliens formaient sans aucun doute le noyau de la ligue ; c’étaient eux qui l’avaient organisée et qui la maintenaient. En qualité de peuple exclusivement militaire, ils composaient la majeure partie de l’armée fédérale et de beaucoup la plus aguerrie. Bien que plusieurs états aient été rattachés à la ligue étolienne par des moyens violents[11], les historiens la désignent toujours sous le nom de συμπολιτεία, qui suppose l’égalité des droits. De même, l’expression συμπολιτεΐν είς τό Αίτωλικόν[12] indique simplement que tous les peuples incorporés ont aliéné par là même une partie de leur indépendance, et ont cessé de former des états isolés, ce que confirme le nom général d’Étoliens, appliqué indistinctement à tous les membres de la ligue ; aussi avaient-ils abdiqué toute initiative en fait de politique étrangère. Aucune cité ne pouvait séparément déclarer la guerre, faire la pais ou conclure des alliances[13] ; pour les affaires intérieures, au contraire, l’indépendance était complète. Une commission de Nomographes fut instituée un jour pour réparer le désordre des finances qui menaçait de tout compromettre[14], mais cette résolution prise en commun ne peut être considérée comme une atteinte portée à l’autonomie des villes.

La ligue tenait régulièrement ses états chaque année, à l’équinoxe d’automne. Le lieu choisi était Thermon, où une fête fédérale et des jeux étaient célébrés à cette occasion en l’honneur d’Apollon[15]. L’assemblée générale était désignée sous le nom de τό παναιτώλιον[16]. Des convocations extraordinaires avaient lieu, toutes les fois qu’on en sentait le besoin. Dans ce cas, on se réunissait non pas seulement à Thermon, mais clans plusieurs autres localités, dont quelques-unes situées hors de l’Étolie, comme Naupacte, Lamia, Hypata et l’Héraclée voisine des Thermopyles[17]. Tout citoyen d’une ville fédérée avait le droit d’assister aux séances et de prendre part aux délibérations[18]. Outre l’assemblée générale, il existait un conseil plus restreint, composé de députés que l’on désignait sous le nom de άπόκλητοι[19]. On trouve aussi des σύνεδροι, qui peut-être formaient parmi les Apoklètes des commissions chargées d’élucider les questions spéciales[20]. Le conseil fédéral était permanent et siégeait alternativement dans différentes villes[21]. Il décidait des affaires urgentes ou de celles qui n’offraient qu’une importance secondaire ; les autres étaient portées devant l’assemblée générale qu’il convoquait extraordinairement à cet effet. Rien n’indique de quelle façon avaient lieu les nominations des magistrats fédéraux à Thermon, mais il est très vraisemblable, malgré les conjectures de quelques érudits, qu’elles se faisaient au chois, non au sort[22]. Le magistrat par excellence était le Stratège, dont le nom figurait dans tous les documents, comme indice de l’armée[23]. Le Stratège n’était pas seulement le chef de l’armée ; il avait aussi la présidence dans les assemblées générales, aussi bien que dans les réunions restreintes des Apoklètes. S’il s’agissait d’une question de paix ou de guerre ; il devait, pour se conformer à la loi, se borner à recueillir les avis, sans donner lui-même le sien[24]. On voulait éviter par là que des motifs personnels influassent sur les résolutions. La même précaution n’existait pas pour les affaires d’autre nature. Le premier magistrat après le Stratège était l’Hipparque ou commandant de la cavalerie, qui était, en outre, l’auxiliaire ou le suppléant du Stratège en dehors des fonctions militaires. On signale ensuite le γραμματεύς ou Greffier en chef, quelque chose comme le ministre du Stratège ou le Chancelier fédéral[25]. Nous trouvons encore mentionnés des Nomographes qui paraissent avoir été chargés de temps à autre de codifier les lois, d’examiner et de comparer celles qui étaient l’œuvre des circonstances, et de prendre ou au moins de proposer les mesures qu’ils jugeaient nécessaires[26].

Ce fut surtout durant les luttes qu’elle eut à soutenir contre les Macédoniens, sous les règnes d’Antigone Doson et de Philippe III, que la ligue étolienne déploya toute son activité. Malheureusement il était devenu plus difficile que jamais de réunir tous les Grecs dans un effort commun. L’esprit de la nation était engourdi ; ses forces étaient épuisées. A l’amour du particularisme qui était pour ainsi dire passé dans le sang des Grecs et avait été pour eux une cause de discorde perpétuelle, se joignaient le dédain et la répulsion que ressentaient des populations plus cultivées pour la race énergique mais grossière des Étoliens. Les Achéens et beaucoup d’autres aimèrent mieux se résigner à la suprématie des Macédoniens que de la combattre avec de pareils auxiliaires. Toute la Grèce se trouva ainsi divisée en trois partis : la ligue étolienne, la ligue achéenne et le parti des neutres qui se tint à distance des deux autres. Dans les guerres des Romains contre les Macédoniens, les Étoliens s’allièrent d’abord aux premiers, mais ils se brouillèrent avec eux et finalement furent forcés, en 189, de souscrire au traité qui les fit en réalité les sujets de Rome.

 

 

 



[1] Thucydide, III, c. 94. Voy. cependant aussi Polybe, XVII, c. 5, § 8, et Tite-live, XXXII, c. 4, où les Apodotes, les Agréens et les Amphiloques sont désignés comme n’appartenant pas à la Grèce.

[2] Strabon, VIII, p. 388. Cet avantage avait permis aux Étoliens d’avoir une cavalerie bien montée ; voy. Tite-Live, XXXIII, c. 7, § 13 ; voy. aussi Kruse, Hellas, t. II, p. 189 et suiv.

[3] Thucydide, I, c. 5.

[4] Thucydide, VII, c. 578 ; Tite-Live, XXXI, c. 43, § 5.

[5] Athénée, XII, p. 527. — Une inscription insérée au Corpus, n° 3046 montre que les troupes d’acteurs qui de la ville de Téos en particulier se répandaient dans tous les pays étaient bien accueillis chez les Étoliens.

[6] Thucydide, III, c. 111.

[7] Strabon, X, p. 449 et 465.

[8] Schol. d’Apollonius, I, v. 419.

[9] Ephore, cité par Strabon, X, p. 463.

[10] Voy. les pièces à l’appui, citées dans les Antiq. Jur. publ. Græc., p. 437.

[11] Polybe, IV, c. 3, § 6, et 25, § 7 ; XVIII, 3, § 12, et 47, § 9.

[12] Pausanias, X, c. 21, § 1.

[13] Tite-Live, XXXI, c. 32, § 3.

[14] Polybe, XIII, c. 1.

[15] Polybe, IV, c. 37, § 2 et XI, 7 ; Strabon, X, p. 463.

[16] Voy. Tite-Live, XXXI, c. 29, § 1, et en divers passages. Le nom de παναιτώλιον ne se rencontre pas chez les historiens grecs, mais Pollux (I, VI, c. 163) mentionne des παναιτώλια, qui sans cloute étaient la fête de la confédération, ce que les παμβοιώτια et les πανιώνια étaient pour les populations dont elles rappellent les noms. Sur le Concilium Pylaicum que Tite-Live (I. XXXI, c, 32, § 3) cite en même temps que le Panætolicum, voy. les notes de Weissenborn.

[17] Polybe, V, c. 103, § 2 ; Tite-Live, XXVIII, c. 5, § 13 ; XXXI, 29, § 8 ; XXXV, 12, § 3, et XXXVI, 26, § 1.

[18] Polybe, V, c. 103 ; § 2 et 6 ; XVIII, 48, § 6 ; XXVIII, 4, § 1 ; Diodore, XIX, c. 66 ; Tite-Live, XXXV, c. 34 et 46.

[19] Polybe, IV, c. 5, § 9 ; XX, 1 § 10 et 11 ; Tite-Live, XXXV, 34 et 46, XXXVI, 28.

[20] Corpus Inscr. græc., n° 2350, 2352 et 3046 ; voy. aussi Polybe, XX, c. 1. Dans une inscription publiée par Ussing (Inscr. ined., n° 2) et par Rangabé (Antiq. hellen., t. II, p. 215, n° 692) sont mentionnés τό συνδριον τών Αίτωλών καί οί προστάται τοΰ συνεδρίου καί ό γραμματεύς καί ό ϊππαρχος. Il y avait deux προστάται τοΰ συνεδρίου.

[21] Dans un passage de Polybe (XX, c. 1) les Apoclètes sont réunis à Hypata. Il n’est pas douteux qu’ils fussent toujours présents là où avaient lieu les assemblées générales.

[22] On a soutenu l’opinion contraire par cette raison que d’après Hesychius s. v. κυάμω πατρίω les Étoliens auraient, dans le Méléagre de Sophocle, nommé leurs magistrats à l’aide de fèves ; et que cet usage était présenté comme remontant au temps même de Méléagre. Il saute aux yeux qu’un pareil témoignage n’a aucune valeur. Le tirage au sort des magistrats fédéraux eut été une chose absolument déraisonnable.

[23] Voy. par ex. dans le Cornus l’inscription n° 3046. En 289, les Étoliens, pour faire honneur au roi Attale de Pergame, l’avaient choisi comme Stratège, en lui adjoignant Pyrrhias, chargé de remplir effectivement les fonctions attachées à ce titre. Voy. Tite-Live, I. XXVII, c. 29, § 10, et 30, § 1.

[24] Tite-Live, XXXV, c. 25, § 7.

[25] Sur ces trois fonctions, voy. Polybe. XXI, c. 32 § 10.

[26] Polybe, XIII, c. 1 ; Corpus Inscr. græc., n° 1193 et 3046.