ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — TROISIÈME SECTION. — CONSTITUTIONS DES PRINCIPAUX ÉTATS DE LA GRÈCE.

CHAPITRE PREMIER. — CONSTITUTION DE SPARTE.

 

 

§ 4. — Législation de Lycurgue.

La plupart des anciens attribuent la Constitution de Sparte à Lycurgue[1], mais la vie de ce législateur et le temps même auquel. il vécut sont l’objet de tant d’assertions contradictoires que certains critiques ont contesté jusqu’à son existence, tandis que d’autres admettent deux Lycurgue au lieu d’un. Nous avons des raisons décisives de croire que Lycurgue n’est nullement un personnage imaginaire, qu’un législateur de ce nom mérita, par des services signalés rendus au gouvernement de son pays, de passer pour l’auteur de toutes ou presque toutes les institutions établies soit, avant lui, soit après, institutions qui au reste doivent en général leur origine à la force de la coutume plutôt qu’à une législation nettement formulée. La vie de Lycurgue tombe, suivant le calcul des anciens chronologistes les plus autorisés, dans la première moitié du IXe siècle. L’exactitude de cette date n’est pas sans doute incontestable ; il n’y a pas cependant de motif certain pour la rejeter. D’après la tradition la plus répandue, Lycurgue était de la race des Héraclides et le fils puîné d’un roi appartenant à la race des Proclides ou des Eurypontides, que-les uns nomment Prytanis, les autres Eutiomos. Lycurgue gouverna comme tuteur de son neveu Charilaos ou Charillos, et entreprit, à la majorité de son pupille, de longs voyages qui, au dire de quelques historiens, le conduisirent en Égypte et jusque dans l’Inde. Rappelé à Sparte par les vœux du peuple, il y rentra pour réparer le désordre qui y régnait. Les troubles avaient pour cause le gouvernement tyrannique de Charilaos, qui ne s’était pas renfermé dans les limites fixées par la tradition à l’autorité royale[2], et les rancunes amassées dans le cœur des pauvres par l’orgueil et la dureté des riches. La mission de Lycurgue comme législateur et réformateur de l’État avait été expressément autorisée par l’oracle de Delphes. Aussi le plus grand nombre considéraient ses décrets comme émanant d’Apollon lui-même, et la sanction divine leur était, assurée d’avance. De là aussi les honneurs héroïques rendus plus tard à la mémoire de Lycurgue, comme au confident de la divinité. Le nom de ρήτραι, ράτραι, Γράτραι, appliqué à ses prescriptions, ne signifie pas cependant, comme quelques-uns l’ont prétendu, des sentences divines ; il s’applique en général à toute espèce de formule réglementaire, comme le mot lex chez les Latins[3]. Des modernes ont conjecturé aussi que l’expression de ρήτραι désigne proprement un contrat, et que les rhètres de Lycurgue étaient ainsi nommées parce qu’elles contenaient les points sur lesquels s’était opéré, grâce à l’entremise de Lycurgue, l’accord du peuple et des rois[4]. Il est naturel en effet de croire qu’une législation telle que la législation spartiate ne put s’établir sans compromis entré les partis. Il est d’ailleurs question dans la biographie de Lycurgue par Plutarque de négociations suivies entre des personnages considérables, de la résistance que le législateur rencontra et des ménagements qu’il dut prendre pour ramener les mécontents[5]. Quoiqu’il en soit, les anciens regardaient la législation de Lycurgue comme sanctionnée par l’autorité divine avant pour interprète la Pythie, et attachaient au mot ρήτραι le sens d’oracles. L’une de ces rhètres a été conservée soles une forme qui semble rappeler fidèlement le teste primitif[6]. On croit en la lisant entendre l’injonction du dieu, Si l’authenticité de ces quelques vers était bien établie, il faudrait admettre qu’ils avaient été, ainsi que d’autres du même genre, fixés dès l’origine par l’écriture ; mais il est plus vraisemblable que plus tard, lorsque l’usage de l’écriture se fut répandu, on ne se fit pas faute à Sparte de rédiger les rhèthres attribuées à Lycurgue en leur donnant une forme concise en rapport avec leur âge. L’hypothèse émise par quelques critiques que Lycurgue aurait écrit au moins les lois fondamentales, et n’aurait confié à la tradition orale que celles qui avaient pour objet le droit privé et la discipline des mœurs, ne repose sur aucune raison solide. Quant à croire qu’une de ces rhèthres fixées par l’écriture contenait l’interdiction d’avoir des lois écrites, c’est-à-dire que Lycurgue prenait des précautions contre les abus de l’écriture, dans un temps où cet art était encore dans l’enfance, autant vaudrait admettre l’authenticité de la correspondance que Lycurgue éloigné de sa patrie entretenait, dit-on, avec ses concitoyens[7].

Les dispositions dont Lycurgue est présumé l’auteur peuvent se ramener à cinq objets principaux, à savoir : la distribution du peuple en φυλαί et en ώδαί, le partage des terres entre les Spartiates et les Périèques, l’établissement de la γερουσία, les assemblées ordinaires du peuple, enfin l’άγωγή, c’est-à-dire le régime de vie imposé à tous les citoyens. A propos du premier point, nous avons dit déjà que nous ne sommes en état de fournir, aucun renseignement certain sur le nombre ni sur la composition des φυλαί et des ώδαί. S’il est vrai, comme nous l’avons conjecturé plus haut, que Lycurgue en établit de nouvelles, afin de faire entrer les étrangers, que les Doriens avaient adoptés à différentes reprises, dans l’organisation générale de l’État, on est amené à supposer que cette répartition n’était pas sans rapport avec les lois agraires. L’agrandissement dû territoire à la suite de conquêtes successives et par suite l’entrée des Achéens dans la société dorienne avaient détruit l’égalité des possessions. Les vainqueurs n’avaient pas tous été aussi bien partagés les uns que les autres, et le niveau n’avait pas eu le temps de s’établir parmi les nouveaux venus. De là ce mauvais vouloir des pauvres contre les riches que nous signalent les historiens[8]. Les reproches adressés au roi Charilaos peuvent aussi avoir trait aux efforts qu’il aurait tentés potin affaiblir les partis l’un par l’autre, et étendre l’autorité royale à la faveur des discordes. L’absence de détails précis rend admissibles toutes les conjectures vraisemblables. On a déjà remarqué à quel point les lois agraires et l’égalité qu’elles tendent à établir au moins pour un temps était conforme au principe de la Cité dorienne[9]. La tradition qui évalue à 9.000 le nombre des parts distribuées dès lors est évidemment moins probable que celles qui les réduisent à 4.000 ou à 6.000, et d’après lesquelles le nombre de 9.000 n’aurait été atteint qu’à la suite de la première guerre de Messénie, sous le règne de Polydoros, un siècle et demi environ après Lycurgue. On rapporte que vers le même temps le pays des Périèques fut divisé en 30.000 lots, égaux ou inégaux, on ne sait. Ce qui peut avoir donné lieu à cette allégation, c’est qu’en effet, après la conquête de la Messénie, une tentative fut faite pour régler à nouveau la situation des Périèques et que leurs terres furent soumises à une sorte d’opération cadastrale, en vue de faciliter le recouvrement de l’impôt. Pour ce qui est des institutions d’où dépend plus directement le fonctionnement de l’État, la législation de Lycurgue maintint la royauté, telle qu’elle existait, en la modifiant toutefois par l’adjonction du Conseil des anciens ou γερουσία et par les attributions, fort peu importantes d’ailleurs, qui furent concédées aux assemblées populaires.

 

 

 



[1] La plupart, non pas tous. Hallanicus, par exemple, d’après le récit de Strabon (VIII, p. 366), ne mentionnait pas Lycurgue et faisait honneur de la Constitution spartiate aux deux premiers rois Eurysthénès et Proclès.

[2] Voy. Aristote, Polit., V, 10, § 3, et le Pseudo-Héraclite de Pont, que l’on ne peut distinguer d’Aristote (c. 2). Un passage de Plutarque (Lycurgue, 5) donne cependant une autre idée de Charilaos.

[3] Ainsi le Bill que le roi Agis III présente à la γερουσία s’appelle ρήτρα de même que la loi d’Épitadeus (Plutarque, Agis, 8 et 5). Sur le mot lex, voy. Ernesti, Clavis Ciceron, au commencement de l’Index legum.

[4] Cette opinion s’appuie sur ce que dans le plus ancien passage homérique où se rencontre le mot ρήτρη, il est question d’une convention, d’une gageure. De même, dans un ancien document (Corpus Inscr. gr., n° 11) un traité entre les villes d’Elis et d’Hérœa est appelé Γράτοα.

[5] Plutarque, Lycurgue, 5, 9 et 11.

[6] Voy. Platon, de Legib., I, 1, et la note correspondante de Ast ; Plutarque, Lycurgue, 13 et 6.

[7] Plutarque, Lycurgue, 13, 19 et 29.

[8] Dès le temps de Lycurgue, l’oracle avait prévenu, dit-on, les Spartiates de se garder des richesses, quoique suivant le plus grand nombre des témoignages cet avertissement ne date que du règne d’Alcamène et de Théopompe. Voy. Plutarque, Agis, 9, et la note de Schœmann, p. 123. Si cette légende repose sur quelque fondement, il faut admettre que l’oracle voulut faciliter par là l’exécution des mesures agraires dont Lycurgue avait pris l’initiative.

[9] De nos jours, beaucoup d’objections ont été élevées par des savants allemands et surtout par l’anglais Grote (t. III, p. 322 et suiv.) contre la réalité des lois agraires attribuées à Lycurgue. A en croire Grote cette prétendue tradition ne serait qu’une invention des modernes. Je crois avoir démontré dans une dissertation : de Spartanis Homœis (Opusc., t. I, p. 139) à quel point sont peu fondés les arguments de Grote ; voy. aussi Peter, dans le Philologus, XIII, p. 677. Ce que plus récemment H. Stein a publié à l’appui de la même opinion, dans les Jarhbücher für Philol. und Pædag., t. 81, p. 599, est également de peu de valeur, et C. Wachsmuth a dit tout ce qu’il y avait à dire sur ce sujet, dans les Gœtting. Anzeigen, 1870, n° 46, p. 1809 et suiv.