ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — TROISIÈME SECTION. — CONSTITUTIONS DES PRINCIPAUX ÉTATS DE LA GRÈCE.

CHAPITRE TROISIÈME (SUITE). — ORGANISATION DE LA CITÉ.

 

 

§ 12. — Gouvernement d’Athènes jusqu’à la conquête romaine.

La lutte à laquelle les Athéniens se laissèrent entraîner par les excitations de Démosthène n’eut pas une issue heureuse ; mais elle épargna du moins à la nation qui avait été la première en gloire et en puissance, la honte de subir sans résistance le joug du vainqueur. Le grand orateur fut en droit de dire que, eussent-ils même pu prévoir le dénouement de la guerre, les Athéniens n’auraient pas dû encore balancer à suivre ses conseils, car ils avaient fait ce qui convenait à des hommes libres ; le reste était entre les mains de la fortune[1]. Grâce à la modération du vainqueur, la défaite de Chéronée n’eut pas des conséquences aussi funestes qu’on eût pu le craindre. Philippe traita mieux les Athéniens que ses anciens amis les Thébains, devenus les alliés de ses adversaires. Il leur fit don d’Oropos, qui avait été souvent un objet de contestation entre Thèbes et Athènes, et leur laissa file de Samos occupée par des κληροΰχοι d’origine attique[2]. Cela ne représentait sans doute qu’un faible reste de leur puissance maritime ; mais à l’intérieur rien ne fut changé. La constitution et l’administration demeurèrent telles qu’elles étaient. Ln récompense de ces procédés, les Athéniens durent accéder à la ligue des États grecs unis sous l’hégémonie de Philippe polir servir ses projets contre la Perse, et s’engager à fournir leur contingent en hommes et en vaisseaux. Lorsque après la mort de ce prince, le moment parut favorable pour s’affranchir de la domination macédonienne, les Athéniens se soulevèrent à la vois de Démosthène et tentèrent de reprendre leur revanche de Chéronée, mais Thèbes avait succombé avant que leur armée se fût mise en marche, et ils n’y gagnèrent que d’avoir encouru le ressentiment d’Alexandre. Ils en furent, il est vrai, quittes pour la peur. Alexandre n’insista même pas pour se faire livrer ses adversaires les plus acharnés, Démosthène, Lycurgue et d’autres. Il comprit sans doute que dans l’état des esprits, il n’avait rien à redouter d’Athènes où tout le monde était unanime à souhaiter la paix, les démagogues comme Démade, par intérêt personnel, et les grands citoyens comme Phocion, parce qu’ils savaient trop bien que la nation n’avait ni matériellement ni moralement la force d’engager une nouvelle lutte pour la liberté. Athènes resta en repos, tant que vécut Alexandre. A sa mort Démosthène et ses partisans ravivèrent encore une fois le souvenir du passé, et tentèrent de secouer le joug d’Antipater avec d’autant plus de confiance qu’ils avaient gagné à leur cause une grande partie des États grecs. Les premières hostilités leur furent favorables, mais lorsque les Macédoniens eurent remporté en Thessalie la bataille décisive de Krannon, les alliés découragés demandèrent la pais, et Athènes fut contrainte de faire comme eus. Antipater ne l’accorda qu’à de dures conditions. Il exigea qu’on lui livrât les instigateurs du soulèvement, entre autres Démosthène qui échappa par le poison à la vengeance du vainqueur, que Munychie reçut une garnison macédonienne, qu’on lui versât une somme d’argent considérable, et que la constitution démocratique fût changée en une timocratie où nul n’exercerait la plénitude de ses droits civiques, à moins de posséder au moins vingt mines. Neuf mille citoyens seulement se trouvèrent assez riches. On offrit aux douze mille qui restaient de les transporter en Thrace, où on leur donnerait des terres ; un grand nombre acceptèrent cette proposition. La constitution ainsi modifiée subsista aussi longtemps qu’Antipater régna sur la Macédoine. A sa mort, lorsque son fils Cassandre, pour faire échec à Polysperchon, tuteur du faible prince Philippe Arrhidée, promit la liberté aux villes grecques, et rappela tous les bannis, la démocratie releva la tête ; mais elle fut bientôt écrasée par Cassandre qui rétablit la timocratie avec un cens de mille drachmes au minimum, par quoi il faut entendre non la totalité de la fortune, mais seulement le τίμημα, c’est-à-dire le capital imposable ou le revenu[3]. Démétrius de Phalères fut mis à la tête de l’État, probablement avec le titre d’Épimélète ou d’Épistate, et revêtu des pouvoirs législatifs et exécutifs les plus étendus, mais à la condition de rendre compte de son administration au roi de Macédoine qui tenait la population dans sa main par la garnison de Munychie.

Les anciens ont porté sur Démétrius des jugements très divers, suivant qu’ils ont considéré ses premiers actes ou sa conduite ultérieure. Ce qui est venu jusqu’à nous de ses mesures législatives prouve, à n’en pas douter, qu’il se proposa d’affermir le respect de la loi et le bon ordre dans la vie publique, ainsi que dans la vie privée. Il est signalé comme le troisième législateur d’Athènes, après Dracon et Solon[4], et effectivement, il né leur céda pas en activité légiférante. On lui doit en particulier l’établissement d’un collège de Nomophylaques sur le modèle de celui qui, du temps de Périclès, avait été chargé, après que le droit de surveillance générale fût enlevé à l’Aréopage, de s’opposer aux motions illégales, soit dans le Sénat, soit dans l’Assemblée du peuple, mais qui n’était resté que peu de temps en fonction. Bien qu’un cens de mille drachmes eût exclu la multitude des affaires publiques, ces offices de gardiens des lois n’étaient pas superflus, et il était plus naturel d’en investir quelques magistrats que de les rendre, comme on .l’avait fait après la chute des Trente, à l’Aréopage qui, expérience faite, avait été sans doute reconnu impropre à ce rôle.

Nous ne sommes pas en mesure de fournir des détails plus précis sur les Nomophylaques de Démétrius, sur leur nombre ou la manière dont il étaient nommés, non plus que sur l’étendue de leurs attributions. Tout ce que nous pouvons certifier, c’est que leur contrôle embrassait aussi les actes des magistrats, non pas seulement les délibérations du Sénat et de l’Assemblée populaire. Démétrius établit des lois somptuaires, pour prévenir les dérèglements de la vie privée, et en confia l’application au collège des Gynékonomes[5] qui, ainsi que leur nom l’indique, devaient surtout surveiller les habitudes de vie des femmes. Ils étaient chargés aussi de s’assurer, de concert avec les aréopagites, que dans les banquets, les repas de noces et autres réunions du même genre, le nombre des convives et le montant des dépenses ne dépassaient pas les limites fixées. Une loi, qui plaçait les écoles des sophistes sous l’inspection de l’État et qui n’en autorisait l’ouverture qu’après une requête adressée au Sénat et au peuple, appartient également sans doute aux premières années de l’administration de Démétrius[6]. Dans toutes ces dispositions, on reconnaît la même tendance à relever le niveau de la moralité publique, et le reproche qu’on lui adresse d’avoir remplacé le mouvement de la vie par des rouages mécaniques suppose qu’il eut été le maître de créer l’État à nouveau. Il est plus bienveillant et plus juste de dire que Démétrius fit ce que seul il était capable de faire. Sous le rapport du bien-être matériel, Athènes n’eut pas non plus à se plaindre de lui dans la huitième année de son gouvernement (Olymp. 117, 4 ; av. J.-C. 309), la population s’élevait à vingt et un mille citoyens, dix mille résidents et quatre cent mille esclaves, ce qui suppose en tout environ cinq cent cinquante-trois mille âmes. Les revenus de l’État atteignirent douze mille talents, et l’on sait qu’une grande partie de cette somme fut employée à d’utiles fondations. Démétrius malheureusement ne resta pas fidèle à lui-même. Il se laissa corrompre par l’abus de la puissance, les enivrements de la flatterie et le spectacle de la corruption générale, prouvant ainsi qu’une culture factice remplaçait mal chez lui la force morale du caractère. L’érudit, modéré dans ses désirs, devint un libertin et viola impudemment les lois que lui-même avait faites. Au lieu d’appliquer les revenus publics au besoin de l’État, il les prodigua pour ses satisfactions personnelles et, par un juste retour, finit par soulever d’autant plus l’opinion qu’elle lui avait été d’abord plus favorable. Durant les dis années où il se maintint à la tête des affaires, son gouvernement fut désigné, tantôt sous le nom de tyrannie, parce qu’un seul homme, uniquement soutenu par la puissance macédonienne, était J’arbitre de l’État, tantôt sous le nom de démocratie, parce que, malgré le tempérament de la timocratie, la volonté populaire faisait loi, quelquefois enfin sous le nom d’oligarchie pour cette raison que, en dépit des formes démocratiques, ceux-là seuls parvenaient aux magistratures, qui obtenaient l’agrément du maître. Il s’investit lui-même de la dignité d’Archonte (Olymp. 117, 4), deux ans avant sa chute, quand déjà depuis longtemps il avait démenti ses débuts, et cette année de magistrature fut appelée plus tard l’année sans lois. Il fut renversé à la suite de la guerre qu’Antigone entreprit contre Cassandre en 307, lorsque le fils d’Antigone, Démétrius Poliorcète, s’empara du Pirée, et assiégea Munychie, défendue par une garnison macédonienne. A la suite d’une capitulation, Démétrius de Phalères put s’éloigner librement. Le fort de Munychie fut rasé, et Démétrius Poliorcète entra en vainqueur dans Athènes, où il fut reçu avec des transports de joie et des flatteries hyperboliques. Nous nous bornerons à mentionner ici deux mesures qui avaient indirectement trait à l’organisation de l’État et qui furent alors populaires : Démétrius Poliorcète fonda deux nouvelles tribus qui furent placées à la tête des dis autres et s’appelèrent du nom de son père et du sien Antigonis et Démétrias. Ce changeaient en entraîna un autre dans la distribution des dêmes, dont le nombre sans doute dépassait déjà de beaucoup le rapport de dix par tribu. Il en résulta aussi un accroissement numérique du Sénat, qui compta six cents membres au lieu de cinq cents. Douze prytanies d’un mois chacune remplacèrent les dia prytanies, dont la durée était, comme on sait, de trente-cinq ou de trente-six jours. Enfin, il est probable que le personnel de quelques collèges fut augmenté proportionnellement au nombre des tribus. Par un autre hommage plus excessif encore, les deux rois furent salués du nom de Dieux libérateurs (Σωτήρες), et un prêtre fut élu chaque année pour leur rendre les honneurs qui leur étaient dus à ce titre ; il est vrai que cette institution ne dura que ce que dura l’enivrement du peuple[7].

Démétrius Poliorcète fut forcé par les vicissitudes de la guerre de quitter Athènes. Son adversaire, Cassandre, vint mettre le siège devant Athènes, mais dut à son tour battre en retraite, la résistance de la ville ayant donné à Démétrius le temps de revenir (av. J.-C. 302). Délivrés une seconde fois, les Athéniens se surpassèrent et se livrèrent à de si basses flatteries que celui qui en était l’objet dut en effet se croire tout permis avec de tels hommes. S’abandonnant à sa nature sensuelle, il tomba dans des déportements qui finirent par lui aliéner ceux mêmes qui avaient encouragé ses vices. Lorsque la guerre l’appela en Asie aux côtés d’Antigone, et que tous deus eurent été défaits à Ipsus, Athènes se crut dégagée de tout lien, et ,déclara, au moment où Démétrius approchait des côtes, sa résolution de ne recevoir à l’avenir aucun des rois qui se faisaient la guerre. Si les Athéniens s’étaient flattés de recouvrer leur liberté, leur espoir fut bientôt déçu. Les alternatives de la lutte générale les garantirent quelques années contre le danger de devenir la proie du vainqueur ; mais ils y gagnèrent peu de chose, et tombèrent sous le joug d’un de leurs concitoyens, un certain Lacharès, qui s’érigea en tyran, on ne sait au juste par quel moyen, vraisemblablement avec l’appui de la Macédoine. Lacharès a été flétri par l’histoire comme un des plus effroyables despotes dont elle ait conservé le souvenir. Sa tyrannie disposa de nouveau les Athéniens à se tourner vers Démétrius. Lorsque ce prince revint avec sa flotte et une armée de débarquement, le Pirée s’ouvrit à lui sans résistance, et Lacharès, qui défendit la ville avec acharnement, fut forcé de chercher son salut dans la fuite. Démétrius se montra plus généreux qu’on ne s’y attendait ; il mit des garnisons dans le Pirée et à Munychie et plus tard en établit une autre sur le Musée, colline située à l’intérieur de la ville, mais il n’exerça aucune vengeance. Il ne changea rien à la constitution, investit des magistratures les personnages les plus agréables au peuple, et pour remédier à la misère générale fit don de cent mille médimnes de grains. Athènes demeura quelques années sous le gouvernement paternel du vainqueur, jusqu’au moment où Démétrius, que sa destinée changeante avait placé dans l’intervalle sur le trône de Macédoine, en fut précipité par Pyrrhus, roi d’Epire. Ses revers rendirent aux Athéniens le courage de se soulever contre lui. Les garnisons du Musée, du Pirée et de Munychie furent contraintes de capituler, et le peuple goûta de nouveau une liberté précaire, la seule qui fût alors possible. Les changements intérieurs comportent peu de détails ; nous savons seulement qu’un neveu de Démosthène, Démocharès, fut le plus considérable parmi les hommes d’État qui gouvernèrent Athènes, et qu’il ne se montra pas indigne de son oncle. Dans les années suivantes, les Athéniens furent forcés par le fils de Démétrius, Antigone, de recevoir une nouvelle garnison sur le Musée. Salamine, Munychie et le Pirée furent également occupés par les troupes de ce prince ; les personnages mentionnés comme ayant exercé dans ces lieux une autorité tyrannique, Hiéroclès, Glaucus, Lycinus, sont ses lieutenants. La garnison de Munychie fut retirée plus tard (av. J.-C. 255) ; on peut toutefois juger à quel point Athènes se sentait encore sous la dépendance du monarque macédonien d’après ce fait que non seulement elle n’osa pas seconder les efforts d’Aratus, mais que sur la fausse nouvelle de sa mort répandue en 229, elle se mit en fête et se couronna de fleurs. Il fallut attendre la mort du second Démétrius, qui laissa le trône à un enfant, pour que, les circonstances aidant, les Athéniens crussent pouvoir tenter un dernier effort en faveur de la liberté. Ils s’unirent à Aratus qui décida la garnison macédonienne à la retraite, soit qu’elle se sentit incapable de résister, soit que l’officier qui la commandait ait été gagné à prix d’argent. Depuis ce moment Athènes fut aussi libre qu’un État grec pouvait l’être encore. Elle s’appliqua à préserver cette liberté par une neutralité absolue, n’accéda ni à la ligue Achéenne, ni à la ligue Étolienne, et chercha dans l’amitié des rois d’Egypte un appui contre de nouvelles entreprises de la Macédoine. Ce fut dans ce temps que les deus tribus instituées par Démétrius Poliorcète changèrent de nom : la tribu Démétrias emprunta vers l’an 266 celui de Ptolémaïs à Ptolémée Philadelphe, l’Antigonis s’appela la Nouvelle Erechtheis jusqu’à l’an 200, où Attale, roi de Pergame et l’allié des Romains dans leur guerre contre Philippe, étant venu visiter Athènes, elle prit en son honneur le nom d’Attalis[8]. Dans la suite, les Athéniens restèrent fidèles à Rome ; c’était en effet le meilleur parti qu’ils pouvaient prendre. Ils avaient compris que le temps de la prépondérance politique était passé pour eux, aussi bien que pour le reste de la Grèce. Au lieu de s’obstiner à jouer un rôle dons les affaires du monde, comme les Achéens ou les Étoliens, ils se bornèrent à gouverner de leur mieux leurs affaires intérieures, ce à quoi les Romains ne demandaient pas mieux que de les aider. Les Romains s’étaient épris depuis peu des sciences et des arts de la Grèce, et les sympathies des esprits délicats s’attachaient surtout à la ville où l’art et la science avaient pris naissance, et avaient jeté le plus vif éclat, où on les cultivait encore, autant que cela était possible dans un temps à la fécondité créatrice avait fait place au désir de jouir des trésors acquis. Athènes fut longtemps l’école où les jeunes Romains venaient s’initier à la philosophie et à la rhétorique ; elle fit tout pour rester l’asile des nobles études et le rendez-vous de la jeunesse curieuse de s’instruire ; mais là se borne son rôle au point où nous sommes parvenus, et l’examen de son organisation politique ou administrative serait désormais sans intérêt, alors même qu’il serait possible de fournir sur ce sujet autre chose que des indications éparses, sans lien entre elles.

 

 

 



[1] Démosthène, c. Ctésiphon, p. 294.

[2] Voy. Antiq. jur. publ. Gr., p. 355. Je renvoie tout ce qui suit aux textes cités dans cet ouvrage (V, c. 9).

[3] Voy. Bergk, dans le Iahrbuch für Philol. und Pædag., t. LXV, 4e part., p. 398.

[4] George le Syncelle, Chronographie, 273, 63. Il est question dans un document épigraphique d’une rédaction des lois (άναγραφή νόμων), mais seulement après le renversement de Démétrius ; voy. Meier, Comment. epigr., n° 2 ; Rangabé, Antiq. hellen., t. II, p. 103 ; cf. Bergk, dans la Zeitschrift für die Altherth. Wissensch., 1853, p. 273.

[5] Voy. Bœckh, Ueber den Plan der Atthis. v. Philochoros, p. 23.

[6] Voy. Schmidt, de Theophrasto rhetore, Halis, 1839, p. 9 et 10.

[7] L’assertion de Plutarque (Démétrius, 10) que le prêtre des Σωτήρες avait pris la place du premier archonte et était devenu l’éponyme de l’année reposé sur une méprise, ainsi que l’a démontré avec évidence Kirchoff, dans l’Hermès, t. II, p. 161-173.

[8] Il n’est pas possible d’éclaircir ici plus complètement la question des changements de nom par lesquels ont passé les nouvelles tribus. Je me borne à renvoyer à ce qu’en dit Dittenberger, dans l’Hermès, t. II, p. 287.