§ 1. — Les Esclaves. Les sources auxquelles nous pouvons puiser des informations plus spéciales sur les différentes pièces de la constitution athénienne appartiennent surtout à la période durant laquelle la liberté fondée par Solon et consolidée par Clisthène aboutit à une démocratie qui dégénère en ochlocratie. Il existe jusque-là peu de données certaines, et même durant ce laps de temps, beaucoup de questions sont soulevées, qui ne sauraient être résolues sûrement ou même ne comportent aucune réponse. Le champ reste ouvert aux conjectures ; heureusement les points obscurs sont d’une importance secondaire, et comme notre dessein se borne à donner les résultats essentiels et marqués d’un caractère scientifique, nous pouvons sans scrupule les passer sous silence, ou du moins ne signaler que les hypothèses les plus vraisemblables, sans entrer dans de longs éclaircissements et surtout dans l’examen des opinions opposées aux nôtres. Le gouvernement d’Athènes, alors même qu’il était le plus démocratique, demeura, comme toutes les démocraties de l’antiquité, une sorte d’oligarchie. Le peuple souverain, en effet, n’y formait qu’une faible minorité, ayant en face d’elle une masse considérable, exclue de toute participation aux droits civiques. Cette population déshéritée se composait des esclaves et des étrangers résidents, deux classes qui les premières se recommandent à notre attention, en tant qu’elles servaient de base et de support à la bourgeoisie dirigeante. Il n’y avait pas dans l’Attique, ainsi qu’on l’a vu plus haut, moins de trois cent soixante-cinq mille esclaves. Si donc l’on adopte pour la bourgeoisie le nombre de quatre-vingt-dix mille, les deux classes étaient entre elles dans le rapport de quatre à un. Ces esclaves toutefois n’étaient pas, comme les Hilotes et les Pénestes, des serfs attachés à la glèbe. Il ne pouvait y avoir de population asservie là où il n’y avait pas eu de conquête, et les lois de Solon avaient arrêté à temps la domination tyrannique qu’une noblesse opulente était en train d’étendre sur les prolétaires. Les esclaves descendaient donc d’auteurs amenés eu Attique de quelque pays étranger. Il pouvait arriver par exception que des Grecs faits prisonniers fussent réduits à un esclavage permanent, mais en règle générale ils étaient échangés ou admis à rançon[1] ; seuls, en un mot, les barbares étaient réputés esclaves. Les principaux marchés d’esclaves étaient à Délos, à Chio, à Byzance, et s’approvisionnaient surtout dans les provinces de l’Asie Mineure, en Lydie, en Phrygie, en Mysie, en Paphlagonie ; eu Cappadoce, ou dans une autre direction, en Thrace et dans les contrées du Nord vaguement comprises sous le nom de Scythie[2]. Athènes avait bien aussi son bazar[3], où des esclaves étrangers étaient exposés en vente par des trafiquants ou par des maîtres désireux de les revendre. On y pouvait acheter des métèques et des affranchis, réduits ou rejetés en esclavage par suite de certaines condamnations ; mais une grande partie des esclaves, la plus grande peut-être, se composait d’enfants nés en Attique de femmes esclaves. Assez souvent les maîtres permettaient qu’elles formassent une espèce de ménage[4] ; quelquefois même ils engendraient eux-mêmes des enfants qui n’en suivaient pas moins la condition de leur mère. Ces esclaves, nés dans la maison, portaient le nom de οίκογενεΐς οίκοτραφεΐς, οίκότριβές ; les femmes qui étaient dans ce cas s’appelaient aussi σηκίδες[5]. Il n’y avait si pauvre maison à Athènes qui fût complètement dépourvue d’esclaves ; les riches en possédaient quelquefois plusieurs centaines, quine pouvaient évidemment habiter Mous sous le même toit. Les uns exerçaient quelque industrie, soit isolément, soit réunis dans des fabriques ; d’autres cultivaient la terre, d’autres enfin servaient sur des navires marchands, comme rameurs ou comme matelots, ou bien travaillaient dans les mines. La classe des mineurs était nombreuse : Nicias en possédait mille à lui seul[6], et Xénophon estime qu’il y en avait plusieurs dizaines de mille dans les puits[7]. Les esclaves qui exerçaient isolément quelque métier payaient une redevance à leur maître et s’entretenaient avec le reste de leur salaire[8]. Ceux qui travaillaient dans les fabriques étaient placés sous la surveillance d’un contremaître (έπίτροπος) esclave lui-même ou affranchi, qui rendait compte au propriétaire des bénéfices obtenus[9]. Souvent aussi les maîtres louaient leurs esclaves pour différents travaux à quiconque en avait besoin ; à la classe servile appartenaient encore la plus grande partie des ouvriers qui attendaient sur les places publiques et dans les faubourgs, notamment à Colone, qu’on les embauchât, comme c’est encore l’usage aujourd’hui[10]. Ce n’était pas seulement le petit commerce, les débits de boissons et les gargotes qui étaient aux mains des esclaves. Les changeurs et les gros commerçants les mettaient aussi à la tête de leurs affaires[11] ; enfin à l’intérieur, les esclaves étaient chargés de toutes les fonctions confiées de nos jours à la domesticité, depuis les plus basses et les plus nécessaires jusqu’à celles qu’engendre l’habitude du luxe et de la mollesse. A des attributions si diverses devait correspondre une grande variété de situations. Les esclaves des riches vivaient naturellement mieux, tout en se donnant moins de peine, que ceux des pauvres. Ceux dont les emplois exigeaient de l’habileté ou qui occupaient des postes de confiance étaient autrement traités que les laboureurs, les ouvriers des mines et les domestiques appliqués aux travaux infimes. En général cependant les Athéniens avaient la réputation de se distinguer des autres Grecs, dans leur commerce avec leurs esclaves, comme sous d’autres rapports, par leur humanité. Il est certain qu’ils leur laissaient plus de liberté, ce qui fait dire à Démosthène que les esclaves avaient plus le droit de dire à Athènes ce que bon leur semblait que les citoyens dans beaucoup d’autres États[12]. L’esclave nouvellement acheté était conduit à l’autel intérieur, et le maître ou sa femme répandait sur lui des fruits, figues, dattes ou noix, des gâteaux et de petites pièces de monnaie pour bien inaugurer les relations à venir[13]. La loi protégeait les esclaves contre les caprices ou la dureté des maîtres ; aucun d’eux ne pouvait être mis à mort sans jugement[14]. Ceux qui étaient maltraités avaient la ressource de se réfugier dans quelque sanctuaire, en particulier dans le temple de Thésée, et là de stipuler que leur maître serait forcé de les vendre[15]. Si les violences étaient exercées contre un esclave appartenant à un autre, le propriétaire avait l’action appelée γραφή ϋβρεως et le coupable n’en était pas quitte sans une amende considérable[16]. Les esclaves étaient souvent mis en réquisition pour la mi-lice et affectés surtout au service de la flotte ; on choisissait de préférence ceux qui avaient un domicile à eux, c’est-à-dire qui n’habitaient pas avec leurs maîtres[17]. La plupart faisaient l’office de rameurs et de matelots ; souvent aussi ils servaient comme soldats de marine, et pouvaient recouvrer la liberté en récompense de leur bonne conduite, auquel cas sans cloute l’État indemnisait les propriétaires[18]. Ceux qui avaient combattu aux Arginuses obtinrent le droit de bourgeoisie, dans une mesure restreinte, il est vrai ; ils furent assimilés aux Platéens, dont il sera question plus bas. Aucun règlement n’assignait aux esclaves un costume spécial. Ils ne se distinguaient pas extérieurement des petits bourgeois, si ce n’est que dans les grandes maisons, ils étaient souvent mieux vêtus[19]. La seule prohibition portait sur les cheveux qu’ils ne pouvaient laisser croître[20], mais un grand nombre de citoyens se faisaient aussi couper les cheveux. Les noms des esclaves étaient généralement empruntés à leur pays d’origine. Quelquefois aussi ils étaient les mêmes que ceux des hommes libres. Certains noms cependant, tels que ceux d’Armodius et d’Aristogiton, étaient interdits aux esclaves[21] ; il leur était défendu aussi de fréquenter les gymnases et les palestres où se réunissaient les citoyens, a plus forte raison les Assemblées du peuple[22]. Ils n’avaient pas le droit de paraître pour leur compte devant les tribunaux, mais ils pouvaient plaider comme mandataires de leurs maîtres. Leurs témoignages n’étaient reçus que dans les affaires de meurtre ; en tout autre cas, leurs déclarations, si elles étaient jugées importantes pour la découverte de la vérité, étaient arrachées par la torture[23]. Par compensation, les temples et les lieux consacrés leur étaient ouverts, et ils pouvaient prendre part aux sacrifices publics[24]. Les sacrifices domestiques, qu’ils célébraient en commun avec leurs maîtres, servaient à entretenir entre les uns et les autres des rapports plus bienveillants. Ceci toutefois ne doit s’entendre que de ‘la domesticité attachée au service intime de la famille, non de ces troupes d’esclaves contre lesquels on était toujours en défiance, dont on ne pouvait avoir raison que par la terreur, et que l’on évitait de réunir en trop grand nombre à leurs compatriotes[25]. Les affranchissements n’étaient pas rares. Les maîtres humains, qui permettaient aux esclaves de posséder un pécule, les autorisaient souvent aussi à se racheter de l’esclavage, moyennant une rançon déterminée[26]. Une fois affranchis, leur condition était la même que celle des étrangers domiciliés. Leur maître devenait leur patron, et ils restaient soumis à certaines obligations qui pouvaient être spécifiées au moment de l’affranchissement[27]. Celui qui violait ces conditions ou qui d’une manière ou de l’autre manquait à ses devoirs envers son ancien maître s’exposait à des poursuites (δίκη άποστασίου), et en cas de condamnation, pouvait être rejeté dans sa première servitude ou vendu au nom de l’État, pour le prix en être versé entre les mains de la partie lésée. Si au contraire l’accusation était reconnue fausse, l’affranchi était relevé de toute espèce de subordination envers son patron, et traité sur le même pied que les étrangers, nés libres[28]. Nous ne voyons trace nulle part de rites, comme il en existait à Rome, ni des distinctions que la différence des formalités pouvait introduire dans la condition des affranchis. Le plus souvent les libérations résultaient de clauses testamentaires. Lorsque le maître y procédait de son vivant, elles étaient rendues publiques par une déclaration au théâtre, dans l’Assemblée du peuple ou devant un tribunal[29]. L’État avait aussi ses esclaves : c’était d’abord le corps d’archers qui, de trois cents hommes, s’était élevé à six cents et même à douze cents[30]. On les appelait les Scythes, d’après leur origine présumée, ou les Speusiniens, du nom d’un certain Speusinus, qui passait pour en avoir été le premier organisateur, nous ne savons pas à quelle époque. Ils servaient comme gendarmes et aidaient à établir la police. Leurs tentes, dressées d’abord dans le marché, furent transportées plus tard sur l’Aréopage. On les utilisait aussi à la guerre, et les deux cents hippotoxotes ou archers à cheval, que l’on trouve mentionnés avec les Scythes, formaient sans cloute aussi un bataillon d’esclaves publics[31]. Les hommes attachés en sous-ordre aux fonctionnaires, les comptables, les scribes, les crieurs, les appariteurs, les geôliers, étaient le plus souvent des esclaves d’État ; c’était toujours le cas pour les exécuteurs des hautes couvres. A la même classe appartenaient les monnayeurs[32] ; l’État n’entretenait pas d’esclaves pour les autres genres de fabrication. Xénophon proposa à l’État comme une spéculation lucrative d’acheter des esclaves exercés au métier de mineurs, pour les louer aux propriétaires de mines[33] ; mais cette combinaison ne fut jamais mise en œuvre, non plus que celle d’un certain Diophante, personnage d’ailleurs inconnu, qui consistait à appliquer des esclaves à tous les travaux d’intérêt public[34]. La condition des esclaves appartenant à l’État comportait naturellement beaucoup plus de liberté que celle des autres, personne n’étant en particulier leur maître. Beaucoup d’entre eux avaient leur ménage ; par conséquent ils possédaient un avoir dont sans doute ils pouvaient disposer à leur gré et, à part le service auquel ils étaient astreints, ils allaient à peu près de pair avec les étrangers domiciliés. |
[1] Voy. Schœmann, Antiq. jur. publ. Gr., p. 369.
[2] Voy. L. Schiller, die Lehre des Aristot. v. d. Sklaverci, p. 25.
[3] Voy. Becker, Churikles, III, p. 15, éd. Hermann.
[4] Xénophon, Œconom., c. 9, § 5 ; Aristote, Œconom., I, 5.
[5] Athénée, VI, 83, p. 263 ; Pollux, III, 76.
[6] Athénée, VI, 103, p. 272.
[7] Xénophon, de Redit., c. 4, § 25.
[8] Id. de Rep. Athen., 1, § 17 ; Andocide, de Myster., § 18 ; Æschine, contre Timarque, § 95.
[9] Démosthène, contre Aphobos, 1, § 9 ; Æschine, ibid.
[10] Athénée, XIV, 10, p. 619 ; Pollux, VII, 130.
[11] Démosthène, pour Phormion, § 118 ; cf. Schœmann, Attische Process, p. 559.
[12] Philipp., III, 5 3, Cf. Xénophon de Rep. Athen., 1, § 10, où les ménagements dont les Athéniens usaient envers leurs esclaves sont expliqués par des raisons politiques plus que par des raisons d’humanité.
[13] Καταχύσματα ; voy, le Schol. d’Aristophane, Plutus, v. 768.
[14] Lycurgue, contre Léocrate, § 65 ; cf. Herald, Aminadversiones in Salmasium, p. 287.
[15] Voy. Schœmann, Att. Process, p. 403.
[16] Voy. Ibid., p. 321 ; cf. Becker, Charikles, III, p. 30.
[17] Ces esclaves sont sans doute ceux que Démosthène désigne par les mots de χωρίς οίκοΰντες (Philipp., 1, § 36). Cependant les mêmes termes sont appliqués aux affranchis ou du moins à une classe d’affranchis sur laquelle les renseignements nous manquent ; cf. Bœckh, Staatshaush., t. I, p. 365, et Buschenschütz, Jahrb. für Philol., t. 95, p. 20.
[18] Rangabé, Antiq. Hellen., t. II, p. 643.
[19] Xénophon, de Rep. Athen., 1, § 10.
[20] Aristophane, Aves, v. 911.
[21] Aulu-Gelle, Noct. Att., IX, 2. D’après Polémon, cité par Athénée (XIII, 51, p. 587), les esclaves ne pouvaient porter des noms empruntés aux fêtes des dieux, par exemple les noms de Néméas, Pythias, etc. Mais il parait que cette interdiction ne fut pas observée à la rigueur ; cf. Preller, dans ses Notes sur Polémon, p. 38.
[22] Æschine, contre Timarque, § 138 ; Aristophane, Thesmoph., v. 300 ; Plutarque, Phocion, 34.
[23] Schœmann, Att. Process, p. 557 et 667.
[24] Démosthène, contre Néère, § 85 ; cf. Lobeck, Aglaoph., p. 19.
[25] Aristote, Polit., t. VII, 9, § 9 ; Œconom., 1, 5.
[26] Dion Chrysost., Or. XV, p. 241 ; Samuel Petit, Leg. Att., p. 259.
[27] Il résulte d’un passage d’Isée (Or. 4, § 9) que le patron héritait de l’affranchi mort sans enfants.
[28] Voy. Schœmann, Att. Process., p. 473.
[29] Isée, Fragm. pour Eumathès, § 2 ; Æschine, contre Ctésiphon, § 41. Un passage d’Aristophon cité par Athénée (XI, p. 472) fait supposer cependant qu’il existait une mode d’affranchissement per mensam.
[30] Voy. Bœckh, Staashaush., t. I, p. 292.
[31] Bœckh, ibid., t. I, p. 368.
[32] Schol. d’Aristophane, Vespæ, v. 1007 ; cf. Schœmann, Antiq. Jur. pub. Gr., p. 186.
[33] Xénophon, de Redit., II, § 17 et suiv.
[34] Aristote, Polit., t. II, 4, § 13 ; cf. Bœckh, ibid., p. 65.