§ 6. — Le Sénat. Pour les aider dans le choix des mesures à prendre, les rois étaient assistés d’un Sénat (γερουσία)[1] dont l’établissement est attribué à Lycurgue, bien que sans cloute quelque institution semblable ait existé avant lui. Déjà dans les temps héroïques, les rois tenaient conseil avec des hommes considérables pris dans la classe des nobles et appelés ; ainsi faisaient les rois de Sparte, avec cette différence que, en l’absence de tout ordre privilégié, ils choisissaient les Sénateurs d’après la confiance personnelle qu’ils avaient en eus, ou pour quelque autre raison, dont ils étaient seuls juges. Il n’y avait à ce sujet aucune règle certaine, non plus que pour déterminer les rapports entre les rois et leurs conseillers. Ce furent ces règles qu’établit Lycurgue. Il décida que les sénateurs seraient an nombre de vingt-huit, qu’ils seraient choisis par l’assemblée du peuple, ne pourraient être élus avant soixante ans, et que leurs fonctions dureraient autant que la vie. Les anciens et les modernes ont hasardé, pour expliquer le nombre des sénateurs, plusieurs hypothèses dont une au moins ne doit pas être passée sous silence, en raison des adhésions qu’elle a rencontrées. Les Sénateurs formaient avec les deux rois, un total de trente personnes ; en a supposé que chacune des trente ώβαί entre lesquelles était partagée la population était représentée par un sénateur[2], mais d’abord aucun témoignage certain n’établit que les ώβαί, fussent au nombre de trente, et si, de même qu’elles étaient une subdivision des φυλαι, elles se subdivisaient à leur tour en gentes, il est difficile de croire que les rois aient représenté dans le Sénat deux ώβαί différentes, tous deux appartenant à la gens des Héraclides. Il faudrait au moins renoncer à la relation que l’on a tenté d’établir entre les ώβαί et les gentes, ou admettre que les deux maisons royales étaient considérées, non comme formant deux familles d’une gens, mais comme appartenant à deux genres distinctes. Encore ne s’expliquerait-on pas qu’un fait aussi simple et aussi palpable que la représentation des ώβαί dans la γερουσία soit resté, s’il était exact, un secret pour les anciens, à ce point que tous les critiques, sans excepter Aristote, se fussent embarrassés dans des explications chimériques[3]. Alors même que ce qui précède ne suffisait pas à démontrer le peu de fondement de cette représentation prétendue, ce n’est là du moins qu’une hypothèse qui laisse le champ libre à d’autres, et les hypothèses de ce genre ont une valeur historique fort douteuse. Plutarque raconte comme il suit la façon dont on procédait à l’élection des sénateurs[4]. Le peuple, c’est-à-dire tous les Spartiates ayant droit de suffrage une fois assemblés, quelques personnages désignés à cet effet se réunissaient dans un bâtiment voisin d’où, sans voir la place où était réunie la multitude, ils pouvaient entendre le bruit des voix. Les candidats traversaient sans rien dire les flots du peuple, dans un ordre fixé par le sort, et les électeurs témoignaient leur préférence par des acclamations plus ou moins bruyantes. Les délégués renfermés à l’intérieur et qui ne savaient comment se succédaient les concurrents, marquaient à quel moment ils avaient entendu le plus de bruits favorables, et celui des compétiteurs auquel cette note répondait, était accepté comme l’élu du peuple, il se rendait la tète ornée d’une couronne aux temples des dieux. Les parents et les amis, suivis d’une foule nombreuse à laquelle se mêlaient des femmes, l’accompagnaient en le félicitant et en chantant ses louanges. Dans les maisons amies devant lesquelles le cortège passait, des tables étaient dressées, et l’élu était invité en ces termes : Ainsi la ville t’honore[5]. De là il se rendait à la syssitie où on lui servait deux portions ; il mangeait l’une, et réservait l’autre pour celle de ses parentes présentes à la cérémonie, qu’il respectait le plus. En la lui présentant il disait : Je l’ai reçue comme un honneur, et je te l’offre au même titre. Cette femme était en effet reconduite par les autres avec de grandes marques de considération. Aristote traite de puériles les pratiques auxquelles se livraient les Spartiates pour élire les sénateurs[6]. Si en s’exprimant ainsi, il avait réellement en vue, comme on n’en peut guère clouter, le mode d’élection que nous venons de décrire, ce jugement se comprend dans un siècle où depuis longtemps les mœurs politiques avaient dégénéré. Rien en effet n’était plus facile que de supprimer les garanties de l’élection, et de la réduire à un tour de passe-passe ; mais tant que les conditions en furent strictement observées, ce fut un moyen fort simple de connaître les vrais sentiments du peuple et d’éviter toute ingérence inavouable. Le peuple déclarait par la vivacité de ses déclarations que le citoyen en faveur de qui il se prononçait était le plus digne de débattre les affaires générales de l’État, dans le conseil des rois. C’était, entre les concurrents qui se succédaient sous ses yeux, une lutte courtoise dont le mérite et la vertu pouvaient seuls alors emporter le prix[7]. Plus tard, il est vrai, quand parmi cette bourgeoisie dont tous les membres étaient. égaux devant la loi, on commença de distinguer les riches et les pauvres, les personnages importants et les hommes du peuple, lorsque les όμοΐοι furent partagés en deux classes, d’une part une minorité comprenant les notables et les hommes distingués de l’autre la multitude obscure et grossière les places de sénateurs devinrent le partage exclusif de quelques familles puissantes, résultat facile à prévoir d’après le mode d’élection que nous avons décrit ; et que pour cette raison Aristote qualifie aussi de dynastique[8]. La dignité de sénateur, on l’a vu plus haut, était inamovible, et n’entraînait, du moins à l’origine, aucune responsabilité[9]. Il n’est pas certain cependant que plus tard, les sénateurs n’aient pas été astreints à rendre compte de leur conduite aux éphores qui avaient la haute main sur tous les autres magistrats. Les sénateurs avaient avant tout pour mission de discuter les affaires d’État, et de donner à celles qui devaient être portées devant l’Assemblée générale une solution provisoire[10]. En second lieu, ils étaient chargés de juger les crimes qui entraînaient la mort ou l’infamie (άτιμία), ainsi que les prévarications des rois, auquel cas ils devaient s’adjoindre les éphores, du moins dans les temps qui suivirent[11]. Il arriva même souvent que les éphores empiétèrent sur la juridiction ordinaire du Sénat, Nous ne savons rien de certain sur la manière dont procédait ce corps. Les rois avaient probablement la présidence à tour de rôle, comme les consuls à Rome ; quelques historiens affirment qu’ils émettaient un double vote, Thucydide le nie[12] ; la vérité est sans doute que, en cas de partage, la voix du président était prépondérante. Le roi, lorsqu’il était empêché, déléguait son droit de suffrage à un sénateur. Même en l’absence de tout témoignage, il est permis de supposer que toutes les séances commençaient par des pratiques religieuses ; nous savons en effet que les divinités conseillères (Ζεύς άμδούλιος, Άθηνά άμβουλία, Διόσκουροι άμβούλιοι) avaient à Sparte des autels où les sénateurs pouvaient faire leurs prières. Cicéron affirme formellement qu’ils étaient assistés d’un augure[13]. |
[1] Γεροντία, dans le dialecte spartiate ; on trouve aussi γερωχία et γερωία ; voyez Haase dans son édition de Republ. Lacedæm., p. 114.
[2] Voy. O. Muller, Dorier, II, p. 74, et Gœttting, dans son édit. de la Politique d’Aristote, p. 468.
[3] Plutarque, Lycurgue, 5.
[4] Plutarque, Lycurgue, 26.
[5] Plutarque raconte (Agésilas, 4) que ce .prince avait coutume de donner en signe d’honneur aux sénateurs nouvellement élus un manteau (χλαΐνα) et un bœuf.
[6] Politique, II, 6, § 18.
[7] C’est dans ce sens que Aristote (Polit., § 18) et Démosthène (Disc. contre Leptine, 107) qualifient la dignité sénatoriale de άθλον άρετής.
[8] Aristote, Polit., V, 5, § 8. ; voy. cependant Sauppe, Epist. crit., Lipsiæ, 1841, p. 148.
[9] Aristote, Polit., II, 6, § 18, et 7, § 6.
[10] Xénophon, Republ. Lacedæm., 10, § 2 ; Aristote, Polit., III, I, § 7 ; Plutarque, Lycurgue, 26.
[11] Pausanias, III, 5, § 3.
[12] Voy. Hérodote, VI, 57 et, en sens contraire, Thucydide, I, 20. L’expression προστίθεσθαι μια ψηφω signifie que les rois opinaient non à l’ouverture du scrutin, mais à la fin, ce qui s’explique par leur qualité de présidents.
[13] Pausanias, III, 13, § 4 ; Cicéron, de Divinat., 43.