§ 5. — Développement de la Démocratie. On comprend sans peine que la Constitution de Solon n’ait pas dès le début produit tous ses effets. Le législateur n’avait pu naturellement satisfaire toutes les exigences des partis extrêmes ; les luttes recommencèrent, et donnèrent à un ambitieux habile et résolu l’occasion de renouveler, avec de meilleures chances, la tentative de Cylon. Pisistrate, après de nombreuses alternatives de succès et de revers, mourut en possession de la tyrannie et put même la transmettre à ses fils ; mais ce n’est pas ici le lieu de raconter ces événements. Pisistrate et ses successeurs avaient conservé les formes de la Constitution, en tant qu’elles pouvaient se concilier avec la tyrannie, et l’on peut dire que leur règne fut moins fatal à l’État que n’eussent été la suite des discordes et le triomphe successif des diverses factions. Aussi quand, après la chute des Pisistratides, les dissensions recommencèrent, et, que la noblesse, ayant à sa tête Isagoras, prit momentanément le dessus, le peuple était en grand danger de perdre la liberté que lui avait léguée Solon, si Clisthène ne l’eût emporté à son tour. Pour assurer les conséquences de la victoire et enlever à la noblesse les moyens d’action qui la rendaient encore prépondérante, Clisthène modifia profondément la Constitution dans le sens démocratique. Il commença par augmenter la puissance du peuple, en concédant la nationalité à un grand nombre d’étrangers résidents, parmi lesquels, outre les métèques étaient compris les affranchis[1]. Sans abolir précisément les quatre tribus existantes[2], Clisthène pour affaiblir leur importance, introduisit une nouvelle division en dis classes, qui furent aussi nommées tribus, dont chacune se partageait en cinq naucraries et en un nombre double de districts administratifs nommés dèmes, d’un mot ancien dont le sens était modifié tout exprès. Nous examinerons plus en détail cette innovation ; il suffit actuellement de faire remarquer qu’elle s’explique par deux motifs : l’impossibilité de faire rentrer les nouvelles recrues dans les anciens cadres, et certainement aussi l’espoir que cette nouvelle distribution de la puissance politique ferait perdre à la noblesse l’influence traditionnelle qu’elle avait exercée jusque-là dans les districts régionaux, et donnerait au peuple le sentiment de son indépendance. L’accroissement du nombre des tribus eut pour conséquence que les membres du Sénat furent portés de quatre cents à cinq cents, cinquante étant pris dans chaque tribu. Le nombre des Héliastes dut suivre la même proportion, sans atteindre toutefois le nombre de six mille auxquels ils parvinrent plus tard. Il est vraisemblable que des modifications correspondantes furent apportées aussi dans l’organisation des fonctionnaires, car nous voyons un grand nombre de collèges composés de dix membres d’après le nombre des nouvelles tribus, sans savoir d’ailleurs dans quel ordre et à quel moment ils furent institués. Par une autre mesure féconde en résultats, qui doit être attribuée également à Clisthène, un grand nombre de fonctions considérables, entre autres l’archontat, furent soustraites à l’élection et livrées aux chances du hasard. Quelques critiques se refusent à croire que ce parti extrême, qui ne leur parait compatible qu’avec une démocratie radicale, ait pu être pris déjà par Clisthène[3], mais nous savons que la substitution du hasard au choix rie fut pas toujours une preuve de licence démocratique, que ce put être aussi un moyen de déjouer les intrigues trop fréquentes dans les élections populaires et de prévenir des luttes acharnées. Au moment où Clisthène prenait cette résolution, Athènes venait d’être en proie à des troubles violents, auxquels les rivalités des candidats pouvaient fournir un aliment nouveau. Il ne faut pas d’ailleurs oublier que le hasard ne prononçait pas entre des concurrents pris indistinctement parmi toutes les classes, que les citoyens des trois premières catégories et, s’il s’agissait de l’archontat, de la première seulement, pouvaient prétendre aux magistratures ; que l’on avait toujours par conséquent la garantie de la fortune et de l’éducation. On pourrait même à la rigueur considérer la mesure de Clisthène comme antidémocratique, en ce sens qu’elle enlevait au peuple le droit de choisir, au moins parmi les classes privilégiées, les citoyens investis de sa confiance, et que le hasard dut souvent tomber sur des hommes qui n’auraient jamais obtenu ses suffrages. C’était là sans doute aux yeux de Clisthène un faible inconvénient, plus que compensé par l’avantage de mettre obstacle aux menées des factions. Il y avait certainement aussi un moyen d’exclure à l’avance les concurrents incapables, et même de les mettre de côté après qu’ils avaient été désignés parle sort. Plus tard, il est vrai, lorsque la multitude put indistinctement prétendre aux emplois, des hommes subalternes trouvèrent place dans le collège des Archontes ; mais dans les temps qui avoisinent la réforme de Clisthène, nous y voyons figurer les personnages les plus considérables, Thémistocle, Aristide, Xanthippe, d’où il faut conclure non pas que les nominations se faisaient encore au choix[4], mais bien que de tels hommes ne dédaignaient pas de se soumettre aux chances dû sort. Ces dispositions durent changer, lorsque l’archontat fut devenu accessible à la multitude. Il faut bien admettre aussi que ces fonctions, jadis les plus importantes de l’État, furent par cela même singulièrement restreintes. Enfin il faut tenir compte de l’ostracisme dont l’introduction chez les Athéniens est aussi le fait de Clisthène. Peu de temps après ces réformes, survinrent les guerres médiques, dans lesquelles Athènes montra d’une manière éclatante tout ce qu’il y avait en elle d’intelligence pour concevoir et de force d’âme pour exécuter les nobles desseins. La bataille de Marathon qu’elle gagna presque à elle seule, car mille Platéens seulement combattirent à côté de dix- mille Athéniens, et celle de Salamine où elle força les autres peuples de vaincre, préservèrent la Grèce de tomber sous le despotisme oriental et justifièrent le témoignage que Pindare décerne aux Athéniens d’être le rempart de l’Hellade[5]. Cette gloire n’était pas seulement la récompense de la sagesse et de la valeur déployée par les chefs ; elle appartenait à toute la nation qui s’était montrée digne de réaliser leurs plans ; les pauvres y avaient autant de droit que les riches et les privilégiés. Aussi Aristide, cet homme d’État que ses concitoyens nommèrent par excellence le Juste, crut-il juste de renverser la barrière qui fermait au peuple l’accès des charges publiques, non dans la pensée que tous sans exception y fussent également aptes, mais parce qu’il songeait à ce que les citoyens capables d’emplois, et il y en avait de tels même dans la dernière classe, devaient souffrir de s’en voir exclus, faute de pouvoir payer le cens[6]. Rappelons-nous aussi que la quatrième classe ne contenait pas seulement des pauvres ; il y avait des familles aisées qui ne possédaient pas assez de biens-fonds pour être admis dans les trois premières, et justement la fortune immobilière avait fait de remarquables progrès depuis Solon. L’industrie et le commerce s’étaient rapidement développés et pouvaient rivaliser avec la culture du sol. D’autre part, la guerre, en ramenant à plusieurs reprises les Perses sur le territoire de l’Attique, avait été surtout funeste aux propriétaires fonciers[7]. Beaucoup d’entre eux étaient à bout de ressources, et réduits par l’impossibilité de réparer les ruines et de remettre sur pied leur exploitation, à vendre leurs terres devenues stériles entre leurs mains ; ceux-là aussi se voyaient relégués dans la dernière classe. Joindre à ces désastres immérités un amoindrissement de leurs droits civiques, c’eut été les punir des sacrifices faits à la patrie. Tels furent probablement les motifs d’Aristide, et nous devons bien plutôt reconnaître l’esprit de justice qui le guida que blâmer les tendances démocratiques de la loi. Il était chimérique de craindre que la plupart des magistratures devinssent le partage des pauvres. Les pauvres aimaient mieux vaquer à leurs affaires qui les faisaient vivre que de se charger de fonctions gratuites. La loi d’Aristide n’eut en réalité d’autre effet que de supprimer les privilèges attachés à la propriété foncière et de rendre les industriels et les capitalistes admissibles aux emplois[8]. Il n’y avait pas là de quoi bouleverser de fond en comble le système politique et déchaîner la démocratie. Les mesures prises, après la mort d’Aristide, par les hommes d’État qui lui succédèrent, pour faire entrer en plus grand nombre au sénat, dans les assemblées populaires et dans les tribunaux, les hommes de la dernière classe, ont assurément un caractère beaucoup plus radical. Tant que les fonctions de sénateur ou de juge et la fréquentation des assemblées n’entraînèrent aucun émolument, les pauvres se tinrent volontiers à l’écart[9], mais lorsqu’ils furent indemnisés même médiocrement de leur peine et de leur temps perdu, ils se montrèrent plus assidus. L’usage de ses indemnités (μισθοί) date du temps de Périclès. Cet homme d’État y contribua pour sa part ; le reste s’ensuivit et fut l’effet d’une politique qui tendait à renforcer l’élément démocratique, non comme but, mais comme moyen. Depuis la guerre contre les Perses, Athènes était le premier État de la Grèce ; elle commandait à une ligue qui dépassait en nombre et en puissance celle que Sparte avait groupée autour d’elle. Pour la maintenir dans cette situation, pour décourager les envieux et tenir en respect les mécontents, elle dut s’armer de toutes ses forces et affronter la lutte. Hais les classes aisées étaient les moins préparées à de tels efforts ; elles voulaient la paix, et se seraient montrées fort accommodantes pour l’obtenir. Les pauvres entraient mieux dans les vues de Périclès, comprenant que leurs intérêts étaient liés à l’accroissement de la puissance publique. Il importait donc à Périclès de les attirer en plus grand nombre dans les assemblées. Ce fut là ce qui le décida à établir, pour l’assistance aux assemblées générales et pour les fonctions judiciaires, des indemnités très modérées au début, camelles n’étaient que d’une obole, mais que les démagogues qui lui succédèrent élevèrent au point de les tripler[10]. Tant qu’il fut à la tête de l’État, Périclès disposa du peuple à sa guise[11], ascendant aussi honorable pour celui qui l’exerçait que pour le peuple qui s’y soumit. Je ne voudrais pas même condamner formellement les distributions (θεωρικά) destinées à payer le peuple de ses plaisirs, qui lui furent si vivement reprochées. Les Athéniens, au temps de Périclès, étaient comme une armée toujours sous les armes, pour défendre leurs confédérés (σύμμαχοι) soit contre les Perses, soit contre des ennemis plus proches. Les alliés donnaient de l’argent et des hommes, mais sur les Athéniens reposaient toujours le principal fardeau et la responsabilité de la guerre. Etait-il donc si injuste que même en temps de pais, ils prélevassent une part sur le budget général de la guerre ? et qu’était cette dépense en comparaison de ce que coûtent aujourd’hui les armées sur le pied de paix ? Le désir de soustraire les pauvres à l’influence que des hommes riches comme l’était Cimon parvenaient à s’assurer par leurs libéralités, put n’être pas non plus étranger à l’introduction des θεωρικά[12]. Enfin il est juste de faire observer qu’une partie au moins de cet argent rentrait dans les caisses publiques, puisque le fermier du théâtre était ténu de payer une redevance sur le prix des places qu’il, avait touché[13]. Une autre mesure également libérale fut prise dans le même temps, non par Périclès, mais par un homme politique de la même école, Ephialte. Je veux dire l’amoindrissement de l’Aréopage qui se vit enlever son droit de haute surveillance sur l’administration générale de l’État, et ne conserva que sa juridiction en matière de crime capital[14]. A vrai dire, nous possédons trop peu de renseignements sur les anciennes attributions de l’Aréopage et sur les moyens qu’il avait de les rendre effectives pour apprécier sûrement le décret qui les abolit. Il n’est pas douteux toutefois que ce Conseil ne fût pour la majeure partie imbu d’idées conservatrices et routinières, et qu’il n’ait souvent entravé les desseins de Périclès et de ses partisans. Ce fut sûrement là ce qui fit prendre à cet homme d’État la résolution de l’affaiblir. A la place de l’Aréopage, un collège de sept nomophylaques ou gardiens des lois fut établi pour surveiller le sénat, l’assemblée du peuple et les magistrats. L’histoire ne dit pas si cette institution atteignit son but, mais le décret qui fit perdre aux membres de l’Aréopage une part de leurs attributions affranchit certainement le peuple d’une entrave aristocratique, qu’il était permis de croire salutaire et de regretter, comme l’a fait Eschyle dans ses Euménides. |
[1] Rien n’est plus injuste que le jugement porté par Hégel (Gesch. der Philos., t. I, p. 181) : Une constitution qui permettait à Pisistrate de s’emparer de la tyrannie et n’avait pas la force nécessaire pour rendre son entreprise vaine était évidemment atteinte d’un vice intérieur.
[2] Il est certain du moins que l’on retrouve plus tard encore trace de l’existence des quatre Phylobasileis ; voy. Schœmann, Att. Process, p. 116, et de Gente Atiica, p. 7, n. 22.
[3] Par ex. Grote, dont je crois avoir réfuté les arguments spécieux dans le mémoire intitulé Verfassungsgesch. Athens, p. 68.
[4] C’était l’opinion de Niebuhr (Vortes. weber Alte Gesch., t. II, p. 28). En ce qui concerne spécialement Aristide, Plutarque (Aristide, c. I) incline à croire que par exception il fut élu, ce qui suppose évidemment que, dans la pensée de Plutarque, le sort était la voie ordinaire. J’ai assez dit ailleurs (Veferssungsgesch. Athens, p. 74) combien Isocrate mérite peu de confiance, pour n’y pas revenir. Voy. aussi Curtius, Histoire grecque, t. I, p. 480, traduct. franç.
[5] Pindare, Fragm. dithyr., t. I, p. 224, éd. Dissen.
[6] Plutarque, Aristide, 22. A propos du mot αίρεΐσθαι, que Grote détourne de son véritable sens, pour s’en faire un argument, on peut voir, outre ce que j’ai dit (Verfassungsgesch. Athens, p. 75), Isocrate, Areopagit., § 38 ; Plutarque, Démétrius, 46 ; Pausanias, I, 15, § 4, où ce mot est pris dans un sens général et non dans le sens restreint d’élection. — Au surplus, nous verrons plus loin que, même après le décret d’Aristide, certaines l’onctions restèrent inaccessibles à tous les citoyens qui n’appartenaient, pas à la classe des Pentakosiomedimnoi.
[7] Plutarque, Aristide, 13.
[8] On ne peut douter que, même parmi les gens aisés, tous n’aient pas possédé de biens-fonds. Un passage d’Aristophane (Ecclesius., v. 632) le prouverait au besoin. Cependant on voit dans Denys d’Halicarnasse (Lysias, c. 32) que, dans les temps qui suivirent immédiatement la guerre du Péloponnèse, il n’y avait guère que le quart des citoyens qui ne fussent pas propriétaires fonciers.
[9] Aristophane, Eccles., v. 183.
[10] Voy. Bœckh, Staatshaushalt., t. I, p. 320 et 328. Si le μισθός έκκλησιστιός fut adopté sur la proposition de Callistratos, ce fut certainement avec le concours de Périclès ; voy. Schæfer, Demosth. unit seine Zeit, t. I, p. 10. On trouvera dans Curtius, Hist. gr., t. II, p. 498 et suiv., toutes les raisons que l’on peut faire valoir en faveur du salaire accordé aux juges.
[11] Thucydide dit au sujet de l’administration de Périclès : έγίγνετο λόγω τικός δημοκρατία, έργω δέ ύπό τοΰ πρώτου άνδρός άρχή.
[12] C’est l’opinion de Plutarque (Périclès, 9, et Cimon, 10).
[13] Bœckh, Staatshaushaltung, I, p. 308.
[14] Philochoros, Fragm., 16, 17, 58, 59 et 60, dans le 1er vol, des Fragm. histor. gr, de C. et Et. Müller, éd. Didot.