ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — TROISIÈME SECTION. — CONSTITUTIONS DES PRINCIPAUX ÉTATS DE LA GRÈCE.

CHAPITRE PREMIER. — CONSTITUTION DE SPARTE.

 

 

§ 2. — Les Périèques.

Les Périèques, c’est-à-dire les habitants de la contrée environnante, formaient la seconde classe des populations inféodées à Sparte. Investis d’abord de droits égaux à ceux des Spartiates, et gouvernés par des princes qui ne reconnaissaient d’autre supériorité que celle du chef suprême de la Laconie, ils s’étaient laissés déchoir insensiblement dans un état d’infériorité entraînant des servitudes personnelles et réelles. Depuis l’entière soumission du pays, ils dépassaient de beaucoup les vainqueurs en nombre. Si l’on peut se guider d’après le partage des terres attribué à Lycurgue, ils étaient vis-à-vis des Spartiates dans le rapport de dix à trois. D’anciens historiens mentionnent en nombre rond cent villes lacédémoniennes, qui n e pouvaient être que des villes de Périèques[1]. Parmi ces villes, plusieurs sans doute étaient situées hors de la Laconie proprement dite. Thurii par exemple faisait partie, ainsi que Æthæa, de la Messénie, et Anthana appartenait au petit pays des Cynuriens que les Spartiates ne possédaient pas d’une manière permanente avant le milieu du VIe siècle. Quelques indices autorisent à conjecturer que les Doriens s’y prirent, pour soumettre cette contrée, comme firent les Romains sur une plus grande échelle, lorsqu’ils se rendirent maîtres de l’Italie. Ils envoyèrent dans les villes conquises un certain nombre d’entre eux, chargés d’y tenir garnison et de les maintenir dans l’obéissance. Il est dit par exemple à propos de Géronthræ, dont les Spartiates s’emparèrent vers l’an 700, sous le roi Téléclos, que les premiers habitants furent chassés et remplacés par des colons. Il ne faut pas en conclure que toute la population ait été dépossédée[2]. Le petit nombre seulement dut émigrer ; la majeure partie se retira en rase campagne, en abandonnant la, ville aux Doriens ou à ceux sur la fidélité de qui les vainqueurs pouvaient compter. Pareille chose se renouvela en d’autres lieux. C’est dans ce sens que la ville de Phères, par exemple, située sur la côte de l’ancienne Messénie, est désignée par un historien latin comme une colonie lacédémonienne[3]. Phères appartenait en effet à ces anciennes villes de la Messénie qui avaient obtenu de n’être pas réduites à la condition des Hilotes, et d’être traitées sur le même pied que les Périèques[4]. De même les habitants de Cythère sont appelés indifféremment par Thucydide Périèques ou colons de Lacédémone et signalés comme Doriens[5]. Ces deux désignations sont également justes, les habitants de Cythère, Achéens d’origine, de même que la population qui leur faisait face sur le continent, avaient été, à la suite de la conquête, mis au rang des Périèques, et d’autre part les colonies successives envoyées par les vainqueurs les avaient de plus en plus naturalisés Doriens, transformation qui d’ailleurs avait commencé par la ville d’Argos à laquelle Cythère avait été antérieurement soumise. C’est aussi ce qui arriva aux Cynuriens, population ionienne en réalité, et devenue dorienne par suite de la domination qu’avaient exercée sur elle Argos d’abord, puis Sparte[6]. Dans les villes mêmes de la Laconie, un traitement analogue avait été appliqué aux habitants de race achéenne, qui furent rangés au nombre des Périèques et reçurent des colons de Sparte.

Ainsi s’explique comment, d’après Hérodote, les Achéens ne dépassaient pas dans le Péloponnèse la côte septentrionale, et pourquoi les contrées qu’ils habitaient jadis, entre autres la Laconie, sont assignées aux Doriens, bien qu’à vrai dire, la population conquérante fût seule dorienne d’origine, et que l’autre ne le fût que par assimilation. En ce qui concerne les rapports politiques des Périèques avec les Spartiates, il est difficile de croire qu’ils aient été universellement les mêmes. Tous les Périèques n’avaient pas été soumis en même temps ni dans des circonstances identiques : les uns avaient opposé une résistance opiniâtre, les autres avaient cédé presque sans combat. Il faut aussi tenir compte de la diversité des races. La plupart, il est vrai, étaient Achéens ; les Cynuriens cependant étaient d’origine ionienne, et les habitants de Belbina, de Sciros, sans doute aussi ceux d’Ægys étaient Arcadiens[7]. Il est acquis que sous le rapport au moins du service militaire, on admettait des différences. Les Scirites formaient un corps distinct d’infanterie qui fournissait dans les campements les postes avancés, dans les marches l’avant et l’arrière-garde, et avaient durant la bataille une place marquée à l’aile gauche[8]. D’autres aussi sans doute étaient astreints à des services déterminés, qui variaient suivant que les Spartiates, en acceptant leur soumission, avaient jugé à propos de leur imposer des conditions plus ou moins dures ; mais nous manquons sur ces points de renseignements précis. Isocrate peint le sort des Périèques sous de tristes couleurs[9]. D’après lui leur condition n’était pas plus relevée que celles des esclaves : ils n’avaient conservé que la plus mauvaise partie de leur territoire et la moindre ; le sol qu’ils cultivaient ne pouvait les faire vivre ; leurs villes ne méritaient pas ce nom, et ne pouvaient pas même rivaliser avec les villages ou les dûmes de l’Attique. Ils n’avaient aucun des droits des hommes libres, et c’étaient eux qui, dans la guerre, étaient le plus exposés aux fatigues et aux dangers ; enfin ce qu’il y avait de plus criant, c’est que les éphores pouvaient leur ôter la vie, sans même instruire leur procès.

Ce tableau est évidemment trop chargé. Comment les Spartiates auraient-ils osé confier des armes à des hommes exaspérés par l’oppression ? Or, on sait que les Périèques ne servaient pas seulement dans l’infanterie légère ; ils fournissaient des hoplites, aussi bien que les Spartiates, quelquefois même en plus grand nombre, et formaient la principale force de l’armée. Nulle part cependant les Périèques ne sont accusés de trahison ni même d’animosité contre l’es vainqueurs, soit dans la guerre soit dans d’autres circonstances. Lorsque après le désastreux tremblement de terre de 464, les Hilotes, en particulier ceux de Messénie, se révoltèrent, les villes des Périèques, sauf deux qui étaient situées dans cette contrée, demeurèrent fidèles. Ce fut seulement après la bataille de Leuctres que plusieurs d’entre elles, non pas toutes, ni même le plus grand nombre, passèrent du côté des Thébains[10]. On ne petit donc admettre que les Périèques aient été aussi misérables que veut bien le dire Isocrate, quoique leur fidélité ait pu avoir pour cause la difficulté de se concerter contre une puissance soupçonneuse et fortement organisée, au moins autant que la satisfaction et le dévouement. Les paroles de Cinadon, dans Xénophon[11], ne permettent guère en effet de douter qu’il y ait eu parmi les Périèques des germes de mécontentement, puisqu’il les cite avec les Hilotes et les Néodamodes comme les alliés sur lesquels il comptait le plus pour l’aider dans ses projets de bouleversement. Il n’est pas nécessaire toutefois d’expliquer leur mauvais vouloir par une oppression systématique. L’assujettissement, l’exclusion de toutes les fonctions publiques, la jalousie naturelle contre les classes privilégiées, étaient des motifs suffisants. Il est indubitable en effet que les Périèques n’étaient pas seulement tenus par la Constitution en dehors de toutes les magistratures ; les assemblées du peuple leur étaient aussi formées ; ils n’avaient qu’à se soumettre passivement aux volontés impérieuses des Spartiates[12]. Ils pouvaient, il est vrai, jouir dans la gestion de leurs affaires communales d’une certaine indépendance, qui n’était pas la même pour tous, mais en somme ils formaient une classe certainement inférieure à celle des colons, qui pouvaient choisir les administrateurs de la commune, toujours bien entendu sous la haute surveillance de Sparte. Pour exercer ce contrôle et pourvoir aux nécessités du gouvernement, les Spartiates envoyaient des délégués chez les Périèques. Nous savons en particulier que le représentant de Sparte à Cythère portait le nom de Κυθηροδίκης[13]. Nous voyons encore dans un ancien grammairien[14] qu’il existait chez les Lacédémoniens vingt harmostes, Évidemment, il ne s’agit pas ici des harmostes que, suivant les historiens, les Spartiates installèrent après la guerre de Péloponnèse dans les villes, soumises en dehors de la Péninsule. Si l’existence des vingt harmostes n’est pas une invention, ce que d’ailleurs aucun motif sérieux n’autorise à croire, il’ est naturel de l’expliquer par la division du pays abandonné aux Périèques en vingt districts, dont chacun aurait eu un harmoste pour gouverneur. Quelques circonstances semblent autoriser cette conjecture : on a vu plus haut que la Laconie avait été antérieurement partagée en cinq divisions, sans compter le territoire de Sparte ; on distinguait de même cinq régions dans le Messénie, total dix[15]. Il est possible que ce nombre ait déterminé celui des harmostes, chacun des districts ayant été dédoublé et placé sous l’autorité d’un gouverneur. On a prétendu, il est vrai, d’après Isocrate, que les Périèques étaient directement soumis à la juridiction des magistrats résidant à Sparte, et l’on s’est fondé sur le droit conféré aux Éphores de mettre les Périèques à mort sans jugement ; cette objection ne supporte pas l’examen. Les expressions d’Isocrate (άκρίτους άποκτεΐναι) ne doivent pas s’entendre de garanties omises par une juridiction quelconque ; il s’agit de mesures violentes, que la raison d’État autorisait les Éphores à prendre contre les Périèques.

En ce qui concerne les obligations imposées aux. Périèques,-nous savons seulement qu’elles consistaient dans le service militaire et dans l’acquittement de prestations dont nous ignorons la nature et l’importance ; il est probable qu’elles n’étaient pas les mêmes pour tous. Après leur première lutte contre Sparte, les Messéniens déjà soumis, mais non pas encore confondus avec les Hilotes, furent imposés à la moitié de leur revenu[16]. On peut admettre que la même charge pesait sur les Périèques les moins bien traités, mais que d’autres en étaient quittes à de meilleures conditions. On a vu qu’ils servaient non seulement comme troupes légères, mais aussi comme hoplites ; c’était encore un moyen de créer des différences. Déjà, vers la fin du VIIe siècle, des Périèques combattaient dans les rangs des Spartiates[17] ; il y avait à Platée cinq mille hoplites Spartiates et autant de Périèques, sans compter cinq mille autres environ, armés à la légère[18]. Léonidas avait aux Thermopyles sept cents Périèques et trois cents Spartiates seulement[19]. Enfin, à la bataille de Leuctres, d’où Cléombrote s’enfuit à la tête de quatre cohortes (μόραι), comprenant au moins deux mille hommes, on ne comptait que sept cents Spartiates[20] ; le reste se composait donc de Périèques et peut-être de Néodamodes. Les Périèques ne fournissaient pas seulement de simples soldats ; il n’est pas douteux qu’ils fussent aptes à remplir les cadres inférieurs. Un Périèque est même signalé comme ayant commandé, dans la guerre du Péloponnèse, une flotte qui appartenait, il est vrai, non pas aux Spartiates, mais à leurs alliés[21].

.Durant la pais, les Périèques s’adonnaient à l’agriculture et aux diverses professions que les Spartiates jugeaient au-dessous de leur dignité et qui leur étaient même interdites par la loi[22]. C’étaient des Périèques qui faisaient fleurir en Laconie un grand nombre d’industries renommées à l’étranger. On cite des fabricants de coupes, des carrossiers, des armuriers, des cordonniers, des tailleurs. Il y eut même des potiers. et des ciseleurs assez distingués pour mériter que l’histoire conservai, leurs noms ; car il est certain que Chartas, Syadras, Dontas et autres artistes de même genre n’étaient pas des Spartiates, comme le dit Pausanias, mais bien des Périèques[23]. Tout le commerce d’importation ou d’exportation était nécessairement aussi entre leurs mains. Les vaisseaux d’Égypte et de Libye abordaient à Cythère, l’île des Périèques[24], et les villes maritimes de la Laconie entretenaient elles-mêmes une marine, sans laquelle Sparte eût été hors d’état d’équiper une flotte. Les Périèques cultivaient le plus souvent le sol de leurs propres mains. S’ils employaient des esclaves, ce n’était pas du moins des Hilotes. Il est très invraisemblable en effet qu’il y eût sur les terres qui leur avaient été laissées des hommes de cette classe, sauf ceux qu’avaient amenés les colons envoyés par les Spartiates ; de ceux-là il y en avait certainement. Il existait aussi des Hilotes dans les parties des districts habités par les Périèques qui n’étaient pas des propriétés privées et relevaient du domaine public. Nous avons entendu plus haut Isocrate reprocher l’exiguïté des biens-fonds abandonnés aux Périèques ; sans doute ils n’égalaient pas ceux des Spartiates, mais nous ne savons pas sûrement si, comme on le rapporte, ils avaient partout la même étendue.

 

 

 



[1] Tous les textes à consulter ont été réunis par Clinton, Fasti Hellen., t. II, p. 401 et suiv.

[2] Pausanias, III, 22, § 5. Voy. à ce sujet la remarque ingénieuse de Clavier, Hist. des premiers temps de la Grèce, t. II, p. 99.

[3] Cornelius Nepos, Conon, 1 ; cf. Xénophon, Hellen., IV, 8, § 7.

[4] Pausanias, III, 3, § 4.

[5] Thucydide, VII, 57, et IV, 53.

[6] Hérodote, VIII, 73 : έκδεδωρίευνται.

[7] Pausanias, VIII, 35, § 5 ; Etienne de Byzance, s. v. Σκΐρος.

[8] Xénophon, de Republ. Lacædem., 12, § 3, Voy. à ce sujet les notes de Haase, p. 235.

[9] Panathen., § 178 sq.

[10] Thucydide, 1, 101 ; Xénophon, Hellen., VI, 5, § 25 et 32 ; VII, 2, 2.

[11] Xénophon, Hellen., III, 3, § 6.

[12] Voy. Muller, Dorier, II, p. 24 sq.

[13] Thucydide, IV, 53.

[14] Schol. de Pindare (Olymp., VI, v. 154.).

[15] Ephore cité par Strabon, VIII, p. 361.

[16] Voy. les vers de Tyrtée conservés par Pausanias (IV, 14, § 3).

[17] Pausanias, IV, 8, § 1, et 11, § 1.

[18] Hérodote, IX, 11, 28 et 29.

[19] Diodore, XI, 4.

[20] Xénophon, Hellen., VI, 1, § 1, et 4, § 15.

[21] Thucydide, VIII, 22.

[22] Plutarque, Lycurgue, 4 ; Ælien, Var. Hist., VI, 6.

[23] Voy. O. Muller, Dorier, II, p. 28 et 29 ; Feuerbach, Schriften, II, p. 165 et suiv.

[24] Thucydide, IV, 53.