§ 6. — Décadence et ruine. La démocratie livrée à elle-même pouvait rester quelque temps pure de tout excès et se proposer uniquement l’intérêt public ; mais, à la longue, les abus étaient inévitables. Par cela seul que, depuis la guerre médique, Athènes était devenue une puissance presque exclusivement maritime, que toutes ses forces consistaient dans sa flotte, que le commerce d’outre-mer, avec les industries qu’il développe, était devenu la principale ressource de ses habitants, la démocratie ne pouvait manquer de dégénérer[1]. La ville en effet était remplie d’une population nombreuse et infime, qui faisait toujours la majorité dans les assemblées populaires, et décidait de toutes les affaires importantes, les votes étant comptés par têtes, non par classes. Périclès avait pu, grâce à son prestige personnel disposer à son gré de cette multitude, mais aucun des hommes politiques qui lui succédèrent n’était de force à remplir sa place. Ambitieux vulgaires, tous rivalisaient de complaisances pour gagner la faveur du peuple, et nonobstant leur nom de démagogues, étaient beaucoup plus menés que meneurs. Parmi les mesures à l’aide desquelles ils cherchaient à renchérir les uns sur les autres, nous devons citer une nouvelle profusion des fonds théoriques, l’élévation des primes attribuées aux citoyens qui fréquentaient les assemblées populaires ou les tribunaux, et aussi les dénonciations des sycophantes qui, en rendant les riches suspects au peuple souverain, préparaient la confiscation et les amendes dont s’alimentait le trésor public[2]. Ainsi se produisit dans Athènes, comme dans tous les pays d’ailleurs où la démocratie dominait, une animosité violente entre le parti dévoué à cette forme de gouvernement et le parti oligarchique. D’un côté, une minorité d’hommes riches et distingués se voyait avec peine débordée par la multitude, de l’autre le mena peuple, composé pour la plus grande partie d’hommes grossiers et incultes, donnait trop souvent sa confiance à des hommes sans valeur et sans dignité. Cependant les Athéniens se montrèrent, dans la guerre du Péloponnèse, capables de résolutions hardies et d’actes héroïques. De même que dans les Chevaliers d’Aristophane, le démos tombé en enfance. et tenu en lisière par l’esclave paphlagonien, reprend à la fin sa vigueur première, et peut se croire revenu aux temps de Marathon, beaucoup se flattèrent de l’espérance que, si l’on était une fois affranchi de la licence démocratique, Athènes reverrait ses beaux jours. Dans la seconde moitié de la guerre, lorsque les désastres de Sicile et la défection d’un grand nombre d’alliés mirent l’État à deux doigts de sa perte, qu’il fallait un effort désespéré pour sauver ce qui pouvait encore être sauvé, le peuple ne fut pas seulement admirable par son élan guerrier ; son attitude politique mérite aussi qu’on lui rende hommage, car il prêta l’oreille à ceux qui déclaraient nécessaire une révision de la Constitution dans le sens oligarchique ou aristocratique. On peut dire, il est vrai, que personne n’entrevoyait de salut en dehors de l’assistance des Perses, que les réformes demandées étaient le seul moyen d’obtenir cette assistance, et que d’ailleurs elles ne devaient avoir qu’un temps ; on peut même ajouter que les changements furent singulièrement facilités par les mesures que la faction oligarchique avait prises d’avance, à l’effet d’intimider le peuple. Il n’en faut pas moins reconnaître qu’une partie au moins du succès fut due à son bon sens et que la révolution n’eût pu s’accomplir sans déchirement, s’il ne s’y fût pas rallié[3]. Cela ne veut pas dire que l’adhésion fut unanime. La partie de la population la plus énergique et la plus grossière, l’armée, qui se trouvait alors à Samos, tint bon pour la démocratie, et refusa de se laisser prendre aux promesses des oligarques ; il parut bientôt en effet qu’ils n’avaient ni le pouvoir ni la volonté de les tenir. Ils avaient déclaré au peuple qu’il ne serait en aucun cas dépouillé de toute participation à la puissance publique et que les assemblées du peuple seraient formées de cinq mille hommes pris parmi les citoyens en mesure de s’équiper à leurs frais. Au lieu de cela, un conseil de quatre cents nobles décida seul. et souverainement de toutes les affaires. Ils avaient fait luire l’espoir d’une paix prochaine et honorable ; ne pouvant l’obtenir, ils se montrèrent tout prêts à recevoir des conditions honteuses et à reconnaître la domination de l’ennemi, pourvu qu’ils restassent les maîtres de leurs concitoyens. Plusieurs de ceux cependant qui avaient souhaité le revirement politique et étaient même devenus membres du gouvernement, ne les suivirent pas dans cette voie, et le gros du peuple se souleva, décidé à en finir avec l’oligarchie. Elle fut renversée plus vite qu’elle n’avait été établie ; son règne n’avait duré que quatre mois. Toutefois l’ancienne démocratie ne fut pas immédiatement restaurée ; on essaya de réaliser le gouvernement qui, sous les oligarques, était resté à l’état de promesse. Le programme contenait deux points principaux : l’autorité, qui sous le régime démocratique avait appartenu aux assises générales du peuple, fut de nouveau remise aux Cinq-Mille, dont faisaient partie tous ceux qui pouvaient supporter les frais de leur armement, et il fut décrété avec imprécations que, sous aucune forme, on ne recevrait de solde pour prendre part aux travaux de l’assemblée, du sénat ou des tribunaux. D’autres mesures analogues furent adoptées sur lesquelles Thucydide, qui seul nous a transmis le récit de ces événements, n’est entré dans aucun détail. Il se contente de dire qu’Athènes, à la suite de ces réformes, jouit du meilleur gouvernement qu’elle eût eu depuis de longues années[4]. On ne sait au juste ce que dura cette Constitution. Établie aussitôt après la chute des Quatre-Cents, durant l’été de l’année 411, elle ne peut s’être maintenue, du moins dans ses dispositions essentielles, au delà du retour triomphant d’Alcibiade, c’est-à-dire du printemps de 407, où l’ancienne démocratie reprit le dessus. Mais après la désastreuse journée d’Ægospotamoi, le parti oligarchique rentra au pouvoir, et lorsque Lysandre s’empara d’Athènes, le collège des Trente fut chargé de renverser de fond en comble la Constitution et les lois ; en attendant il devait fonctionner comme la plus haute autorité politique du pays. Les Trente, avec le concours des Lacédémoniens qui, à leur prière, mirent garnison dans la ville[5], bouleversèrent à leur guise le sénat et la magistrature et firent disparaître tout ce qui leur portait ombrage. Confiscations, bannissements, supplices même, tout fut mis en œuvre. La population fut désarmée, à l’exception de trois mille hommes qu’ils savaient leur être dévoués et qui seuls eurent l’autorisation de séjourner dans la ville[6]. Cet abominable gouvernement vécut huit mois, jusqu’au moment où une troupe d’exilés réussit à le renverser et rendit au pays ; avec l’aide du roi de Sparte Pausanias, la libre disposition de lui-même. Par une mesure aussi habile que généreuse, et qui contribua puissamment à rétablir la concorde, les vainqueurs prononcèrent une amnistie dont ne furent exclus que les Trente et quelques hommes des plus compromis. L’ancienne législation fut remise en vigueur, avec quelques modifications jugées nécessaires. Ainsi les Athéniens rentrèrent en possession de leur chère démocratie, et toute la bourgeoisie fit serment de la défendre ; quiconque essaierait de la renverser, qu’il fût l’auteur principal ou simplement complice de l’attentat, était déclaré d’avance hors la loi. Non seulement il était permis à tout le monde de le mettre à mort, mais c’était un devoir civique[7]. La motion de Phormisius, tendant à prendre la propriété foncière pour base du droit de bourgeoisie, fut repoussée, si faible que fût le cens, comme une entreprise oligarchique, bien qu’elle rentrât après tout dans l’esprit de la législation de Solon, et qu’elle n’exclût pas plus de cinq mille habitants, c’est-à-dire un quart ou un cinquième du démos[8]. D’autre part, il faut bien voir une précaution coutre les excès de la démocratie dans le fait d’avoir restitué à l’Aréopage le droit de haute surveillance que lui avait enlevé Ephialte[9], ce qui sans doute entraîna la suppression des nomophylaques[10]. Il n’est du reste ni sûr ni vraisemblable que l’Aréopage, même dans la situation qui lui était rendue, ait pu servir de barrière contre les empiètements démocratiques ; le peuple n’était plus d’humeur à se laisser entraver dans la jouissance de ses droits. La multitude, accrue par de nombreuses naturalisations[11], agissait à son gré ou suivait l’impulsion des démagogues qui avaient su gagner sa confiance, et cherchait plus en général la satisfaction de ses propres intérêts que l’avantage public. Les citoyens signalés par leur fortune ou leur noblesse n’étaient pas en assez grand nombre pour résister au courant, et les poursuites des sycophantes d’un côté, de l’autre des charges ruineuses diminuaient encore leur crédit[12]. Quelques années plus tard, lorsque les relations extérieures d’Athènes furent rétablies sur un meilleur pied, que la victoire de Conon à Cnide, en 394, eut détruit la suprématie de Sparte, et rendu à sa patrie l’empire de la mer, lorsqu’enfin la confédération athénienne fut recomposée en grande partie, le régime démocratique s’épanouit de nouveau avec tous ses excès, rendus plus dangereux encore par la faiblesse qui peu à peu avait remplacé chez le peuple le sens politique et l’énergie. Au lieu de payer de sa personne, le peuple aimait mieux rester chez lui, s’engraisser des salaires par lesquels on payait son assistance aux assemblées publiques, aux tribunaux ou aux théâtres[13], se griser de fêtes et de spectacles, et faire faire la guerre par des mercenaires, au risque de ce qui pouvait en arriver. A de longs intervalles seulement et par éclairs, des hommes dévoués à leur patrie purent ranimer dans les cœurs quelques lueurs de courage. Ce fut à Chéronée que pour la dernière fois les Athéniens firent acte de virilité, et l’issue funeste de la bataille marqua le terme de leur puissance et de leur grandeur. |
[1] Aristote, Polit., V, 2, § 12.
[2] Lysias, Contre Epicrates, § I, et Contre Nicomaque, § 22 ; Aristophane, Equites, v. 1370 ; Isocrate, de Pace, § 130. C’est vraisemblablement Cléon qui éleva à 3 oboles le salaire des juges. Voy. Bœckh, Slaatshaush., t. I, p. 323.
[3] Αύτός ό δήμος έπεθύμησε τής όλιγαρχίας, dit Isocrate, de Pace, § 108.
[4] Thucydide, VIII, 97.
[5] Xénophon, Hellen., II, 3, § 14 et 15.
[6] Ibid., II, 4, § 1.
[7] Andocide, de Myster., § 96 ; Lycurgue, contre Léocrate, § 125.
[8] Denys d’Halicarnasse, Lysias, c. 32 et 33 ; Lysias, Orat. 34 ; cf. Schœmann, Verfassungsgesch. v. Athens, p. 93.
[9] Voy. la loi de Tisamenos dans le disc. d’Andocide, de Myster., 83.
[10] On verra plus bas qu’ils furent rétablis par Démétrius de Phalères.
[11] Xénophon, Hellen., I, 6, § 24 ; Diodore, XIII, 97 ; Aristophane, Ranæ, v. 33 et 705.
[12] Isocrate, de Pace, § 88.
[13] Il n’est ni certain ni même vraisemblable que ces gratifications aient été remises en usage immédiatement après le rétablissement de la démocratie, mais elles furent distribuées de nouveau peu de temps après, avec augmentation du μισθός έκκλησιαστικός, qui fut porté à 3 oboles par Agyschios. Voy. Bœckh, Staatshaush., t. I, p. 323.