Le principe sur lequel repose la démocratie est l’égalité qui, suivant l’objet auquel elle s’applique, s’appelle isonomie ou égalité devant la loi, isotimie ou égalité devant l’opinion, iségorie ou droit égal à la parole, soit devant les tribunaux, soit dans les assemblées populaires. Mais il y a deux manières très différentes de comprendre cette égalité. L’interprétation raisonnable c’est que les droits de chacun soient réglés sur ses mérites et ses aptitudes ; l’autre consiste à investir indifféremment tout le monde de tous les droits[1]. Ce fut seulement dans les temps postérieurs que ce dernier système trouva aussi des adhérents en Grèce. L’ancienne démocratie admettait des différences ; suivant elle, les citoyens n’avaient droit de prendre part à l’administration de la chose publique qu’en raison de leur valeur et des services qu’elle les mettait à même de rendre. La difficulté était surtout dans l’application pratique de cette règle : il y avait un ordre d’aptitudes et de services facile à constater, c’est celui dont la richesse était l’unique condition ; la conséquence était de classer les citoyens d’après le cens, et de proportionner à leur fortune leurs droits et leurs devoirs ; tel est le principe timocratique. Mais il y a des offices dont la fortune sente ne rend pas capable. Beaucoup exigent dés dons qu’elle ne suppose pas nécessairement et qui peuvent exister sans elle, que les pauvres possèdent souvent à un plus haut degré que lies riches, à savoir la droiture de l’esprit, le courage et toutes les qualités morales que lés Grecs comprenaient sous le nom L’idée de faire de la pauvreté une cause d’exclusion et de régler les privilèges d’après la seule considération de 1a richesse choque manifestement le principe légitime de la démocratie. Une Constitution purement timocratique est donc loin d’être l’idéal de la justice et risque fort de tomber dans les abus de l’oligarchie, en remettant aux riches d’une manière plus ou moins exclusive le droit de détenir le pouvoir et de l’exercer dans leur intérêt propre. Aussi des législateurs prudents avaient-ils fait une utile distinction : ils divisaient les fonctions publiques en deus classes, réservant les plus importantes aux hommes qui offraient le double avantage de la fortune et de la capacité, et abandonnant les autres à la classe intermédiaire. N’étaient exclus du partage que les pauvres hors d’état, d’acquérir l’instruction indispensable. On reconnaissait bien que cette classification pouvait avoir quelque chose d’arbitraire, mais on estimait que l’on doit se guider sur la règle, non sur les exceptions. Une autre question se présentait : comment découvrir les citoyens qui individuellement possédaient le mieux les qualités requises ? Les anciens législateurs étaient d’avis de laisser le choix au peuple, dont le jugement n’est pas si facile à égarer que l’on pense. Ils pensaient d’ailleurs que le peuple obéirait toujours volontiers à des magistrats qu’il aurait choisis, qu’il verrait au contraire avec méfiance et supporterait difficilement des magistrats imposés[2]. Cette opinion, sensée en elle-même, n’était applicable qu’autant que le peuple serait bien intentionné, et que la réflexion aurait sur lui plus d’empire que la passion aveugle. Dans le cas contraire, les élus étaient, non les plus dignes, mais ceux qui répondaient le mieux aux caprices de la multitude, et les démagogues, habiles à capter ses suffrages, acquéraient une influence disproportionnée à leur mérite, influence dont ils ne manquaient pas d’abuser pour renverser les obstacles que la Constitution opposait à leurs desseins. Ainsi s’introduisait le genre de démocratie que Polybe appelle avec raison ochlocratie, c’est-à-dire un gouvernement où toutes choses sont à la merci de tous, sans acception du mérite, où les questions sont résolues au jour le jour, suivant les fantaisies de la multitude, un gouvernement en un mot qu’Alcibiade définissait une folie notoire[3], et que les esprits vraiment politiques de l’antiquité ont condamnée unanimement. Si différentes que soient la démocratie tempérée, qui s’efforce de réaliser la véritable aristocratie, et la démocratie poussée à l’absurde, qui serait mieux appelée kakistocratie, un grand nombre de coutumes et d’institutions leur sont communes, à part quelques modifications et sauf la manière de les appliquer. Il est donc à propos, pour caractériser le gouvernement démocratique, d’en relever les dispositions essentielles et de les montrer à l’œuvre sous l’une et l’autre forme qu’il peut affecter. Avant tout, le pouvoir délibérant et légiférant, qui décide en dernier ressort des affaires les plus considérables, réside dans l’Assemblée générale du peuple, présidée et dirigée par un conseil d’État (βουλή), qui discute à l’avance lès sujets à l’ordre du jour[4]. Tout citoyen majeur, qui n’a pas été frappé d’une peine entraînant la déchéance, a voix délibérante dans l’Assemblée populaire. Rien n’autorise à croire que le vote ait lieu par classes ou d’après toute autre division, comme cela se pratiquait à Rome ; il paraît plutôt que les voix sont comptées individuellement et sans distinction[5]. On se prononce d’ordinaire en levant la main (χειροτονία) ; ce n’est que dans des cas particuliers que les suffrages sont exprimés par des cailloux, des jetons ou autres objets semblables. On discute avant de voter. Bien que la différence établie à Rome entre les conciones et les comitia soit inconnue en Grèce, il y a des questions qui ne sont pas tranchées dans la séance où ont eu lieu les débats. Cicéron signale comme une particularité des assemblées grecques que le peuple ne s’y tient pas debout, comme à Rome[6]. Aussitôt que les matières à examiner ont été proposées par le conseil dirigeant, chaque citoyen peut parler ; cependant dans les démocraties tempérées les plus âgés prennent les premiers la parole. Aucun objet ne doit être soumis à l’Assemblée avant que le Conseil ait pris ses conclusions, sauf au peuple à les accepter ou à les rejeter. Le peuple a aussi le droit de changer, d’ajouter et de, présenter directement toutes les motions qui rentrent dans les propositions du Conseil. Pour celles qui n’y ont pas rapport, elles doivent, dans les États bien organisés, être soumises préalablement à ce Conseil, qui les renvoie au peuple avec un avis favorable ou non, quelquefois aussi sans se prononcer ; mais dans les démocraties absolues on s’affranchit de ces formalités, et on ne se croit tenu en aucun cas de déférer au Conseil les motions dont on prend l’initiative. Les objets dont l’Assemblée décide souverainement sont surtout le chois des fonctionnaires et le jugement à porter sur leur administration[7]. On a vu que, suivant Aristote, il est à craindre que le peuple privé de ces droits se croie méprisé de ses chefs et leur devienne hostile. Sont aussi de la compétence du peuple les questions de paies ou de guerre et les dispositions législatives d’un intérêt général ; on peut toutefois distinguer les deus modes de gouvernement à ce signe que, sous le régime de la démocratie tempérée, les cas particuliers sont laissés, dans chaque branche de l’administration, à la décision du Conseil ou des magistrats, tandis que chez les peuples livrés à la démagogie, l’Assemblée générale s’efforce d’attirer tout à elle[8]. De là résulte titi encombrement d’affaires qui exige des réunions nombreuses et fréquentes, ce qui force d’affecter à chaque citoyen présent un salaire ou une indemnité. Cet usage n’existant pas dans les républiques sages, on n’a pas à craindre l’affluence des pauvres et des gens de basse condition[9]. Quelques-uns de ces États avaient établi que les citoyens en droit d’assister aux assemblées, et qui voudraient user de leur prérogative, se feraient inscrire sur des registres, mais alors c’était une obligation pour eux d’assister aux séances, et ils ne pouvaient s’en dispenser sous peine d’amende[10]. On gagnait à cela que les pauvres n’ayant ni temps à perdre ni solde à espérer, négligeaient de se faire inscrire. Dans les démocraties pures, au contraire, qui attiraient la multitude pair l’appât de la solde, c’étaient les riches qui, surtout lorsqu’ils n’encouraient aucune peine, se dispensaient d’assister à des réunions où ils se sentaient impuissants. Ln ce qui concerne les membres du Conseil chargé de, préparer les travaux, les deux démocraties ont cela de commun qu’ils ne sont pas nommés à vie comme ceux du sénat qui fonctionne dans les gouvernements oligarchiques, mais seulement pour un temps déterminé. Ce temps est au moins d’une année pour les États sagement pondérés et ne dépasse pas six mois pour les autres[11]. Les nominations dans les premiers se font au choix ou, si le sort en décide, il ne peut porter que sur certaines classes de citoyens, distribuées d’après le cens. Au contraire, dans les démocraties pures, tout citoyen qui n’est frappé d’aucune incapacité peut être membre du Conseil. La compétence du Conseil est naturellement plus étendue chez les peuples jouissant, d’institutions tempérées, où aucun sujet de discussion ne peut être porté devant les assemblées populaires, sans avoir été soumis à son examen préalable et où plusieurs branches de l’administration lui sont exclusivement dévolues, tandis que, en pleine démocratie, la part du Conseil dans l’administration directe des affaires se réduit à peu de chose ou à rien, et que souvent même il est dispensé de tout travail préparatoire. La responsabilité du Conseil est admise dans les deux modes de gouvernement ; mais c’est seulement dans les démocraties pures que ces sortes de fonctions sont rétribuées. Les magistratures sont conférées aussi diversement, suivant l’esprit qui anime la démocratie. Pour la plupart, sinon pour toutes, c’est le sort qui décide dans les républiques radicales, afin que tout le monde ait chance d’y parvenir[12]. Quelques États cependant, comme Héræa au rapport d’Aristote[13], ont adopté la voie du sort, pour en écarter les brigues. Cette précaution a pu même être prise par des populations chez lesquelles la démocratie absolue n’était ni établie ni menaçante. Dioclès par exemple, le législateur de Syracuse, qui était loin d’être un démagogue, avait remis au sort la nomination des magistrats[14]. Il n’y avait pas, il est vrai, beaucoup de danger, lorsque tous les concurrents devaient être pris dans certaines catégories, et que, après le tirage, ceux que la chance avait favorisés subissaient des épreuves destinées à éliminer les indignes et les incapables. Ces épreuves étaient certainement aussi à l’usage des démocraties absolues, mais il est probable qu’on n’y regardait pas de bien près. Le peu de durée des fonctions, réduites à moins d’une année d’exercice, est encore, bien que les oligarchies en fournissent des exemples, un des signes auxquels on peut reconnaître les démocraties à outrance, jalouses de faciliter à tout le monde l’accès des magistratures et d’empêcher que le pouvoir réside longtemps dans les mêmes mains. Pour des motifs analogues, des affaires de même nature ressortissaient à des collèges différents. Partout la sphère d’action des magistrats était réglée par la loi, mais en dehors de leurs attributions régulières, les gouvernements tempérés leur laissaient une certaine latitude que le peuple, là où il était seul maître, restreignait le plus possible en s’immisçant aux détails de l’administration et en se réservant de parer aux cas urgents, sans souci de la légalité. Les magistrats sont responsables, au même titre que les membres du Conseil, et comme eux ne sont guère rétribués que dans les démocraties absolues. — Quel que soit l’esprit des démocraties, la puissance judiciaire est déléguée à un grand nombre de jurés pris dans la masse de la bourgeoisie. Ces fonctions ne sont subordonnées à aucun cens, du moins rien ne l’indique. On ne demandait qu’une bonne renommée et l’âge qui suppose l’expérience, trente ans par exemple, à en juger d’après les Athéniens. Nous ne pouvons dire sûrement si en certain pays les nominations se faisaient au choix, ou si le sort en décidait partout ; maison sait que les gouvernements sages prirent des précautions pour éviter que la puissance judiciaire tombât aux mains de la multitude. Ainsi les jurés n’étaient pas payés, ce qui était déjà un moyen d’écarter la classe pauvre. De plus, pour les tribunaux comme pour les assemblées du peuple, des registres étaient ouverts, sur lesquels pouvaient se faire inscrire tous les citoyens réalisant les conditions voulues ; mais une fois inscrits, ils devaient se rendre à toutes les convocations. Aussi les pauvres reculaient-ils devant cet office désintéressé, et ne se pressaient-ils pas de donner leurs noms[15]. D’après Aristote, Charondas punissait sévèrement les citoyens riches qui se dérobaient aux fonctions judiciaires et n’infligeait aux pauvres que des peines peu sensibles ; ailleurs les pauvres étaient laissés complètement libres. On ne sait si à côté de ces dispositions légales subsistait l’usage des inscriptions. C’était un principe général que les jurys fussent placés sous la direction de magistrats qui ne prenaient part d’ailleurs qu’à l’instruction et à la procédure, les jurés restant chargés de prononcer le Jugement et d’appliquer la loi. Ce n’est du moins que dans les démocraties tempérées que les magistrats pouvaient, en certains cas, trancher les différends entre plaideurs ou infliger des châtiments ; encore avait-on la ressource d’appeler de leurs décisions devant les jurés. La compétence des tribunaux ne se bornait pas aux affaires civiles et aux crimes de droit commun ; elle s’étendait à la gestion des fonctionnaires, dont ils recevaient les comptes. Enfin nous verrons plus loin que chez les Athéniens, et il en était sans doute de même chez d’autres peuples, les résolutions de l’Assemblée pouvaient être déférées au jury et annulées comme illégales. Au contraire, il arrivait souvent dans les démocraties pures que l’Assemblée du peuple enlevait aux tribunaux la connaissance des crimes. Toute démocratie tend à l’égalité, égalité absolue ou égalité relative. Il suit de ce principe qu’elle doit non seulement proscrire l’inégalité des droits, mais combattre aussi les différences de situation qui peuvent surexciter l’ambition et donner les moyens de la satisfaire. Aussi les démocraties même modérées cherchent-elles à prévenir le développement excessif des fortunes, ce qui n’était possible toutefois que pour les biens au soleil (φανερά ούσία)[16]. Certains législateurs fixèrent une mesure superficielle au delà de laquelle nul ne pouvait posséder de biens fonds ; c’était, d’après Aristote[17], une des dispositions de Solon. Aristote nous apprend aussi que l’inobservance d’une loi pareille ayant amené à Thurii un soulèvement du peuple, les riches qui avait accaparé les terres furent dépouillés de ce qu’ils possédaient au delà de la limite légale[18]. En sens contraire, les démocraties ne connaissent pas lés précautions que les oligarchies ont coutume de prendre pour empêcher la trop grande division des terres. Tout obstacle à la libre disposition des propriétés eut semblé sans doute une atteinte contre les droits des citoyens : mais nous voyons que dans les distributions censitaires des différentes classes il était tenu compte des propriétés foncières plus que dés autres éléments de la richesse, d’où cette conséquence que l’on se dépouillait plus difficilement des biens auxquels était attachée une partie des droits civiques[19]. On sait déjà que les théoriciens politiques de l’antiquité considéraient les cultivateurs comme la meilleure partie de la population, et la propriété du sol comme la base la plus sure d’une forte bourgeoisie. Aussi la faveur dont jouissait la propriété territoriale était-elle tout à fait dans les principes de la démocratie tempérée ; mais partout où la démocratie absolue eut la haute main, elle ne se fit pas scrupule de confisquer les biens, de partager les terres et de libérer les débiteurs, à ce point que des créanciers furent forcés de rendre, à Mégare, des arrérages déjà perçus[20]. Il y avait des moyens moins violents d’arrêter le progrès des fortunes ; il suffisait de mettre à la charge des riches, non seulement les dépenses publiques qui devaient parer aux besoins réels de l’État, mais aussi celles dont le seul objet était d’entretenir et de divertir le peuple, tandis que les pauvres absorbaient sous divers prétextes une partie des recettes de l’État[21]. Doivent être considérées aussi comme des conséquences du système égalitaire les mesures par lesquelles tout citoyen qui ; s’élevant au-dessus des autres et devenant un danger pour l’égalité et la liberté, pouvait être tenu éloigné, le temps de calmer les inquiétudes de ses concitoyens[22]. Des mesures de ce genre existaient à Argos, à Mégare, à Syracuse, à Milet, à Éphèse ; mais on connaît surtout l’ostracisme d’Athènes, sur lequel nous reviendrons plus tard. Contentons-nous de remarquer que non seulement sous la démocratie, mais sous toutes les formes de gouvernement il existe des moyens de mettre dans l’impossibilité de nuire les citoyens dont la prépondérance est une menace pour l’ordre établi. Le tyran fait disparaître ceux qui lui portent ombrage ; les États oligarchiques usent des mêmes moyens contré ceux qui tentent de renverser la Constitution établie[23] ; la démocratie se distingue des autres gouvernements en ce que les mesures sont appliquées par le peuple agissant dans sa souveraineté, que tout se passe au grand jour, que l’arrêt ne peut être prononcé qu’à la majorité des voix, et qu’enfin, ce qui est bien à considérer, le coup est moins rude. Sous la tyrannie en effet ou sous l’oligarchie on supprime violemment l’obstacle, la démocratie se contente de l’éloigner pour un temps. Les législateurs avaient reconnu sans doute que dans les États libres qui ne subsistent que par l’obéissance aux lois, les hommes qui ont pris trop d’empire sur leurs concitoyens peuvent aussi s’élever au-dessus des lois. Pour éviter ce danger et échapper aux luttes des factions, ils avaient pensé que le meilleur parti était d’éloigner les ambitieux, tandis que cela était possible encore. Que telle ait été à l’origine la pensée qui présida à l’établissement de l’ostracisme, cela est certain, comme il est certain aussi que cette disposition une fois introduite dans là législation, ne fut pas toujours appliquée suivant la pensée qui l’avait conçue, et devint souvent un moyen de tracasserie, surtout dans les démocraties absolues[24]. L’exemple de l’Athénien Hyperbolos prouve, il est vrai, qu’il était facile d’éluder la loi ; aussi tomba-t-elle en désuétude. On n’était pas d’ailleurs à court d’expédients pour prévenir le danger d’une situation trop prépondérante. Le peuple, grâce au rôle de justicier que lui assurait la Constitution, pouvait en observant certaines formes, traîner les suspects devant les tribunaux et les réduire à l’impuissance par l’amende, la confiscation, l’exil et même la mort. Il ne manquait pas d’instruments zélés, pour mettre ces moyens en pratique. On trouvait plus de gens qu’on n’en voulait, disposés, sous prétexte de veiller à la sûreté de l’État, à se faire honneur d’être les chiens du peuple[25]. Ces défenseurs se recrutaient parmi les hommes qui se sentaient portés en avant par le mouvement populaire et jouissaient d’un crédit qui leur aurait été refusé en d’autres circonstances. La considération et l’influence ne sont en effet la récompense du mérite que sous les gouvernements empreints d’un caractère aristocratique. Ce caractère peut être celui de la démocratie, tant qu’une bourgeoisie intelligente et morale sait faire un bon usage de la liberté, mais tout autre est la démocratie absolue qui théoriquement n’existe que dans les États où la population urbaine l’emporte en nombre, c’est-à-dire, suivant Aristote, où dominent les artisans et les matelots. C’est par exception que dans ces États le vrai mérite est en honneur ; on y apprécie surtout les qualités et les talents qui flattent les passions et obscurcissent le jugement. Les artifices de l’éloquence populaire, réduits en formules, à partir du Ve siècle, devinrent un besoin si impérieux que les meilleures raisons ne pouvaient avoir accès auprès des auditeurs sans le secours des sophistes, et que souvent ils firent triompher l’injustice et la mauvaise foi. Outre les assemblées générales, dans lesquelles des démagogues diserts s’emparaient aisément de la multitude, les tribunaux fournissaient à l’art de la parole un champ d’influence presque sans limites. C’est là que grandit la race des sycophantes, de ces chiens du peuple dont nous parlions tout à l’heure, qui avaient pour profession d’aboyer après les citoyens que leur fortune ou leur situation désignaient aux soupçons de la multitude. Les juges, appartenant à la classe du peuple, n’étaient que trop disposés à écouter favorablement les dénonciateurs et à prononcer des amendes qui remplissaient les caisses vides[26]. A un citoyen riche qui ne demandait qu’à vivre tranquille, en dehors des affaires publiques et ne pouvait néanmoins échapper au chantage des sycophantes, Socrate conseillait sérieusement de s’attacher un homme habile à manier la parole, qui prît de son côté les dénonciateurs corps à corps, et, en dévoilant leurs intrigues, les forçât de lâcher leur proie[27]. |
[1] Aristote, Polit., V, 7, § 7.
[2] Aristote, Polit., III, 10, § 5, et II, 9, § 4.
[3] όμολογουμένη άνοια (Thucydide, VI, 89).
[4] Aristote, Polit., VI, 5, § 10.
[5] D’après Niebuhr (Vortr., II, p. 333), le peuple votait à Athènes φυλαδόν, comme à Rome tributim. A notre connaissance, il n’en était ainsi que pour les condamnations par l’ostracisme.
[6] Oratio pro Flacco, 7.
[7] Aristote, Polit., IV, 11, § 14.
[8] Aristote, Polit., IV, 12, § 9 et VI, 1, § 9.
[9] Aristote, Polit., IV, 5, § 5.
[10] Aristote, Polit., IV, 10, § 7 et S. Platon établit une disposition semblable dans sa Cité modèle (de Legib., VI, p. 764). Naturellement il n’est pas question de payer aux citoyens leur assistance à l’assemblée du peuple. C’était là la glu de la démocratie, suivant l’expression que Démade appliquait au θεορικόν ; voy. Plutarque, Quæst. Platon., X, 4.
[11] Corpus Inscr. gr., I, p. 337.
[12] Platon, la Républ., p. 557 A. Aristote, Polit., V, I, 5 8. On a déjà vu, p. 175, que l’on procédait ainsi, même dans des États oligarchiques.
[13] Aristote, Polit., V, 2, § 9.
[14] Diodore, XIII, 45.
[15] Aristote, Polit., IV, 10, § 6 et 7.
[16] C’est là du moins le sens habituel de ces expressions ; mais quelquefois aussi elles désignent d’une manière plus générale les biens de toute nature, que l’on ne cherche pas à cacher ; voy. Isocrate, Trapeziticus, 7.
[17] Aristote, Polit., II, 4, § 4, et VI, 2, § 5.
[18] Aristote, Polit., V, 6, § 6.
[19] Aristote, Polit., V, 2, § 5 et 6.
[20] Plutarque, Quæst. gr., 18 ; cf. Isocrate, Panathen., § 259 ; Platon, les Lois, III, p. 684.
[21] Voy. le traité attribué à Xénophon, de Athen. Civitate, c. 1, § 13.
[22] Aristote, Polit., V, 2, § 4.
[23] Aristote, Polit., III, 8, § 2-4.
[24] Voyez ce que dit Diodore (XI, 87) du Pétalisme, qui ne fut en usage que peu de temps à Syracuse.
[25] Démosthène, adv. Aristogit., 1, § 40 ; Théophraste, Charact., 31, 3. Cicéron compare aussi les accusateurs à des chiens (Pro S. Roscio, § 56.)
[26] Lysias, adv. Nicomachum, § 22 ; adv. Epicrat., § 1.
[27] Xénophon, Memorab., II, 9.