§ 10. — Administration de la Justice. Le droit de rendre la justice était réglé à Sparte suivant les principes oligarchiques, c’est-à-dire qu’il n’était pas partagé entre un grand nombre de jurés pris indistinctement dans tous les rangs de la bourgeoisie ; c’était un privilège octroyé tantôt au Sénat, aux rois ou aux éphores, tantôt à un magistrat jugeant isolément[1]. Les magistrats prononçaient sur les affaires privées et sur les contraventions légères, chacun suivant sa compétence. Les empélores, par exemple, étaient chargés de veiller, dans les marchés, au maintien de l’ordre et à la régularité des transactions. Nous savons que toutes les difficultés que pouvait faire naître l’exécution dés contrats rentraient dans la juridiction des éphores, et que les rois se réservaient les questions d’héritage et les contestations soulevées au sein des familles. A Sparte d’ailleurs, comme dans les autres États, les procès n’étaient pas toujours portés devant les tribunaux réguliers. On devrait être certain, alors même qu’on ne trouverait pas trace de semblables accommodements, qu’ils se terminaient souvent à l’amiable, par des arbitrages. Dans l’exemple, unique il est vrai, qui se présente à nous, l’arbitre oblige les parties de souscrire d’avance à son jugement[2] ; on peut en conclure que les choses ne se passaient pas toujours ainsi, et que souvent les plaideurs se réservaient d’appeler de la sentence arbitrale, qui n’était alors qu’une tentative de conciliation. Le Sénat seul connaissait des affaires criminelles et pouvait prononcer la peine de mort contre des citoyens. Il était de règle que les arrêts ne fussent rendus qu’après une délibération de plusieurs jours. L’acquittement ne mettait pas l’accusé à l’abri de nouvelles poursuites ; on ne connaissait pas l’exceptio rei judicatæ[3]. Pour juger les rois, les éphores siégeaient à côté des anciens. La procédure en usage soit devant les magistrats, soit devant le Sénat, est absolument lettre close pour nous ; nous ne pouvons même répondre à la question de savoir si chaque citoyen avait le droit de se porter accusateur, suivant la coutume des États démocratiques, ou s’il devait se contenter de signaler le crime à quelque magistrat, peut-être aux éphores, et leur en abandonner la poursuite. — Il ne paraît pas que l’assemblée du peuple eût aucun pouvoir judiciaire, si ce n’est lorsqu’il s’agissait de décider entre plusieurs prétendants à la couronne[4]. Dans ce cas, l’enquête préliminaire était naturellement confiée au Sénat, qui communiquait ses conclusions au peuple ; mais le peuple devait avoir le droit de suivre son propre sentiment ; sans quoi, l’assemblée n’eut été qu’une chambre d’enregistrement. Comme les Spartiates n’avaient pas de lois écrites, que même il leur était défendu d’en avoir, à une époque où depuis longtemps il y en avait de telles dans les autres États, les juges ne pouvaient se prononcer que conformément à la coutume ou à leur appréciation personnelle, latitude blâmée par Aristote[5]. Sans doute, ce système laissait place à l’arbitraire ; il n’est pas probable cependant que les abus aient été plus fréquents à Sparte que dans les pays de droit écrit, où l’administration de la justice était confiée à des tribunaux populaires sans responsabilité, que rien ne rappelait à l’observation de la loi. Les précautions que l’on crut devoir prendre dans une circonstance particulière pour échapper aux rigueurs du droit coutumier, sans créer un précédent fâcheux, prouvent que le cas se présenta très rarement. C’était après la défaite de Leuctres, où une partie de l’armée avait encouru des peines sévères pour avoir déserté le champ de bataille. On se trouvait dans l’alternative de frapper un grand nombre de citoyens ou de violer la loi en les renvoyant absous ; Agésilas trouva moyen de sortir d’embarras : il se fit déléguer des pouvoirs législatifs, et s’en servit pour déclarer que les lois existantes reprendraient force à l’avenir, mais qu’elles allaient être momentanément suspendues, qu’elles dormiraient pour un jour, suivant l’expression de Plutarque. Ainsi les poursuites purent être abandonnées, et lés coupables ne furent ni condamnés d’après la loi, ni absous malgré elle[6]. Nous n’avons rien de particulier à dire sur la jurisprudence de Sparte. Il est clair que dans un État qui par principe interdisait aux citoyens tout moyen de s’enrichir, l’industrie aussi bien que le commerce, qui restreignait autant que possible et immobilisait la propriété, le droit privé devait être extrêmement simple, qu’il ne comportait que de rares applications et le cédait de beaucoup en importance au droit pénal, susceptible de se diviser en droit criminel et en droit correctionnel, suivant qu’il s’agissait de faits graves ou d’infractions aux règlements de police. Les peines étaient très légères pour les simples contraventions qui se reproduisaient souvent. Athénée cite tel citoyen à qui l’on impose de fournir un plat d’extra dans les syssities, des roseaux et de la paille pour les lits de camp, des feuilles de laurier pour l’assaisonnement de certains mets[7]. Les fautes plus graves étaient punies de peines sévères, quelquefois même de l’atimie, qui entraînait la perte de tous les droits civiques. On était surtout sans pitié pour la lâcheté à la guerre. Les citoyens qui, dans la guerre du Péloponnèse, furent réduits à capituler après avoir défendu opiniâtrement l’île de Sphactérie, furent déclarés impropres à toutes les magistratures, bien qu’on ne pût les accuser de faiblesse ; on leur interdit même tout contrat de vente ou d’achat[8]. Il est vrai qu’ils furent réhabilités peu de temps après. Quel traitement d’après cela devaient attendre les hommes convaincus de lâcheté (τρέσαντες) ? non seulement ils perdaient leurs droits civiques, étaient exclus des syssities, des exercices en commun et de toutes les réunions, et devaient se tenir dans les chœurs à une place infamante, mais ils étaient en toute occasion voués aux outrages de leurs concitoyens. Ils devaient porter un vêtement composé de pièces et de morceaux, couper leurs cheveux d’un seul côté de la tête, et céder le pas aux hommes plus jeunes qu’ils rencontraient sur leur route. Personne ne leur parlait ni ne leur permettait d’allumer leur feu au sien. Les pères de famille ne trouvaient pas de bru ; les hommes à marier ne trouvaient pas de femmes, ce qui les exposait encore à une peine de plus[9], car le célibat était considéré à Sparte comme une infraction aux devoirs civiques, et puni de châtiments fort désagréables, comme par exemple de faire en hiver, par un froid rigoureux, le tour de la place presque nu, et de chanter sur soi-même des chansons satiriques, peine bizarre, que l’on retrouve encore appliquée en d’autres cas[10]. Après les condamnations qui entraînaient l’infamie, les amendes sont celles qui reviennent le plus souvent. Elles étaient surtout infligées aux rois et aux généraux. Ainsi Phœbidas fut condamné à payer 100.000 drachmes, pour s’être emparé sans autorisation de la Cadmée[11]. Pareille chose faillit advenir au roi Agis par suite de sa conduite dans la guerre contre Argos, et de plus sa maison dut être rasée ; il ne conjura ces extrémités qu’à grand’peine[12]. Lysanoridas, un des généraux qui tenaient garnison dans la Cadmée, fut condamné aussi, pour avoir mal défendu cette place, à une amende qu’il ne put payer, et forcé de quitter le pays[13]. Même chose arriva au roi Pleistonax, quatorze ans avant la guerre du Péloponnèse. Frappé d’une amende de quinze talents pour avoir évacué l’Attique sans avoir mené à bien son entreprise, et hors d’état de l’acquitter, il se réfugia en Arcadie, et y vécut dix-neuf ans, réfugié dans le sanctuaire de Zeus Lycéen, jusqu’au moment oit ses compatriotes le rappelèrent et le rétablirent sur le trône, à l’instigation de l’oracle de Delphes[14]. Cléandridras, qui lui avait été adjoint comme conseil, dans la guerre contre Athènes, fut accusé de s’être laissé corrompre par Périclès et, suivant le récit d’Ephore, vit sa fortune confisquée. D’après Plutarque, il s’expatria, et fut condamné à mort comme contumace[15]. Peut-être les deus peines furent-elles prononcées, et évita-t-il la mort par l’exil. La peine qui menaçait Lysanoridas et Pleistonax, à défaut de payement, était pour le moins le dernier degré de l’atimie ; ce pouvait être l’emprisonnement ou même le supplice. On ne saurait en effet s’expliquer autrement le passage de Thucydide et le motif qui eût pu décider Pleistonax à fuir, si ce n’est la crainte d’un sort cruel. Un certain Alcippos, suspect de méditer le renversement de la Constitution, avait été puni aussi par la confiscation et le bannissement, et je ne vois aucune raison de douter que dans quelques cas exceptionnels ces deux peines aient été prononcées simultanément[16]. L’emprisonnement n’est mentionné, il est vrai, que comme une précaution pour s’assurer de l’accusé ; il est probable cependant qu’on en fit aussi un moyen de correction. Des peines corporelles étaient souvent infligées aux jeunes gens ; mais elles ne servaient qu’à rétablir la discipline[17], qu’était chargé de maintenir, comme on l’a vu déjà, le pædonome escorté des mastigophores. Il ne parait pas qu’elles aient été employées comme sanction pénale, si ce n’est pour aggraver la peine de mort, lorsque par exemple Cinédon et ses complices furent conduits à travers la ville, les mains liées, le cou serré dans un carcan, et déchirés, avant de subir le dernier supplice, par des fouets et des aiguillons[18]. Régulièrement l’exécution n’avait lieu que la nuit : ou bien le condamné était étranglé dans la partie de la prison appelée δεχάς, ou il était précipité dans une fosse profonde, creusée à proximité de la ville. Le plus souvent on se contentait d’y jeter le cadavre du supplicié[19]. |
[1] Aristote, Polit., II, 8, § 4, et 14, 1, § 7.
[2] Plutarque, Apophth. Lacon. (Archid. Zeuxid., 6), t. I, p. 267 éd. Didot. Dans ses anecdotes sur Chilon, Diogène Laërte (I, 71) présente comme un arbitrage ce qui, dans Aulu-Gelle (I, 3), devient une affaire capitale.
[3] Plutarque, Apophth. Lacon. (Alexandr., 6.), t. I, p. 265, éd. Didot.
[4] Xénophon, Hellen., III, 3, § 1-4.
[5] Polit., II, 6, § 16.
[6] Plutarque, Agésilas, 30.
[7] Athénée, IV, p. 140.
[8] Thucydide, V, 34.
[9] Xénophon, Resp. Laced., 9, § 5.
[10] Plutarque, Lycurgue, 15.
[11] Plutarque, Pélopidas, 6.
[12] Thucydide, V, 63.
[13] Plutarque, Pélopidas, 13.
[14] Thucydide, V, 16. Cette somme est indiquée d’après Éphore par le Schol. d’Aristophane (les Nuées, v. 858).
[15] Éphore cité par le Schol. d’Aristophane, ibid. ; Plutarque, Périclès, 22.
[16] Pseudo-Plutarque, Amat. Narrat., 5 ; Athénée, XII, p. 450 ; Elien, Var. hist., XIV, 7. O. Muller (Dorier, t. II, p. 220) doute que l’exil ait été une peine, parce que, dit-il, l’Etat ne pouvait légalement forcer un citoyen à faire ce qu’il n’eut pu faire de son propre mouvement sans encourir la peine de mort. Ainsi parce que l’État interdisait à ses membres les voyages et les longs séjours à l’étranger, par crainte de la corruption, il n’aurait pu éloigner les citoyens corrompus et devenus un danger public. Il est vrai que Lichas dont parle Hérodote (I, 68) n’est condamné qu’à un bannissement simulé. L’usage de la confiscation est aussi mis en doute par Meier (De Bonis damnat., p. 198), pour cette raison que l’État cherchait à maintenir autant que possible sans changement le nombre et l’étendue des biens-fonds, comme si l’Etat ne pouvait pas précisément faire servir les biens confisqués à pourvoir les citoyens pauvres et à fonder une maison de plus. Dans le même ouvrage, l’histoire d’Alcippos est déclarée apocryphe, parce qu’il est condamné à la confiscation. Mais alors même que ce détail serait faux, ce ne serait pas une raison pour rejeter le reste.
[17] Xénophon, Resp. Laced., 2, § 2.
[18] Id., Hellen., III, 3, § 11.
[19] Hérodote, IV, 146 ; Plutarque, Agis, 19 ; Pausanias, IV, 8, § 3 ; Thucydide, I, 134.