ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — TROISIÈME SECTION. — CONSTITUTIONS DES PRINCIPAUX ÉTATS DE LA GRÈCE.

CHAPITRE PREMIER. — CONSTITUTION DE SPARTE.

 

 

§ 5. — Les Rois.

La royauté, à Sparte, était partagée entre deux princes[1], tous deux Héraclides, mais issus de maisons différentes qui tiraient leur origine d’Eurysthénès et de Proclès, fils jumeaux d’Aristodémos. Ce n’était pas toutefois à ces princes que les deux familles avaient emprunté leurs noms. L’une s’appelait la famille des Agiades ou Agides, du nom d’Agis, fils d’Eurysthénès[2], l’autre la famille des Eurypontides, d’Eurypon, petit-fils de Proclès. On racontait, pour expliquer le partage de la souveraineté, qu’au moment où il avait été question de faire roi l’aîné des deux jumeaux, leur mère avait déclaré ne pas savoir elle-même lequel était venu le premier au monde, et que l’oracle de Delphes, consulté à ce sujet, avait répondu de les faire rois tous deux, en se réservant toutefois d’honorer davantage le premier né. Plus tard seulement on découvrit que le premier né était Eurysthénès[3], et dès lors la maison des Agiades eut la prééminence sur celle des Eurypontides. Pour tous les actes essentiels, les deux princes étaient cependant sur le pied de l’égalité, mais en général ils étaient peu d’accord, et ce qui a surtout lieu d’étonner, les deux familles ne paraissent pas s’être unies entre elles par des mariages[4]. Elles n’avaient pas même, comme c’était la coutume pour les familles issues d’une même origine, un tombeau commun[5]. Chacune d’elles était ensevelie dans un quartier différent. Le récit d’Hérodote manque de vraisemblance historique, et n’est probablement qu’une légende imaginée après coup pour expliquer le partage de la royauté. Serait-il trop hardi de reconstruire la tradition primitive, et de conjecturer que les deux fils d’Aristodémos étaient non pas jumeaux mais nés de lits différents, que l’un était fils d’une mère dorienne, l’autre issu par Argeia, fille d’Autesion, de la race cadméenne des Ægides ? Cette hypothèse peut s’autoriser des souvenirs rappelés plus haut, à savoir qu’au début de la conquête les Ægides qui habitaient Amyclée avaient aidé les Héraclides à renverser l’empire des Pélopides à la ; condition des partager la souveraineté. On sait aussi que l’Ægide Théras gouverna comme tuteur à la mort de son beau-frère Aristodémos[6]. La royauté subsista par moitié dans la branche alliée aux Ægides, même après que la plus grande partie de cette race eut émigré par choit ou par nécessité à Théra, avec les Minyens, soit que cette branche fût trop puissante encore pour se laisser dépouiller, soit que la division du pouvoir, telle qu’elle existait, eût été reconnue comme le meilleur moyen de prévenir les abus de la puissance.

Le pouvoir ne se transmettait pas régulièrement par ordre de primogéniture et appartenait au premier des fils nés, depuis L’avènement du père, d’une mère spartiate, car il était interdit au roi d’épouser une étrangère[7]. A défaut de fils, ou si les fils étaient exclus du trône pour des causes quelconques, parmi lesquelles doivent être rangées les infirmités corporelles, la succession était dévolue à l’agnat le plus proche. C’était encore le plus proche agnat qui gouvernait comme tuteur, πρόδικος, durant les minorités[8] ; comme dans ce cas il remplissait toutes les fonctions de la royauté, il est souvent aussi appelé roi par les historiens. Les contestations sur les questions d’hérédité étaient jugées par la γερουσία et par l’Assemblée du peuple ; il y a trace cependant d’une affaire de ce genre qui fut soumise à l’oracle de Delphes[9]. Une seule fois il arriva que les deux rois furent pris dans la même famille : ce fut lorsque l’Agiade Cléomène III associa son frère Eucléidas à son autorité. Leur père, Léonidas, avait régné seul après le meurtre d’Agis, de la famille des Eurypontides. Le même fait se renouvela, à la mort d’Eucléidas, en faveur de Cléomène, mais lorsque Cléomène mourut à son tour, le dualisme fut rétabli. Toutefois un seul des souverains, Agésipolis, fut pris parmi les Héraclides et les Agiades ; l’autre, Lycurgue, fut choisi, au détriment des Eurypontides, dans une famille étrangère, et mit bientôt de côté Agésipolis, plus jeune que lui. Avec Lycurgue finit, à proprement parler ; la royauté. Les souverains qui suivirent, Machanidas et Nabis, ne sont plus que des usurpateurs et des tyrans.

Sous le rapport de l’importance politique, la royauté avait à Sparte beaucoup de ressemblance avec celle des temps héroïques, telle que l’a dépeinte Homère[10]. Les rois présidaient les Conseils et rendaient la justice ; ils conduisaient l’armée au combat, et étaient vis-à-vis de la divinité les représentants de la nation. A ce titre, ils avaient mission d’accomplir ou du moins de surveiller tons les sacrifices publics[11] ; mais ils étaient en outre investis d’un double sacerdoce, comme prêtres de Ζεύς ούράνιος et de Ζεύς λακεδαίμων. Dans tous les sacrifices publics, même dans ceux qu’ils n’accomplissaient pas eux-mêmes, ils avaient le droit, en qualité de pontifes, de prélever la peau et, pendant la guerre le dos des bêtes égorgées. De plus un cochon de lait leur était réservé chaque fois qu’une truie venait à mettre bas, afin qu’ils ne manquassent jamais d’animaux à sacrifier, et deux fois par mois, le 1er et le 7, une victime leur était livrée’ aux frais de l’État, pour être immolée en l’honneur, d’Apollon, à qui ces deux jours sont consacrés[12]. Une conséquence de leur dignité sacerdotale était que les rois, comme les prêtres, devaient être exempts de défauts physiques[13]. Les souverains de Sparte empruntaient à leur parenté avec Héraclès un caractère sacré qui non seulement les désignait à leurs sujets comme les intermédiaires naturels auprès de la divinité, mais qui les rendait en quelque sorte inviolables à tous les Grecs, si bien que dans l’ardeur même des combats l’ennemi ne s’attaquait pas à eux volontiers[14]. Les honneurs qu’on leur décernait après leur mort prouvaient la vénération qu’inspirait leur origine héroïque. Des cavaliers envoyés sur tous les points du territoire répandaient la nouvelle ; des pleureuses parcouraient la ville et faisaient résonner en cadence des cymbales d’airain ; dans chaque maison des personnes libres, deux au moins, un homme et une femme, revêtaient des habits de deuil ; la Laconie fournissait pour la cérémonie des funérailles un nombre déterminé de Périèques et tous réunis, Spartiates, Périèques et Hilotes formaient plusieurs milliers d’hommes dont la douleur éclatait par des lamentations et des cris. Les obsèques achevées, les affaires publiques restaient suspendues pendant dix jours. Lorsque le roi était mort en terre étrangère, on rendait les mêmes honneurs à son image, à moins que l’on ne ramenât à Sparte son corps conservé dans du vinaigre[15].

Comme chefs de l’armée, les rois étaient, au dire d’Hérodote, libres de porter la guerre où bon leur semblait ; quiconque eut tenté de les en empêcher eut été voué aux malédictions publiques[16]. Il faut croire cependant que ce droit excessif n’était en usage que dans les temps reculés et que même alors il n’appartenait qu’aux deux souverains réunis. La coutume était en effet qu’ils commandassent l’armée en commun ; mais plus tard on jugea prudent de concentrer le commandement entre les mains d’un seul, sauf à le contenir dans des limites que nous indiquerons plus tard[17]. En campagne l’État pourvoyait aux besoins du roi et de son escorte ; une part du butin, qui parait n’avoir pas été moindre que le tiers, lui était dévolue[18]. Mais lorsque Ies Spartiates se lancèrent dans des entreprises plus considérables et envoyèrent à la fois plusieurs armées dans des contrées différentes, le commandement ne put être toujours confié au roi. Une seule fois il arriva, durant le développement de leur puissance navale, que le roi fut en même temps chef de la flotte et général d’armée[19]. Les officiers immédiatement subordonnés au roi portaient le titre de polémarques ; pour l’aider dans les soins de l’intendance et de l’administration militaire, on lui adjoignit trois commissaires pris parmi les όμοΐοι, qui avec les polémarques et d’autres personnages sur lesquels les renseignements nous manquent, composaient son entourage intime et son conseil de guerre[20]. Dans la lutte dont le Péloponnèse fut le théâtre, le mécontentement causé par les opérations militaires du roi Agis lui fit adjoindre un autre Conseil de dis Spartiates, sans le concours desquels il ne pouvait rien entreprendre ; mais ce fut là une mesure passagère, non une institution durable[21].

Les rois ne pouvaient naturellement exercer à eux seuls les fonctions judiciaires. Les éphores et d’autres magistrats dont il sera question plus loin partageaient ce soin avec eut. Ils se réservaient toutefois de trancher les questions relatives au mariage des orphelines, lorsqu’il y avait désaccord entre les parents qui leur restaient[22]. On peut sans crainte ajouter qu’il en était de même pour tous les procès concernant les droits des familles et les questions d’héritage. C’était toujours devant les rois par exemple que devaient être faites les adoptions. Ils jugeaient aussi les litiges autant pour objet l’entretien des voies publiques, par cette raison sans doute qu’ils étaient particulièrement intéressés, en tant que chefs militaires, à ce que rien ne retardât la marche des armées. Les rois de Sparte, comme les rois homériques, rendaient la justice gratuitement ; mais ils tiraient d’ailleurs des revenus considérables ; outre les redevances auxquelles ils avaient droit comme prêtres et comme chefs d’armée, il y avait, dans le pays des Périèques, des districts importants qui leur étaient attribués, et dont ils touchaient l’impôt[23]. A la ville, chacun d’eux occupait séparément une maison simple, il est vrai, et de peu d’apparence, mais entretenue aux dépens du trésor public. Leur table ne leur coûtait non plus aucun frais ; on leur servait des portions doubles[24]. Leur fortune privée devait être considérable, à en juger par les amendes auxquelles furent condamnés quelques-uns d’entre eux. En prenant possession du pouvoir, le roi faisait remise aux Spartiates de toutes leurs dettes envers ses prédécesseurs et envers l’État, et probablement payait les dernières de ses deniers. C’était là une sorte d’amnistie, quelque chose d’analogue au don de joyeux avènement, dont l’usage s’est conservé, à chaque changement de règne, chez un grand nombre de nations modernes.

 

 

 



[1] Les rois spartiates, outre le titre de βασιλεΐς, portaient aussi celui de βαγοι, conducteurs, de άγω précédé du digamma. Voy. Bœckh, Corpus Inscr. gr., I, p. 83, et Ross, alte Lokriche Inschr., p. 20.

[2] La forme la plus correcte est Agiades, de Agias, dont Agis n’est qu’une abréviation.

[3] Hérodote, VI, 52.

[4] Voy. A. Kopstdadt, de Rer. Lacon. Constit. Lycurgea, Gryph., 1849, p. 96, et C. F. Hermann, dans les Gœtting. gelehrt. Anzeigen, 1849, p. 1230.

[5] Pausanias, III, 12, § 7 et 14, § 2. Quelques critiques ont conclu à tort d’un passage de Xénophon (Hellen., V, 3, § 20) que les deux rois habitaient la même maison ; voy. à ce sujet le comment. de Haase sur le de Republ. Lacedæm., p. 253.

[6] Hérodote, IV, 147 ; Pausanias, IV, 3, 3.

[7] Hérodote, VIII, 3 ; Plutarque, Agis, 11. Il ne fallait pas, dit E. Curtius (Hist. gr., t. I, p. 222 et la trad. franç.) que des alliances avec d’autres maisons souveraines leur inspirassent une politique dynastique et des fantaisies désordonnées.

[8] Xénophon, Hellen., III, 3, § 3 ; Plutarque, Agésilas, 3, et Lycurgue, 3 ; Pausanias, III, 4, § 7.

[9] Pausanias, III, 4, § 4, et 6, § 2 ; Xénophon, Hellen., III, 3, § 4 ; Hérodote, VI, 66.

[10] Aristote, Polit., III, 9, § 2.

[11] Xénophon (de Republ. Lacedæm., 15, § 2) ne parle que de l’accomplissement des sacrifices ; l’alternative résulte d’un passage d’Hérodote (VI, 57), d’après lequel d’autres que les rois pouvaient faire un sacrifice public (θυσία δημοτελής). On soupçonne, il est vrai, ce passage d’être corrompu.

[12] Hérodote, VI, 56 et 57 ; Xénophon, de Republ. Lacedæm., 15, § 5.

[13] Όλόκληροι καί άφελεΐς (Étymol. M., p. 176, 20.)

[14] Plutarque, Agis, 21.

[15] Hérodote, VI, 58 ; Xénophon, Hellen., V, 3, 19.

[16] Hérodote, VI, 56.

[17] Hérodote, V, 75 ; Xénophon, Hellen., V, 3, § 10.

[18] Xénophon, de Republ. Lacedæm., 13, § 1 ; Phylarque cité par Polybe, Il, 62, § 1.

[19] Plutarque, Agésilas, 10.

[20] Xénophon, de Republ. Lacedæm., 13 ; cf. Haase, p. 262.

[21] Thucydide, V, 63 ; Diodore, XII, 78. Cf. Haase, Lucubrat. Thucydideæ, p. 89.

[22] Hérodote, VI, 57.

[23] Xénophon, de Republ. Lacedæm., 15, § 13 ; Platon, Alcib., I, p, 123 A. Il n’est pas vraisemblable, malgré l’avis de quelques critiques, que le φόρος βασιλικός, dont parle Platon, fût la seule contribution imposée aux Périèques.

[24] Xénophon, Agésilas, 8, § 7, et de Republ. Lacedæm., 15, § 4 ; Plutarque, Agés., 19 ; Cornelius Nepos, Agés., 7 ; Pausanias, III, 3, § 7, et 12, § 3 ; Hérodote, VI, 59.