§ I. — Le pays et les habitants. Les anciens poètes appelaient Athènes la ville couronnée de violettes, en souvenir de son origine ionienne à laquelle pouvait en effet faire songer la violette, en grec ίον. On a prétendu que les Athéniens avaient honte de leur nom d’Ioniens[1] ; cette supposition, mal fondée, sans aucun doute s’expliquerait cependant. Les Athéniens avaient, sous tous les rapports, laissé si loin derrière eux les peuples de même race, qu’ils ne semblaient plus en faire partie. Lorsque, plus haut. nous avons représenté les Ioniens comme contrastant par la variété de leurs dons naturels, par leur sensibilité et l’activité qu’ils déployèrent dans toutes les directions de l’intelligence, avec les Doriens vigoureux, mais rudes et bornés, ce sont les Athéniens que nous avions surtout en vue, non seulement parce qu’ils offrent toutes les qualités communes à la race ionienne dans leur plus riche développement, mais parce qu’ils résistèrent les derniers à la décadence qui atteignit si vite les autres nations de même origine. Athènes est appelée avec raison la lumière et l’ornement de la Grèce, l’Hellade dans l’Hellade. Si l’on célèbre la Grèce comme la contrée où s’est épanoui le plus librement la culture humaine, c’est avant tout à Athènes que l’on pense. Sans Athènes, la Grèce ne serait pas ce qu’elle est. Sans doute on ne peut nier qu’il y ait des ombres à cette lumière. L’éclat a été court, le déclin a été long ; mais, puisque la perfection ni la durée ne sont pas de ce monde, nous devons d’autant plus jouir de la beauté, partout où elle s’offre à nous, et tant qu’elle dure. La contrée habitée par les Athéniens était d’une médiocre étendue, et ne dépassait pas quarante milles géographiques carrés[2] ; elle n’était pas non plus favorisée par la nature. Le sol, léger et insuffisamment arrosé, n’offrait qu’une faible épaisseur de terre végétale sur un fond rocailleux, et ne fournissait pas le produit le plus nécessaire à l’existence, les céréales, en assez grande quantité pour alimenter une population relativement nombreuse. Plusieurs parties du territoire, plus propres au pâturage qu’à la culture, nourrissaient des chèvres et des brebis. Les arbres à fruit, en particulier les oliviers et les figuiers, ne servaient guère qu’à flatter le goût. Il y avait nécessité de tirer les choses indispensables du dehors, ce qui était rendu facile, d’ailleurs, par la configuration du pays se prolongeant dans la mer comme une presqu’île, et grèse aux ports qui donnaient accès sur les côtes. Comme les Athéniens n’avaient pas beaucoup de productions naturelles à offrir en échange de ce qui leur manquait, ils durent employer pour cet usage les productions de l’art. En même temps que les sinuosités de leurs rivages stimulaient leur activité et leur industrie, les commodités physiques et le climat dont ils jouissaient ne contribuaient pas peu à leur assurer la santé du corps et la sérénité de l’âme. Comme l’a dit un de leurs poètes, le ciel dont rien n’altérait la pureté n’envoyait à la terre ni froid rigoureux ni chaleur accablante, et en illuminant le paysage où les vallées alternaient harmonieusement avec des montagnes pittoresques malgré leur peu de hauteur, il tenait éveillées les âmes des habitants et les remplissait d’images sereines. On comptait environ, dans les beaux temps de la république athénienne, cinq cent mille habitants, dont les esclaves formaient plus des deux tiers. Si l’on retranche en outre quarante-cinq mille étrangers résidents, on trouve que les citoyens possédant la plénitude de leurs droits ne dépassaient pas le nombre de quatre-vingt dix mille[3]. Quelque peu considérable que soit cette population, ou n’a vu dans aucune partie de la Grèce un plus grand nombre d’hommes libres, constituant la Cité. Sans parler en effet des contrées où, comme en Laconie, des habitants libres de leur personne, étaient vis-à-vis de l’État dans un rapport de sujétion, il existait en Béotie, en Argolide, en Arcadie, plusieurs petits États unis entre eux par des liens fort loches, quelquefois même hostiles les uns aux autres ; nulle part ne florissait cette Cité unique, dont l’Attique donnait déjà le spectacle dans les temps reculés. Une des circonstance qui aidèrent à entretenir cette concorde fut sans doute que las population n’était pas composée de différentes races, amenées dans le pays par des migrations successives, et qui, isolées dans leur indépendance ou soumises à l’une d’entre elles, auraient été hors d’état de s’élever à l’unité politique. La population était autochtone, c’est-à-dire que de temps immémorial elle se retrouvait toujours la même, et elle pouvait à juste titre se glorifier de ce privilège. Ce n’était pas qu’il ne se fût produit aussi des migrations en Attique. Dans les siècles reculés, où la Grèce vit si souvent ses habitants changer de séjour, quelques bandes chassées de leur pays avaient été attirées aussi de ce côté[4], et longtemps après, clos traditions confirmées par des traces visibles y révélaient l’existence de races diverses[5] ; mais les invasions n’avaient été ni assez fréquentes ni assez compactes pour influer d’une manière essentielle sur le fond primitif de la population. Il n’y a pas lieu d’excepter la plus considérable de toutes, celle qui, conduite par Xouthos, personnage sous lequel se cache en réalité le dieu indigène, Apollon Pythien, quitta la Thessalie méridionale où habitaient les Hellènes proprement dits et se répandit en Attique. Elle prêta, dit-on, assistance aux habitants contre les Chalkodontides de l’Eubée, et obtint en échange des terres dans la région située au nord qui comprenait sous le nom de Tetrapolis les villes de Marathon, de Probalinthos, de Trikorythos et d’Œnoé. Il est constant en effet qu’une population distincte des anciens habitants de l’Attique et parente des Doriens ou des Hellènes proprement dits a laissé des traces dans l’histoire légendaire et religieuse de cette contrée[6]. Toutefois, la tradition ne dit pas que les nouveaux venus aient soumis la population indigène, et les hypothèses proposées à ce sujet par des critiques modernes ne sont rien moins que convaincantes. Il ne peut être question que d’un mélange des deux races, dont les effets se seraient manifestés surtout par l’influence que les indigènes auraient exercée sur les nouveaux venus. Il est bien vrai qu’une fable ancienne, quoique postérieure de beaucoup à la conquête des Héraclides, présente sous un faux jour cette fusion des deux races, en faisant remonter le nom d’Ioniens à un éponyme Ion, qui aurait eu pour père Xouthos, et pour mère Creüse, fille du roi indigène, ce qui reviendrait à dire que la race ionienne devrait son existence au mélange des étrangers avec les naturels du pays. A cela on peut répondre que le nom d’Ioniens n’a pas pris naissance dans l’Attique, pour de là se répandre au dehors, qu’il a été primitivement en usage dans une partie considérable de la Grèce centrale et du Péloponnèse, et qu’il ne fut circonscrit que plus tard à l’Attique, aux îles qui reçurent des colonies après la conquête dorienne et aux côtes de l’Asie Mineure. Les Ioniens que l’on rencontre, à des époques lointaines, en Attique et dans les autres contrées de l’Hellade, venaient de l’Asie Mineure aussi sûrement que toutes les autres races grecques, mais il serait fort difficile d’établir que l’immigration générale ne dut s’accomplir que plus tard, et que ces peuples, adonnés à la navigation, se seraient bornés à occuper le littoral de pays qu’ils trouvaient déjà habités par d’autres. Le retour en Asie eut pour cause déterminante l’arrivée d’une horde partie de la région qui est devenue depuis l’Achaïe (τό Αίγιαλόν), horde qui, forcée de céder la place aux Achéens, s’était rappelé sa commune origine avec les habitants de l’Attique, et avait choisi la contrée qu’une partie au moins d’elle-même avait abandonnée jadis, pour aller se fixer dans l’antique Ægialée. Ce premier déplacement avait été une conséquence du surcroît de population produit par l’arrivée de Xouthos, et les émigrants étaient un mélange de peuplades indigènes et d’Hellènes, auxquels la légende applique aussi le nom d’Ioniens, qui, suivant elle, avait pris naissance dans l’Attique. Lorsque à une époque postérieure on ne connut plus d’Ioniens que dans cette contrée et dans les îles ou sur les côtes colonisées par ses habitants, et que l’on s’ingénia à trouver un éponyme, ce fut naturellement du côté de l’Attique qu’on le chercha, puisque de là étaient parties les migrations qui avaient peuplé les îles et les côtes d’Ionie. Comme ces expéditions, notamment celle de l’Ægialée ou ancienne Achaïe, avaient été déterminées par l’arrivée des Hellènes sous la conduite de Xouthos, l’éponyme des Ioniens fut rattaché à la famille de ce personnage ; ce fut son fils qu’on choisit. Mais vouloir pour cela, comme l’ont entrepris quelques modernes, transformer en Ioniens Xouthos et la troupe d’Hellènes dont il était le chef, supposer une migration ionienne de Thessalie en Attique, et une conquête à la suite de laquelle les Ioniens vainqueurs auraient façonné violemment les Pélasges indigènes, ce sont là, selon moi, autant d’hypothèses absolument inadmissibles. Il est beaucoup plus probable que les véritables Ioniens de l’Attique sont précisément les Pélasges indigènes, appelés aussi Kranéons ou Cécropides que, dans l’impossibilité de les reconnaître pour Doriens, il faudrait déclarer Éoliens, à moins que l’on ne se décide à les considérer comme un rejeton de la troisième race à laquelle on ne saurait donner d’autre nom collectif que celui d’Ioniens[7]. Ce nom fut appliqué aux Hellènes que Xouthos amena en Attique, bien que leur origine fût autre, par une sorte de transposition qu’explique leur mélange antérieur avec les Ioniens véritables. |
[1] Hérodote, I, 143, et V, 69.
[2] Voy. Bœckh, Staatshaush. der Athener, t. I, p. 47. Clinton (Fasti Hellen., Oxford, 1827, p. 385) ne compte que 720 milles anglais, équivalant à 34 milles géographiques carrés.
[3] Voy. Bœckh, ibid., p. 51 et 55. On trouvera d’autres évaluations, plus ou moins concordantes, dans Hermann, Privataltherth., § 1 ; Clinton, ibid., p. 387 et suiv. ; Leake, Topogr. of Athen.
[4] Thucydide, I, 2.
[5] Voy. les preuves à l’appui dans Schœmann, Antiq. Jur. publ. gr., 162, et Curtius, Hist. de la Grèce, t. I, p. 361 et suiv.
[6] On peut citer surtout comme indices le culte d’Héraclès à Marathon (Pausanias, 1, 37, § 4), et cette circonstance que des habitants de la Tétrapole attique s’étaient joints aux Héraclides, lors de leur expédition dans le Péloponnèse (Strabon, VIII, p. 374). Sur les motifs qui portèrent les Lacédémoniens à épargner la Tétrapole, voy. aussi Diodore, XII, 45.
[7] Les idées dont on n’a indiqué ici que les traits principaux ont été développées dans la dissertation de Schœmann, de Ionibus (Opusc. Acad., t. I, p. 149-166).